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Comment penser politiquement lorsque la société ou le monde dans lequel nous évoluons semble traverser une « crise » historique profonde : effondrement des valeurs, perte de sens, crise de la vérité, approche de la guerre, etc. ? C’est la grande question sous-jacente à l’ouvrage de Sophie Marcotte Chénard, Devant l’histoire en crise. Raymond Aron et Leo Strauss. Plus spécifiquement, l’auteure s’attaque à cette vaste problématique en présentant la philosophie de deux grands auteurs — Strauss et Aron — qui ont pensé la politique à un moment charnière de l’histoire du xxe siècle.

D’ailleurs, l’étude « du parcours croisé » de ces deux penseurs autour et à partir de la « crise de l’historicisme » est admirablement effectuée. Il faut ainsi saluer brièvement la grande valeur de l’ouvrage de Sophie Marcotte Chénard, qui traite avec une maîtrise certaine et une étonnante clarté d’une multitude de sujets à la fois complexes et difficiles, sans jamais que le propos de l’ouvrage soit lourd, obscur ou même ennuyeux. Parallèlement à cette remarque, il faut ajouter que la présentation de l’auteure ne bascule pas non plus dans les explications superficielles ou les résumés trop simplifiés.

En ce qui concerne plus précisément son versant aronien, le livre Devant l’histoire en crise a le mérite de révéler au lecteur trois aspects de la pensée d’Aron qui n’avaient pas encore été explicitement traités par les commentateurs de l’oeuvre. Premièrement, nous l’avons évoqué, le travail de l’auteure expose et reconstruit habilement un dialogue entre Leo Strauss et Raymond Aron sur la question de l’historicisme et, plus largement, sur leurs différentes conceptions de la philosophie politique. En plus de son intérêt indéniable, cette matrice qui constitue le socle de l’ouvrage établit un lien significatif et nuancé entre deux penseurs importants qui n’avaient jamais été rapprochés de la sorte auparavant.

Deuxièmement, dans le troisième chapitre du livre, en s’attaquant aux sources allemandes de la pensée aronienne, l’auteure dévoile les liens théoriques qui existent entre Aron, Dilthey et Rickert. En plus de l’habileté à rendre intelligible cette filiation complexe, l’auteure est l’une des rares parmi les spécialistes d’Aron à traiter de cet enjeu. Mise à part Sylvie Mesure, dont les travaux datent déjà de quelques décennies, Sophie Marcotte Chénard est la seule spécialiste, dans le monde francophone, à explorer en profondeur et avec aisance les origines germaniques de la philosophie aronienne. Pour souligner encore une fois les mérites du troisième chapitre, il faut attirer également l’attention du lecteur sur le fait que le contenu de L’Introduction à la philosophie de l’histoire — la thèse de doctorat de Raymond Aron —, texte aride dont le propos à forte teneur épistémologique tranche nettement avec la clarté des écrits politiques d’Aron qui paraissent après-guerre, est exposé dans ses grandes lignes et relié avec clarté et précision, par l’auteure, au néokantisme allemand.

Troisièmement, au quatrième chapitre, l’auteure montre aussi clairement la manière dont Raymond Aron s’est approprié et a incorporé à sa propre réflexion politique des éléments de la sociologie de Max Weber. Encore une fois, Sophie Marcotte Chénard est l’une des rares spécialistes à expliciter plus en profondeur le lien entre ces deux penseurs. Si l’on souligne presque toujours automatiquement le rapport revendiqué entre Aron et Weber, peu de commentateurs sont capables d’expliquer véritablement et de manière précise les ramifications qui unissent les deux théoriciens. À cet égard, le passage du livre intitulé « La théorie de l’histoire comme philosophie de l’action politique » est particulièrement révélateur. L’auteure le rappelle d’ailleurs dans une note de la page 227, mais une telle exposition est assez novatrice.

Finalement, pour ces trois raisons et surtout parce que l’ouvrage, Devant l’histoire en crise, rassemble une quantité impressionnante de savoirs en philosophie politique qui sont rendus aux lecteurs avec une grande précision et avec une admirable clarté, il faut saluer la parution de ce livre, un ouvrage lumineux et original qui contribue à l’avancement des connaissances, à la fois dans le domaine de la philosophie et dans le domaine de l’histoire des idées politiques au xxe siècle.

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En dépit et en raison surtout des grandes qualités de l’ouvrage, certains éléments du livre Devant l’histoire en crise débouchent sur des interrogations ou mènent vers une éventuelle discussion. La première thématique sur laquelle il est possible de s’interroger concerne l’historicisme et ses conséquences. En effet, dans l’ouvrage, l’auteure fait remonter les sources de la crise de l’historicisme aux xviiie et xixe siècles et à Vico, plus précisément. Sophie Marcotte Chénard le rappelle aussi, mais certains commentateurs vont trouver l’origine du problème de l’historicisme et de son excroissance, le relativisme radical, dans les fondements de la modernité. Leo Strauss, particulièrement, retourne jusqu’à Machiavel et jusqu’à Hobbes, pour déterminer le moment où le « sujet » moderne devient exagérément « autonome » et où la raison devient dangereusement calculatrice, permettant ainsi à l’individu de presque tout construire et déconstruire à sa guise (p. 302).

L’auteure souligne également que l’on peut tout aussi bien identifier des figures telles que Montaigne ou Montesquieu comme d’éventuels précurseurs de l’historicisme et du relativisme. Par ailleurs, d’autres penseurs, comme Tocqueville, vont associer le relativisme au « fait providentiel » du « développement graduel de l’égalité des conditions[1] ». De fait, si dans une société démocratique les individus sont égaux, nulle opinion ou nulle valeur mise de l’avant par un citoyen ne devrait être a priori jugée supérieure ou meilleure qu’une autre. Prisonnière de cette espèce d’équivalence des opinions, la démocratie est donc perpétuellement exposée au danger du relativisme des valeurs. Plus près de nous dans le temps, le philosophe français Jean-Claude Michéa soutient lui aussi que, la « neutralité axiologique » ayant été la solution intellectuelle apportée par les premiers penseurs de la modernité aux guerres de religion, l’historicisme et le relativisme sont alors les conséquences naturelles de cet événement à la fois traumatique et fondateur[2]. D’après lui, dans la société libérale, il serait quasi impossible de faire triompher — pour le bien commun — une conception du bien, du beau ou du juste au détriment d’une autre conception.

Souvent jugées à tort ou à raison plus conservatrices, ces lectures critiques de la modernité ont le mérite de rappeler qu’au coeur de nos sociétés démocratiques subsiste peut-être le problème de l’historicisme, du relativisme et même du constructivisme. Pour ne mentionner qu’un seul exemple qui ne devrait pas provoquer de débats, la crise sanitaire a révélé que la démocratie libérale n’était pas à l’abri d’un basculement rapide vers une dangereuse relativisation des faits et de l’opinion. Pendant cet épisode de crise, bon nombre de citoyens et de citoyennes se sont mis à croire qu’il n’y avait plus des choses vraies et des choses fausses, mais qu’il n’y avait que des vérités concurrentes. Les idées les plus invraisemblables devenaient alors légitimes et opposables aux idées les plus raisonnables.

En ce sens, en partant de ces exemples, il serait intéressant de connaître, dans un premier temps, la position de l’auteure sur ce genre d’interprétation critique de l’histoire de la modernité — celle de Strauss tout particulièrement — et dans un deuxième temps, il aurait été fort intéressant de trouver, dans l’ouvrage de Sophie Marcotte Chénard, le point de vue de la philosophe ou de la politologue sur cette question : est-ce que nos sociétés libérales et démocratiques en ont fini avec les dangers de l’historicisme et du relativisme qui en découle ? Autrement dit, est-ce que la « crise de l’historicisme » est uniquement une problématique pour le ou la spécialiste de l’histoire des idées politiques ou au contraire, est-ce une problématique qui concerne encore notre actualité sociale et politique ?

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La seconde thématique à soumettre à la discussion touche à l’interprétation de la pensée aronienne que l’on trouve dans Devant l’histoire en crise. D’abord, dans l’ouvrage, la pensée du sociologue français est présentée avec force sous différentes facettes et avec beaucoup de nuances. Cependant, il y a un élément de l’interprétation de l’auteure qui mériterait d’être clarifié, parce que celui-ci est peut-être trop rapidement tenu pour acquis dans le livre. Ainsi, s’il est indéniable que Raymond Aron fut philosophe dans une première partie de sa vie, il semble moins évident que ses travaux plus politiques d’après-guerre se situent encore sur le terrain philosophique. D’ailleurs, pour la petite histoire, Aron envoyait souvent ses étudiants — Pierre Manent notamment — qui s’intéressaient à la philosophie politique étudier l’oeuvre de Leo Strauss, plutôt que de les diriger vers ses propres travaux. De la sorte, bien que l’on puisse sans doute légitimement considérer Aron comme un philosophe, il serait intéressant d’expliquer la démarche herméneutique qui permet de situer ce penseur pleinement du côté de la philosophie, puisque Aron lui-même paraît refuser à son propre travail sociologique la systématisation et l’universalisation conceptuelle, nécessaires à la pensée proprement philosophique.

Ensuite, l’autre aspect de la pensée aronienne à discuter concerne encore plus directement la question du relativisme. Sur ce point, dans l’épilogue de ses Mémoires, Aron revient avec regret sur L’introduction à la philosophie de l’histoire et admet ne jamais avoir formulé de réponse au problème de l’historicisme[3]. On le constate d’ailleurs aisément en parcourant la dernière partie de L’introduction. Le jeune Aron y apparaît flirter parfois avec le relativisme, l’existentialisme ou même le décisionnisme : « Ce n’est donc ni céder à la mode de philosophie pathétique, ni confondre l’angoisse d’une époque bouleversée avec une donnée permanente, ni sombrer dans le nihilisme que de rappeler comment l’homme se détermine lui-même et sa mission en se mesurant au néant. C’est là, au contraire, affirmer la puissance de celui qui se crée en jugeant son milieu et en se choisissant. Ainsi seulement l’individu surmonte la relativité de l’histoire par l’absolu de la décision, et intègre à son moi essentiel l’histoire qu’il porte en lui et qui devient la sienne[4]. »

À la fin de sa vie, dans ses Mémoires, Aron tentera une ultime réponse au problème du relativisme abordé près de cinquante ans plus tôt. Cette esquisse de réponse est certes très intéressante, mais elle n’est pas totalement convaincante. Aron soutient même dans ce texte qu’il aurait dû mieux séparer dans son oeuvre les valeurs sociales et les vertus morales ; puis qu’il aurait dû mieux renforcer les bases de la vérité scientifique et de l’universalisme humain[5].

Ainsi, peut-on faire peut-être une critique d’inspiration straussienne de la pensée aronienne : aussi brillante soit-elle, elle ne s’engage pas pleinement dans le champ philosophique et elle ne cherche pas à répondre aux questions morales ou éthiques, c’est-à-dire à définir la nature précise de l’idéal de la vie bonne, du meilleur régime, de l’action juste, etc. Ce refus même n’est-il pas le signe que la pensée politique de Raymond Aron serait restée prisonnière soit d’une certaine forme de relativisme sur le plan des valeurs, soit, sur le plan théorique, d’une méthode trop sociologique ?

En effet, si l’on pense la rationalité politique à la manière d’Aron, sans jamais définir ce qui serait prudent, rationnel ou cet « idéal de la raison » qui lui est cher, est-ce qu’on ne risque pas d’être, d’une certaine façon, prisonnier de la contingence, des circonstances, de la pratique politique, etc. ? Sans doute, peut-on parvenir avec la méthode aronienne à prendre la moins mauvaise des décisions, sur le plan politique, mais cette décision sera-t-elle bonne ? Cette décision sera-t-elle, par exemple, jugée négativement dans un siècle ou bien criminelle, dans le présent, par ceux du camp d’en face ? Et, est-ce qu’on échappe alors, chemin faisant, à une forme de décisionnisme et de relativisme ? Surtout, serons-nous en ce sens philosophes, puisqu’un peu comme chez Strauss, on peut se demander si le rôle de la philosophie politique n’est pas précisément d’émanciper la raison humaine de l’événement et de l’immédiateté des choix politiques pour lui faire atteindre le plan de la quête de la vérité ?

Finalement, pour clore ce commentaire, il est possible de faire remarquer que dans le chapitre cinq de Devant l’histoire en crise, plus précisément à la page 264, Raymond Aron est presque présenté comme un penseur de la situation d’exception. Cette interprétation est évidemment nuancée dans d’autres passages de l’ouvrage, notamment au moment de la conclusion, mais bien qu’Aron intègre incontestablement à sa réflexion l’étude de la guerre et une considération certaine pour les situations de crise, il semble que pour le penseur français, la politique ne peut pas se définir que par les situations d’exception. Aron est très clair à ce sujet dans ses débats avec les penseurs dits réalistes aux États-Unis et avec Carl Schmitt et leur élève commun, Julien Freund. Irrémédiablement, comme pour tous les éléments soumis à la discussion dans ce commentaire, il serait très intéressant de connaître le point de vue de Sophie Marcotte Chénard au sujet d’Aron penseur du politique comme situation d’exception.