Article body

Vingt ans se sont écoulés depuis la diffusion du concept de « travail émotionnel » en français et quarante ans depuis la parution de l’ouvrage initial de la sociologue américaine A.R. Hochschild « The Managed Heart. Commercialization of Human Feeling » (1983)[2]. Dans sa troisième édition en 2012, l’autrice partage sa surprise devant le succès de la notion qui n’a fait que se renforcer. Suivant le tournant affectif (Clough, Halley, 2007; Lordon, 2013) opéré par les sciences sociales depuis la fin du XXe siècle, qui a vu les émotions s’imposer comme objet de recherche, le concept de « travail émotionnel » apparait comme un outil d’analyse relativement heuristique pour mieux comprendre les relations de service et l’activité de travail en général (Soares, 2003; Bercot et coll., 2022). Largement repris dans les recherches sur le plan international et au-delà de la seule discipline sociologique, son succès appelle néanmoins le débat sur ses portées et ses limites.

C’est dans ce contexte qu’a été organisé en 2022 un colloque international intitulé « Risques et ressources du travail émotionnel »[3] où les communications ont discuté le concept de travail émotionnel dans son actualité et ses enjeux pour la prévention en santé au travail. Ce dossier spécial pour PISTES, développé en deux numéros, reprend et complète le fruit de ces réflexions. Son objectif est de clarifier l’usage du concept de travail émotionnel pour instruire les problématiques du travail et de la santé au travail. Le premier numéro vise ainsi à mieux définir le travail émotionnel dans ses perspectives théoriques pour comprendre ses contenus et ses vertus pour l’analyse du travail et la prévention des risques professionnels. Ouvert aux enjeux de santé au travail, le second numéro présente, lui, une série de considérations méthodologiques qui ressortent de l’utilisation pluridisciplinaire du travail émotionnel comme catégorie d’analyse liée à différentes postures d’enquête.

Pour cette réflexion inscrite dans l’héritage d’Hochschild sur le travail émotionnel, nous proposons en introduction de poser les principaux éléments de compréhension et de discussion du concept. Pour ce faire, nous nous appuierons sur une lecture critique des travaux fondateurs, complétée par une veille bibliographique permettant d’apprécier l’engouement international et interdisciplinaire autour du concept mais aussi son ambivalence. Avant de faire le point sur les questions qui structurent les articles du volume, revenons brièvement sur le concept.

Le concept de « travail émotionnel » chez Hochschild

Le travail émotionnel tel que défini initialement dans The Managed Heart en 1983 correspond au travail que réalisent les travailleurs sur leurs « émotions » et celles des autres, pour les rendre conformes à de multiples injonctions exprimées sous forme de « règles de sentiments » (feeling rules). Dans le monde du travail, ces dernières émanent notamment de la hiérarchie, des destinataires de l’activité de travail ou encore des collectifs de travail. Plus largement, les règles de sentiments sont des conventions et normes sociales ou culturelles de la vie quotidienne. Hochschild scinde à ce titre le travail émotionnel en deux types selon qu’il se manifeste dans la sphère privée ou professionnelle. D’une part, ce qu’elle désigne comme « emotion work » renvoie à un travail d’ajustement ordinaire, habituel, réalisé par tout un chacun dans toutes les sphères sociales dès la socialisation primaire. D’autre part, par « emotional labor », elle décrit un travail produit spécifiquement dans le cadre d’un emploi rémunéré, particulièrement dans « un métier en contact avec un public, contraint à produire un état émotionnel chez un tiers [et où] l’employeur à travers la formation et la supervision exerce un certain contrôle sur les activités émotionnelles de l’employé » (Hochschild, 2017, p. 167). Ce dernier, étudié par les sciences du travail, désigne donc avant tout l’effort pour réprimer et plus largement façonner l’expression des sentiments en réponse aux exigences émotionnelles de la tâche au travail, supposant a priori la manifestation d’émotions données (emotional displays). Il est particulièrement requis dans les métiers de service, à l’instar des hôtesses de l’air et des agents de recouvrement initialement étudiés par l’autrice.

Ce travail, dans tous les cas, appelle soit pour le travailleur une « gestion » directe et visible des émotions exprimées (surface acting), soit une « gestion » interne et profonde des sentiments (deep acting) pour s’aligner sur la demande. Associées à la possibilité d’une réévaluation cognitive de la situation (cognitive reappraisal), ces techniques de « gestion » des émotions reposent ainsi sur des stratégies de régulation tant mentales que corporelles (Hochschild, 2003).

Les faux-semblants du travail émotionnel

À la frontière entre sociologie et psychologie, en convoquant notamment Goffman et Freud, le mérite d’Hochschild est de forger un concept utile pour la compréhension de l’activité humaine dans la société (middle range theorize). Toutefois, si elle a précisé certains des contours du travail émotionnel, son niveau d’abstraction peut sembler parfois élevé et des flous persistent sur des éléments de son appareil conceptuel. L’absence de distinction entre « sentiments » et « émotions » par exemple - souvent encore entretenue dans les disciplines hors psychologie comme la sociologie ou les sciences de gestion - est néanmoins assumée par l’autrice (2017, p. 37). Cela n’est pas sans conséquences, notamment dans un usage pluridisciplinaire du concept de travail émotionnel ne s’appuyant pas sur des définitions analogues des états affectifs (voir entre autres Paperman, Ogien, 1995). Pour éviter un tel écueil, nous proposons de mobiliser dans notre texte la notion plus générale « d’état affectif ».

Ce que recouvre concrètement le « travail émotionnel » mérite des précisions. Nous y reviendrons par la suite, mais il n’est pas toujours déterminé si par « travail émotionnel » on entend le travail réalisé dans le strict respect d’une prescription ou bien le travail de renormalisation opéré par le travailleur (Schwartz, 2007). À ce titre, il apparait utile de distinguer la demande émotionnelle de sa régulation, conformément à la distinction entre tâche et activité issue de l’ergonomie francophone (Daniellou et coll., 1983; Leplat, 1997). Plus encore, pensé en langue française, le concept de « travail émotionnel » porte avec lui toute la polysémie de la notion de « travail », en tant que statut, rapport social ou encore mobilisation subjective (Vatin, 2008; Bevort et coll., 2012; Dujarier, 2021). Face à cette difficulté, il importe de faire reconnaitre le caractère plurivoque du travail émotionnel. En tant que travail, il apparait dans la littérature pour appréhender - souvent indistinctement - à la fois l’activité réelle, le produit ou résultat mais encore l’emploi ou le métier concerné par la mobilisation des émotions. Il s’avère donc nécessaire de s’interroger systématiquement sur la façon dont le concept de « travail émotionnel » prend en compte tout le travail factuel mais aussi sous-jacent, individuel ou collectif, de régulation de ses conséquences.

Certaines imprécisions ont ainsi suscité une série de compléments théoriques et terminologiques, surtout en langue anglaise. C’est le cas par exemple, de Wharton et Erickson (1993) qui proposent de comprendre le travail émotionnel à travers des registres variés selon ce que nécessite la situation de production. Le travail émotionnel peut ainsi être « intégrateur » en affichant son amabilité, « dissimulateur » pour exprimer une neutralité affective ou « différentiateur » pour indiquer au contraire son désaccord. Bolton (2005) distingue, elle, les exigences « pécuniaire », « prescriptive », « philanthropique » et « d’apparence » pour rendre compte à la fois des contextes et des effets différenciés du travail émotionnel. A. Grandey (2000) propose à travers l’étude du travail émotionnel de porter l’accent surtout sur le processus de régulation des émotions à travers une modélisation et l’analyse des variables de modulation (Grandey et Melloy, 2017).

Si les apports conceptuels autour du travail émotionnel peuvent contribuer sans doute à sa robustesse théorique, tous ne sont pas toujours connus et ils ne suffisent toutefois pas à former un cadre de pensée parfaitement consensuel. Certains auteurs suggèrent d’ailleurs de s’affranchir du concept et de ses limites. Dans la sphère anglophone, la notion d’interactive work (Leidner, 1993; 1999; Dunkel, Weihrich, 2013) par exemple, est présentée comme une alternative au travail émotionnel (emotional labor). Se réclamant d’un héritage commun, cette notion de travail interactif est considérée par ses promoteurs comme plus extensive que le travail émotionnel. Elle défend l’idée d’un travail émotionnel distancié des seules exigences des scripts organisationnels et davantage susceptible de rendre compte de l’autonomie du salarié et de la complexité du jeu individuel et collectif lié à l’interaction.

Néanmoins, comme le montre une veille bibliographique présentée ci-après, la prolifération tous azimuts des études analysant le travail émotionnel suggère une forme d’enchantement du concept. Cela conduit à s’interroger sur la façon dont cette recrudescence des publications relatives au travail émotionnel peut paradoxalement participer à brouiller son approche avec une multiplication de perspectives parfois contradictoires.

Un enchantement du concept de travail émotionnel?

Le terme de travail émotionnel semble de plus en plus s’imposer comme un outil incontournable pour qui veut travailler sur les émotions au travail. La fortune du concept pose toutefois question avec des conséquences épistémologiques. Les contributions s’inscrivant désormais dans des traditions disciplinaires diverses (au-delà du seul cadre de la sociologie du travail) usent-elles du même champ conceptuel ou mâtinent-elles le concept? Et l’usage massif de la notion de travail émotionnel participe-t-il au développement d’une réflexion critique ou au contraire à une forme de dilution?

Au moyen d’une recherche bibliographique, conduite en français et en anglais, à partir d’une requête par mots clés[4] incluant « travail émotionnel », « emotional work » et « emotional labo(u)r », dans le titre ou dans le résumé, sur la période 2010-2023, nous avons exploité un corpus de six cent une références en les classant par thèmes (suivant une analyse thématique de contenus) et par années pour faire émerger des tendances dans le traitement du sujet.

L’analyse montre l’utilisation croissante du concept de travail émotionnel au fil du temps à l’échelle internationale, avec une accélération ces dernières années. Les résultats de la recherche par mot clé « travail émotionnel » (en anglais emotional labour ou labor) dans la base Web of Science illustre le propos : alors que les publications étaient marginales avant 2005 (moins de 5 par an), elles se sont multipliées par dix les dix années suivantes. En 2018, elles dépassent la centaine et s’établissent désormais à plus de 200 par an depuis 2021. Les secteurs sanitaires et sociaux sont les plus représentés dans les travaux. Ils sont toutefois suivis de près par l’enseignement et le tourisme (hôtellerie et restauration) qui sont particulièrement sujets à une analyse appréhendée en matière de travail émotionnel. S’observe ainsi une recrudescence des groupes professionnels et métiers étudiés au prisme du travail émotionnel qui concerne, entre autres, les notaires, les vétérinaires, les pompiers, ou encore les chanteurs d’opéra. Toutes les formes d’organisations (entreprises, ONG, administrations publiques) et tous les statuts possibles (temporaires ou statutaires, jeunes/anciens par exemple) sont étudiés. Le développement de l’étude du travail émotionnel quels que soient les secteurs, les statuts, les formes d’emploi est observé à l’échelle de tous les continents.

Dans ces publications, un nombre important de travaux utilise le concept de travail émotionnel pour décrire l’emploi ou les tâches associées à des prescriptions émotionnelles et non l’activité réelle. En outre, le concept de travail émotionnel est d’abord utilisé pour rendre compte de ses conséquences négatives ou des difficultés associées aux métiers, comme le stress ou l’épuisement par exemple. L’essentiel des travaux qui paraissent chaque année (au moins un tiers) sont consacrés exclusivement à la thématique des effets délétères du travail émotionnel sur la santé des travailleurs. Dans une moindre mesure sont abordés, à l’inverse, les effets positifs d’un travail sur les émotions : satisfaction, bien-être, résilience. Signalons à ce propos le développement des publications associant travail émotionnel et performance (individuelle et organisationnelle). Nous notons en particulier un accroissement notable des travaux traitant des stratégies de protection, de soutien, de régulation des émotions où le travail émotionnel est traité comme sujet de comportement organisationnel et moyen de gestion des émotions (quitte à le réduire à cela).

Nous observons ainsi que le travail émotionnel est devenu un objet central en gestion des ressources humaines, non seulement pour les chercheurs eux-mêmes mais aussi pour les managers et les dirigeants qu’ils accompagnent. Si son usage s’est imposé avec le développement d’une économie des services et l’essor d’une marchandisation des émotions (Illouz, 2019), le contrôle des émotions au sein des organisations n’est pourtant pas nouveau. Il est exercé de longue date dans les organisations - et pas seulement dans le domaine de la santé ou du care, au motif de logique productive ou d’efficacité (Rothlisberger et Dickson, 1964)[5]. Mais en appelant à la mobilisation de la subjectivité - à travers le travail émotionnel - le management des ressources humaines renforce la tendance au contrôle des états affectifs dans l’organisation et favorise la psychologisation des conséquences du travail émotionnel (Aubert, Gaulejac, 2007).

En somme, l’usage massif du travail émotionnel semble produire une évolution de sa définition ou de son acception. Outre une différence de sens, il s’accompagne d’une différence de statut entre notion (représentation approximative), concept (ensemble de signifiants) et catégorie d’analyse (moyen de mise en relation d’éléments empiriques). Nous ne préjugeons pas ici d’une posture normative à adopter, mais des effets que cela peut avoir pour interroger les liens entre travail, santé et émotions. En sus des questionnements épistémologiques, de nombreuses questions demeurent, notamment quant à son champ d’application. Comment saisir les diverses formes d’engagement de la part des travailleurs à travers l’articulation entre sphère professionnelle (labor) et privée (work)? Comment l’instrumentalisation des états affectifs au travail s’opère-t-elle et quelle évolution peut-on observer au sein des organisations? Comment saisir les conséquences de ce travail émotionnel ou ses effets sur la santé des travailleurs? Comment le concept de travail émotionnel permet-il d’examiner les risques professionnels et mettre en lumière les ressources pour les prévenir? Autant de questions auxquelles les articles du dossier spécial cherchent à répondre.

Des points aveugles dans l’appareil conceptuel d’Hochschild éclairés par les articles du dossier thématique

Comme indiqué plus haut, l’appareil conceptuel proposé par Hochschild laisse des points en discussion et cela semble d’autant plus important à clarifier compte tenu de la diffusion du concept.

Considérons d’abord la notion associée de règles de sentiments qui reste ambigüe. Ces règles peuvent être tout à fait explicites, comme le souligne Hochschild au sujet du travail des hôtesses de l’air à qui l’on assène dès leur formation que leur sourire et leur bonne humeur font partie du métier. Mais ces règles de sentiments peuvent être aussi beaucoup plus obscures, telles des messages énigmatiques à décoder (Dejours, 2022). A. Jeantet dans ce dossier montre ainsi que les normes sociales n’ont rien d’automatique et que les règles de sentiments sont loin d’être univoques. D’abord, tous les métiers impliquant un travail émotionnel ne renseignent pas de façon simple, transparente et codifiée, le « work mask »[6] à porter ou les scripts à interpréter selon le rôle endossé. Et par ailleurs Hochschild décrit peu à quel point les règles de sentiments sont interprétées, négociées et mobilisées selon l’hétérogénéité des travailleuses. Elle évoque surtout le conflit que peut vivre l’individu puisque c’est la dissonance émotionnelle (c’est-à-dire le décalage (2017, p. 77) « entre ce que « je ressens effectivement » et « ce que je devrais ressentir » ») qui l’informe du bon respect de la règle de sentiments. Les travailleurs peuvent avoir un rapport à l’activité et aux relations avec la clientèle très différent, comme le montre C. Avril (2014), par exemple, dans l’aide à domicile où le travail émotionnel est plus ou moins réalisé et valorisé selon les identités professionnelles. Pour les « déclassées autochtones », l’aspect relationnel de l’aide à domicile et donc le travail émotionnel à fournir relève du sale boulot (Hughes, 1996) dès lors qu’il parait prescrit. À l’inverse, les « promues » investissent dans la dimension émotionnelle et relationnelle de l’activité. Elles revendiquent cette licence comme gage de professionnalisation du métier.

Aussi comment appréhender la notion de règle de sentiments dans un monde social segmenté où se confrontent normes gestionnaires et normes individuelles et des collectifs de travail (Bucher, Strauss, 1961)? En effet, lorsque Hochschild pose explicitement la question du « travail émotionnel collectif » à travers une sous-section éponyme de l’ouvrage (2017, p. 134-136), elle indique qu’il s’agit notamment de soutenir sa collègue pour produire un travail émotionnel conforme aux scripts organisationnels. Ailleurs Hochschild traite néanmoins d’un réel travail autonome à travers l’épisode intitulé la « guerre du sourire[7] » qui apparait, cette fois, comme une forme de résistance au travail prescrit; comme cela a pu être observé pour les pratiques de freinage dans l’industrie (Roy, 2000) ou des stratégies d’évitement dans la vente (Barbier, 2012). Toutefois on ignore souvent tout de l’élaboration collective de ce travail émotionnel subversif. Un nombre important de travaux montre bien l’importance de comprendre le poids des collectifs de travail dans la régulation du travail émotionnel (Caroly, Clot, 2004; Bernard, 2009; Ribert-Van de Weerdt, 2011; Bonnet, 2020). Les articles de M. Loriol et C. Bodelet dans ce numéro précisent ainsi les principes de cette régulation à l’échelle de l’organisation. Car, en somme, les règles de sentiments se conjuguent au pluriel peut-être moins pour montrer la multiplicité des prescriptions que leur complexité et la diversité des prescripteurs.

La question de la valeur du travail émotionnel est un autre élément de discussion, abordé également par ce dossier. Pour apprécier le prix[8] du travail émotionnel, Hochschild débute sa démonstration dans la lignée de K. Marx en reprenant notamment l’idée que le travail émotionnel public (labor) a une valeur d’échange puisqu’il est payé, alors que le travail émotionnel privé (work) n’a qu’une valeur d’usage. Or, et alors même que l’autrice s’interroge sur les débordements du travail émotionnel monnayé dans la sphère intime, elle ne pose pas explicitement la question du surtravail, ce travail associé à la tâche mais non rémunéré[9]. Si dans le monde des services, le travail émotionnel produit par les individus ne semble jamais totalement gratuit, l’écart entre sa valeur d’échange (combien il est rémunéré) et sa valeur d’usage (combien il est réclamé) reste toutefois patent. F. Darbus et E. Legrand, dans leur article, proposent dans cette perspective la notion de « surtravail émotionnel ». Dans les métiers du care faiblement qualifiés, féminins et populaires, où les formes de domination intersectionnelle sont prégnantes (voir par exemple Travail, Genre et sociétés, 2020), la différence entre la valeur d’usage du travail émotionnel, sa rémunération et ce qu’il rapporte à l’organisation est manifeste (Cresson, 2011; Molinier, 2011; Devetter et coll., 2021; Hirata, 2021). La recherche de M. Delaunay et B. Jacques illustre cette question à partir de l’observation du processus de professionnalisation de certaines patientes-experts faisant valoir leur expérience de la maladie. Dans the Managed heart, Hochschild mesurait peu cela. L’une des raisons tient probablement au fait que les hôtesses de l’air étudiées font partie de la middle-class américaine des années 1980. Ses ouvrages suivants, en revanche, mettent mieux en lumière le cas du précariat contemporain, comme l’atteste le cas des « nounous » philippines venant travailler aux États-Unis (Hochschild, 2003)[10]. Cependant, la question du surtravail qu’implique le travail émotionnel dépasse la question de compétences invisibilisées parce que naturalisées et qui font peu l’objet de négociations quant au prix du travail émotionnel. Appréhender le travail sous le prisme du travail émotionnel invite à se demander à quel point l’organisation capitaliste soutire-t-elle (ou extorque-t-elle?) de la valeur (de la plus-value chez Marx (1971)) du travail émotionnel qu’elle commande, qui plus est dans des rapports sociaux multiples et complexes?

La thématique du surtravail permet également d’interroger le temps de travail consacré par les travailleurs au travail émotionnel en tant qu’activité productive mais aussi de gestion émotionnelle en amont et en aval de l’activité; ce que Marx nommait aussi le temps extra. Tous les articles du corpus montrent que les temps de régulation des états affectifs qu’ils soient individuels ou collectifs ou encore les activités de coordination et d’harmonisation sinon de différenciation des règles de sentiments semblent souvent relever d’un travail informel, officieux, laissé à la charge du salarié et donc non rémunéré. Certains articles attestent particulièrement de l’importance que les collectifs de travail (M. Loriol, C. Bodelet, D. Lhuilier, F. Darbus et E. Legrand) jouent dans ce processus mais aussi les difficultés inhérentes pour l’individu en l’absence de ce collectif, comme dans les articles d’A. Jeantet et de B. Jacques et M. Delaunay. Dans tous les cas, ces temps ne devraient-ils pas être reconnus comme du temps de travail ? De surcroit, car ils peuvent être couteux pour l’individu. Et d’autant plus si la charge du travail émotionnel déborde ce que l’individu est en capacité d’en « gérer ». Hochschild invite en conclusion de son ouvrage à se pencher sur les coûts humains du travail émotionnel (p. 207). Pour elle, il y a un risque psychique, à se couper de son ressenti (le « véritable moi », écrit-elle) ou au contraire à trop intégrer les règles de sentiments de l’entreprise. Si l’on peut souscrire à l’intérêt de prendre en compte les effets délétères du travail émotionnel, il nous semble indispensable de poursuivre l’exploration de ces coûts par une fine compréhension de ce que le travailleur doit réaliser comme étapes excédentaires, c’est-à-dire la charge de travail supplémentaire induite par le process du travail émotionnel dont les couts (coups) sont à supporter.

Dans cette perspective d’analyse du travail et de la prévention des risques professionnels, à l’intersection des rapports sociaux (de classe, de genre, de génération, d’origine géographique, d’orientations sexuelles, politiques, religieuses, entre autres), la centralité du travail émotionnel s’impose ainsi pour appréhender la mobilisation de la subjectivité au travail. En parlant de « gestion » des émotions, Hochschild ne se limite pas à une réflexion sur un seul travail relationnel et de communication des émotions. C’est bien en tant qu’activité de travail, mais aussi de santé que son concept de travail émotionnel semble heuristique, comme le montre D. Lhuilier dans ce numéro. Perçu de façon dynamique, comme un processus d’appropriation réflexif de la tâche, le travail émotionnel témoigne de l’activité déployée par le sujet pour mettre en débat les normes et la normativité. Le travail réel opéré pour articuler les différentes normes du milieu, ici typiquement les règles de sentiments, relève, par définition, largement d’un travail invisible et subjectif. C’est pourquoi nous ne pouvons donc pas nous contenter de certains usages restreints du concept de travail émotionnel comme tâche ou prescription, source d’exigences spécifiques liées à la production. Et nous ne pouvons pas non plus réduire le travail émotionnel à son acception managériale (en matière d’auto-management ou de management émotionnel). Développée dans tous les travaux destinés à former, coacher ou préparer les salariés à affronter des situations exigeantes de façon normalisée, cette approche gestionnaire renvoie à une rationalisation émotionnelle qui pousse à une intériorisation du contrôle mais aussi de la responsabilité (Cabanas, Illouz, 2018).

Utilisé en français, le concept de travail émotionnel mérite ainsi d’être précisé pour lever ses ambigüités liées à la notion de travail et en révéler toutes les vertus d’analyse. En définitive considérer le travail émotionnel suppose d’embrasser largement - mais aussi simultanément - la situation d’interaction entre l’organisation, le salarié et le(s) bénéficiaire(s) de l’activité[11]. C’est ce que proposent les articles de ce numéro et plus largement du dossier, qui, discutant le concept, en montrent son utilité comme ses limites.

Présentation des articles du numéro

En ouverture de ce numéro, l’intérêt de l’article de Marc Loriol est d’aborder de manière générale la construction collective et organisationnelle des normes émotionnelles selon les métiers. À partir de l’étude de milieux professionnels différents (en particulier policiers, ouvriers, diplomates), l’auteur montre avec la notion de « coloration émotionnelle », comment s’élaborent de façon contingente des scripts émotionnels variés, à l’origine d’un travail émotionnel typique. Ce travail de renormalisation apparait finalement comme une interprétation et une appropriation collective de situations qui pourraient s’avérer, sinon délétères, car insensées. Il montre également que la coloration affective offre un moyen de comprendre ce qui se joue dans le travail à l’occasion de mobilisations collectives, au-delà du travail émotionnel réalisé dans le seul face-à-face de l’interaction.

Le deuxième article du dossier qui développe cette construction collective analyse finement les conditions d’encadrement du travail émotionnel avec toutes ses parties prenantes. Mobilisant un suivi d’activité d’artistes clowns intervenants en services hospitaliers (notamment pédiatriques), Claire Bodelet donne à voir tout le travail de préparation et de réalisation du jeu opéré sur les états affectifs des comédiens qui, sous des allures d’improvisation, s’avère extrêmement réglé. La coopération à ce propos entre l’hôpital et l’association qui emploie les artistes se révèle continue et décisive non seulement pour structurer la justesse des scripts mais aussi pour favoriser un travail durable, recherchant une endurance émotionnelle.

Les deux textes qui suivent débordent la question de la formation et de la régulation des émotions, en approfondissant les conditions de valorisation du travail émotionnel et sa reconnaissance. Fondé sur le repérage et l’analyse de l’activité de « patientes partenaires », l’article proposé par Marine Delaunay et Béatrice Jacques s’intéresse d’abord au processus de professionnalisation de pairs aidants en structures de soin en oncologie. L’enquête qui détaille la formation puis la sélection de ces nouveaux acteurs de santé et enfin la redistribution des tâches émotionnelles et leur coordination avec les soignants montre comment le travail émotionnel initial lié à leur propre expérience du soin (work) peut être retravaillé institutionnellement (devenant « labor ») à l’origine d’une professionnalité émergente et de reconversions - plus ou moins encore instituées et rétribuées.

Dans l’article suivant, Fanny Darbus et Emilie Legrand proposent d’analyser l’activité d’un salon de coiffure sans rendez-vous qui accentue les exigences émotionnelles des salariés. En situation de sous-effectif, la gestion continue des arrivées mais aussi de l’attente des clientes, tend à intensifier le travail dans sa dimension technique mais aussi émotionnelle. Cela implique la démonstration d’une habileté relationnelle qui non seulement n’est pas sans coût psychique pour les professionnels mais encore n’est pas rémunéré. Gratuit et débordant largement le temps de travail de la tâche de coiffer, il relève alors d’un surtravail.

Au-delà du surtravail et de sa reconnaissance, les limites individuelles et collectives du travail émotionnel sont enfin interrogées. Dans son article, Aurélie Jeantet vient discuter à travers une recherche-action dans un département à l’université, ce qui se joue dans les régulations émotionnelles quand le déni de la souffrance devient la norme. Cela la conduit à questionner la clarté des règles de sentiments et l’aspect conscient du travail émotionnel opéré. Si comme Hochschild, l’autrice reconnait l’importance de saisir la réflexivité de l’acteur dans son rapport affectif au monde qui l’entoure et au travail émotionnel opéré, elle suggère d’approfondir l’approche psychanalytique, plus qu’Hochschild ne l’a fait. L’article soutient que le rapport entre le conscient et l’inconscient se constitue comme un moyen de saisir d’autres régulations émotionnelles que celles appréhendées par Hochschild.

Enfin, dans le dernier article du corpus, Dominique Lhuilier vient mettre en débat la fonction productive du travail émotionnel. Défendant l’idée que la gestion des subjectivités associée au travail émotionnel est davantage l’expression d’une normalisation que d’une véritable normativité (au sens de capacité normative), elle questionne la capacité du travail émotionnel à offrir un travail soutenable. Convoquant les résultats d’une recherche-intervention menée au sein d’une plateforme d’appels pour hébergement d’urgence, elle pointe les contraintes de la régulation émotionnelle et l’importance d’un travail plus large et autonome de santé qu’elle appelle de ses vœux.