Abstracts
Résumé
À partir d’une intervention en psychologie clinique du travail basée sur la co-analyse de l’activité dans un espace de coworking, cet article cherche à rendre compte du caractère avant-coureur de cette nouvelle forme d’organisation du travail, des motivations et des objectifs des co-fondateurs de cet espace et de ceux des coworkers qui l’utilisent. Utopie concrète, au sens de Bloch, elle offre un but vers lequel l’agir de chacun est tendu. Pour ces professionnels désenchantés ou privés du travail, le coworking s’invente et se vit avec une conscience anticipatrice, une tonalité créative et l’espoir de changer le monde. Faire travail pour parvenir à vivre de son travail, co-labore, travailler seul en présence des autres quand le travail et l’emploi, dans sa forme salariale, échappent : le coworking constitue-t-il une alternative adaptative, un « rêve pied au plancher », un nouveau paradigme, une utopie d’avenir ?
Mots-clés :
- analyse du travail,
- coworking,
- faire travail,
- organisation du travail,
- utopie concrète
Abstract
Based on an activity co-analysis in a coworking space using a clinical psychology of work approach, this article reports on the precursory nature of this new form of work organization, and the motivations and objectives of the co-founders of this space and those of the coworkers who use it. As a concrete utopia, in the sense of Bloch, it offers people a purpose to work towards. For these disillusioned or unemployed professionals, coworking is invented and approached with a proactive consciousness, a creative tone, and a wish to change the world. To make work so as to succeed in living off of one’s work, to co-labor, to work alone in the presence of others when work and employment, in their wage form, have fled. Does coworking establish an adaptive alternative, a "dream with both feet on the ground ", a new paradigm, a utopia for the future?
Keywords:
- work analysis,
- coworking,
- make work,
- work organization,
- concrete utopia
Resumen
A partir de una intervención en psicología clínica del trabajo basada en el co-análisis de la actividad en un espacio de coworking, este artículo busca describir el carácter precursor de esta nueva forma de organización del trabajo, la motivación y los objetivos de los co-fundadores de ese espacio y las de los compañeros de trabajo que lo utilizan. Utopía concreta en el sentido de Bloch, proporciona un propósito hacia el cual se oriente la acción de cada uno. Para aquellos profesionales desencantados o privados de trabajo, el coworking se inventa y se vive con una conciencia anticipatoria, una tonalidad creativa y la esperanza de cambiar el mundo. Hacer trabajo para lograr vivir de su trabajo, co-labore, trabajar sólo en presencia de otros cuando el trabajo y el empleo, en su forma salarial se escapan: el coworking constituye una alternativa de adaptación, un sueño "pies en la tierra", un nuevo paradigma, una utopía futura ?
Palabras clave:
- análisis del trabajo,
- el coworking,
- hacer trabajo,
- organización del trabajo,
- utopía concreta
Article body
1. Introduction
Nos interventions et recherches en psychologie clinique du travail s’intéressent aux liens entre organisations du travail et développement des sujets, entre travail et santé. Elles portent principalement sur la fonction psychologique de l’analyse clinique de l’activité dans les périodes de transitions, de changements, individuels, collectifs ou organisationnels. Nous nous intéressons à la manière dont l’analyse du vécu et du non-vécu (Philipps, 2013), la reprise de l’activité dans un cadre clinique dialogique, peut devenir une occasion de développement, un moyen d’à venir.
Une organisation du travail d’un nouveau genre, un espace de coworking, nous a sollicitée pour mener une intervention dans son milieu. De nos travaux empiriques, et à partir des matériaux issus de notre intervention, nous chercherons à rendre compte des perspectives cliniques, théoriques et de recherche qu’ouvre cette étude exploratoire dans un terrain qui bouscule nos repères et nos références.
Face aux profondes mutations du travail, le coworking est né et se développe. Plus qu’une alternative adaptative, il s’offre comme un répondant anticipateur et créatif aux changements. Nous émettons l’hypothèse qu’il pourrait être une fenêtre déjà ouverte sur l’avenir. Utopique mais bien concret, il interroge nos concepts autant que nos modèles théoriques. Ce constat empirique nous a conduite à mener une intervention basée sur la co-analyse clinique de l’activité, afin de mieux comprendre la fonction psychologique de cette forme nouvelle d’organisation collective du travail.
Nous avons mis notre hypothèse à l’épreuve en interrogeant, d’une part, les intentions des créateurs d’un de ces espaces[1] et, d’autre part, les attentes de ses utilisateurs. Nous proposerons dans une première partie de définir le coworking, de rendre compte de la dimension utopienne de cette organisation anticipatrice et de la manière dont elle bouscule nos repères en psychologie clinique de l’activité. Nous présenterons ensuite le dispositif de recherche fondamentale de terrain mis en œuvre et nous nous appuierons sur les matériaux recueillis afin de rendre compte de la fonction psychologique de cet espace partagé pour cette nouvelle communauté de travailleurs.
2. Quelques repères pour aborder la dimension utopienne de cette organisation
Au-delà d’un répondant efficient qui ne peut être réduit au seul partage de locaux professionnels, le coworking serait-il une organisation du travail utopienne (Bloch, 1976 ; Lallement, 2015) ? Cette nouvelle organisation peut être envisagée comme le moyen de faire face aux transformations liées à la mondialisation et aux développements des nouvelles technologies d’information et de communication, mais cette seule perspective semble trop étroite. En effet, le développement de ces espaces est corrélé au nombre de salariés privés ou désenchantés de l’emploi qui cherchent, par cette solution, un espace de socialisation et de valeurs vitales. Si le concept de base repose sur la réduction du coût du lieu de travail, il semble réduire également le coût de l’isolement, permettre d’échanger avec d’autres et stimuler la créativité. Alors, coworker serait-il un nouveau moyen pour pouvoir continuer à travailler et à vivre créativement (Winnicott, 1988) ? Ce qui relie ceux qui fondent et travaillent en ce lieu serait-il de créer collectivement un nouveau moyen de travailler et donc de vivre ?
2.1 Le coworking, alternative pragmatique ou souffle utopique ?
Le coworking est né sur la côte Ouest des États-Unis aux abords de 2005. Il connaît alors un développement mondial fulgurant[2], passant de 30 à 7800 espaces en 10 ans. Ce phénomène concernait 43 000 coworkers en 2010, et 51 000 en 2015. En France, 70 % des espaces ont vu le jour en 2 ans (2012-2014). D’abord implantés en milieu urbain, de nouveaux espaces s’invitent aujourd’hui en milieu rural. D’après le site internet d’un de ces espaces, les Studios Singuliers[3], on y viendrait « améliorer sa productivité » pour 86 % des coworkers, « faire des économies », « partager des compétences » pour 57 % d’entre eux ou encore « favoriser les opportunités ». Mais au-delà de la recherche d’un développement des performances de productivité, que viennent chercher les coworkers ? Le coworking y est défini comme une nouvelle organisation de travail consistant à partager des locaux professionnels. En ces termes, l’organisation du travail se trouve d’emblée reliée à l’espace de travail et le coworking est envisagé comme une organisation du travail innovante. Le développement de ces espaces de partage de locaux peut être en lien avec l’accroissement du nombre d’entrepreneurs indépendants. Il apparaît alors comme une solution pour rompre l’isolement et retrouver un espace de socialisation. Le concept de base repose donc sur deux principes : la réduction du coût du lieu de travail et la réduction du coût de l’isolement. Si le premier est, sans conteste, envisagé comme un principe économique de réduction des dépenses en investissement, le second, sous une apparence plus psychologique, semble aussi avoir des vertus économiques : pouvoir échanger avec d’autres pour stimuler la créativité et donc la performance et la rentabilité économique de son entreprise. Alors, le coworking serait-il le nouveau moyen de dépenser moins pour pouvoir continuer à travailler ? Loin des modèles de collaboration plus classiques tels que le cabinet professionnel, les ateliers de création artistique ou les firmes de consultants, le coworking traduit
« une rupture radicale dans le paradigme organisationnel. Le modèle fondé sur le tryptique centralisation, segmentation, spécialisation qui a permis l’immense succès de l’ère industrielle s’est épuisé. Il est remplacé par le modèle en réseau qui, lui, se fonde sur le tryptique polycentrisme, interconnexion, fertilisation croisée. […] Nous sommes aujourd’hui rentrés dans un nouvel univers sociétal (et donc économique) sans encore être capable d’en maîtriser les règles et les tiers lieux constituent sans doute un laboratoire de ce futur sociétal »[4].
Le coworking, espace indépendant et innovant, permettrait-il d’inventewr son emploi, d’en réduire le coût et donc de mieux supporter les aléas de la flexibilité et des marchés ? Sans exclure la question, le coworking est aussi associé aux valeurs qu’il véhicule et qui parlent à une génération de travailleurs indépendants. Ces valeurs permettraient-elles, ensemble, de mieux faire face à la crise de l’emploi ? La durabilité des liens, valeur revendiquée et soignée, semble favoriser le développement de partenariats économiques durables. Répondant économique, alors ? Ou valeur humaine ? La communauté est évoquée comme principe de base, mais là encore, valeur choisie ou principe subi, reliant en une communauté ceux que l’emploi, dans sa forme traditionnelle, ne peut inclure ? Force est de s’interroger : Le coworking est-il une solution alternative à la fin d’un modèle traditionnel du salariat possible pour tous ? Si le coworking est choisi par certains, la question n’est pas réglée pour autant. L’anticipation d’une exclusion probable peut conduire à préférer en faire le choix a priori, plutôt que d’en subir les effets a posteriori. Enfin, le coworking porté par un souffle utopique et libérateur du contrat de subordination ne risque-t-il pas de générer une nouvelle forme de condition subalterne intériorisée (Le Guillant, 2006) où la responsabilité personnelle serait accrue et où chacun aurait la charge de compenser le manque d’emplois au risque d’y perdre la santé ?
2.2 Une utopie vécue ?
Notre intervention nous conduit aujourd’hui à regarder cette nouvelle organisation du travail comme une forme d’utopie vécue. Si étymologiquement l’utopie s’offre comme refuge idéalisé permettant l’échappée du réel, Bloch dans le Principe Espérance (1976) nous permet de la concevoir comme un possible, comme un but vers lesquels l’agir pourrait bien nous conduire si nos rêves éveillés nous en ouvrent la voie. Ces derniers
« ont tous la privation pour point de départ et veulent tous y mettre un terme. Ce sont tous des rêves d’une vie meilleure. » (Bloch, 1976, p. 98)
Ce manque à être et à vivre, que le rêve éveillé objective, peut alors passer
« aux choses sérieuses dès lors qu’il se veut projet guidé par la sagesse de l’expérience. » (Bloch, 1976, p. 98)
Pour Bloch, le rêve éveillé a un destin tendu vers la poursuite résolue de son but.
« Le caractère sérieux du pré-apparaître qu’il constitue, du signe avant‑coureur qu’il renferme » est déjà l’annonce « d’un possible réel. » (Idem, p. 122)
Liée donc initialement à des éléments subjectifs que le rêve éveillé conjugue, l’utopie n’est donc pas, dans cette acception, une fuite idéelle hors du monde pour supporter la privation, mais bien une espérance possible qui, loin de la résignation, engage à l’action pour lui conférer une forme objectivable. Ainsi,
« la conscience utopique, en tant que conscience anticipante, est susceptible de trouver dans le réel les conditions d’un accomplissement effectif. » (Broca, 2013, p. 14)
L’espérance portée par le rêve éveillé et gorgée des connaissances de la réalité historique s’éclaire et peut, potentiellement, devenir une utopie concrète,
« conçue sur base de la latence d’un autre côté à venir, c’est-à-dire sur base des contenus d’un avenir qui ne s’étaient pas encore manifestés. » (Bloch, 1976, p. 124)
Le manque et ses affects négatifs nourrissent donc le rêve éveillé et ses affects d’attente qui dépassent déjà le présent.
« Le contexte temporel du contenu de ces affects est l’avenir. » (Idem, p. 136)
Plus l’action fait de cet avenir un futur proche et imminent, plus forts seront ces affects d’attente et plus proche sera l’horizon de l’utopie concrète. Ainsi,
« la fonction utopique arrache les affaires de la culture humaine au divan de la simple contemplation : elle découvre de la sorte […] la perspective non idéologiquement gauchie du contenu humain de l’espérance. » (Idem, p. 193)
Ce contenu,
« que l’homme travaillant, racine de l’humanisation, prodigue, en se métamorphosant à travers la suite de son histoire et en se développant en elle dans le sens d’une précision toujours plus grande. » (Idem, p. 287)
L’homme, sans cesse transformé dans son travail et par son travail, a encore beaucoup devant lui, à condition bien sûr que le travail ne soit pas ce qui lui manque pour vivre, ce qui lui manque pour être. Face aux questions actuelles et vives de l’emploi, le coworking arrache le manque de travail et/ou ses formes délétères de la simple contemplation pour en faire, dès à présent, une utopie concrète qui semble avoir de l’avenir. Ainsi, nous considérerons cette utopie professionnelle concrète
« dans le cadre d’une appréhension de l’histoire radicalement non déterministe, ouverte à la créativité individuelle et collective. » (Broca, 2013, p. 21)
2.3 Des ancrages théoriques bousculés : incitation à l’inventivité
Notre cadre théorique et méthodologique est celui développé et porté par l’équipe de psychologie du travail et clinique de l’activité du CRTD[5]. Nous ne poserons ici que deux jalons théoriques bousculés par cette nouvelle organisation du travail. Tout d’abord, notre modèle d’analyse clinique de l’activité dirigée repose sur une triade organisée autour de trois pôles : le sujet - pas d’activité sans sujet -, l’objet - mobiles et buts qui relient ceux qui travaillent - et Autrui - ceux à qui, avec qui, pour qui ou contre qui l’activité est réalisée - (Clot, 1998 ; 2000). Dans le cadre du coworking, ce modèle se trouve questionné par le fait que l’objet de l’activité ne soit pas partagé entre les coworkers : L’espace permet à chacun de travailler à côté d’autres qui travaillent, sans travailler à une œuvre commune. Ce présupposé, peut-être un peu hâtif, semble s’imposer et remettre en question notre modèle d’analyse. Nous y reviendrons. Ensuite, la fonction psychologique du travail réside, dans notre perspective, sur la séparation qu’il permet d’introduire, entre les modalités de fonctionnement psychique dominées par les pulsions et la possibilité d’un fonctionnement parvenant à s’en affranchir, au moins temporairement, au et par le travail (Clot, 2000). Cette mise à distance de soi, que le travail impose et permet, fait ressource pour chacun. Le travail, hors conditions délétères, offre donc la possibilité de « vacances de soi », peut procurer un repos parfois salutaire (Reille-Baudrin, 2014) ou encore soutenir des visées thérapeutiques (Tosquelles, 2000). Dans le coworking, les conditions et les règles de travail sont renvoyées à la responsabilité propre et ce cadre particulier complique cette séparation fonctionnelle entre préoccupations personnelles et occupations professionnelles. Si ces deux points théoriques sont ici soulevés, c’est parce que cette forme nouvelle d’organisation du travail n’en fait plus, à première vue, des recours fonctionnels immédiats, invitant à se laisser surprendre et incitant à la créativité.
2. De l’intervention à l’analyse des matériaux
Notre intervention cherchait à analyser les enjeux et les fonctions de ces pratiques utopiennes. Pour y répondre, nous avons déployé un cadre doublement orienté : en direction des coworkers et en direction des co-fondateurs du lieu. Nous avons, dans cette perspective, constitué deux groupes distincts de co-analyse de l’activité basés sur le volontariat. Pour engager ce travail de co-analyse de l’activité de coworkers, nous avons présenté le dispositif d’intervention (cadre, méthode mobilisée, calendrier des séances, déroulement) et constitué un groupe de volontaires acceptant de s’engager dans ce dispositif à titre personnel, mais aussi dans la perspective d’une restitution à l’ensemble des coworkers des Studios Singuliers. En parallèle, les trois co-fondateurs se sont engagés dans un travail d’analyse de leur activité en tant que fondateurs afin d’éclairer ce qu’ils cherchent à construire et à offrir aux usagers.
2.1 Côté coworkers : « c’est paradoxal ! »
Un groupe de cinq volontaires a été constitué dont l’hétérogénéité en matière d’âge, de genre, de statut, de métiers était représentative des coworkers de cet espace : le plus jeune avait une petite vingtaine d’années, le plus vieux, une soixantaine, parmi eux, deux hommes, trois femmes. Variations de statuts également, car l’un était salarié d’une entreprise implantée à l’étranger, deux d’entre eux exerçaient une activité indépendante et deux autres étaient chef d’une très petite entreprise.
Nous avons déployé notre intervention toujours dans une forme collective. Chaque séance a été consacrée à l’analyse de l’activité de l’un des coworkers volontaire suivi d’un dialogue dans le groupe. Les séances se sont organisées en trois temps et ont pris la forme suivante :
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Un temps initial consacré à éclairer la situation professionnelle de chacun au moment du choix du coworking introduit par la question suivante : « Dans quelle situation professionnelle étiez-vous au moment où vous avez décidé de coworker ? »
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Un temps de présentation de l’activité de chacun suivi d’un entretien réglé par la méthode des instructions au sosie (Odonne, 1981 ; Clot, 1995 ; 2001 ; Reille-Baudrin, 2011, 2012, 2013) et portant sur une séquence d’activité choisie par le professionnel pour faire l’objet de la co-analyse de son activité et rapportée dans l’espace du groupe par la consigne suivante : « Suppose que je sois ton sosie et que je sois en situation de devoir te remplacer dans la séquence d’activité que tu as choisie, qu’est-ce qu’il va falloir que je sache afin que personne ne s’avise de la substitution ? » Chacun des participants choisit préalablement une séquence de travail ordinaire et, dans notre cas, une séquence de travail prévue à l’agenda et se déroulant dans l’espace de coworking. S’engage alors un dialogue durant lequel le professionnel donne des consignes à son supposé sosie, ici l’intervenante. Cette méthode permet de prélever, à la manière d’une carotte géologique, une séquence très précise et détaillée d’une activité à venir, mais composée par l’accumulation des sédiments de l’expérience et la trace des préoccupations présentes.
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Un temps de dialogue à chaud entre l’intervenant, supposé sosie, et le professionnel, élargi ensuite à l’ensemble du groupe.
Ce déroulement cherchait à éclairer autant l’activité de chacun, ce que la méthode des instructions au sosie vise et révèle, que les mobiles de sa présence ici, afin de tenter de répondre à notre hypothèse : l’analyse de l’activité de coworkers ouvrirait-elle une voie d’accès à la fonction psychologique de ces espaces contemporains de travail et anticiperait‑elle des enjeux pour l’avenir du travail du fait de son caractère d’utopie vécue ? La perspective clinique de cette recherche n’a pas cherché à rendre compte d’un profil standard de coworker, mais à éclairer les variations de la fonction psychologique de cet espace pour ces coworkers qui y inscrivent leur activité.
L’ensemble des séances ont été enregistrées et chacun a ensuite pu retranscrire et revenir sur certains passages de son instruction au sosie. Nous présenterons l’activité de chacun au travers des séquences de travail choisies par chacun lors des instructions au sosie :
Séance 1 : Le professionnel, créateur de référence, choisit une séquence relative au référencement de nouveaux instruments de musique en vue du catalogue à venir. L’activité se déroule à une table partagée au centre de l’espace de coworking, avec un ordinateur portable. Le professionnel est alors en lien avec des fournisseurs, le service marketing, les commerciaux de son entreprise. Il décrira son activité en détail, soulignant qu’il s’agit d’un travail « mondialisé » entre Paris où il se trouve, la Chine où sont ses fournisseurs et le pays européen où siège sa société. Il décrira techniquement comment il retient, indexe et référence un produit. Il mettra à jour « ses routines, comme si j’étais dans mon entreprise », précisant qu’à tout instant « on peut le sonner », qu’il « a des comptes à rendre au patron ».
Séance 2 : La professionnelle, créatrice de parcours de tendances, choisit une séquence de « prospection à froid » avec, comme finalité, de décrocher un rendez-vous. Entre courriels et appels téléphoniques, la professionnelle développera une stratégie adaptée à chaque entreprise démarchée visant « une clientèle pointue pour des particuliers haut de gamme ». Proposant des parcours dans des domaines particuliers, l’activité est liée au prospect contacté, entre courriels standards pour certains et appels téléphoniques ou courriels personnalisés. L’objectif d’une centaine de contacts est posé, la tâche qualifiée de « désagréable, pas créative, répétitive » et le lieu, un cadre pour y faire face.
Séance 3 : La professionnelle, conceptrice de sites web, choisit une séquence située en début d’après-midi, un jour ordinaire. L’urgence s’invite immédiatement durant l’instruction au sosie. À la lecture « des cent courriels reçus » durant la pause, « tout est urgent ». Si les clients se manifestent, « c’est qu’il y a une urgence, pour eux ». L’objectif est là aussi fixé « en gérer 30 par jours, accepter de n’être jamais à zéro, faut en garder pour après ». S’adressant au sosie, la professionnelle dira : « Toi, tu prends le résultat des développeurs qui travaillent la nuit en caleçon », « c’est un réseau de travail, on staff toutes les compétences différentes ». Et, « moi, je suis le siège ».
Séance 4 : Le travail de la professionnelle, partagé entre une activité de formation et de production dans le secteur de l’informatique, la conduira à opter pour une séquence d’instruction au sosie à la croisée des deux : la réalisation d’une proposition commerciale. « Une activité assez solitaire, pas de prospection, les contrats arrivent tout seuls ». Des détails sur le travail de rédaction de la proposition, les modalités, les tarifs engageront le groupe à des échanges sur un possible partage de cette activité spécifique que chacun réalise seul et que beaucoup partagent pourtant.
Séance 5 : Engagé dans une activité commerciale afin de « redynamiser » sa propre société, fréquemment « en clientèle », le professionnel choisira une séquence durant laquelle il réinterrogera ses stratégies de communication en lien avec les prestations de services qu’il offre, en fonction de ses associés, ses clients : comment présenter son agence, l’équipe, les sous-traitants, l’offre, son réseau avec cet objectif de relance de l’activité dans le cadre précis de la phase budgétaire d’une réponse à un appel d’offre. « Le cadre est studieux et permet justement d’être bien concentré. »
C’est à partir de l’analyse des traces de ces séquences très singulières, référées aux caractéristiques propres de leurs activités professionnelles, réalisées côte à côte dans ce lieu partagé, évoquées dans le détail lors des instructions au sosie et sans cesse remises en dialogue dans le groupe lors des séances suivantes, que nous dégagerons quelques perspectives en lien avec nos hypothèses.
2.1.1 À l’origine du coworking : un contexte singulier pour une quête partagée
Nous rapporterons, pour chacun des coworkers, des extraits de la première phase de l’entretien, relatifs à leur situation au moment où ils ont opté pour cette forme nouvelle d’organisation du travail. Un choix qui les rassemble alors même que leur activité personnelle offre, nous l’avons vu, une palette variée de métiers : « créateur de références » pour une entreprise d’instruments de musique, création et commercialisation « des parcours de tendances », conception et réalisation de sites web, formation, conseil.
Sur la toile de fond d’une situation personnelle et d’une activité professionnelle singulière, c’est l’insatisfaction, la privation qui orientent chacun vers ce pré-apparaître (Bloch, 1976) :
« La société que je dirige, je l’ai créée depuis 2005… Cela veut dire que je travaillais chez moi… J’avais mon activité professionnelle… C’était un moment où j’ai éprouvé le besoin, je dirais même la nécessité de trouver un lieu, une extériorité et donc un espace de coworking. Alors pourquoi ? Alors cela c’est une question. D’abord parce qu’il était nécessaire que je sépare clairement la vie privée de la vie professionnelle, cela ne l’était pas assez… Il y a eu un temps où cela me convenait et puis il y a un temps où cela ne me convenait plus. Voilà, j’ai deux grands adolescents qui sont à la maison et l’espace ne me permettait pas de m’isoler suffisamment pour avoir des temps où je puisse être déjà posé. Au-delà de cela, j’avais besoin d’un cadre et j’avais besoin de redonner une dynamique à mon activité… »
« Alors, en fait… j’ai travaillé pendant de nombreuses années à la fois en tant que salariée et indépendante. Salariée à temps partiel et indépendante à temps partiel… À un moment, il y a quatre ans, ou cinq ans, je ne sais plus exactement, donc je me suis retrouvée d’abord à travailler de chez moi puisque l’entreprise dans laquelle je travaillais n’avait plus de bureaux, pour raisons économiques (rire) et suite à un licenciement, toujours pour raisons économiques, je me retrouvais complètement en indépendante donc à travailler chez moi. »
« J’ai été licenciée d’un travail pendant une période d’essai… C’était le coup de pied dans le derrière dont j’avais besoin pour me dire : « Bon ben, allez j’y vais ! » Un temps de réaction assez long… J’avais déjà pensé à rejoindre un espace de coworking parce que je n’aime pas travailler seule chez moi. Je n’y arrive pas et je n’aime pas ça surtout. »
« Avant de venir ici, je travaillais chez moi, la même fonction tout simplement. Les raisons qui ont fait que j’ai bougé ici ? Tout simplement pour avoir un vrai espace de travail, plus efficace on va dire que ma table de salon. Mon activité ? Je suis salarié, responsable produit, salarié d’une entreprise à Bruxelles. Je suis détaché ici… »
« J’étais dans un autre coworking où je ne me plaisais plus. C’était entre décembre et janvier. Donc j’ai rendu mon bureau et j’ai travaillé de chez moi en janvier, en cherchant, et fin janvier 2013 j’ai trouvé ici et je suis rentrée… Ça fait presque deux ans ! »
2.1.2 Un espace aux fonctions paradoxales
Salariés, indépendants, créateurs d’une entreprise déjà confirmée ou à peine naissante, les coworkers ont en commun la quête d’un espace délimité mais auquel ils assignent des fonctions paradoxales. Ce qui est recherché, c’est un espace autre que la « table de salon », plus efficace, plus dynamique ; un espace qui permette de
« s’isoler suffisamment pour avoir des temps où « être posé », mais aussi un lieu où ne pas être seul ; un ailleurs que chez soi, un lieu tiers qui permette de re-créer une différenciation possible entre vie personnelle et vie professionnelle. Parce que « travailler de chez soi, non, c’est aliénant ! Après, chez toi n’est plus chez toi. »
Cette fonction de séparation entre vie privée et vie professionnelle est reliée à l’espace partagé, où les autres qui travaillent aussi, incarnent cette force de rappel du prescrit qui contraint l’action autant qu’elle la stimule :
« Je n’aime pas travailler seule, je n’y arrive pas »,
« je viens ici pour être plus disciplinée, là où il y a des gens studieux ».
Le lieu est envisagé comme un espace physique et symbolique. Il favorise l’échappée de chez soi.
Mais, paradoxalement, il convient que cet espace offre ce « petit confort que les trois créateurs ont apporté, et qui fait qu’on est un peu comme dans un grand salon ». Si la fonction contenante du « cadre recherché peut paraître aux antipodes de la liberté » revendiquée, l’un d’eux souligne que l’on dit aussi « un cadre de vacances ». En somme, ce qui est recherché c’est, d’une part, de parvenir à séparer ces deux espaces, « personnel » et « professionnel », aux fonctions psychologiques différentes mais, d’autre part, c’est paradoxalement chercher à trouver « un lieu de travail et un lieu de partage » où, relié aux autres, chacun parvienne à cadrer son activité professionnelle. Lors de l’analyse, les coworkers soulignent tous qu’au-delà d’un espace physique et symbolique de travail, travailler aux Studios Singuliers c’est aussi pouvoir être avec d’autres qui travaillent aussi.
Que l’on vienne pour retrouver un lieu où les « routines » de travail règlent et organisent l’activité ou que l’on y cherche un « espace de liberté », « un cadre de travail », ou encore à « se mettre sur le rythme de sa boîte », à « reproduire les horaires », à « récupérer une certaine efficacité », les autres sont essentiels. L’un d’entre eux soulignera poursuivre, dans un même endroit, deux objectifs opposés :
« Rechercher quelque chose de très cadré et en second cercle, des relations, les espaces autour d’un café »,
une socialisation qui se traduit par ces petits espaces de dialogues avant de partir le soir, ou en début de semaine. Un autre convoquera, à partir d’un souvenir, ce qui fait la différence :
« Un jour, je cherchais un lieu de coworking. Je suis entré dans un espace, chacun avait le nez sur son truc, pas un bonjour ! Ici, j’ai été accueilli ».
Un autre soulignera alors ce qui fait la différence :
« Des gestes d’entente, des gestes de liens, très marquants, très marqués ».
L’idée fait débat, et il se dégage que « partager un même espace, c’est en partager la philosophie », c’est même la choisir. Ayant fréquenté un autre espace de coworking, l’un d’entre eux confirmera l’importance du lieu.
« J’ai choisi ce lieu, je l’ai choisi. Avant, en fait là-bas [dans un autre espace de coworking] c’était comme dans des places de parking… Ici, il y a un feeling, j’ai signé le jour même. Finalement on ne peut pas travailler n’importe où. »
Un autre ajoutera :
« Ici on te donne l’impression de te choisir, il n’y a pas que toi qui choisis. Finalement, on t’a choisi ».
Lorsqu’on interrogera cette philosophie implicitement partagée, elle sera caractérisée par des accès à l’interpersonnel formalisés au travers des rencontres, découvertes, conférences-débats hebdomadaires, soirée barbecue mensuelle, portraits de coworkers dont les vidéos ont été mises en ligne sur le site… ; et d’autres moins formels à la cuisine, l’espace d’un café, sur la terrasse, autour de moments d’échanges imprévus mais choisis, de petites habitudes et rites partagés (Bryon-Portet, 2013 ; Reille-Baudrin et Werthe, 2010).
Dans l’absence d’objet commun de travail, les relations avec les autres structurent et renforcent ce collectif confronté à un même défi vital : trouver les moyens et le courage de parvenir à travailler pour vivre. Là où hier l’objet à produire faisait lien dans une communauté professionnelle, l’objet partagé est ici tissé dans le creux du manque. C’est parvenir à travailler qui s’impose comme objet premier et partagé.
2.1.3 Travailler seul en présence des autres
Et pourtant, si les relations sont des ressources vives,
« la figure d’un travailleur seul » s’invite et s’impose dans les échanges.
« Un travailleur face à un ensemble de tâches très variées qui est au final très seul par rapport à l’organisation du travail ».
On travaille moins avec d’autres qu’à côté d’autres qui travaillent aussi. Ces espaces-temps, où les liens s’invitent, sont autant de vecteurs d’objectivation possibles du temps, du rythme de travail effectué que de l’activité de travail elle-même pour ces professionnels isolés. Ensemble, on se voit dans le regard de l’autre, faire quelque chose seul, mais en présence d’autres qui font aussi quelque chose. D’un côté, « on est plutôt côte à côte, chacun dans sa bulle », de l’autre, « c’est CO qui est important dans coworking ». Là encore, le paradoxe s’invite sous forme de question :
« Comment on s’inscrit dans un collectif tout en travaillant seul » alors qu’il y a ici « des gens qui travaillent ensemble, mais chacun fait son travail ».
Le concept de collectif professionnel, fait de pairs qui partagent la même activité, ne permet plus de définir cette communauté reliée par le fait de trouver et créer les moyens de faire travail. Ces paradoxes ouvrent des perspectives sur la fonction de cet espace anticipateur pour l’avenir du travail ainsi que pour les enjeux et les destins possibles du co-labore qui s’origine dans un contexte singulier, engage à une quête commune et dont l’aboutissement serait de parvenir à travailler seul en présence des autres (Winnicott, 1992 ; Phillips, 2008). Si le travail a pu être envisagé comme moyen de vivre, parvenir à vivre conduirait, aujourd’hui, à se rassembler pour créer ensemble les moyens de travailler seul. Maturité affective, disait Winnicott à propos du fait de parvenir à être seul en présence des autres, état accessible seulement lorsque chacun a pu préalablement et paradoxalement bénéficier directement de la présence de l’autre. Maturité et développement également pour parvenir à travailler seul en présence des autres ?
Peut-être, mais à condition que le paradoxe de la présence de l’autre au travail soit bien la condition préalable et indispensable pour parvenir à travailler seul en présence des autres. Le collectif professionnel fait d’histoires, de règles et de genres partagés laisse donc la place au co-labore, travailler seul en présence d’autrui, que l’on soit salarié ou indépendant, concepteur de site web, offreur de parcours de tendances, designer, responsable de produit… Mais alors un risque se dessine : la capacité d’être seul, qui repose sur les ressources psychiques personnelles liées à l’expérience initiale de séparation, mobilisée ainsi pour travailler, menacerait la séparation psychologiquement fonctionnelle entre vie personnelle et vie professionnelle. À moins que l’espace de coworking, par ses règles et ses rites qui fondent la communauté, puisse tenir cette fonction et assurer ainsi aux coworkers un espace de travail favorable à leur santé mentale.
2.2 Côté co-fondateurs : « un rêve pied au plancher »
Les trois fondateurs, contrairement aux coworkers, ont en commun formation initiale et métier. Designers, chacun a exercé son métier avant de s’engager ensemble dans la création de ce lieu. Un lieu qu’ils ont rêvé, imaginé, désigné et fondé ensemble.
Leurs trois instructions au sosie s’attacheront à révéler, à partir du choix de trois activités différentes, des axes de développement de l’espace de coworking.
Ainsi, l’un des co-fondateurs, « responsable de la communication des Studios Singuliers », a choisi une séquence d’activité consacrée à la création graphique, en vue d’une communication interne et externe sur l’espace de coworking. Pour un autre des co-fondateurs, il s’agira d’une séquence d’activité consacrée à la visite d’un nouveau lieu et aux projections dans le cadre d’un projet d’agrandissement de l’espace. Et le dernier co-fondateur choisira une séquence d’activité se déroulant dans un autre lieu de coworking, lors d’un rendez-vous avec d’autres responsables dans la perspective de développer un réseau des « lieux tiers ».
« À la base, dira l’un d’entre eux, on a essayé d’imaginer, de créer un truc utopique et idéal, et après on a vu que ça existait… »
Peut-on, comme Lallement à propos des hackerspaces,
« faire le pari qu’effectivement le temps des utopies concrètes est advenu » (2015, p. 416) ?
Entre graphisme et design, les trois co-fondateurs ont créé, inventé, dessiné un espace alternatif qui permette de travailler, un monde au « ton frais, léger, optimiste », « une teinte », « une petite musique qui trotte », « un consensus qui nous représente », « un horizon à trois ». Un monde créé pour soi aussi et donné aux autres. Création ouverte à propos de laquelle les coworkers, utilisateurs du lieu, font aujourd’hui des retours, expriment leurs attentes.
Ils ont pris plaisir à se remémorer le « bonheur du projet », ce temps où « l’on parlait des heures », « on mettait la poussière sous le tapis », ce « début où on tenait un stylo à trois, on montait une table à trois ». Ces retrouvailles du plaisir initial rappellent ce temps où « on a été super forts quand on avait un rêve et des ambitions utopiques mais on ne bouffait pas » et ce rappel évoque des « regrets de la période de lancement, de ce bouillonnement créatif ». Pour les co-fondateurs alors, comme pour les coworkers aujourd’hui, la réalisation de cet espace cherchait à répondre à la question suivante : « Comment développer une activité qui nous ferait manger ? » Question de vie, question vitale en somme, mais « on expérimente pour mieux construire et capitaliser dessus ». Dans la perspective de l’utopie concrète, ils s’interrogent : « Qu’est-ce qu’on va créer comme modèle ? », « tout va se produire d’en bas ? » Le modèle semble s’être orienté dans trois directions :
-
Créer l’espace avec une conscience anticipante (Bloch, 1976) : « Quand tu vois l’espace, il y a des zones précises et des zones de flou. Les autres sont consultés pour enrichir les zones de flou… C’est quelque chose d’ouvert pour être attrapé. »
-
Imaginer une tonalité d’espérance (idem) : « Faire résonner une petite musique, quelque chose de frais, léger ». Mais, « léger, c’est ambivalent, on pourrait penser à quelque chose qui n’ait pas de fond, mais c’est plutôt quelque chose qui ne soit pas gras. Pas le truc qui plombe. Ce grain, c’est ce que l’on n’arrive pas à exprimer. C’est ce qu’on a fait et qu’on ne sait pas exprimer ! »
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Porter le modèle à l’extérieur pour transformer le monde (idem) : « Les partenariats permettent de continuer un rêve ». Parler et porter le modèle concret de l’utopie à l’extérieur, « prendre la parole au nom du je pour nous, porter un projet, une ambition, fournir des envies ».
3. Pour conclure : Faire travail, une utopie concrète d’avenir ?
Le coworking, en libérant ces voies créatives ne risque-t-il pas de conduire co-fondateurs et coworkers à l’enivrement d’espérances démesurées et au doute toujours possible :
« J’ai l’impression qu’on s’est structuré et le doute que j’ai c’est : « Est-ce qu’on s’est pas coupé les ailes » » ? Les Studios Singuliers devaient devenir un terrain de jeu, que nos activités prennent de l’essor »,
mais « aujourd’hui, est-ce qu’on a encore un projet ? J’ai un pincement au cœur. Il y a quelque chose à saisir, et je ne sais pas si on va le saisir dans une dimension collective. J’ai un pincement parce que c’était superbe, passionnant, palpitant… »
Un projet qui aurait vocation à s’élargir au-delà de ce périmètre ? C’est
« comme si l’expérience des Studios pouvait se développer en plus grand, en plus beau, l’envie d’installer un grand truc ».
Mais la question de vie reste première et, « sur cette question, tu es plus serein si tu manges à la fin du mois ». Et c’est
« exactement à cet endroit que se constitue ce qui stimule le potentiel optatif des affects d’attente, tous nés de la faim, ce qui dans certains cas repousse ou décourage, dans d’autres au contraire incite à l’action et à la poursuite d’une vie meilleure : c’est ici que se forment les rêves éveillés. » (Bloch, 1976, p. 98)
Il faut travailler aussi pour soi, seul, parce que l’espace de coworking ne remplit pas suffisamment cette fonction rémunératrice pour faire vivre les co-fondateurs. En somme, pour faire évoluer cette création utopique, cet espace « ouvert pour être attrapé », il faut en prendre soin afin que cette création puisse se développer « en plus grand, en plus beau », et devienne ce « grand truc ». L’analyse fait émerger ces paradoxes dont on peut penser qu’ils ont aujourd’hui des allures psychodynamiques, mais dont le risque qu’ils se retournent en paradoxes défensifs n’est jamais totalement exclu (Roussillon, 1980). Dynamiques aujourd’hui, ils soutiennent le développement de ce modèle alternatif utopien où créer la possibilité d’un travail anticipe du fait de pouvoir travailler. Faire travail est une nouvelle condition de vie, un nouveau paradigme et un chantier de recherches à venir. Ce qui rassemble les fondateurs comme les coworkers, c’est un « trouvé » commun. Nous entendons par là qu’ils ont bien, finalement, un objet partagé : un état du travail dégradé, insatisfaisant, manquant ou encore perdu. Et c’est pour pallier ce donné en creux que les fondateurs ont créé les Studios Singuliers, devenus le moyen pour les coworkers de faire travail pour vivre. Mais pour les uns comme pour les autres, l’avenir de cette création repose sur la co-responsabilité du développement de cet espace. Ce qui signifie que tous sont parties prenantes du destin de cette utopie concrète, parce que
« les grandes œuvres ont quelque chose, c’est-à-dire quelque chose de nouveau, à communiquer à chaque époque, quelque chose qui avait échappé à l’époque précédente. […] Les utopies concrètes « ne se bornent pas à souffler des bulles de savon », elles « percent des fenêtres qui ne s’ouvrent que sur le monde encore imaginaire d’une possibilité toutefois concrétisable. » (Bloch, 1976, p. 124)
Fenêtres ouvrant vers un tiers-lieu encore à inventer mais dont ces espaces en esquissent peut-être déjà les plans (Burret, 2014). Notre démarche clinique et qualitative de recherche, sans permettre de généralisation, propose par ces percées, un point de vue encore peu exploré.
Appendices
Notes
-
[1]
Camille Garnier, Sébastien Malcotti et Basil Samson, jeunes designers, ont créé les Studios Singuliers, espace de coworking parisien, en 2013.
-
[2]
https://issuu.com/studiossinguliers/docs/bazms/40 ?e =23429034/33170632
- [3]
-
[4]
Zones mutantes,
https://issuu.com/studiossinguliers/docs/bazms/40 ?e =23429034/33170632
-
[5]
Centre de recherche sur le travail et le développement, Cnam, EA 4132, sous la direction du professeur Yves Clot.
Bibliographie
- Bloch, E. (1976). Le Principe Espérance. Gallimard, Paris.
- Broca, S. (2013). Comment réhabiliter l’utopie ? Une lecture critique d’Ernst Bloch. Philonsorbonne. http://philonsorbonne.revues.org
- Bryon-Portet, C. (2013). Les rites de convivialité dans les escadrons de chasse de l’armée de l’air. Communication & Organisation, 44, 149-164.
- Burret, A. (2014). Étude exploratoire des Tiers-Lieux comme dispositif d’incubation libre et ouvert de projet, XXIIIe Conférence Internationale de Management Stratégique, Rennes. http://movilab.org
- Clot, Y. (1995). L’échange avec un « sosie » pour penser l’expérience. Un essai ». Société Française, n° 3, 51-55.
- Clot, Y. (1998). Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie. La Découverte, Paris.
- Clot, Y. (2000). La fonction psychologique du travail. PUF, Paris.
- Clot, Y. (2001). Méthodologies en clinique de l’activité. L’exemple du sosie. Dans, Les méthodes qualitatives en psychologie, 125-147. Dunod, Paris.
- Lallement, M. (2015). L’âge du faire. Hacking, travail, anarchie. Seuil, Paris.
- Le Guillant, L. (2006). Le drame humain du travail. Essais de psychopathologie du travail. Paris, Érès.
- Oddone, I. (1981). Redécouvrir l’expérience ouvrière. Vers une autre psychologie du travail ? Éditions sociales, Paris.
- Phillips, A. (2008). Winnicott ou le choix de la solitude. L’Olivier, Paris.
- Phillips, A. (2013). La meilleure des vies. Éloge de la vie non vécue. L’Olivier, Paris.
- Reille-Baudrin, E. (2011). Reconversion professionnelle, l’espace d’une transition. D’une clinique de l’expérience à l’expérimentation clinique de l’espace transitionnel : la méthode des instructions au sosie. Thèse de doctorat en psychologie du travail et clinique de l’activité, Cnam, Paris.
- Reille-Baudrin, E. (2012). Conflits et mobilité dans l’espace d’une transition, Éducation permanente, Hors série, 59-67.
- Reille-Baudrin, E. (2014). En vacances au travail ? Jobsferic. www.jobsferic.fr
- Reille-Baudrin, E., Werthe, C. (2010). Le développement du collectif : un moyen durable de prévention de la santé au travail ? Nouvelle revue de psychosociologie, 10, 209-221.
- Reille-Baudrin, E., Werthe, C. (2013). Quand l’impensable guide l’intervention. L’imprévisible accident mortel dans l’activité des agents de contrôle du travail. @ctivités, 10, 1.
- Roussilon, R. (1980). Paradoxe et continuité chez Winnicott : Les défenses paradoxales, Bulletin de psychologie, 350, Tome XXXIV.
- Tosquelles, F. (2000). Le travail thérapeutique en psychiatrie. Toulouse, Érès.
- Winnicott, D. W. (1988). « Vivre créativement ». Conversations ordinaires, Paris, Gallimard, 43-59.
- Winnicott, D. W. (1992). « La capacité d’être seul ». De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 325-333.