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Conjugués à la mondialisation des économies, les développements dans l’univers des communications et des autres technologies ont entraîné des changements en matière de flexibilité et de modes de travail. Depuis les années 1990, notamment, les économies avancées ont vu les emplois précaires se multiplier (Kalleberg, 2011). Par précaire, on entend les contrats de travail à durée déterminée (Galarneau, 2010), dont les emplois temporaires offerts par les agences de placement (Bartkiw, 2018 ; Ducharme-Varin, Vergara et Raynault, 2016), le travail indépendant (Katherine Lippel et Laflamme, 2011) dont le travail flexible - c’est-à-dire « les petits boulots » - (Bartel et coll., 2019 ; De Stefano, 2016), le travail à temps partiel et le travail payé au salaire minimum. Dans le contexte d’économies commerciales incertaines et compétitives, ces emplois ont en commun d’offrir une certaine flexibilité aux employeurs, tout en faisant porter le fardeau du risque aux travailleurs, notamment du fait de l’absence d’une sécurité du revenu (Broughton et coll., 2016).

Pouvoir de négociation restreint des travailleurs, droits limités sur le lieu de travail, protection sociale réduite, tout cela accompagne les emplois précaires (Benach et coll., 2014). Bien qu’on ait souvent associé ces emplois à des salaires peu élevés (Benach et coll., 2014 ; Burleton, Gulati, McDonald et Scarfone, 2013), les résultats d’une étude récente menée en Ontario (Canada) indiquent que la précarité est répandue, y compris chez les travailleurs à revenus et niveau d’éducation élevés (Lewchuk etcoll., 2014). L’emploi précaire est associé à des problèmes de santé mentale (Han, Chang, Won, Lee et Ham, 2017 ; Ronnblad et coll., 2019), à une augmentation des risques courus par ces travailleurs comparativement à ceux qui occupent un emploi régulier et à une connaissance insuffisante des responsabilités réglementaires en matière de santé et de sécurité, tant chez les gestionnaires que chez les travailleurs (Howard, 2017 ; MacEachen et coll., 2018 ; Quinlan, 2004). La recherche portant sur les agences de placement temporaire a révélé que les risques liés à l’emploi et à la sécurité comprenaient une formation insuffisante, une méconnaissance du milieu de travail, une fracture dans les communications et le fait que les employeurs avaient financièrement avantage à maintenir des conditions de travail et des pratiques dangereuses (MacEachen et coll., 2012 ; Quinlan et coll., 2015 ; Underhill et Quinlan, 2011).

Bien que la généralisation de l’emploi précaire ait mené à une réflexion et à des recommandations concernant les impacts associés à l’insécurité du revenu, ces dernières ont surtout porté sur les régimes de sécurité sociale (Benach et coll., 2014) et les normes du travail (Weil, 2019). Cependant, cela a aussi eu pour effet de limiter l’accès des travailleurs aux régimes d’indemnisation des victimes de lésions professionnelles et autres programmes semblables, dans la mesure où les dispositions règlementaires ont été conçues à l’origine dans le but de protéger les travailleurs occupant un emploi régulier, à temps plein et d’une durée indéterminée. Au Canada, les programmes d’indemnisation pour les victimes d’accidents du travail ont été créés au début des années 1900 dans le but de fournir soutien salarial et soins de santé aux travailleurs qui se blessaient ou tombaient malades dans le cadre de leur travail. Ils sont apparus quand des jurés se sont mis à favoriser les travailleurs au détriment des employeurs, lesquels subissaient des pertes financières quand ils perdaient leur cause dans des procès de responsabilité civile régis par le droit commun. Ces programmes d’indemnisation sans égard à la faute, ou à la responsabilité, leur permettaient d’éviter les poursuites et, par conséquent, constituaient pour eux une sécurité financière, tandis qu’ils fournissaient aux travailleurs blessés ou malades de l’aide en matière de soins de santé et de revenu (Association des commissions des accidents du travail du Canada, 2013). À cette époque, les concepteurs de ces programmes ne prévoyaient pas que les relations de travail en viendraient à être précaires. Même aujourd’hui, la plupart des législateurs n’ont toujours pas adapté les lois sur les normes du travail, sur l’indemnisation des accidents du travail ainsi que sur la santé et la sécurité au travail aux besoins des diverses catégories de travailleurs précaires (Bartkiw, 2018 ; Ducharme-Varin et coll., 2016 ; Vosko et coll., 2018). Ainsi, en Ontario, les travailleurs indépendants ne sont pas tenus d’avoir une couverture d’assurance du WSIB (Workplace Safety and Insurance Board) sauf s’ils œuvrent dans le secteur de la construction. Ce qui laisse la plupart d’entre eux, y compris les travailleurs à petits boulots, sans sécurité du revenu quand ils tombent malades ou se blessent (E. MacEachen et coll., 2019). De même, les travailleurs qui pourraient occuper un emploi à temps plein sont souvent forcés d’en accepter un à temps partiel ou temporaire, compte tenu de l’absence d’offre à temps plein sur le marché du travail (Lewchuk et coll., 2008 ; Patterson, 2018). En cas de blessure, ils perdent les revenus provenant de l’emploi qu’ils occupaient, en plus d’être privés de la possibilité de recevoir une rémunération provenant d’un emploi à temps plein. Au Québec, la législation en matière d’indemnisation reconnait ce fait, dans la mesure où il est présumé que tous les travailleurs sont en mesure de gagner le salaire minimum à temps plein au moment où ils se blessent. Cependant, en Ontario, les travailleurs à temps partiel reçoivent des prestations pour incapacité temporaire dont le montant n’équivaut qu’à 85 % du salaire net qu’ils gagnaient au moment de se blesser, ce qui est généralement insuffisant pour vivre (Lippel, 2019). Chacune de ces situations montre qu’il y a inadéquation entre les politiques conçues pour les travailleurs engagés dans des relations d’emploi « standard » et celles qui concernent les emplois précaires.

Toutefois, nous en savons moins sur l’accès à ce genre d’aide chez les travailleurs précaires, dont certains sont éligibles aux indemnisations pour les lésions professionnelles, aux mesures d’accommodement et au soutien à la réintégration d’un emploi. Par conséquent, nous avons tenté, au cours de notre étude, de découvrir si les politiques d’indemnisation et de retour au travail en vigueur en Ontario (Canada) étaient en adéquation avec la situation et les besoins de ce groupe de travailleurs. Nous avons examiné le rôle que les employeurs jouaient dans le respect des droits de ces travailleurs à accéder aux ressources telles que l’indemnisation, et comment ces derniers vivaient le processus d’accès au droit au soutien au retour au travail en lien avec une lésion professionnelle.

1. Méthodologie

Cette étude permet de pousser plus loin la documentation portant sur l’emploi précaire et les blessures en milieu de travail, dans la mesure où on y a comparé les comptes rendus d’employeurs et de travailleurs concernant des accidents professionnels et le processus de demande d’indemnisation. C’est l’approche de l’analyse critique du discours qui a guidé cette étude qualitative car elle permet de recueillir les opinions et les propos des gens sur des situations données (Hodges et coll., 2008).

Elle a été menée en 2017 en Ontario, province canadienne où le WSIB fournit la protection d’une assurance accident de travail à environ 75 % des travailleurs employés (Association des commissions des accidents du travail du Canada, 2016). Le programme d’assurance du WSIB oblige les travailleurs de la construction à s’assurer, mais pas les autres travailleurs indépendants, qui peuvent toutefois le faire de leur propre chef (mais le font rarement). Les employeurs sont tenus de rapporter au WSIB tous les accidents de travail, à défaut de quoi, ils risquent une amende de 500 000 $ (Loi sur la sécurité professionnelle et l’assurance contre les accidents du travail, 1997 b). En cas de maladie ou de blessure professionnelle, les travailleurs couverts ont droit à des indemnités de remplacement du revenu, à des soins de santé et à des mesures d’accommodement sur leur lieu de travail lorsqu’ils réintègrent leur emploi. De leur côté, les employeurs sont tenus d’offrir des mesures d’adaptation aux travailleurs sauf en cas de contrainte excessive. (Loi sur la sécurité professionnelle et l’assurance contre les accidents du travail, 1997 a). Quand une mesure d’adaptation est requise pour un travailleur qui s’est blessé au travail et a fait une demande d’indemnisation auprès du WSIB, celui-ci doit s’assurer que l’employeur respecte la législation en la matière dans les plus brefs délais.

2. Échantillon et données

Notre échantillon a consisté en entrevues semi-structurées auprès de travailleurs précaires et d’employeurs qui embauchaient ce genre de personnel. Par travailleurs précaires, nous entendons ceux qui occupent un emploi temporaire ou à contrat déterminé, qui occupent un emploi à temps partiel, qui sont payés au salaire minimum ou qui sont indépendants. Selon notre méthode d’échantillonnage, tout travailleur répondant à ces critères, capable de communiquer en anglais et qui, au cours des dix années antérieures, avait souffert d’une blessure ou d’une maladie professionnelle le rendant éligible à des prestations du WSIB pour interruption de travail pouvait y participer. Il n’était pas obligatoire que les participants aient fait une demande de prestations auprès du WSIB.

Nous les avons recrutés dans les médias sociaux (par exemple Kijiji ou Craiglist), ou au moyen de prospectus affichés dans des endroits publics et de pistes fournies par les membres du comité consultatif de notre étude. Des honoraires de 50 $ leur étaient versés afin de couvrir les frais potentiels liés à leur participation. Quant à notre échantillon d’employeurs, il était constitué de personnes ayant embauché et dirigé des travailleurs précaires, et qui possédaient une certaine expérience en matière de lésions professionnelles auprès de ce groupe d’employés. Nous les avons recrutés en navigant sur divers sites Web et par des appels téléphoniques. Pour les fins de notre étude, le terme « employeur » désigne toute personne qui a dirigé ou supervisé des travailleurs précaires.

Notre échantillon final comprenait vingt participants, dont quinze travailleurs et cinq employeurs. Sept femmes et huit hommes composaient le groupe des travailleurs. Parmi eux, sept étaient embauchés par des agences de placement, quatre occupaient un emploi saisonnier ou à durée déterminée et les quatre derniers travaillaient au salaire minimum (dont deux à temps partiel). Il n’y avait parmi eux aucun travailleur étranger temporaire embauché dans le cadre de programmes gouvernementaux. Quant aux cinq employeurs, ils occupaient les fonctions suivantes : direction des ressources humaines, infirmière du service de santé de l’employeur, gérance des ventes, supervision du recrutement et coordination en matière de santé et sécurité au travail. Ils étaient issus du milieu des agences de placement temporaire, des mines et d’une entreprise de nettoyage et d’entretien. Voir les détails de l’échantillon au tableau 1.

Tableau 1

Échantillon

Échantillon

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Deux éléments de cet échantillon méritent d’être soulignés. D’abord, le fait que, compte tenu de leur nature triangulaire, les relations de travail entre travailleurs et employeurs du milieu des agences de placement temporaire sont particulièrement complexes. En effet, bien que l’agence soit légalement l’employeur du travailleur temporaire, c’est le client employeur qui veille à ses conditions de travail et ses performances. Un tel arrangement a pour conséquence que les travailleurs embauchés par les agences sont exposés à des risques pour leur santé et leur sécurité en raison des lacunes au niveau des communications en matière de santé au travail (MacEachen et coll., 2012). En deuxième lieu, soulignons que les employeurs qui ont accepté de participer à l’entrevue pourraient être « meilleurs » que d’autres ; autrement dit, ceux qui offrent de moins bonnes conditions de travail pourraient ne pas avoir souhaité participer à l’étude. Par conséquent, les conditions de travail pourraient être moins favorables que ce qui figure dans les résultats décrits ci-dessous.

Les entrevues ont été menées en personne ou au téléphone et ont duré en moyenne une heure. Les questions posées aux travailleurs avaient trait à la nature de leur travail et à leur lieu de travail, à leurs blessures et à leurs contacts consécutifs avec la direction de l’entreprise et le service d’indemnisation, à la manière dont ils ont vécu leur retour au travail, le cas échéant, et aux conséquences de leur blessure dans leur vie. Les questions posées aux employeurs portaient sur leur travail, leur lieu de travail, leur expérience des situations de blessures subies par un employé et de son retour au travail, leurs opinions et connaissances en matière de politiques de retour au travail et leur expérience quand ils ont eu à gérer la réintégration de l’emploi d’un travailleur précaire. Chacune des entrevues a fait l’objet d’un rapport détaillé dans lequel étaient consignés les aspects contextuels de la rencontre (processus de mise en place de l’entrevue, humeur ambiante, par exemple la nervosité du participant) de même que les notes analytiques liées à l’entrevue (réflexions sur d’éventuelles nouvelles questions à poser, comparaison avec les autres entrevues, nouvelles perspectives soulevées par l’entrevue).

L’approbation éthique pour l’étude a été donnée par le Bureau de l’éthique en recherche de l’University of Waterloo et celui de l’Université d’Ottawa. Toutes les entrevues ont été menées avec le consentement informé des participants à qui on a promis la confidentialité et l’anonymat, et attribué des pseudonymes. On n’a eu recours à aucun identifiant personnel.

3. Gestion et analyse des données

Nous avons eu recours à une approche de cueillette et d’analyse de données simultanée. Elle nous a permis de nous ajuster en cours de route et de raffiner notre questionnaire à mesure que nous en apprenions plus sur le sujet étudié. Ainsi, à la suite d’une entrevue avec l’un des travailleurs, nous avons ajouté une question à poser aux employeurs concernant les travailleurs indépendants travaillant sur place. Toutes les entrevues ont été enregistrées en mode audio, transcrites mot à mot par un transcriptionniste d’expérience et traitées à l’aide du logiciel d’analyse qualitative des données NVivo de QSR (version 10, 2014). L’équipe a créé des codes en se fondant sur des éléments d’intérêt analytique établis (tels que « adaptation/accommodement en milieu de travail ») ainsi que sur des éléments nouveaux portant sur le résultat de nos analyses de données, tels que « présentation déformée des faits », et qui tenaient compte des interactions des participants en ce qui concerne les droits et les obligations liés au retour au travail. L’analyse du discours s’est poursuivie grâce à la lecture détaillée des notes et transcriptions, et par la comparaison des segments codés des entrevues. Pour chaque code, nous avons produit des résumés détaillés. L’examen critique du discours a porté sur l’analyse de la positionnalité du locuteur, de son degré d’investissement dans la situation et de sa manière de décrire les événements. Ainsi, le fait que le directeur d’une agence de placement temporaire ait dit des fonctionnaires du WSIB qu’ils étaient « dans son camp » a permis de jeter un certain éclairage sur les rapports de pouvoir qui existent entre employeurs et travailleurs en ce qui concerne les demandes d’indemnisation et a révélé l’importance pour l’agence de cultiver des relations privilégiées avec ces fonctionnaires. En cours de route, nous avons tenu régulièrement des réunions de l’équipe de chercheuses dans le but d’interpréter les données et de formuler des conclusions en fonction des résultats obtenus.

4. Résultats

Nos résultats portent sur trois domaines clés pour lesquels les politiques de retour au travail ne semblent pas être en adéquation avec la situation des travailleurs précaires. D’abord, nous soulignons l’écart qui existe entre les employeurs bien informés et les travailleurs précaires en matière de pouvoir et de connaissances, et expliquons comment cela contribue à donner forme au soutien qu’apporte l’employeur au processus de retour au travail du travailleur. Ensuite, nous nous sommes penchées sur la problématique de l’attribution de la blessure dans le cas de travailleurs qui changent régulièrement d’emplois. Enfin, nous avons abordé la question de la capacité des travailleurs à s’exprimer et à défendre leurs droits quand ils ont peu de sécurité d’emploi.

5. Différences de connaissances et de pouvoir

Bien que la Loi sur la sécurité professionnelle et l’assurance contre les accidents du travail qui régit le WSIB oblige les employeurs de l’Ontario à offrir des mesures d’adaptation aux travailleurs victimes de blessures qui réintègrent leur emploi, nous avons découvert que les employeurs de notre étude ne le faisaient pas toujours et que les travailleurs ne connaissaient pas toujours leurs droits en la matière. Les travailleurs de notre étude devaient relever un défi de taille dans la mesure où en plus de leur blessure, ils souffraient d’insécurité pécuniaire, sans compter qu’ils avaient du mal à naviguer entre les systèmes d’emploi et d’indemnisation. En revanche, les employeurs de notre étude se montraient stratégiques dans leur approche et étaient bien informés. En particulier, en embauchant des travailleurs sur la base de contrats de durée déterminée ou par le biais d’agences de placement temporaire, ils se montraient calculateurs dans leur volonté de limiter au minimum leurs frais et leur recours aux ressources humaines.

Contrairement aux travailleurs qui, avant leur accident de travail, connaissaient mal le système d’indemnisation, les employeurs en avaient une bonne expérience et une bonne connaissance. Certains avaient même établi des rapports étroits avec les fonctionnaires du service d’indemnisation et ont laissé entendre qu’ils bénéficiaient d’un traitement privilégié de leur part :

« Nous sommes organisés, nous sommes à jour dans tout... Habituellement, ils [les fonctionnaires du WSIB] sont dans notre camp... Nous avons eu de très bons rapports avec eux. » (Lucas, directeur d’une agence de placement temporaire)

Le recours stratégique des employeurs à la main-d’œuvre était évident quand ils faisaient appel à des entrepreneurs indépendants pour l’accomplissement de certaines tâches puisque cela leur permettait d’échapper à leurs obligations. Leur but en embauchant ces travailleurs était de veiller à ce que ces tâches spécifiques soient effectuées, certainement pas d’être responsables des blessures possibles :

« Comment pourrions-nous offrir [aux entrepreneurs indépendants] un travail adapté [à la suite d’une blessure professionnelle] ? Leur contrat consiste à faire un travail précis. S’ils en sont incapables, nous le confierons à quelqu’un d’autre car le travail doit être fait. » (Claire, infirmière en médecine du travail)

Nous avons observé une mentalité semblable chez les responsables des agences de placement temporaire, comme ce directeur qui parle de la nécessité d’adopter un « point de vue d’affaires » c’est-à-dire d’écarter de l’emploi les travailleurs souffrant de blessures ou en mauvaise santé :

« Les clients... cherchent les meilleurs parmi les meilleurs... si une personne qui se présente a déjà souffert d’une blessure au travail... voyez-vous, je considère les choses du point de vue des affaires. » (Lucas, directeur d’une agence de placement temporaire)

Les travailleurs sous contrat temporaire devaient relever un défi particulier puisqu’ils devaient répondre à des questions relatives à leur état de santé chaque fois qu’ils signaient un nouveau contrat. Cette procédure de sélection répétée les exposait aux manœuvres stratégiques des employeurs visant à écarter toute relation avec des travailleurs qui pourraient subir une blessure au travail ou s’en plaindre. Ainsi en a-t-il été de cette directrice d’agence de placement temporaire qui se disait bienveillante dans son approche lors d’entrevues avec des employés potentiels alors que, en fait, elle les passait au crible :

« Sur le formulaire de demande d’emploi, on demande si le candidat souffre... d’allergies ou s’il présente... des restrictions physiques... que nous devrions prendre en considération quand on le place... Ils remplissent le formulaire et répondent à toutes les questions ; durant l’entrevue, nous... revenons à nouveau sur ces questions. Vous seriez surpris du nombre de personnes qui nous disent : "Il y a bien cette fois où je me suis blessée au dos..." Eh bien, c’est un avertissement, vous comprenez ? » (Marissa, directrice d’une agence de placement temporaire)

Dans les cas où des travailleurs ayant passé au travers du processus de sélection ont subi ultérieurement une blessure au travail, les employeurs de notre étude ont mis en œuvre d’autres stratégies dans le but de limiter leurs frais et les responsabilités associés à l’indemnisation. Certains ont trompé les travailleurs en leur disant qu’ils n’avaient pas droit aux prestations. Ces derniers avaient le sentiment qu’ils n’avaient d’autre recours que d’accepter la situation :

« Ils m’ont répété qu’ils ne pouvaient m’aider parce que la facture du contrat ne comportait le nom d’aucun employé et... qu’ils n’avaient aucun rapport d’un employé qui aurait travaillé à la salle des banquets... On m’a dit qu’on pouvait facilement me remplacer, pas aussi explicitement, mais c’était... le consensus. » (Scott, embauché par une agence de placement temporaire)

Dans une autre situation, un employeur a tout simplement congédié une jeune travailleuse inexpérimentée qui était en période d’essai en vue de l’octroi d’un poste à temps plein. Il n’a jamais fait mention du droit de l’employée à obtenir des prestations. À l’époque, cette dernière, qui souffrait de lésions permanentes, ne connaissait rien des mesures d’adaptation et du régime d’indemnisation, et n’y a donc pas eu accès :

« [Ma patronne] m’a appelée en me disant : " J’ai entendu dire... que tu t’étais blessée. J’aimerais que tu m’en parles." Puis, elle m’a dit : "Je suis désolée d’apprendre cela. Je regardais justement ton dossier et je peux voir... que tu travailles bien... cependant nous devrons déterminer si tu peux encore le faire compte tenu de la nature du boulot." » (Louise, travailleuse à temps plein, à l’essai sous contrat)

Les travailleurs ayant participé à notre étude n’étaient pas tous ignorants du régime d’indemnisation ou de leurs droits à demander des prestations. Cependant, ceux qui ont cherché à les faire valoir ont dit avoir rencontré de la résistance de la part de leur employeur. Ainsi, une femme occupant un poste dans le commerce de détail et touchant le salaire minimum s’était blessée sérieusement à l’œil pendant son travail. Elle a réussi à déposer une demande d’indemnisation en s’appuyant sur la documentation fournie par son médecin. Cependant, en cours de processus de retour au travail, elle a découvert qu’on lui assignait des quarts de travail de moins en moins intéressants. Dans ce contexte négatif, elle a décidé d’abandonner son emploi. Ce harcèlement subtil a eu pour effet de libérer l’employeur de tous les frais et responsabilités afférents.

6. La problématique de l’attribution des blessures

L’attribution des blessures constitue le second domaine pour lequel les politiques de retour au travail ne semblent pas être en adéquation avec la situation des travailleurs précaires. Essentiellement, quand ceux-ci changeaient fréquemment de travail ou occupaient deux emplois à temps partiel, les employeurs pouvaient échapper à leur responsabilité du fait qu’il s’avérait difficile pour les travailleurs d’attribuer leur blessure à l’un ou l’autre de leurs emplois. Dans le cas de deux emplois simultanés, l’employeur pouvait facilement remettre en cause sa responsabilité en disant que la blessure s’était produite à « l’autre » lieu de travail. Dans notre étude, c’est arrivé à une travailleuse, qui a rapidement décidé de mettre un terme à ses démarches en vue d’obtenir une indemnisation de crainte de mettre en péril son emploi principal :

« J’ai présenté une demande au WSIB puis j’ai parlé avec la... directrice [à mon travail] en lui exprimant mon désir de reprendre un travail adapté au guichet de location. Elle m’a dit : "Nous savons que tu ne t’es pas blessée chez nous... Nous savons que tu t’es blessée dans le cadre de ton boulot de gardienne de chiens." » (Gretchen, secteur du divertissement, payée au salaire minimum)

Lors de la présentation d’une demande de prestations d’indemnisation, le fardeau de la preuve semblait incomber au travailleur plutôt qu’à l’employeur. C’est le cas de cette jeune femme qui s’est blessée au dos alors qu’elle occupait un emploi saisonnier dans le secteur forestier, en compagnie de travailleurs étrangers temporaires. Le WSIB a exigé des déclarations de la part de témoins ayant assisté à l’accident, ce qui n’était pas possible, les travailleurs étant retournés dans leur pays d’origine. On lui a donc refusé les prestations :

« Ils [les fonctionnaires du WSIB] m’ont appelée… en me demandant de fournir la preuve que cela s’était produit. Je leur ai dit que... la seule personne qui était présente quand je me suis blessée était mon camarade de travail, mais qu’il était retourné en Amérique du Sud et que je n’avais pas de numéro de téléphone où le joindre. Alors... ils m’ont dit qu’ils essaieraient... de trouver un numéro où le joindre. Une semaine plus tard, j’ai reçu une lettre disant qu’on l’avait rejetée [ma demande au WSIB]. » (Alice, emploi forestier saisonnier)

Les employeurs rencontrés au cours de cette étude se sont dits suspicieux à l’égard des travailleurs précaires qui faisaient une demande d’indemnisation. Certains ont même laissé entendre que ceux-ci s’infligeaient volontairement des blessures ou ne prenaient pas les mesures nécessaires pour les éviter :

« Alors, s’il s’agit d’une situation où ils se mettent presque volontairement en danger et finissent par se blesser, nous nous demandons évidemment si nous avons commis une erreur, si nous aurions pu faire quelque chose pour prévenir la blessure en question. Si la personne n’a pas fait ce qu’elle était censée faire, nous le mentionnerons dans le rapport. Dans bien des cas, un employeur ou un client n’en voudra pas... Ces personnes représentent une menace pour elles-mêmes et pour autrui. » (Lucas, directeur d’une agence de placement temporaire)

L’attribution des blessures s’est avérée un problème pour certains travailleurs, qui se sont retrouvés dans une situation difficile. Le WSIB et les employeurs ont émis des doutes sur la véracité de leur récit concernant leurs blessures. Un employeur a même été jusqu’à laisser entendre que le travailleur s’en était infligé volontairement.

7. Capacité des travailleurs à s’exprimer et à défendre leurs droits

La capacité des travailleurs précaires à parler de leurs conditions de travail constitue le troisième domaine pour lequel les politiques de retour au travail ne semblent pas être en adéquation avec leur situation. Bien que les décideurs mettent l’accent sur la sensibilisation des travailleurs à leurs droits en matière de santé et de sécurité (Dean, 2010), cela semble inefficace dans le contexte du travail précaire. C’est-à-dire que même quand les travailleurs précaires étaient pleinement conscients de leurs droits à toucher des prestations d’indemnisation, ils savaient pertinemment que, en cherchant à les faire valoir, ils risquaient de perdre leur emploi. Dans l’exemple qui suit, une préposée au service de soutien à la personne a confié craindre les conséquences d’une démarche de demande d’indemnisation, même si son médecin de famille l’encourageait fortement à l’entreprendre :

« Elle [mon médecin] voulait [que je fasse une demande auprès du WSIB]… Je regrette vraiment de ne pas l’avoir fait [étant donné mes troubles de santé récurrents]. Je ne l’ai pas fait parce que je craignais la réaction de mon entreprise. Je craignais qu’on s’en prenne à moi. Qu’on me congédie. Qu’on diminue mes quarts de travail... J’étais tellement anxieuse… J’étais tellement craintive que je n’ai finalement rien fait. » (Shannon, infirmière à l’emploi d’une agence de placement temporaire)

Les employeurs de notre étude savaient que les travailleurs craignaient de parler ouvertement de leurs blessures au travail par crainte de perdre leur emploi. De fait, l’un d’eux nous a confié que certains travailleurs cherchaient à rester employables en présentant ces blessures comme des « maladies personnelles » ou en évitant de les déclarer :

« Je vois une différence [entre les employés permanents et ceux qui sont sous contrat à durée déterminée] dans ce sens que certains de ceux qui ont subi une blessure pourraient éviter de la déclarer par crainte de se priver d’un poste à temps plein. Alors, ils sont portés à dissimuler leur blessure, à ne pas la déclarer... [Ils évitent de me consulter] je crois, par crainte de représailles. » (Claire, infirmière en médecine du travail)

En somme, ces résultats montrent les réactions négatives de certains employeurs quand les travailleurs qu’ils embauchent stratégiquement sous des conditions d’emploi précaire se blessent. Dans un contexte où l’écart entre employeurs et travailleurs précaires en matière de pouvoir et de connaissances est particulièrement grand, notamment en ce qui concerne la capacité de ces derniers à se familiariser avec les régimes d’indemnisation des victimes de lésions professionnelles, les employeurs ont recours à diverses stratégies leur permettant d’éviter les coûts et les responsabilités associés aux demandes d’indemnisation. De leur côté, les travailleurs ont exprimé leurs craintes et leurs préoccupations quant au maintien de leur emploi s’ils demandaient aux employeurs de reconnaître formellement leurs blessures en milieu de travail. Dans certains cas, leurs problèmes de santé ont persisté un certain temps du fait de l’absence de prise en charge de leur blessure et l’absence de mesures d’accommodement, mais ils y ont fait face à titre personnel.

8. Discussion

Dans cette étude, nous avons voulu savoir si les régimes d’indemnisation et les politiques de retour au travail étaient en adéquation avec la situation et les besoins des travailleurs précaires. Dans ce but, nous avons observé comment ceux-ci, de même que les employeurs qui les embauchaient, faisaient face aux blessures en milieu de travail et abordaient la question de l’indemnisation. Le discours des employeurs quant à la nécessité que les travailleurs soient « les meilleurs parmi les meilleurs », quant au fait qu’on pouvait « facilement les remplacer » ou qu’ils « n’étaient plus adéquats » en conséquence d’une blessure au travail a révélé qu’ils voyaient les travailleurs comme un produit dont on peut se passer. Quand un employeur a dit d’un travailleur s’étant blessé au travail qu’il « constituait un danger pour lui-même et pour autrui » cela consistait en fait à rejeter la responsabilité de l’accident sur le comportement du travailleur plutôt que sur la qualité de la gestion et de la sécurité du milieu de travail. Grâce à ce genre de stratégie rhétorique, les employeurs se distancient moralement d’une position de responsabilité envers la santé des travailleurs, laissant ceux-ci sans le soutien dont ils ont besoin pour avoir pleinement accès aux prestations d’indemnisation auxquelles ils pourraient avoir droit, tout cela dans le contexte d’un système d’indemnisation sans faute. Le fait de faire porter la responsabilité sur les travailleurs dans le cadre de ce système sans faute a été documenté ailleurs (Lippel, 1999), de même que la stigmatisation associée à la demande d’indemnisation (Eakin, MacEachen et Clarke, 2003). L’emploi précaire est avantageux pour les employeurs. Ainsi, il est pratique pour les clients employeurs de faire appel à des travailleurs embauchés par une agence de placement temporaire dans la mesure où cela leur permet de se soustraire à leurs responsabilités légales. L’embauche directe de travailleurs temporaires ou travaillant à temps partiel contribue également à minimiser les coûts des entreprises (salaires faibles, absence de prestations sociales ou autres) (Busby et Muthukumaran, 2019 ; MacEachen et coll., 2012). Dans ce contexte, nous avons observé que la manière dont les employeurs informaient les travailleurs de leurs droits avait pour effet, en retour, de façonner les possibilités de ces derniers d’obtenir une indemnisation ou du soutien et les actions qu’ils entreprenaient dans ce sens. Dans un contexte où la loi exige de l’employeur qu’il rapporte les accidents de travail au WSIB, on constate que certains travailleurs sont soit mal renseignés sur leurs droits à l’indemnisation soit dissuadés de les faire valoir. De même, nos résultats indiquent que et les travailleurs et les employeurs étaient conscients de l’insécurité économique des premiers, ce qui avait pour effet de les empêcher de dénoncer leurs mauvaises conditions de travail et leurs blessures.

De toute évidence, ce ne sont pas tous les employeurs qui se distancient de leurs responsabilités comme nous l’avons vu chez ceux qui ont participé à cette étude. Cependant, celle-ci a permis de révéler les points faibles des politiques de retour au travail, lesquelles les autorisent à le faire et contribuent à diminuer la probabilité que les travailleurs les confrontent.

Le fait d’inciter les travailleurs à se taire a des effets pernicieux sur la santé et la sécurité au travail. La législation se fonde sur la présomption qu’ils n’hésiteront pas à parler ouvertement des risques que présente leur travail et des blessures qu’ils pourraient subir. En effet, en Ontario, ce principe est inhérent au « droit de refus » du travailleur d’exécuter un travail qui présente un danger pour lui (Loi sur la santé et la sécurité au travail, 1990) de même qu’au « système de responsabilité interne » qui oblige employeurs et travailleurs à gérer en commun les approches en matière de santé et de sécurité du travail (Dean, 2010). Il est régulièrement mentionné que si les travailleurs précaires étaient mieux informés, ils feraient mieux valoir leurs droits en la matière (Dean, 2010). Cependant, nous disposons de plus en plus de preuves montrant que les rapports de pouvoir et l’insécurité économique contribuent à éroder leur capacité à exprimer leurs préoccupations (Gray, 2002 ; Hall, 2016 ; King et membres de l’OARC, 2010 ; Manapragada et Bruk-Lee, 2016). La présente étude, ainsi que d’autres, montrent qu’ils choisissent de taire leurs blessures professionnelles de même que les risques qu’ils courent par crainte de mettre en péril leur emploi fragile et leurs revenus (Hall, 2016 ; Hall, King, Lewchuk, Oudyk et Naqvi, 2013 ; MacEachen et coll., 2012). De même, la crainte qu’on les perçoive comme problématiques ou comme cherchant à « profiter » du système d’indemnisation peut mettre un frein à leur volonté de faire une réclamation ou de déclarer leurs blessures (Côté, Dubé, Gravel, Gratton et White, 2020). Chose intéressante, la crainte de déclarer leurs lésions professionnelles est également répandue chez les travailleurs syndiqués (Lewchuk, 2013). En conséquence de la sous-déclaration des lésions professionnelles, l’accès des travailleurs aux traitements et aux mesures d’accommodement est limité, ce qui peut mener à de possibles effets cumulatifs de nouvelles lésions non reconnues et, en conséquence, à une hausse des coûts de rétablissement, lesquels seront assumés par les contribuables à travers le système de sécurité sociale (Lippel, 1999 ; MacEachen et coll., 2010).

Cette étude contribue à la rare littérature qui porte sur les stratégies mises en place par les employeurs pour délégitimer les demandes d’indemnisation soumises par les travailleurs précaires (Gravel et coll., 2006 ; Gravel et coll., 2017). Elle a permis d’observer que les employeurs remettent en cause la bonne foi des travailleurs quand ceux-ci disent s’être blessés au travail et que ces mêmes employeurs prétendent que les accidents sont dus à la négligence de ces derniers (« ils ne font que représenter un danger pour eux-mêmes »). Les employeurs ont également reconnu que les travailleurs ne contestaient pas ces discours par crainte de représailles et de perdre leur emploi. Ces positions existent dans un contexte où les employeurs ont peu d’intérêt économique à investir dans les relations avec les travailleurs temporaires ou qui gagnent le salaire minimum. La distance sociale qui existe entre employeurs et travailleurs est encore plus grande dans le cas de ceux qui sont recrutés par une agence de placement temporaire, mais travaillent sous l’autorité et la supervision de son client (Chambel et Castanheira, 2006).

Les travailleurs rencontrés dans le contexte de cette étude semblaient se résigner à leurs conditions de travail pénibles (« on m’a dit qu’on pouvait me remplacer facilement ») et à la difficulté à faire valoir leur droit à une indemnisation pour blessure professionnelle. En effet, on peut lire dans la littérature datant d’une vingtaine d’années et qui porte sur l’emploi précaire que, en situation de malaise et d’instabilité, les travailleurs « acceptaient » leurs piètres conditions de travail sachant qu’on pouvait se passer d’eux (Smith, 1997). Burawoy (Burawoy, 1979) a expliqué que la « fabrication de l’acceptation » des piètres conditions de travail pouvait se comparer à cette situation où l’on inviterait les travailleurs à jouer à un jeu comportant des choix limités. C’est seulement dans cette arène restrictive que les travailleurs « choisissent » de ne pas faire valoir leur droit aux prestations d’indemnisation des blessures professionnelles.

Par ailleurs, l’attribution des blessures est un problème particulier auquel font face les travailleurs qui changent régulièrement de travail ou occupent des emplois simultanés, ce qui a déjà été documenté dans d’autres études portant sur les relations de travail en situation d’emploi atypique (Quinlan et Mayhew, 1999 ; Underhill et Quinlan, 2011). Dans ces circonstances, il est difficile pour eux de prouver à quel emploi leur blessure est attribuable. Bien que le WSIB de l’Ontario soit assujetti à une politique de « bénéfice du doute » qui règle la question en faveur du travailleur quand « il n’est pas possible dans les circonstances de décider d’une question parce que les preuves pour ou contre ont approximativement le même poids » (Workplace Safety and Insurance Board, 2004), dans la pratique, les travailleurs sont manipulés par les employeurs compte tenu de leur manque de connaissance relative du système d’indemnisation et des ressources limitées dont ils disposent pour contester ces derniers.

Galanter, un juriste théoricien américain, a beaucoup écrit sur les conséquences de la disparité de pouvoir entre demandeurs et défendeurs dans le contexte d’un recours légal (Galanter, 1974 ; 2006). Nos résultats confirment cette analyse : les employeurs sont des joueurs « répétés », ou réguliers, dans l’univers du système d’indemnisation. Ils en connaissent toutes les ficelles et entretiennent des relations suivies avec les responsables du système. Par contre, il y a peu de chances que les travailleurs soient des joueurs « répétés ». Ils ont généralement un seul accident de travail et doivent se familiariser avec le système tandis que leur employeur, plus expérimenté en la matière, a généralement plus de connaissances et de poids économique. Les disparités du pouvoir entre les parties sont exacerbées par le fait que les travailleurs occupent un emploi précaire et qu’ils ne bénéficient généralement pas du soutien d’un syndicat, lequel peut aussi être un joueur « répété » dans le système d’indemnisation. Bien que la description de Galanter ait porté sur le système de justice américain et bien que les systèmes d’indemnisation aient été conçus pour éliminer l’élément de confrontation en cas de blessures (Lippel, 1999), nos résultats indiquent que, en Ontario, ce système semble être inapte à corriger le déséquilibre du pouvoir entre travailleurs et employeurs. De même, la législation qui régit le WSIB n’exige pas légalement qu’un témoin corrobore la description faite par un travailleur de son accident professionnel si les preuves médicales confirment la blessure et si la description qu’il en fait y correspond. Rien dans les dispositions législatives actuelles ne justifie qu’on exige d’un travailleur la présence de témoins lors de son accident, comme cela s’est produit pour l’un de nos participants, surtout si l’on considère la politique de « bénéfice du doute ».

Les employeurs participant à cette étude ont peu fait pour encourager les travailleurs précaires à faire valoir leur droit à l’indemnisation et, dans certains cas, semblent même les en avoir découragés. Le contexte favorise ce comportement dans la mesure où l’écart de pouvoir et de revenus entre employeurs et travailleurs n’a cessé de s’agrandir au cours des dernières années. Alors que, en 1965, le salaire d’un employeur était, en moyenne, 20 fois plus élevé que celui du travailleur type, en 2016, il l’était 271 fois plus (Mishel et Schieder, 2017). Cela s’est accompagné d’un déclin de la syndicalisation dans le secteur privé (Statistiques Canada, 2018). Ces changements dans les conditions organisationnelles s’accompagnent d’une modification du contrat social, c’est-à-dire de la compréhension de la notion de distribution équitable du pouvoir et des ressources (OIT, 2016b ; MacEachen, 2019). Au cours des dernières décennies, les employeurs ont renoncé progressivement à investir dans l’emploi (par exemple, en n’offrant que le salaire minimum ou du travail à temps partiel) et opté de préférence pour les relations non contraignantes (par exemple, contrat à durée déterminée, travail indépendant) avec les travailleurs (OIT, 2016 a). Bien que l’apparition du travail flexible ait résulté de la nécessité pour l’employeur de faire preuve de flexibilité organisationnelle compte tenu de la compétitivité des marchés mondiaux, cela se traduit, en ce qui concerne la politique d’indemnisation, par de très grandes inégalités entre employeurs et travailleurs, au point qu’un des employeurs de notre étude a échappé à ses responsabilités en laissant entendre que les travailleurs faiblement rémunérés « étaient presque volontairement dangereux ».

Les résultats de cette étude sont limités par la petitesse de la taille de l’échantillon et du territoire concerné. Il serait utile de recueillir plus de données portant sur les relations entre les travailleurs précaires et les employeurs qui les embauchent dans le but de mieux comprendre comment les premiers accèdent à leur droit à l’indemnisation et aux mesures d’adaptation et d’accommodement quand ils réintègrent leur emploi, et quels changements dans les politiques permettraient d’apporter un meilleur soutien à la main-d’œuvre précaire, laquelle est en croissance constante. Des études ultérieures pourraient également comporter des comparaisons inter-juridictionnelles portant sur l’accès des travailleurs précaires à des revenus et un soutien adéquats à la suite d’une blessure ou une maladie professionnelle.

9. Conclusion

Les résultats de cette étude indiquent que, en Ontario, l’indemnisation des accidents de travail et les politiques de retour au travail pourraient ne pas être en adéquation avec la situation particulière des travailleurs précaires. En particulier, il s’est avéré difficile pour les travailleurs de déclarer un accident du travail ou d’obtenir une indemnisation quand les employeurs manifestaient de la résistance. Nous avons montré que les employeurs étaient bien informés et bien placés pour faire échec aux demandes d’indemnisation de leurs travailleurs précaires. L’attribution des blessures, qui s’avère problématique pour les travailleurs occupant des emplois simultanés, à temps partiel ou de durée déterminée, constitue une autre possibilité pour les employeurs de contester les demandes d’indemnisation de leurs employés. Enfin, nous avons rendu compte dans notre étude des difficultés des travailleurs précaires à parler ouvertement de leurs lésions professionnelles dans la mesure où cela peut entraîner une détérioration de leurs conditions de travail, dont une diminution du nombre de périodes de travail et le risque de congédiement. Les employeurs rencontrés lors de cette étude embauchaient des travailleurs en leur offrant des contrats précaires parce que c’était avantageux pour leur entreprise ; il n’est pas clair s’ils se voyaient, ou non, moralement responsables des travailleurs précaires qui s’étaient blessés ou étaient tombés malades au travail. Il faudra mener d’autres études sur les perceptions et stratégies des travailleurs précaires et des employeurs qui les embauchent afin d’identifier les éléments clés à inclure dans une réforme des politiques en la matière.