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Introduction

Caractériser les transitions professionnelles à partir de l’analyse de l’explicitation de l’activité

Les phases de transition professionnelle sont des périodes à la fois denses et critiques dans une trajectoire professionnelle, même si elles sont choisies : faire face à nouveau enjeux professionnels, s’acculturer à une nouvelle fonction, faire évoluer son identité professionnelle constitue des défis qui peuvent prendre la forme d’épreuves professionnelles et/ou personnelles et qui requièrent de l’énergie, avant, potentiellement, de devenir des sources d’épanouissement. Après avoir proposé quelques éléments de problématisation de cette question, nous présentons un cadre théorique centré sur l’analyse de l’activité, à partir duquel nous cherchons à caractériser certains éléments invariants du processus de transition professionnelle. La méthodologie de notre enquête emprunte à l’entretien d’explicitation, qui sera mobilisé pour dix sujets : des cadres de santé d’unité de soin qui étaient antérieurement infirmier-ère-s. Nous exposons et discutons ensuite trois principaux résultats : le rôle des situations de travail nouvelles et les problèmes professionnels inédits qu’elles apportent ; l’importance de construire des compétences adaptées pour faire face au nouveau coeur de métier — ici, le management — ; le rôle névralgique du processus de construction d’une nouvelle identité professionnelle, entre identité pour soi et identité attribuée par autrui.

1. Éléments de problématisation

Dans un contexte sociétal marqué par des changements et des incertitudes (Beck, 2001), le monde du travail n’est pas tenu à l’écart de transformations plus ou moins radicales. Les trajectoires professionnelles uniformes et monolithiques deviennent rares, tant dans le secteur privé soumis aux aléas du marché dans un environnement concurrentiel que dans le secteur public, qui, sous l’effet des transformations induites par de nouveaux maillages territoriaux ou encore du New Public Management, doit s’adapter aux transformations sociales et technologiques pour rester efficient. Le plus souvent, des transitions professionnelles, tantôt subies — avec parfois un risque de déclassement —, tantôt choisies, viennent ponctuer les trajectoires professionnelles, réclamant de la part des personnes concernées une phase d’adaptation fonctionnelle aux missions nouvelles, dans un contexte à découvrir.

De manière plus générale, les transitions professionnelles posent au niveau « micro » des sujets concernés la question de leur développement professionnel potentiel, c’est-à-dire, précisément, une double question : d’une part celle de l’articulation et l’ajustement entre les compétences acquises antérieurement et les compétences requises dans les nouvelles situations de travail où sont mises en oeuvre de nouvelles activités professionnelles ; d’autre part, se pose (sinon s’impose) la question de l’identité professionnelle : elle concerne, au plan symbolique et réel la place que peut construire et occuper la personne dans son nouvel environnement de travail et la reconnaissance qu’elle peut recevoir de la part de ses pairs, de la hiérarchie et parfois des usagers ou clients ; elle concerne aussi la logique d’acculturation professionnelle, c’est-à-dire la possibilité d’entrer dans une logique où la personne « habite » avec un style personnel le genre professionnel (Clot, 2001) du métier ou de la fonction qu’elle rejoint.

Nous inférons les effets du processus de transition professionnelle choisie par les sujets à partir de l’analyse de leur activité professionnelle nouvelle. Nous mobilisons à cet effet un espace de tension entre deux registres complémentaires et hétérogènes des activités professionnelles mises en oeuvre dans les nouvelles situations de travail : le problème et l’épreuve. L’épreuve est alors la face subjective et du problème et le problème est la face objective de l’épreuve.

2. Un cadre théorique composite pour identifier les transitions professionnelles

Pour caractériser et analyser les transitions professionnelles qui sont un processus dynamique, nous avons pris le parti de nous appuyer sur la notion d’activité à partir de laquelle nous inférons des traces de la transition professionnelle. Dans cette perspective, nous articulons deux approches distinctes et complémentaires : (1) l’analyse de l’activité de travail à partir du courant de la didactique professionnelle et (2) l’activité considérée comme un « agir communicationnel », au sens d’Habermas.

2.1 Analyser l’activité de travail

L’analyse de l’activité de travail est, depuis quelques années, l’objet d’une forme de controverse scientifique entre plusieurs courants théoriques plus ou moins convergents, qui prennent tous acte du potentiel heuristique de cette notion : la psychologie ergonomique (Leplat, 1980), l’ergonomie cognitive (Hoc, 1998), le courant de l’action située (Theureau, 1992), la clinique de l’activité (Clot, 2001), l’ergologie (Schwartz et Durrive, 2003), ou encore la didactique professionnelle (Pastré, Mayen & Vergnaud, 2006) apportent chacun un éclairage particulier. Sans trancher ici sur l’intérêt et les limites de ces différents courants, nous retenons l’intérêt, dont se prévaut notamment la didactique professionnelle, de prendre en considération l’activité réelle en situation de travail effectif à la fois dans sa dimension visible et observable et dans sa dimension invisible, mais descriptible et explicitable : car au-delà de ce que fait réellement un professionnel, il est intéressant de prendre en compte ce que Clot désigne comme le réel de l’activité, les hésitations, les dilemmes, les interprétations, qui relève à la fois de la cognition, c’est-à-dire, au sens large du traitement des informations propres à une situation donnée et de l’engagement des acteurs dans l’activité. L’activité, de ce point de vue est, à envisager au niveau « micro », qui est l’échelle des sujets singuliers, et peu au niveau « meso » relatif aux organisations dont la focale est celle de la division et de la coordination du travail (Mintzberg, 1989) ou au niveau « macro » des métiers pour lequel les contributions de la sociologie des métiers et des professions (Dubar,1996, 2000) apportent un éclairage pertinent.

La didactique professionnelle, que nous privilégions ici dans la mesure où elle constitue à nos yeux une sorte de théorie-pratique à la fois heuristique et opératoire, combine deux cadres théoriques principaux. Le premier est celui de la psychologie du développement, à partir des travaux de Jean Piaget et de Lev S. Vygotski, considérés alors moins dans ce qui les distingue, en particulier la place du langage dans la genèse de la pensée et de l’intelligence, que dans ce qui, in fine, les rapproche : le rôle des interactions entre un sujet et son environnement social, symbolique et matériel. Pour Piaget, les situations et les outils où/par lesquels se déploie l’activité constituent des ressources potentielles par leur variété, leur récurrence ou encore leur caractère affordant ; la dynamique piagétienne d’assimilation-accommodation (Piaget, 1974) en atteste. Chez Vygotski (1935/1985), une fonction prioritaire est reconnue aux relations sociales, elles-mêmes vecteur culturel d’une forme de sédimentation intergénérationnelle de connaissances et d’usages, dans le développement des fonctions psychiques supérieures. Le second cadre théorique est celui de l’ergonomie, ce terme entendu ici au sens large : La distinction princeps de Jean-Marie Faverge (1972), et rediscutée par Guy Jobert (2013) entre d’une part la tâche, qui renvoie à ce qui est à faire, à ce qui est prescrit dans le cadre d’une organisation de travail, et d’autre part l’activité, qui renvoie à ce que met en oeuvre un acteur pour réaliser la tâche, est structurante de ces travaux.

Les sujets de notre enquête sont des cadres de santé débutant dans la fonction. Le métier de cadre de santé en service de soins a fait l’objet de travaux tant du côté des sciences de gestion et des organisations (Franchistéguy-Couloume, 2015 ; Dumas & Ruiller, 2013) que du point de vue des sciences humaines (Guillot, 2009). Cependant, contrairement aux infirmières (Vega, 2000), leur travail proprement dit n’a que rarement fait l’objet d’un travail scientifique.

2.2 L’activité comme agir communicationnel

Pour Jürgen Habermas (1987), dans une perspective à la fois philosophique et sociologique, le langage n’a pas seulement une fonction de description du réel, mais il participe à construire le réel dans ses différentes dimensions, comme le suggère le courant de la linguistique pragmatique et particulièrement Austin (1970) à travers la notion de speech acts (actes de langages) : dire par exemple à un collègue « je vais t’aider » est un acte performatif qui participe à organiser, par lui-même l’activité dans une situation de travail donnée. Cette énonciation est un acte de langage dans la mesure où elle rejaillit non seulement sur l’activité concernée qui devient partagée, mais aussi sur la relation entre deux personnes, s’inscrivant, si l’on suit Mauss (1950/2007), dans une logique de don/contre-don qui lie potentiellement les deux personnes. Ainsi Habermas construit un système original qui articule trois registres souvent disjoints : en premier lieu, le registre du monde objectif et rationnel qui est soumis au critère de la véracité qu’apporte la raison à travers la force de la démonstration ; deuxièmement, le registre du monde social et intersubjectif, lequel est soumis au critère de justice et de loyauté ; en troisième lieu, le registre subjectif, qui est soumis au critère de la sincérité et l’authenticité d’un sujet vis à vis de lui-même, sur le plan des valeurs notamment. Toute activité de travail peut ainsi être analysée à partir de l’approche ternaire proposée par Habermas, notamment dans le champ des métiers de service adressés à autrui (enseignement, formation, soin, travail social).

3. Méthodologie

3.1 Expliciter l’activité pour inférer les traces de la transition professionnelle

L’enquête à visée ergonomique est centrée sur l’activité de travail dans ses différentes dimensions. Elle est basée sur la réalisation d’entretiens d’explicitation qui pour une part importante empruntent à Pierre Vermersch (2000), mais qui, contrairement à ce qu’il propose, ne priorisent par le procédural de l’activité, reliée à des éléments périphériques. Ayant pour notre part l’objectif d’accéder à la verbalisation d’épreuves traversées subjectivement par les acteurs dans la résolution de problèmes professionnels rencontrés à l’issue d’une phase de transition professionnelle, nous avons aménagé le cadre originel de Vermersch tout en gardant ce qui en fait l’originalité et la force : l’entretien d’explicitation combine une posture d’écoute empathique et active inspirée de C. Rogers avec une technique de verbalisation qui mobilise principalement l’évocation et la mémoire sensorielle du sujet (Faingold, 2004). Pour notre part, chacun des cinq domaines de verbalisation permet d’avoir accès à des informations originales qui relèvent de la dimension visible, mais aussi de la dimension invisible de l’activité, subjectivement vécue, à la fois sur les plans objectif, social et subjectif : (1) Le procédural de l’activité est central : il correspond au descriptible de la situation, avec des informations stratégiques sur l’activité cognitive du sujet pendant l’activité et sur les effets qu’il identifie de son activité. (2) Le contexte et la situation, tels que verbalisés par le sujet, nous informent sur les circonstances de l’activité, sur ce que le sujet identifie comme ressources et comme contraintes ou freins ainsi que sur les éléments de son environnement, significatifs pour lui. (3) L’orientation de son action par le sujet est également une source d’informations importante : elle permet d’inférer les buts et finalités poursuivis pendant l’activité et correspondent à une interprétation subjective des prescriptions institutionnelles. Elles permettent également au sujet d’inférer l’efficacité de son action, c’est-à-dire de mesurer l’écart entre ses intentions et le résultat de son action. (4) Les jugements et opinions du sujet sur la situation de travail qu’il participe à transformer par son activité concernent son sentiment d’efficacité professionnelle ainsi que les représentations professionnelles qui participent à structurer son activité ; (5) les savoirs procéduraux et académiques que déclare mobiliser le sujet pour étayer son action sont un indicateur de la professionnalité vécue subjectivement. Lors de l’entretien, nous sommes donc « entrés par les épreuves », repérées à partir du récit de biographie professionnelle depuis la prise de fonction qui débutait l’entretien a permis de revenir au cours de l’explicitation proprement dite sur les moments critiques. Notre bonne familiarité avec le public enquêté a été également une ressource pour conduire l’entretien en étant vigilant sur les problèmes professionnels les plus récurrents lors de l’année de prise de fonction.

3.2 Terrain et sujets de l’enquête

Notre terrain d’enquête se situe en milieu hospitalier. Les sujets enquêtés sont des infirmier-ère-s chevronné-e-s devenus cadres de santé à l’issue de leur formation. Ces dix cadres de santé occupent des postes de titulaires dans unités de soins de services hospitaliers environ un an après leur sortie de formation. En France, cadre de santé est un grade obtenu après l’obtention d’un concours auquel peuvent se présenter des infirmières et infirmiers titulaires ayant cinq ans d’expérience. Le titre de « Cadre de santé » est obtenu après validation d’une année de formation en Institut de Formation de Cadre de Santé (IFCS), qui aujourd’hui combine une formation professionnelle (décret de 1995)[1] avec une formation universitaire dans le cadre d’un Mastère[2]. Notons enfin que le diplôme de cadre de santé conduit à deux métiers distincts : d’une part le cadre de santé en unité de soins (également appelé cadre de santé de proximité), qui travaille en unité de soin, souvent en milieu hospitalier : il « manage » un service de soin ; d’autre part le cadre de santé formateur, qui exerce en Institut de Formation en Soins Infirmiers et qui a pour mission la professionnalisation initiale des infirmières et infirmiers, dans le cadre du programme rénové en 2009.

La sélection des sujets de l’enquête est facilitée par notre proximité professionnelle[3] avec ce public. D’ancien-ne-s étudiant-e-s ont été sollicité-e-s via un courriel professionnel. Les entretiens ont duré en moyenne 80 mn (de 60 mn à 105 mn) et se sont déroulés le plus souvent dans un endroit en dehors de l’hôpital. Le tableau ci-dessous synthétise des informations concernant les sujets enquêtés :

Tableau 1

Présentation des sujets enquêtés

Présentation des sujets enquêtés

Légende:

IBODE : infirmier de bloc opératoire diplômé d’État

EHPAD : Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes qui sont des maisons de retraite médicalisées où les résidents sont classés en fonction du la grille nationale AGGIR qui comprend 6 niveaux d’autonomie : http://www.ehpadhospiconseil.fr/maison-retraite/la-grille-aggir

IADE : infirmier anesthésiste diplômé d’État

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Les entretiens ont abordé l’activité emblématique ou ordinaire, en phase de routinisation et l’activité lors d’incident critique en l’abordant sous forme de problème à résoudre dans le cadre des situations de travail et sous forme d’épreuves vécues subjectivement. Après retranscription et traitement par unités de sens, deux dimensions ont été privilégiées pour inférer les aspects propres à la transition professionnelle : d’une part la dimension des compétences et d’autre part la dimension identitaire, dans le passage du grade d’infirmière, en charge de réaliser les soins, au grade de cadre de santé de proximité, en charge de l’organisation et du management d’un service de soin.

4. Résultats et discussion

Plusieurs éléments permettent de rendre compte de la phase de transition professionnelle choisie et préparée lors de la formation : dans un premier temps, nous indiquons que c’est face à des problèmes professionnels qui caractérisent des situations inédites à maîtriser que les personnes connaissent des épreuves professionnelles.

Dans un second temps, nous présentons ce qu’une personne (sujet 3) a désigné comme « le défi des compétences » pour faire face à des nouveaux gestes professionnels, dont le centre de gravité est significativement différent du métier d’infirmier : le management global d’un service. Dans un troisième temps, nous détaillons ce qui apparaît le plus difficile à gérer, bien qu’en grande partie invisible : faire le deuil de la posture soignante pour habiter une posture d’encadrement/ de pilotage d’un service.

4.1 Des situations inédites à maîtriser en actes

Pour 8 sujets sur 10, la prise de fonction sur un poste d’encadrement a impliqué le fait de faire face à des situations inédites (Pastré, 1999), en responsabilité, même si sur les 10 sujets, 6 avaient exercé comme « faisant fonction »[4] durant quelques mois avant leur entrée à l’IFCS. Ces situations jugées comme problèmes à résoudre (dimension objective et dimension sociale) et comme épreuves à surmonter (dimension intra-subjective et dimension intersubjective d’Habermas) sont les unités fonctionnelles concrètes qui cristallisent le processus de transition professionnelle sur des moments plus denses, où la prise de risque est importante. Ces situations inédites prennent alors, si l’on écoute attentivement les sujets de l’enquête, la figure d’acmé, de défis qui ponctuent une quête dont l’acquisition indiscutée du statut de cadre à travers des performances sans équivoque ainsi que la reconnaissance de l’équipe constituent l’horizon. Le sujet 2 relate qu’à son arrivée à l’Ehpad, on lui demande d’organiser le déménagement de l’unité de 55 lits à cause de la vétusté des locaux.

« Ça m’est tombé dessous comme un coup de massue. Je n’avais jamais travaillé en Epahd et là, je dois organiser tout un déménagement. C’est un travail de titan, il faut penser à toute l’organisation des soins, de la sécurité et motiver l’équipe : certains étaient là depuis 20 ans et avaient peur de perdre leurs petites habitudes ».

La transition se fait en relevant le défi dans ses différentes dimensions et le métier de cadre de santé est ainsi un multi-agenda (Bucheton et Soulé, 2009) : il s’agit, au niveau du coeur de métier, d’organiser la réalisation de soins sécures, de qualité avec efficience en manageant un ensemble de ressources et de contraintes, au premier rang desquelles viennent les ressources humaines : infirmier-ère-s et aides-soignant-e-s. Une autre cadre a dû gérer une restructuration qui a vu la fusion de deux services de médecine générale sur deux étages — antérieurement gérés dans une logique de concurrence tacite, avec la construction pour le nouvel ensemble d’un cadre de référence homogène et d’une équipe unique. Le sujet 4 explicite :

« Là j’ai été presque sidérée lors de ma prise de poste. Quand j’ai visité le service avec la cadre supérieure de santé, je sentais bien qu’il y avait un climat un peu bizarre, presque trop silencieux, un climat lourd. Mais après, à chaque étage, chacun voulait m’imposer qu’il garde son organisation, sa manière de faire qui était la meilleure possible. J’ai dû bâtir une réorganisation qui sans être une révolution a beaucoup changé les habitudes antérieures, notamment dans l’organisation des charges de service ».

Ces situations inédites pour les nouveaux cadres viennent doubler pour eux le changement vécu et finalement leur impose de se positionner et d’affirmer leurs styles de management dans une certaine urgence :

« Moi qui n’aimais pas trop décider, j’ai dû me faire violence : après une période d’écoute et de négociation, j’ai vraiment pris sur moi pour mettre en place quelque chose de nouveau : il fallait que ce soit efficace. Et là, j’ai eu la joie d’être soutenue par le médecin qui a clairement pris position en faveur de l’organisation que je proposais. Ça m’a vraiment confortée. À l’usage, j’ai fait le bon choix, mais au moment où j’ai, d’une certaine manière, imposé tout ça, ce n’était pas gagné ! »

En fait, ces situations, lorsque le succès est au rendez-vous, fonctionnent comme des catalyseurs dans la période de transition. Au sens d’Argyris et Schön (1989), ce sont des situations apprenantes : il est impossible d’y échapper et les personnes en première ligne, pour relever le défi, déploient leur énergie et leurs ressources sans compter. Ainsi le sujet 10 :

« Quand j’ai dû organiser l’emploi du temps de l’été du service de réanimation, je n’avais jamais fait ça avant, même en stage. Ce que je sais, c’est que comme infirmier, avoir les vacances qu’on veut c’est toujours compliqué dans les services et c’est l’objet de tension… et parfois même d’inimitiés tenaces. Là je m’y suis mis durant tout un week-end et je me suis même fait aider par un cadre chevronné — un ami — pour proposer quelque chose de correct. Personne n’était totalement servi comme il le demandait, mais personne n’était oublié dans ses choix. Un truc qui m’a aidé est que j’ai ouvert un document que j’ai appelé “Mémoire des congés et de week-ends” : je note au vu et au su de tous ceux qui sont moins bien servis en congés pour que j’équilibre dans le temps. Et je m’y tiens. Ça s’est vraiment bien passé et maintenant j’ai acquis une sorte de respect. Parce qu’avant moi, je l’ai appris par la suite, les congés c’était une vraie foire d’empoigne avec certains qui étaient toujours favorisés… »

Cependant, si le plus souvent les témoignages relatent des succès, une cadre (sujet 7) apporte un éclairage différent et plus sombre :

« Jamais on ne m’a permis de faire mes preuves. L’équipe, menée par quelques anciens qui avaient 20 ans de plus que moi, m’a prise en grippe dès le départ… C’était un véritable calvaire et j’en ai pleuré chez moi plus d’une fois. C’est une amie qui m’a dit que le mieux était de changer d’établissement. C’est ce que j’ai fait au bout d’un an. J’y perds en temps de transport, mais là, je suis sur un poste où tout se passe bien. … J’ai eu vraiment peur, parce que je commençais à me dire que tout était de ma faute et à déprimer, dans être aidée par la direction… ».

Notons que, dans la plupart des explicitations, est mentionné le rôle de la hiérarchie (médecin ou cadre supérieur de santé) qui apparaît un élément de consolidation potentiel pour aider le cadre, en phase de découverte de son premier poste, à s’installer en se positionnant dans sa fonction managériale : c’est ainsi qu’une forme de reconnaissance par la hiérarchie apparaît sinon requise, du moins bienvenue pour prendre la mesure des situations professionnelles critiques à travers lesquelles le cadre va vivre la période de transition professionnelle.

4.2 Des compétences pour exercer un nouveau coeur de métier

Si l’on compare le référentiel de compétences des infirmiers[5] avec celui des cadres de santé[6], on mesure d’emblée que la transition d’un métier à l’autre est importante, même s’il existe une unité de lieu d’exercice : le service de soin. Cette proximité est finalement trompeuse, car elle concerne la surface du métier : les explicitations des néo-cadres mettent à jour un changement radical des gestes ou schèmes professionnels qui constituent coeur de métier. Le rôle propre infirmier consiste à réaliser un diagnostic clinique d’une situation de soin, à concevoir, conduire, réaliser et évaluer un projet de soin et à mettre en oeuvre les traitements : autrement dit, l’infirmier est un expert du soin, sous l’autorité du médecin, mais avec une marge d’autonomie in situ. Pour sa part, le cadre de santé gère, c’est à dire organise, anime et dirige un secteur et une équipe avec l’objectif évaluable de réaliser des soins à la fois sécures et de qualité. Son spectre de responsabilité et d’action est plus large et plus complexe. Il ne s’agit donc pas d’une évolution linéaire du métier initial, comme le sont les spécialités infirmières en France (secteur de l’anesthésie avec les IADE, du bloc opératoire avec les IBODE ou de la puériculture) ou les super nurses au Royaume-Uni, mais bien d’un nouveau coeur de métier. D’ailleurs la formation en école de cadres inclut un stage sur un poste d’encadrement hors du milieu hospitalier (production industrielle ou services marchands comme la banque ou le commerce) pour signifier une rupture avec le monde du soin. Plus que d’une transition, il s’agit d’un basculement qui n’est pas aisé à réaliser : acquérir les schèmes professionnels du manager qui relèvent de ce nouveau rôle propre. Rappelons qu’un schème (Vergnaud, 1985) est une unité opératoire pour agir sur une classe de situations donnée et qui combine quatre éléments : un but, des règles d’action, des propositions tenues pour vraies et des inférences qui permettent de conduire et d’ajuster l’action. Ce dont il est question en priorité pour les nouveaux cadres, c’est de construire un répertoire de schèmes correspondant aux compétences requises pour faire face aux situations de management proprement dites. Ainsi, le sujet 9 précise son expérience dans le management de l’équipe :

« Au tout début, je ne voulais pas m’imposer et ça a été une erreur ; j’avais confiance que le bon sens et le dialogue et une forme d’empathie permettraient à chacun de faire correctement le travail attendu. Mais dans ce service, plusieurs personnes avaient besoin d’un chef, d’un leader. Ils attendaient quelqu’un qui montre la voie, entraine l’équipe, assume des choix clairs… J’ai mis du temps à bien le comprendre et dans un premier temps, je ne savais pas communiquer clairement ma vision du service et, en quelque sorte, je ne savais pas trancher. Mais ne pas trancher, c’est mettre le doute et rien n’est clair au sein de l’équipe. J’en ai discuté avec d’anciens de la promotion et ils m’ont convaincu de me positionner clairement comme cadre, d’assumer ma fonction en quelque sorte. Et maintenant que j’ai pris ce tournant, les choses vont beaucoup mieux au sein de l’équipe ».

Ainsi, les compétences et les postures de management sont un domaine qui réclame une attention spécifique, car elles concernent des aspects des missions du cadre qui pour l’essentiel sont nouveaux : entre assimilation et accommodation (Piaget, 1974) à marche forcée, cet aspect de la transition professionnelle est particulièrement sensible. De son côté, le sujet 5 insiste sur la transition concernant les compétences d’organisation et de coordination à l’échelle du service, qu’il a dû consolider sur le tas :

« Je suis arrivé sur mon poste en pensant que je pouvais gérer un service, mais, en fait, si tu n’as pas une vision globale pour anticiper tout ce qu’il faut faire en temps et heure, tu fais tout au coup par coup et dans l’urgence… et là, tu ne peux pas tout bien faire, tu es submergé. En plus au début, je n’ai rien délégué, car je ne connaissais pas bien le service. Après une phase d’adaptation un peu rude, j’ai pris mes repères et surtout j’ai construit mes outils pour piloter tout cela. Maintenant, je pense que mon service tourne bien parce que je ne suis pas à gérer dans l’urgence, mais bon, il faut y être parce qu’il y a une marge entre ce qu’il y a à faire sur le papier et la vraie vie d’un service. Même un infirmier ne voit pas tout ce qu’il y a, je dirais en back-office : là, c’est vraiment le cadre qui le gère ».

Dans l’ensemble, la plupart des cadres ont mis en évidence qu’une phase critique est bien d’acquérir « en actes » les gestes professionnels pour manager le service, cela dans deux registres : le registre de l’équipe, avec deux points précis : animer et décider ; le registre du service, avec là encore deux points mis en exergue : organiser et anticiper avec des outils performants.

4.3 Entre ruptures et continuité, une identité professionnelle à bâtir

Sans doute, au vu des explicitations de notre enquête, peut-on penser que la question des transitions professionnelles est particulièrement vécue comme une épreuve subjective et intersubjective qui peut, en fonction des individus et des circonstances, s’avérer source d’épanouissement ou creuset de souffrance au travail, notamment du point de vue du processus d’une identité professionnelle en mutation. Nous pouvons illustrer ces tensions identitaires à partir de deux entretiens très différenciés. Pour le sujet 1, la transition est source de développement professionnel et elle se réalise dans les nouvelles fonctions :

« Quand je suis arrivée dans cette équipe, je n’étais pas en terrain conquis, mais je dirais, avec un peu de recul, que j’étais mûre pour relever ce défi ; j’ai eu à organiser rapidement les entretiens d’évaluation et j’en ai profité pour faire vraiment connaissance avec chacun des membres de ma nouvelle équipe, dont je connaissais certains membres : en chirurgie cardiaque, on n’est pas si nombreux et en général, quand on y arrive, on y reste. Après, comme au niveau de l’organisation su service, j’ai pu faire face aux problèmes, j’ai eu une reconnaissance de l’équipe : le service tournait bien et chacun y trouvait sa place. C’est cela qui m’a le plus donné confiance en moi… On a besoin que les autres nous disent qu’on est à notre place et quand on prend le risque de devenir cadre, même si on a envie, rien n’est gagné... Là, maintenant, je me sens vraiment bien dans ce rôle de cadre ; j’arrive à gérer la plupart des problèmes et bien m’entendre avec les chirurgiens et les IBODE, car ça, c’est un point sensible. Si je n’étais pas IBODE, j’aurais du mal à être légitime. Maintenant, elles vont avoir leur Master alors que les cadres ils n’en sont pas là ».

Pour le sujet 6, habiter le genre professionnel du cadre, construire et acquérir l’identité professionnelle du cadre de santé de proximité relève plus d’un combat avec lui-même d’abord, mais aussi certains membres de son équipe qui lui contestent sa légitimité à décider malgré sa position institutionnelle.

« Quand je suis arrivé, j’étais, je dirai, condamné par l’équipe. Je ne correspondais à ce qu’ils attendaient, car j’avais un profil différent de leur ancien cadre, un homme parti à la retraite et respecté de tous. Ils ne voulaient pas une jeune femme de 35 ans ; leur moyenne d’âge était de 40 ans. Problème de génération et problème de genre — même de la part des infirmières ! - : c’était vraiment dur de ne pas être reconnue comme capable. Je n’ai pas eu de chance, car en arrivant en juillet, il y avait des problèmes de manque de personnel et j’ai dû décaler deux départs en vacances et ça, je sais qu’ils me l’on fait payé ces deux-là et ils ont mené l’offensive contre moi. En unité de soins pour le cancer, c’est pas comme ailleurs, il y a la mort qui rôde et ça aussi je ne l’ai pas mesuré. Ils étaient à bout et moi je ne l’ai pas pris en compte… Je n’ai pas fait ma place, je n’ai pas été reconnue et là je jette l’éponge. Je pars après l’été en Ehpad. J’ai un peu perdu confiance en moi et je suis un peu dépitée. Il va falloir que je me reconstruise parce que je ne voudrais pas y laisser ma peau… »

Cette cadre témoigne d’une épreuve qui n’est pas terminée, qui rend compte d’une souffrance (Desjours, 1997) à habiter la fonction de cadre par manque de reconnaissance (Dubar, 2000) de son équipe. Cette souffrance et cette défiance, induites par une forme d’impossibilité symbolique à bien faire le travail attendu par l’équipe, ont érodé son sentiment d’efficacité professionnelle (Bandura, 2007). Ce cercle destructeur est un cas à part, car pour l’ensemble des autres cadres, habiter symboliquement la place et la fonction du cadre du point de vue identitaire ainsi que construire son style de management au contact du genre hérité de cette fonction d’encadrement — bien ce genre soit en mutation — a été certes une épreuve subjective, mais une épreuve réussie : ce sont des cadres épanouis, heureux de la place stratégique qu’ils occupent dans le système hospitalier, même s’ils regrettent majoritairement (7 sur 10) un salaire qui ne reconnaît pas pleinement leur niveau de responsabilité.

Conclusion : une transition couteuse en temps et en énergie, mais une épreuve qui consolide le développement professionnel

La transition professionnelle d’infirmier à cadre de santé en unité de soin consiste à résoudre des problèmes en partie inédits dans le décours de l’activité professionnelle nouvelle. Ces problèmes, ancrés pour l’essentiel dans le registre objectif et rationnel, sont liés à la fonction managériale qui devient le nouveau coeur de métier et pour lequel sont à construire ou au mieux consolider, des gestes professionnels qui correspondent aux classes de situations à traiter : d’une part l’organisation de l’unité de soin, en tant que périmètre fonctionnel où s’exerce la responsabilité du cadre et d’autre part l’encadrement de l’équipe de soin (dimension intersubjective) qui constitue la ressource principale pour produire des soins sécures et de qualité. D’autre part et de manière complémentaire, le nouveau cadre doit faire face à un travail plus subjectif de construction d’une identité professionnelle nouvelle, en phase avec le genre professionnel du cadre de santé qui est un acteur multi-agenda. Cette transition identitaire est à ajuster au contexte propre au service qui est une entité avec son histoire et dont, plus ou moins consciemment, hérite le nouveau cadre. La reconnaissance de l’équipe apparaît un élément stratégique pour installer une forme de légitimité professionnelle et consolider le sentiment d’efficacité personnelle qui est puissamment structurant de la nouvelle identité professionnelle. Une forme de soutien de la hiérarchie institutionnelle durant la phase d’acculturation professionnelle est aussi désignée comme un élément favorisant la période de transition professionnelle et l’installation dans une forme de stabilité professionnelle. L’enquête permet en outre d’affirmer que les problèmes et les épreuves qui ponctuent cette phase de transition professionnelle choisie sont particulièrement chronophages et énergivores et réclament une forme de sursaut professionnel important, avant que ne s’installent, la construction de ressources professionnelles aidant, les premières routines qui ont alors pour fonction de sinon clôturer, du moins atténuer la phase de transition proprement dite. Celle-ci, dans la majorité des cas, apparait comme un catalyseur de développement professionnel, c’est-à-dire un vecteur pour construire de nouvelles compétences et s’inscrire dans un processus de construction d’une nouvelle identité professionnelle.

C’est au final et dans le cas d’une transition professionnelle choisie qui est ici étudiée, une source d’empowerment (Baqué et Biewener, 2013) et d’épanouissement professionnel, si l’on met de côté deux situations d’échec (2 sur 10). Sans doute serait-il intéressant de confronter ces résultats avec d’autres métiers pour formaliser la nature des problèmes et épreuves rencontrés et voir, au cas ou une généricité apparaisse, quelles réponses les institutions qui emploient les nouveaux professionnels pourraient aménager pour, dans l’intérêt de toutes les parties prenantes, optimiser cette phase de vie professionnelle.