Abstracts
Résumé
Les sols organiques sont une ressource importante pour les cultures maraîchères. Par contre, ces cultures sont très exigeantes en termes de contrôle phytosanitaire, de fertilisation et de travail du sol. Combinées à la problématique d’affaissement des sols organiques, les pratiques actuelles menacent la pérennité de cette ressource. Dans cette étude, nous testons le potentiel de la crotalaire (Crotalaria juncea) comme engrais vert afin de contrôler les nématodes phytoparasites et comme apport de carbone. L’enfouissement de la crotalaire a permis de réduire de dix fois les populations du nématode cécidogène du Nord (Meloidogyne hapla) et d’augmenter significativement les rendements de carottes l’année subséquente. Aucun effet significatif n’a cependant été observé sur le nématode des lésions, Pratylenchus penetrans.
Mots-clés :
- amendement du sol,
- affaissement des sols organiques,
- Crotalaria juncea,
- gestion phytosanitaire,
- lutte biologique,
- Meloidogyne hapla,
- Pratylenchus penetrans
Abstract
Organic soils are an important resource for vegetable crops. However, these crops are very demanding in terms of pest control, fertilization and tillage. Combined with organic soil subsidence, current practices threaten the sustainability of this resource. In this study, we test the potential of Sunn hemp (Crotalaria juncea) as a green manure to control populations of plant-parasitic nematodes and as a carbon input to the soil. Incorporating Sunn hemp resulted in a ten-fold reduction in populations of the northern root-knot nematode (Meloidogyne hapla) and a significant increase in carrot yields the following year. However, no significant effect was observed on the root-lesion nematode, Pratylenchus penetrans.
Keywords:
- biocontrol,
- Crotalaria juncea,
- management,
- Meloidogyne hapla,
- Pratylenchus penetrans,
- soil amendment,
- organic soil subsidence
Article body
Les sols organiques sont une richesse inestimable pour les cultures maraîchères du Québec. Bien que le bassin de terres noires de la Montérégie ne représente que 12 000 ha de cultures, il fournit l’essentiel de la production de cultures à haute valeur ajoutée telles que la carotte (Daucus carota L.), la laitue (Lactuca sativa L.) et l’oignon (Allium cepa L.). Par contre, ces cultures sont très exigeantes en termes de fertilisation et de travail du sol. Elles sont également affectées par de nombreuses maladies et ravageurs qui nécessitent des interventions phytosanitaires coûteuses et potentiellement néfastes pour la santé des travailleurs agricoles et de l’envi-ronnement. De plus, ces terres sont très sensibles à l’affaissement et on estime que 2,5 cm sont perdus chaque année (Esselami et al. 2014). À long terme, cette dégradation menace l’existence même de cette industrie puisque l’épaisseur des terres deviendra trop faible pour être cultivée. Plusieurs facteurs sont en cause, mais l’érosion et l’oxydation de la matière organique en sont les principales (Rayment et Mathur 1978). Parmi les solutions proposées afin de réduire et de compenser les pertes de carbone, la production de biomasse directement à la ferme et son utilisation comme amendement du sol semble prometteuse (Dessureault-Rompré et al. 2020). La crotalaire (Crotalaria juncea L.) a fréquemment été rapportée comme un engrais vert prometteur et pourrait être une solution intéressante pour ralentir la dégradation de ces sols. L’enfouissement de cette plante représente un apport significatif d’azote et de matière organique alors que sa croissance rapide et sa biomasse élevée en font une culture de choix dans ce contexte. Des études mentionnent également son potentiel pour la gestion des nématodes parasites (K.-H. Wang et al. 2002). Ceux-ci sont une problématique importante en terre noire, notamment dans la culture de la carotte. Le nématode cécidogène du Nord, Meloidogyne hapla Chitwood, et le nématode des lésions, Pratylenchus penetrans (Cobb), sont les plus domma-geables. Meloidogyne hapla peut réduire les rendements à néant dans les champs les plus infestés en provoquant un rabougrissement, une ramification et une forte bifurcation de la racine pivotante, ce qui rend la carotte invendable (Vrain 1982; Vrain et Bélair 1981). Les rotations de cultures avec des plantes non hôtes permettent de réduire les populations et les dommages l’année subséquente. Par contre, certaines espèces comme P. penetrans sont polyphages et s’attaquent à de très nombreuses plantes. La crotalaire a démontré un effet répressif direct sur certaines espèces de nématodes en plus d’un effet positif sur les rendements de la culture principale dans certaines conditions (Taha 2020). L’objectif de notre étude était d’évaluer l’impact d’une rotation incluant la crotalaire sur les populations de nématodes phyto-parasites et sur les rendements de carottes.
L’expérience s’est déroulée de 2018 à 2020 sur la ferme expérimentale d’Agriculture et Agroalimentaire Canada située à Sainte-Clotilde, Québec, Canada. En 2018, un total de 90 microparcelles (2 m2), enfouies dans un sol organique (histosol), ont été cultivées avec des carottes cv. ‘Enterprise’ pour assurer des populations élevées de nématodes phyto-parasites. Des échantillons de sol ont été prélevés à l’automne 2018, afin de quantifier les populations de M. hapla et de P. penetrans. Les nématodes ont été extraits d’un échantillon de sol de 100 cm3 par microparcelle, avec la méthode de l’assiette de Baermann (Townshend 1963) puis dénombrés à l’aide d’un binoculaire. L’identification des espèces de nématodes phytoparasites était basée sur les critères morpho-métriques. Vingt-quatre microparcelles ont été sélectionnées en fonction de leur densité similaire de nématodes phyto-parasites. Ces microparcelles ont ensuite été cultivées en 2019 avec trois cultures de rotation différentes : 1) carotte cv. ‘Enterprise’ (220 graines par 2 m linéaires sur deux rangs); 2) laitue pommée cv. ‘Estival’ suivie de crotalaire cv. ‘Common #1’ (General Seed Company, Alberton, Ontario, à la volée à raison de 6 g pour 2 m2); 3) laitue pommée cv. ‘Estival’ suivie de laitue romaine cv. ‘Sunbelt’ (cinq plants par 2 m linéaires sur trois rangs). La crotalaire a été coupée pendant la floraison et incorporée au sol à la fin de la saison de croissance en septembre. En 2020, des carottes cv. ‘Enterprise’ ont à nouveau été cultivées dans chaque microparcelle pour mesurer les rendements et les densités finales de nématodes. Les rende-ments commercialisables de carottes ont été pondérés selon la classification de l’indice de galles et de dommages causés par les nématodes de Bélair et Parent (1996). Des échantillons de sol ont également été prélevés après la récolte des carottes pour évaluer les populations de M. hapla et de P. penetrans. Le dispositif expérimental était en blocs aléatoires complets avec trois traitements (monoculture de carottes, rotation laitue-crotalaire, rotation laitues) et huit répétitions (microparcelles). Les analyses statistiques ont été effectuées avec le logiciel R et comprenaient une analyse de variance (ANOVA) suivie d’un test de Tukey pour comparer les moyennes.
La crotalaire a considérablement réduit le nombre de M. hapla à la récolte, un an après l’incorporation au sol et une saison de croissance complète avec la carotte (Fig. 1A). Cette réduction était significativement différente (P = 0,019) du témoin (monoculture de carottes), mais non statistiquement différente de la rotation utilisant uniquement de la laitue, même si celle-ci a mené à des populations de nématodes nettement plus variables. Concernant P. penetrans, aucune différence significative (P = 0,907) n’a été observée entre les traitements, mais la présence de crotalaire semble mener à des populations plus variables et à la hausse (Fig. 1B). Les deux traitements incluant des rotations de cultures ont plus que doublé le rendement commercialisable (P = 0,006) de carottes par rapport au témoin (monoculture de carottes) (Tableau 1). Finalement, l’enfouissement de la crotalaire a permis un apport important de matière organique dans le sol. Des essais de dates de semis de crotalaire réalisés sur notre ferme expérimentale ont démontré qu’un ensemen-cement au début d’août permettait d’obtenir une biomasse sèche moyenne de 2,2 t ha-1 alors qu’un ensemencement hâtif réalisé à la fin de juin permettait de quadrupler cette valeur à 8,3 t ha-1 (non présentés). Le taux de semis utilisé était de 25 kg ha-1, la semence n’était pas traitée et la culture n’a pas atteint la maturité donc aucune semence mature produite pouvant nuire à la production maraîchère l’année suivante n’a été produite. Dans les deux cas, une production maraîchère de courte durée (p. ex., laitue, radis) serait possible avant de procéder au semis de la crotalaire.
Cette étude nous indique que la crotalaire est un engrais vert intéressant en sol organique. L’enfouissement de cette plante a permis de réduire drastiquement les populations de M. hapla et d’augmenter les rendements de carottes. De par sa croissance rapide, sa biomasse élevée, sa capacité à fixer l’azote, son potentiel pour limiter l’érosion et maintenir l’humidité du sol, la crotalaire apparaît comme une culture de choix pour aider à la préservation des sols organiques (Sheahan et al. 2012). L’introduction dans la rotation d’une culture de crotalaire permettant de générer une forte biomasse serait en phase avec les recommandations actuelles qui proposent d’amender les sols avec des biomasses végétales pour compenser les pertes de carbone associées à la dégra-dation des sols organiques (Dessureault-Rompré et al. 2020). En comparaison avec d’autres espèces comme le saule ou le miscanthus, la biomasse produite par la crotalaire serait probablement moins stable, dû à un rapport C/N plus faible, mais sa production in situ générerait également une biomasse racinaire qui est cinq fois plus stable que la biomasse aérienne (Jackson et al. 2017).
Plusieurs études ont démontré que la crotalaire n’était pas une bonne plante hôte pour les nématodes phytoparasites sédentaires et qu’elle produisait des composés allélopathiques ayant un effet nématicide sur certaines espèces (K.-H. Wang et al. 2002). En accord avec ceux-ci, nos résultats ont montré un effet majeur sur M. hapla, une espèce sédentaire, mais aucun effet sur P. penetrans, une espèce migratrice. Dans le cas de M. hapla, l’incorporation d’environ 2 t ha-1 de crotalaire en 2019 a permis de réduire de plus de 10 fois les populations finales de nématodes en 2020. Les densités moyennes de 0,04 nématode par cm3 de sol dans les parcelles de crotalaire étaient nettement sous les seuils de nuisibilité qui varient selon les études entre 0,15 et 2,00 nématodes par cm3 de sol (Gugino et al. 2006; Slinger et Bird 1978; Vrain et al. 1979). Par conséquent, la crotalaire utilisée en engrais vert semble une bonne pratique pour réduire les populations de M. hapla en sol organique sous nos conditions. De nom-breuses autres espèces de plantes produisent les métabolites secondaires impliqués (alcaloïdes de la pyrrolizidine), suggérant que des extraits ou des paillis d’autres espèces pourraient également être utilisés (Thoden et Boppré 2010). En plus des composés allélopathiques, il a été démontré que l’incorporation de crotalaire améliore l’activité de certains micro-organismes antagonistes des nématodes (K.-H. Wang et al. 2003) et augmente l’abondance de nématodes bénéfiques (Q. Wang et al. 2007). Cet amendement du sol contribue donc de façon plus générale à la santé des sols et pourrait réprimer le développement d’autres maladies ou d’insectes ravageurs.
Appendices
Bibliographie
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