Abstracts
Résumé
La prévention des lésions consécutives à des heurts, des glissades, des coincements ou toute autre perturbation du mouvement au travail constitue un enjeu considérable. Cent quarante-trois récits d’accidents survenus dans les secteurs de la construction et de la métallurgie ont été analysés au moyen d’une approche probabiliste pour en extraire les scénarios récurrents. Ces récits ont été décrits par 30 facteurs génériques puis par 8 scénarios récurrents. Les perturbations du mouvement se produisaient le plus souvent alors que le travailleur manipulait un objet. Elles s’expliquent par l’intervention notamment d’incidents techniques, de coactivité ou de contraintes liées au travail collectif, soulignant le rôle de l’organisation du travail. Les facteurs/scénarios identifiés étaient plus ou moins présents (voire absents) suivant le secteur d’activité considéré. Les résultats plaident pour une prévention locale et diversifiée, croisant les logiques de production et de sécurité et recherchant un équilibre entre une conception défensive de la sécurité et une augmentation de la résilience du système.
Mots-clés :
- perturbation du mouvement,
- accident du travail,
- scénario,
- chute de plain-pied,
- prévention
Abstract
The prevention of injuries caused by collisions, slips, or any other movement disturbance at work represents a major challenge. 143 written accounts of accidents in the construction and metallurgy sectors were analyzed using a Bayesian approach to extract recurrent scenarios. These accounts were characterized by 30 generic factors followed by 8 recurrent scenarios. Movement disturbances most often occurred when the worker was manipulating an object. They can be explained, in particular, by the occurrence of technical incidents and the presence of coactivities or constraints related to collective work, which emphasizes the role of work organization. Depending on the occupational sector considered, the identified factors/scenarios were sometimes more present in one sector than the other, sometimes less so, and sometimes absent altogether. Our results confirm the need for local, diversified prevention that combines production and safety rationales and that strives for a balance between a defensive conception of safety and increased system resilience.
Keywords:
- movement disturbance,
- occupational accident,
- scenario,
- falls on the level,
- prevention
Resumen
La prevención de lesiones acaecidas luego de choques, resbalones, atascos u otras perturbaciones del movimiento en el trabajo, constituye un reto considerable. 143 casos de accidentes ocurridos en los sectores de la construcción y la metalurgia se analizaron utilizando un enfoque probabilístico para extraer los escenarios recurrentes. Estos casos fueron descritos por 30 factores genéricos y luego por 8 escenarios recurrentes. Las alteraciones del movimiento se produjeron con mayor frecuencia, mientras el trabajador manipulaba un objeto. Ellos pueden explicarse por la intervención incidentes técnicos de la co-actividad o restricciones de trabajo colectivo, destacando el rol de la organización del trabajo. Los factores / escenarios identificados están más o menos presentes (o ausentes) según el sector considerado. Los resultados abogan por la prevención local y diversa, que cruza la lógica de la producción y la seguridad y busca lograr un equilibrio entre un enfoque defensivo de la seguridad y aumentar la resiliencia del sistema.
Palabras clave:
- alteración del movimiento,
- escenario de accidente de trabajo,
- caída en el mismo nivel,
- prevención
Article body
1 Introduction
1.1 Prévention des accidents avec perturbation du mouvement (APM) : enjeu en matière de sécurité au travail
La prévention des heurts, des glissades, des trébuchements et de toute autre perturbation du mouvement en situation de travail représente un enjeu considérable. Les données statistiques portant sur les accidents du travail survenus dans les entreprises françaises qui dépendent du régime général d’assurance maladie montrent que 32 % des cas de lésions ayant occasionné un arrêt de travail sont consécutifs à des heurts, des trébuchements, des coincements ou autres perturbations du mouvement[1], qu’il y ait chute ou non (Leclercq, 2015). Ils représentent les accidents les plus nombreux, avec les accidents survenant au cours de la manutention manuelle. La part de jours perdus et d’incapacités temporaires à la suite de ces accidents occasionnés par une perturbation du mouvement est également supérieure à 30 % (environ 60 jours d’arrêt en moyenne). La part des décès est plus faible (de l’ordre de 5 %).
Cette situation n’est pas propre à la France. Ainsi au Québec, parmi les 54 300 accidents du travail qui surviennent chaque année, 51,4 % sont occasionnés par une perturbation du mouvement1, entraînant ou non une chute, avec en moyenne 82 jours d’arrêt (Gauvin et coll., 2015).
Le travail présenté ici porte sur les accidents avec perturbation du mouvement (APM) définis et modélisés par Leclercq et coll. (2010). Il s’agit d’accidents au cours desquels le déroulement d’une activité est interrompu par une perturbation du mouvement de la victime telle qu’une glissade, un heurt, un trébuchement, un coincement, une torsion ou encore par un élément qui cède alors que la victime exerce activement des forces contre celui-ci. Ces perturbations ont ou non entraîné une chute. Dans tous les cas, elles ont entraîné une lésion. Sont exclues des APM les chutes à partir d’une situation de travail en hauteur ou lors de son accès.
1.2 Les APM : des accidents souvent réduits, à tort, aux facteurs proches de la lésion
L’analyse de ces accidents est souvent limitée aux facteurs proches de la lésion, dans la genèse de celle-ci. L’encombrement du sol, la maladresse ou l’inattention restent encore trop souvent les seuls facteurs évoqués en entreprise pour les expliquer. Ceci ne permet ni d’apporter de réponse, ni de développer la réflexion sur les moyens de les prévenir (Jørgensen, 2011). Or, des études basées sur des analyses approfondies de ces accidents et sur des entretiens révèlent des éléments accidentogènes propres aux activités, aux conditions de travail et/ou à l’organisation des entreprises concernées. Ainsi sont mis en évidence des liens avec le management de la sécurité (Bentley et Haslam, 2001), l’utilisation du matériel (Kines, 2003), l’organisation du travail (Leclercq et Thouy, 2004) ou la conception des systèmes de travail (Derosier et coll., 2008). Ces éléments constituent des leviers possibles pour la prévention. En effet, chacun des facteurs révélés par l’analyse d’un accident, quelle que soit sa position dans la genèse de la lésion, est nécessaire à la survenue de ce dernier et constitue donc un levier possible pour sa prévention.
1.3 Diversité intra et inter-entreprises de scénarios d’APM
Le risque d’APM se manifeste à travers les mouvements dans l’activité de travail par un heurt, un trébuchement, etc. Tout mouvement au cours du travail est susceptible d’être perturbé et toute perturbation, quel que soit l’environnement dans lequel elle se produit, peut occasionner une lésion. Un heurt contre un mobilier à l’occasion de la manipulation d’un objet par exemple suffit à occasionner une lésion. Ceci explique que les APM fassent partie des accidents les plus nombreux. Tous les secteurs d’activité et tous les métiers étant concernés, on constate une grande diversité de circonstances d’APM parmi l’ensemble des secteurs d’activité (Leclercq et Tissot, 2004) et également au sein d’une même entreprise (Leclercq et coll., 2007). Parmi cette diversité, des combinaisons de facteurs d’accidents communes à plusieurs APM survenus dans une entreprise ont été identifiées empiriquement au cours de plusieurs études. Haslam et Bentley (1999) ont observé que la moitié des cas de glissade, trébuchement et chute survenus parmi les postiers était associée à la présence d’un sol glissant, de chaussures usagées et de contrainte temporelle. Trois combinaisons récurrentes de facteurs d’APM (appelées scénarios récurrents) ont été identifiées par Leclercq et Thouy (2004) parmi les 51 APM survenus au cours de quatre années dans une entreprise régionale de distribution d’énergie. Par exemple, cinq accidents se sont produits selon le même scénario, lors de la descente d’un camion en posant le pied sur un sol irrégulier, sur une bordure de trottoir ou un sol rendu glissant par les conditions climatiques le matin, alors que l’agent de terrain préparait le matériel sur le chantier. À ce moment-là, d’une part, l’agent est souvent préoccupé car des matériels sont régulièrement manquants et, d’autre part, la menace de dégradation des conditions climatiques le conduit à travailler rapidement en début de journée pour être sûr d’effectuer le travail prévu. Leclercq et coll. (2007) ont quant à eux identifié huit scénarios récurrents d’APM dans une entreprise ferroviaire. L’un d’entre eux correspondait à plus de 20 accidents survenus au cours de quatre années. Il s’agissait de contrôleurs qui, au moment du départ du train, étaient amenés à se déplacer tout en surveillant le mouvement des voyageurs pour éviter qu’ils ne tentent de monter dans le train après le signal l’interdisant.
1.4 Objectif : Identifier des facteurs et scénarios récurrents d’APM dans la construction et la métallurgie
Afin de dépasser le stade empirique d’identification de scénarios récurrents, les auteurs viennent de développer une méthode probabiliste d’extraction de tels scénarios à partir d’un ensemble d’accidents survenus dans deux secteurs d’activité. L’approche basée sur les réseaux bayésiens est présentée en détail par Abdat et coll. (2014). L’objet du présent article est de discuter, à l’adresse des préventeurs, les facteurs génériques récurrents ainsi que les scénarios identifiés dans les deux secteurs d’activité. Seuls les aspects méthodologiques utiles à cette fin seront présentés.
2. Méthode
2.1 Corpus d’APM
La mise en œuvre d’une méthode probabiliste nécessite l’exploitation du plus grand nombre possible de cas d’accidents. Les cas analysés ont été extraits de la base de données EPICEA qui rassemble environ 23 000 accidents du travail survenus depuis les années 1980 dans les entreprises françaises qui dépendent du régime général de sécurité sociale (EPICEA, 2011). Cette base de données contient les analyses d’accidents du travail mortels, et des analyses d’accidents non mortels lorsqu’ils sont jugés pertinents pour la prévention des risques professionnels, c’est-à-dire lorsque leur analyse enrichit la connaissance des risques et améliore la pertinence des mesures de prévention. Chaque accident est décrit à travers 80 variables en majorité codées (valeur correspondant à un code prédéfini dans une liste de modalités, par exemple la liste des professions ou du type d’accident). Parmi ces 80 variables, le récit de l’accident est saisi en full text sans limite de taille, l’objectif étant d’avoir une analyse la plus détaillée possible du processus de l’accident.
Afin d’illustrer des différences entre les situations accidentelles recensées dans deux secteurs d’activité et de prélever le plus grand nombre possible d’APM, les secteurs de la construction et de la métallurgie, qui sont les plus accidentogènes, ont été choisis. L’identification des APM survenus dans ces secteurs et capitalisés dans la base EPICEA n’a pas été automatique. L’analyse des données codées et des mots contenus dans les récits d’accidents a permis une première sélection d’accidents. L’analyse des récits associés a ensuite conduit à ne conserver que les accidents conformes à la définition proposée par Leclercq et coll. (2010).
2.2 Identification des facteurs singuliers d’accident
Dans chacun des récits, trois experts en accidentologie ont relevé les éléments ayant contribué à la survenue de la lésion (les facteurs singuliers). Chaque élément n’était considéré comme facteur singulier que si les trois experts s’accordaient sur son rôle possible dans la survenue de la lésion. Les échanges avec la victime ou l’enquêteur, destinés à éclairer les questions émergeant à la lecture des récits, n’étaient pas possibles puisque ces récits étaient extraits d’une base de données anonyme. L’« activité réalisée par la victime au moment de la perturbation du mouvement » et le « fait blessant » sont deux éléments qui ont été systématiquement repérés pour chaque accident.
2.3 Structuration en facteurs génériques
Un facteur singulier d’accident est, par nature, propre à l’accident auquel il est associé. Or, la construction de scénarios récurrents nécessite l’extraction de combinaisons de facteurs communes à plusieurs accidents. Ceci suppose donc de regrouper dans un premier temps les facteurs d’accidents singuliers sous l’intitulé de facteurs génériques, qui deviennent alors des facteurs communs à plusieurs accidents (Cuny et coll., 2010). Les facteurs génériques n’étaient pas prédéfinis. Ils ont émergé au fur et à mesure de l’analyse des récits. Ils reflètent ainsi l’ensemble des éléments accidentogènes contenus dans les récits. Au fur et à mesure de la prise en compte des facteurs singuliers, la formulation et le nombre de facteurs génériques se sont stabilisés. Ont été retenus les facteurs génériques englobant au moins cinq facteurs singuliers.
2.4 Extraction de scénarios récurrents
Chacun des récits d’APM a ensuite été codé par une combinaison logique de facteurs génériques. Puis un modèle bayésien a été développé pour représenter ces combinaisons. Ce modèle comporte des nœuds représentant des variables dont les états possibles sont les facteurs génériques. Ces nœuds sont reliés par des flèches traduisant les relations de dépendance entre nœuds, d’un point de vue probabiliste.
Le modèle bayésien d’APM distingue quatre niveaux dans la genèse de la lésion. Ces niveaux identifiés a posteriori à partir des données sont représentés dans la figure 1.
Les aspects techniques de la méthode bayésienne utilisée sont présentés et discutés en détail par Abdat et coll. (2014) et ne seront pas développés ici. Les étapes de cette méthode sont les suivantes :
-
Calcul du modèle bayésien ;
-
Regroupement des APM en classes homogènes, contenant des combinaisons de facteurs génériques similaires ;
-
Calcul pour chacune des classes d’un scénario représentatif de l’ensemble des APM contenus dans la classe.
3. Résultats
3.1 Corpus d’APM
Cent quarante-trois APM ont constitué le corpus de données : 79 se sont produits dans le secteur de la construction et 64 dans celui de la métallurgie. Compte tenu de la constitution de la base, cet ensemble n’est pas représentatif de tous les APM se produisant dans ces secteurs. Ils permettent cependant de représenter et de discuter les diversités observées. Les récits d’accidents ont été exploités parce qu’ils offrent une meilleure compréhension du déroulement de l’accident que les données codées (Lincoln et coll., 2004). Les 143 récits étaient de longueur variable (entre 30 et 337 mots).
3.2 Identification de facteurs singuliers
L’identification des facteurs singuliers est illustrée ci-dessous à partir d’un récit d’accident extrait du corpus :
« Dans un atelier de préfabrication, la victime - un monteur de 39 ans - manutentionnait une joue de coffrage en bois, de panneau préfabriqué béton, avec un collègue. La joue était placée à côté du moule où elle venait d’être nettoyée et les deux employés la remettaient en place. Au cours de ce déplacement, la victime a buté sur le rail du portique de manutention et est tombée sur le sol en béton. Il en a résulté des contusions aux membres inférieurs. »
Sont soulignés dans ce récit les éléments qui ont contribué, du point de vue des experts, à la survenue de la lésion, jusqu’au fait blessant. Rappelons que les facteurs singuliers exprimant, d’une part, l’activité de la victime au moment de la perturbation du mouvement et, d’autre part, l’événement blessant ont été systématiquement repérés dans les récits. Dans le récit ci-dessus, la victime transportait une joue de coffrage au moment de la perturbation du mouvement. La lésion a été occasionnée par le contact avec le sol en béton au moment de la chute.
Dans de très nombreux cas d’accident, le mouvement de la victime a été perturbé sans que son équilibre ait été menacé, comme le montrent les deux extraits de récits d’APM suivants :
« … un opérateur […] a heurté une pile de palettes avec son genou […] L’opérateur souffre de contusions au genou gauche. »
« … En serrant un écrou […] avec une clef à cliquet, celle-ci s’est désolidarisée de la tête de vis au moment de l’effort. La clef est venue fouetter la jambe droite de la victime occasionnant une fracture du tibia et du péroné… »
3.3 Structuration en facteurs génériques
Au fur et à mesure de l’analyse des récits, le nombre de facteurs singuliers pris en compte augmentait. La formulation et le nombre de facteurs génériques se sont stabilisés lorsque l’analyse d’un nouveau récit n’a fait ni évoluer la formulation d’un facteur, ni émerger un nouveau facteur.
Le niveau de généralisation adopté pour exprimer chacun des facteurs génériques dépendait du degré de précision apporté dans le récit et de la nécessité de regrouper des facteurs singuliers. En effet, plus le niveau de généralisation pour exprimer un facteur générique est élevé, plus le nombre de facteurs singuliers correspondant à ce facteur générique est élevé.
3.3.1 Le fait blessant
Les faits blessants singuliers ont été identifiés pour chacun des 143 APM. Le tableau 1 présente des exemples de facteurs singuliers, extraits des récits d’APM survenus dans les deux secteurs étudiés, et regroupés sous l’intitulé d’un même facteur générique exprimant un fait blessant. Six facteurs génériques exprimant l’ensemble des faits blessants ont été identifiés (cf. tableau 4).
3.3.2 Facteur exprimant l’activité de la victime et la perturbation du mouvement
Les facteurs singuliers exprimant à la fois l’activité de la victime et la perturbation du mouvement ont été identifiés pour chacun des 143 APM (niveau 2 dans la genèse de la lésion, cf. figure 1). Le tableau 2 présente des exemples de facteurs singuliers, extraits des récits d’APM survenus dans les deux secteurs étudiés, et regroupés sous l’intitulé d’un même facteur générique exprimant l’activité de la victime au moment de la perturbation du mouvement. Cinq facteurs génériques exprimant l’ensemble des activités au moment de la perturbation du mouvement ont été identifiés (cf. tableau 4).
À ce niveau dans la genèse de la lésion (niveau 2 sur la figure 1), des facteurs peuvent se conjuguer au facteur exprimant l’activité de la victime et la perturbation du mouvement. Ces facteurs, ayant contribué à plusieurs APM parmi les 143, ont conduit à l’identification de deux facteurs génériques (cf. tableau 4).
3.3.3 Les facteurs d’accidents en amont de la perturbation du mouvement
D’autres facteurs d’accidents se combinent pour occasionner la perturbation du mouvement (au cours d’une activité) entraînant elle-même le fait blessant (niveau 3 ou 4 dans la genèse de la lésion, cf. figure 1). Le tableau 3 présente des exemples de facteurs singuliers en amont de la perturbation du mouvement, extraits des récits d’APM survenus dans les deux secteurs étudiés et regroupés sous l’intitulé d’un même facteur générique. Ce facteur intervient au niveau 4 dans la genèse de la lésion (cf. figure 1).
3.3.4 Ensemble des facteurs génériques identifiés
Finalement, 30 facteurs génériques ont été identifiés. Ils sont présentés dans le tableau 4 et, pour chacun d’entre eux, sont précisés le nombre de facteurs singuliers qui a servi à la formulation de ce facteur générique, ceux qui sont observés dans le secteur de la construction (Nconst) et dans celui de la métallurgie (Nmet) et enfin le niveau auquel ce facteur se révèle accidentogène dans la genèse de la lésion. Les quatre niveaux sont précisés sur la figure 1.
Il apparaît que les perturbations du mouvement se sont produites le plus souvent (48 % des cas) alors que le travailleur (future victime) manœuvrait ou manipulait un objet/un outil. Dans 20 % des cas, la perturbation est intervenue alors qu’il effectuait un simple déplacement à pied. Dans 13 % des cas, il monte ou descend d’un équipement de travail. Dans 13 % des cas également, il manutentionne, maintient une charge ou transporte une charge/un objet, en se déplaçant ou non, au moyen d’un dispositif de manutention ou non. Enfin dans 5 % des cas, il est en situation d’attente ou il surveille l’évolution d’un élément matériel ou d’une situation. Il est intéressant de noter que dans 20 % des cas d’APM analysés, l’activité en cours faisait intervenir au moins deux opérateurs de manière coordonnée ou improvisée.
La diversité des facteurs génériques identifiés, leur présence plus ou moins fréquente dans le secteur de la construction et dans celui de la métallurgie révèlent une diversité de situations accidentogènes. Deux facteurs génériques n’ont été identifiés que dans l’un ou l’autre secteur. Ainsi, parmi les accidents analysés, le fait blessant intitulé Un élément extérieur à la victime (à l’exception d’un engin en mouvement, d’un élément en mouvement d’une machine, d’un outil ou d’un appareil) avec lequel tout contact entraîne une lésion, occasionne la lésion : un métal (zinc, aluminium) en fusion ou liquide, un liquide corrosif (acide citrique), un élément sous tension, une cuve de cire pâteuse a été identifié cinq fois dans le secteur de la métallurgie et aucune fois dans le secteur de la construction. De même, le facteur contributif intitulé Les circonstances météorologiques rendent le sol glissant ne s’est révélé accidentogène que dans le secteur de la construction.
Dans de nombreux cas (22 sur 143), dans les deux secteurs étudiés, les éléments physiques ou les caractéristiques de l’environnement physique gênant l’activité sont liés à l’activité même de la future victime, comme en atteste le facteur générique intitulé Présence d’un élément matériel et/ou caractéristique de l’environnement matériel (à l’exclusion du matériel en cours d’utilisation) en lien avec l’activité en cours du travailleur (future victime) et gênant celle-ci. Ceci montre bien le caractère dynamique de l’environnement matériel de travail, du fait de la production et son effet sur les APM. Le facteur Présence d’un élément matériel et/ou caractéristique de l’environnement matériel sans lien avec l’activité en cours du travailleur (future victime) et gênant celle-ci (à l’exclusion des cas où les circonstances météorologiques rendent le sol glissant) révèle quant à lui que dans de nombreux autres cas (30 sur 143) des éléments physiques ou les caractéristiques de l’environnement physique gênent l’activité de la victime et sont sans lien avec cette activité. Dans quatre cas (sur les 30), ces éléments sont le produit d’interférences entre activités. Dans 10 cas, il s’agit d’un sol irrégulier ou d’un objet sur le sol, dans 7 cas d’un terrain extérieur irrégulier, pentu ou boueux. Dans 8 autres cas, il s’agit de rails au sol, de matériel, d’outil ou de poste de travail.
3.4 Extraction de scénarios récurrents
Lorsque le nombre et la formulation des facteurs génériques ont été stabilisés, chaque récit a été codé sous la forme d’une combinaison logique de facteurs génériques. Pour cela, le questionnement en partant du fait blessant, adopté par la méthode de l’arbre des causes (Monteau, 1997), a été utilisé. Pour chaque fait générique, les réponses aux questions « Quel fait a été nécessaire pour que ce fait apparaisse ? » puis « Un autre fait a t-il été nécessaire ? » ont permis de relier ce fait avec les faits antécédents qui se sont avérés nécessaires à sa survenue. La combinaison correspondant au récit d’APM mentionné dans le paragraphe 3.2 est représentée dans la figure 2. Les faits génériques apparaissent dans les cercles et les flèches représentent les liens de nécessité entre ces faits.
Neuf APM sur les 143 ne sont représentés que par deux facteurs : un facteur exprimant l’activité de la victime et la perturbation du mouvement et un facteur exprimant le fait blessant. Pour les autres APM, à ces deux facteurs s’ajoutent 1, 2, 3, 4 ou 5 facteurs génériques qui se combinent pour expliquer la perturbation du mouvement. Dans 42 cas d’accidents, la perturbation du mouvement est expliquée par au moins une conjonction de facteurs.
Huit classes d’APM ont ensuite été constituées à partir des 143 combinaisons logiques de facteurs génériques, au moyen de l’approche probabiliste. Ces classes sont composées d’accidents survenus dans le secteur de la métallurgie et dans celui de la construction. Les huit combinaisons logiques de facteurs génériques (représentant huit scénarios récurrents), calculées pour chacune des classes, sont présentées dans la figure 3. Les nombres mentionnés dans ces combinaisons renvoient aux intitulés des facteurs présentés dans le tableau 4. Chacune des huit combinaisons est partiellement partagée par la plupart sinon plusieurs accidents de la classe. L’extraction probabiliste cherche à maximiser le flux d’informations dans le réseau de facteurs génériques extrait. Ceci a plusieurs conséquences. D’une part, certains liens peuvent apparaître entre deux facteurs génériques, dans la combinaison de facteurs associée à une classe d’APM, sans pour autant être présents au sein des combinaisons logiques de facteurs associées aux observations (Abdat et coll., 2014). Ces transitions « non observées », au nombre de trois, sont marquées d’une croix sur les combinaisons présentées dans la figure 3. D’autre part, le facteur générique numéro 6, exprimant le plus grand nombre de faits blessants n’apparaît dans aucun scénario, signifiant que les combinaisons de facteurs associées à ces mêmes faits blessants sont réparties parmi les huit scénarios et non pas regroupées. L’étape de regroupement des APM similaires a en effet privilégié les similarités apparaissant dans les modèles de facteurs en amont de la perturbation du mouvement plutôt que celles associées aux facteurs présents aux niveaux 1 et 2. Le contenu du tableau précise également les intitulés de chaque scénario ainsi que le pourcentage d’APM parmi les 79 accidents survenus dans le secteur de la construction ( %const) et parmi les 64 accidents survenus dans celui de la métallurgie ( %met), qui constituent chacune des classes.
Les scénarios 2, 5 et 6 (cf. tableau 5) font émerger l’impact des incidents et accidents techniques et de la coactivité dans l’occurrence des APM.
Les scénarios représentent plus ou moins les APM survenus dans chacun des secteurs. En particulier, le scénario 5 ne représente que des APM survenus dans la métallurgie et le scénario 3 que des APM survenus dans le secteur de la construction.
4. Discussion
4.1 Corpus d’APM
On constate tout d’abord un faible pourcentage d’APM répertoriés dans la base de données EPICEA, au regard des données statistiques présentées en introduction. Ceci peut s’expliquer par le fait que les accidents mortels y sont répertoriés de façon systématique. Les autres accidents ne sont répertoriés dans la base que s’ils ont donné lieu à enquête et qu’ils sont considérés significatifs pour la prévention. On peut supposer que la nature des APM et le regard porté sur ces accidents sont autant d’obstacles à leur analyse approfondie et à leur recensement systématique, expliquant le faible pourcentage d’APM dans EPICEA.
4.2 La notion de perturbation du mouvement
Les perturbations du mouvement n’ont pas systématiquement occasionné une perte d’équilibre, bien que toutes aient entraîné une lésion. Les données statistiques au Québec, qui permettent de distinguer les cas de lésions consécutives à une chute des autres cas de lésions occasionnées par une perturbation du mouvement, montrent que plus de 20 % des AT sont occasionnés par une perturbation du mouvement sans qu’il y ait eu chute de la victime (Gauvin et coll., 2015). En même temps, une chute s’avère être le plus souvent la conséquence d’une perturbation du mouvement dont l’ampleur et les circonstances sont telles que l’équilibre corporel se trouve menacé, voire momentanément perdu. Ainsi sur la figure 4 est représenté l’ensemble des accidents du travail occasionnés par une perturbation du mouvement en distinguant les cas où il y a eu perturbation d’équilibre, puis perte ou récupération d’équilibre. La perte de contrôle, caractéristique de tout accident (Kjellén, 2000), est dans les cas d’APM la perturbation du mouvement. Cette perte de contrôle est la conséquence de la présence, à un moment donné, d’une combinaison de facteurs contributifs et de causes profondes (Kjellén, 2000).
La pertinence de considérer dans leur ensemble les différentes perturbations du mouvement survenant en situation de travail se pose. Afin d’argumenter cette proposition, considérons différentes situations accidentelles. Tout d’abord les cas de glissades récurrentes dans certains ateliers de fabrication de produits alimentaires lorsque les sols sont gras du fait de la production et lisses pour des raisons d’hygiène. Un facteur d’accident est récurrent dans ces situations : le sol lisse et gras. De plus, ce facteur est présent de manière quasi permanente. Le diagnostic est donc « vite » posé même si la décision d’appliquer un revêtement de sol antidérapant et adapté à ces situations et la mise en œuvre d’un tel revêtement sont parfois difficiles. Ce type de solution (installation d’un sol antidérapant ou suppression d’une marche dans un couloir par exemple) qui répond souvent à un seul type de perturbation du mouvement (glissade ou trébuchement par exemple) et qui neutralise un facteur d’accident visible et présent de manière quasi permanente est mis en œuvre dès lors qu’une entreprise a décidé d’améliorer son niveau de sécurité au travail. Il ne permet cependant pas de répondre à la prévention de l’ensemble des situations accidentogènes. D’autres perturbations du mouvement sont moins directement explicables. Prenons les cas d’accidents déjà évoqués dans le paragraphe 1.3 et analysés par Leclercq et coll. (2007). Les contrôleurs se déplaçaient vers le train au moment de son départ tout en surveillant les mouvements des voyageurs pour éviter qu’ils ne tentent de monter après le signal l’interdisant. De très nombreux APM se sont produits à ce moment de leur activité où leurs ressources visuelles devaient être partagées pour assurer à la fois la sécurité des passagers et leur propre sécurité. Les perturbations du mouvement étaient de différentes natures : heurt contre un poteau, trébuchement contre un dispositif podotactile d’éveil de vigilance ou encore raté de marche en montant à bord du train. Cependant, leur compréhension et leur prévention ont supposé d’aborder ensemble les différentes perturbations du mouvement pouvant survenir au cours de l’activité de travail.
4.3 Enseignements tirés des facteurs et combinaisons de facteurs d’APM
Les analyses d’APM exploitées montrent que les perturbations du mouvement occasionnant des lésions surviennent au cours d’activités très diverses. Elles montrent également que les difficultés rencontrées par un travailleur pour contrôler son mouvement sont souvent transitoires en situation de travail. Ces résultats confortent d’autres travaux. Par exemple, les glissades, trébuchements et chutes survenus dans le secteur de la construction et analysés par Bentley et coll. (2006) ont en effet montré que ces accidents se produisaient le plus souvent au cours de la manutention d’outils ou d’un déplacement. De plus, l’attention divisée entre deux « tâches » simultanées mobilisant l’attention visuelle (se déplacer et inspecter ou bien effectuer une tâche tout en surveillant les collègues travaillant autour) était présente dans un cas sur deux. Les montées/descentes de camion restent également une préoccupation en rapport avec la sécurité du conducteur, même après l’intégration systématique de marches et de rampes (Shibuya et coll., 2010). Enfin, Duguay et coll. (2001) ont montré que les blessures accidentelles au dos, survenant dans le secteur de la construction, mettaient en cause le plus souvent les efforts excessifs ainsi que les postures et les mouvements qui ne sont pas nécessairement associés à des efforts intenses. Selon les auteurs, les tâches connexes aux tâches qualifiées, incluant les tâches de manutention, constituent plus de la moitié des tâches associées aux différents scénarios d’accidents. Outre la manutention, il s’agit des tâches préparatoires ou subséquentes à une tâche principale (se munir de ses outils ou les ranger, nettoyer, etc.), ainsi que des tâches d’entretien ou de réparation d’équipement ou d’outils.
Des facteurs génériques expriment la présence d’un élément matériel qui est un produit de la coactivité (CECA, 1969) ou bien qui est en lien avec l’activité du travailleur, et qui gêne cette activité. Ces facteurs traduisent le caractère dynamique de l’environnement matériel de travail du fait de la production et montrent que la prévention ne peut se limiter à recommander le désencombrement des espaces de travail. L’application de cette recommandation va conduire à libérer les espaces des objets inutiles, présents de manière fréquente/permanente, et va donc accroître le niveau de sécurité dans les entreprises où de tels facteurs sont observés. Elle sera toutefois insuffisante pour prévenir de nombreux autres cas d’APM.
Plusieurs facteurs d’accidents montrent que les conditions dans lesquelles le travailleur exécute sa tâche rendent parfois le mouvement peu aisé, par exemple lorsque le matériel adapté est absent ou défectueux ou lorsque le travailleur doit exercer des forces contre un élément qui résiste. À ces moments de son activité, il s’adapte pour répondre aux exigences de la production. Selon Bentley et coll. (2006), la pression temporelle est le facteur contributif le plus fréquemment renseigné lors des analyses de glissades, trébuchements et chutes dans le secteur de la construction. La compréhension de ces accidents doit donc considérer l’ensemble des conditions de réalisation de l’activité et le but poursuivi par le travailleur puisque le mouvement constitue une composante de l’activité de travail et son contrôle s’inscrit dans les régulations opérées par le travailleur à travers son activité pour répondre à la production tout en sauvegardant sa sécurité. La prévention doit quant à elle croiser localement les logiques de production et de sécurité pour aboutir à des actions de prévention dont l’effet peut être durable.
Les résultats mettent en évidence des liens qui sont rarement établis dans la littérature relative à ces accidents, comme par exemple l’impact des incidents et accidents techniques et de la coactivité dans l’occurrence des APM, confirmant ainsi le rôle de l’organisation du travail dans la survenue des APM. On peut citer par exemple la coactivité lorsque deux corps de métier interviennent successivement et que l’activité du premier a entraîné la présence d’un élément qui gêne l’activité du second ou encore une activité collective improvisée. Bentley et coll. (2006) montrent également que les principaux facteurs de glissades, trébuchements et chutes dans le secteur de la construction sont liés à l’organisation du travail. Selon ces auteurs, les recherches ne se fondent pas suffisamment sur des analyses approfondies de ces accidents et une importance excessive est attribuée aux facteurs de risque de nature individuelle, ce qui conduit à occulter les facteurs en amont dans la genèse de la lésion. Duguay et coll. (2001) soulignent que la planification des travaux dans le secteur du bâtiment concerne, entre autres, la disponibilité des équipements et outils nécessaires à l’exécution des tâches, des accès aux lieux de travail, des aires d’entreposage ainsi que la circulation des matériaux.
4.4 Variabilités dans les situations accidentogènes et les situations de travail
Le sol rendu glissant par les conditions météorologiques n’est apparu être un facteur d’accident dans le corpus étudié que dans le secteur de la construction. Bentley et coll. (2006) ont déjà souligné le manque de protection vis-à-vis des conséquences du mauvais temps comme un facteur de risque de glissade, trébuchement et chute dans ce secteur. La diversité des facteurs et des scénarios d’accidents, leur présence plus ou moins fréquente dans chacun des deux secteurs corroborent des observations précédentes. En effet, les analyses d’accidents menées distinctement au sein de plusieurs entreprises par Leclercq et Thouy, (2004) et par Leclercq et coll. (2007) ont permis d’identifier empiriquement plusieurs scénarios récurrents d’APM dans chaque entreprise.
De plus, ces constats plaident en faveur d’une prévention locale et diversifiée des APM, déjà recommandée par Abbe et coll. (2011) pour le secteur de la construction, eu égard aux différences dans l’organisation du travail, dans les activités et dans les environnements d’une entreprise à l’autre. Ces auteurs distinguent également les différents métiers de la construction puisque le caractère accidentogène d’une situation de travail est très dépendant du type d’activité développé. Duguay et coll. (2001) mettent en évidence des scénarios d’accidents aboutissant à une lésion vertébrale dans le secteur de la construction qui diffèrent suivant la taille de l’entreprise. Plus que la taille, les auteurs questionnent l’impact de certains aspects de l’organisation du travail et de la gestion de l’entreprise, fortement liés à sa taille.
Environ un tiers des facteurs d’accidents, en amont de la perturbation du mouvement dans la genèse de la lésion, expriment un écart par rapport à la réglementation, les règles de l’art ou la situation habituelle : par exemple les facteurs 12 (absence ou défectuosité du matériel de travail) et 15 (déplacement inhabituel ou inapproprié du travailleur) dans le tableau 4. Les récits d’accidents ne proposent pas d’explication pour le premier facteur. En ce qui concerne le second, dans 10 cas sur les 16, des éléments explicatifs sont avancés. L’expérience, la formation et la qualification sont le plus souvent mises en avant dans le BTP (six cas sur huit), puis sont avancées la survenue d’un incident et l’interférence entre activités. Dans le secteur de la métallurgie, les éléments explicatifs sont le défaut de dispositions relatives à la protection/prévention et les caractéristiques du matériel rendant l’activité difficile ou impossible. D’autres facteurs renvoient à des éléments qui sont « habituels ». On peut citer par exemple le facteur 20 exprimant la coordination entre opérateurs au service de la tâche. D’autres facteurs enfin renvoient à des éléments qui peuvent être plus ou moins fréquents en situation habituelle : par exemple les facteurs 17 (activité occasionnelle), 24 (mode de fonctionnement non stabilisé) ou 30 (interférence d’activités). Les APM qui sont les plus difficiles à anticiper et donc à prévenir sont ceux qui sont caractérisés par une combinaison inédite de faits habituels, à un moment donné (Leclercq et coll., 2013). Dans ces cas, l’écart entre la situation accidentelle et la situation sans accident peut être étonnamment rapproché d’écarts observés dans certains cas d’accidents industriels, accidents qui sont décrits par Hollnagel (2004) comme un phénomène émergent ou, en d’autres termes, comme le produit de variabilités dans le fonctionnement habituel. Or, la variabilité correspond aussi aux modalités d’ajustements nécessaires au fonctionnement du système. Elle est source de performance comme de défaillance (Lundberg et coll., 2009). Ainsi, un équilibre doit être recherché entre une conception défensive de la prévention, basée sur la mise en place de barrières (Hollnagel, 2004) permettant de neutraliser les écarts observés avec les situations habituelles et une conception basée sur l’accroissement de la résilience du système ou de sa capacité à anticiper les difficultés.
La notion même de facteur d’accident se trouve ici questionnée pour deux raisons : le caractère émergeant de certains phénomènes accidentels (cf. ci-dessus) et le caractère contingent de la nature accidentogène d’un « facteur d’accident ». En effet, un élément de la situation de travail tel que, par exemple, L’activité en cours fait intervenir ensemble au moins deux opérateurs de manière improvisée peut se révéler accidentogène dans un contexte donné et facteur de sécurité dans un autre.
5. Limites
Les données exploitées sont extraites d’une base qui vise à l’exhaustivité de tous les accidents mortels auxquels s’ajoutent des accidents dont l’analyse enrichit la connaissance des risques et améliore la pertinence des mesures de prévention. Ainsi, les résultats ne peuvent prétendre représenter l’ensemble des APM et la gravité des APM représentés est probablement particulièrement élevée. L’exploitation de ces connaissances reste néanmoins d’un grand intérêt pour deux raisons. La première est que cette étude concerne un ensemble d’APM, ce qui est peu fréquent. La seconde est que cette étude exploite des analyses approfondies d’APM, analyses qui sont également rares au regard de la fréquence de ces accidents.
Dans ce travail, l’identification des facteurs d’accidents et la proposition de facteurs génériques sont essentiellement basées sur les contenus de récits d’accidents analysés par des préventeurs au moment de l’enquête dans leur région respective. La qualité des récits n’est pas homogène et il n’était pas possible de compléter les informations. Ceci a eu plusieurs conséquences : tout d’abord, la prise en compte d’un nombre limité de facteurs. La prise en compte des facteurs de stress, par exemple, a été montrée essentielle par Abbe et coll. (2011) pour expliquer les lésions, notamment les lésions accidentelles, survenant dans le secteur de la construction. Ces facteurs ne semblent pas avoir été explorés lors des analyses d’APM exploitées. Ensuite, le nombre de facteurs d’accidents identifiés dans chaque récit est très variable. Aucun élément explicatif de la perturbation du mouvement n’a pu être extrait de 9 récits sur les 143. Cette disparité dans les représentations des accidents à la suite du codage du récit fut une difficulté pour le traitement des données au moyen des réseaux bayésiens (Abdat et coll., 2014).
Bien que dans 42 cas d’accident la perturbation du mouvement soit expliquée par au moins une conjonction de facteurs, une seule conjonction apparaît (dans le scénario 2) parmi les 8 scénarios récurrents représentant les 143 accidents. La diversité des situations accidentelles (deux secteurs d’activité, entreprises différentes) et la richesse plus ou moins grande des analyses ont rendu difficile l’émergence de conjonctions similaires lors de l’extraction de scénarios récurrents. Les combinaisons récurrentes de facteurs d’APM identifiées par Bentley et Haslam (2001) ou par Leclercq et coll. (2007) provenaient d’accidents survenus dans une seule entreprise et analysés de manière approfondie par les chercheurs extrayant empiriquement les combinaisons récurrentes de facteurs. Ceci réduit la variabilité des situations étudiées et accroît la précision des scénarios. De plus, la recherche empirique des scénarios a conduit à laisser de côté, lors du regroupement des accidents, quelques accidents atypiques. Le regroupement réalisé dans cette étude a conduit à l’affectation de chaque accident à une classe parmi les huit. Ainsi, la variabilité des APM au sein des classes constituées est a priori plus élevée.
Si la prévention ne peut se baser uniquement sur les retours d’analyses d’accidents, ceux-ci sont essentiels aujourd’hui pour faire évoluer les représentations des contextes et des causes des APM. Le développement d’analyses d’accidents doit également, selon Hovden et coll. (2011), être un moyen d’anticiper des scénarios non encore survenus, ce à quoi répond tout à fait l’approche probabiliste adoptée. La seule analyse des accidents ne permet cependant pas d’étudier de manière suffisamment complète l’ensemble des éléments explicatifs de leur survenue. Les connaissances propres au secteur, les analyses d’activités, les entretiens sont autant de moyens complémentaires pour comprendre les risques. Ainsi, les caractéristiques de l’organisation du travail dans le secteur de la construction (en particulier la présence de plusieurs entreprises simultanément sur un site, les conditions ambiantes de travail changeantes avec l’évolution constante du chantier, les contrats souvent de courte durée) en font un secteur complexe et singulier, dont les caractéristiques pourraient être explorées de manière plus fine en lien avec les APM.
6. Conclusion
Tout comme l’étude de Duguay et coll. (2001), cette étude montre que les APM se produisent selon plusieurs scénarios. Les prévenir demande de s’intéresser à tous les scénarios.
Souvent considéré comme un accident simple, l’accident occasionné par une perturbation du mouvement se révèle être un accident dont la prévention ne peut être que locale et nécessite l’implication de tous les acteurs de la prévention, en particulier celle des travailleurs directement confrontés aux risques d’APM. Il est en effet essentiel de recueillir auprès des travailleurs les difficultés qu’ils rencontrent à certains moments de leur activité pour contrôler leur mouvement et dont ils sont les seuls à pouvoir rendre compte.
Dans les métiers de la construction, Bentley et coll. (2006) constatent que la faible prédictibilité de l’état du sol implique pour de nombreux métiers une difficulté supplémentaire pour le travailleur, augmentant le risque de glissade, trébuchement et chute. Le travail présenté ici confirme que si la réduction de l’« encombrement » des espaces de travail est une recommandation qu’il est facile d’édicter, sa mise en œuvre, de manière permanente, semble peu compatible avec les exigences de la production. Les logiques de production et de sécurité doivent être croisées pour une prévention durable des APM. L’organisation du travail et les activités de conception sont également à considérer en lien avec la survenue de ces accidents.
Les APM sont fréquents. Leur analyse approfondie et systématique, selon un cadre déterminé, et leur recensement systématique permettraient de disposer d’un ensemble plus homogène de représentations des accidents que celui exploité ici, et en nombre suffisant pour améliorer la méthode d’extraction probabiliste des scénarios récurrents d’APM. Ces analyses permettraient en particulier de mieux expliquer l’observation de comportements non sûrs. La littérature relative aux accidents dans le secteur de la construction montre en effet que ces comportements sont déterminés notamment par des facteurs sociaux, organisationnels et managériaux (Khosravi et coll., 2014). L’organisation du travail et les activités de conception sont à considérer en lien avec la survenue de ces accidents.
Appendices
Note
-
[1]
Sont exclues de cet ensemble les chutes à partir d’une situation de travail en hauteur ou lors de l’accès au travail en hauteur. Ces situations sont caractérisées par leur emplacement de travail (toitures, passerelles, charpentes…) ou l’utilisation de certains équipements (échelles, échafaudages, plates-formes de travail…).
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