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L’idée de la démocratie peut-elle encore nous orienter politiquement ? L’enquête philosophique conduite dans Délibérer entre égaux[1] entend répondre à cette question. Son cadre est fixé par un objet, l’idéal démocratique contemporain, par un contexte, le procès en irréalisme adressé à cet idéal et par une méthode, la mise à l’épreuve des interprétations, en particulier délibératives, qui en sont données. Je présenterai ici ces éléments tour à tour, avant de résumer brièvement les principales thèses défendues dans l’ouvrage. Sa conclusion peut être d’emblée énoncée : une interprétation délibérative originale de l’idéal démocratique montre à quelles conditions il peut être justifié, cohérent et pertinent pour les sociétés contemporaines.
L’idéal démocratique
Délibérer entre égaux prend pour objet d’enquête, comme son sous-titre l’indique, l’idéal démocratique, en tant qu’il peut être distingué des régimes réels qui sont dits, et se disent, démocratiques.
Les régimes démocratiques contemporains sont, du point de vue des typologies classiques de la philosophie politique, des régimes mixtes : leurs institutions mêlent des traits populaires et aristocratiques, participatifs et élitistes, libéraux et autoritaires. Ils peuvent néanmoins être dits démocratiques dans la mesure où l’idéal de la démocratie contribue à y organiser les pratiques et les institutions politiques. Cet idéal lui-même fait l’objet d’interprétations rivales et parfois contradictoires, ce qui fait de l’identification des régimes démocratiques et des pratiques qui les rendent tels, une question vivement contestée. Sur le plan pratique, cette indétermination explique que sur tous les sujets (à propos de la politique environnementale ou migratoire, fiscale ou éducative, etc.), nous soyons si souvent en désaccord non seulement à propos des décisions à prendre, ce qui est dans l’ordre des choses, mais aussi concernant les conditions procédurales et substantielles que ces décisions doivent satisfaire pour être légitimes. Sur le plan théorique, cette indétermination appelle un travail proprement philosophique, mobilisant les ressources de l’analyse conceptuelle et de la réflexion normative : il faut reconnaître, comparer et évaluer les interprétations rivales de la démocratie.
L’idéal démocratique contemporain peut être décrit comme le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. Cette formule est revendiquée par les régimes démocratiques eux-mêmes — du discours de Lincoln à Gettysburg en 1863 à la Constitution française de 1958 —, mais aussi par des mouvements contestataires ou révolutionnaires se réclamant de la démocratie. Elle est aussi prise pour cible par les critiques les plus influentes de l’idéal démocratique. L’idée de l’autogouvernement populaire se prête, de toute évidence, à des interprétations plurielles. Deux éléments constitutifs de cet idéal doivent toutefois être retenus : d’une part, l’identification du peuple gouverné au peuple gouvernant et au peuple bénéficiaire ; d’autre part, la définition du peuple par le corps que forment ensemble les citoyens pris à égalité. Pris ensemble, ces éléments impliquent que les citoyens, étant également soumis aux lois, devraient en être, à égalité, les auteurs, mais aussi les bénéficiaires. La démocratie est le gouvernement des égaux par les égaux et pour les égaux.
Cette caractérisation, minimale et abstraite, permet de reformuler l’idée d’autogouvernement populaire sur le plan des rapports individuels qu’elle engage, sous la forme de deux principes. Le principe de l’autonomie politique demande que chaque citoyen puisse être autant que les autres — et autant que possible — l’auteur des décisions s’imposant à tous. Le principe du bien commun requiert que chaque citoyen soit autant que les autres — et autant que possible — le bénéficiaire de ces décisions. Ces idées sont relativement familières : on les retrouve, avec des variations, dans diverses interprétations philosophiques ou représentations ordinaires de la démocratie, qui n’utilisent pas toutes la terminologie de l’autogouvernement populaire. Les deux principes démocratiques n’en sont pas moins extraordinairement exigeants, ce qui expose d’emblée au soupçon d’irréalisme l’idéal formé par leur conjonction. Comment réaliser l’autonomie politique, dès lors que des formes de délégation, de représentation et de division du travail politique sont inévitables ? Comment réaliser le bien commun, puisque les intérêts individuels, souvent divergents, ne sauraient être avancés exactement dans la même mesure ? L’interprétation philosophique de ces principes doit en préciser le sens, en tenant compte des limites que la psychologie humaine et les structures sociales rendent inévitables.
Ainsi comprise, la démocratie est un idéal de régime : les institutions politiques doivent être organisées selon les principes de l’autonomie politique et du bien commun pour être démocratiques. Elle ne consiste pas, pour autant, en un ensemble unique d’institutions concrètes : diverses formes institutionnelles sont sans doute susceptibles de satisfaire ces exigences, et elles peuvent en outre varier selon les circonstances historiques. Il est néanmoins possible de dégager certaines implications institutionnelles générales des deux principes démocratiques pour l’organisation de la prise de décision. Il faut que les citoyens puissent, dans des conditions équitables, former chacun un jugement autonome sur les politiques susceptibles de servir leur bien commun, puis choisir ensemble, au moins provisoirement, l’une d’entre elles, et ce, malgré les divergences entre intérêts particuliers et les désaccords entre valeurs morales. Il y a à cela des conditions sociales, qui ont à voir notamment avec l’éducation, les moeurs et l’économie, mais aussi des conditions procédurales : il faut organiser le processus de détermination des choix collectifs pour qu’il serve les deux principes. C’est là précisément le rôle que les théories de l’autogouvernement confient communément à la délibération publique : avant l’arrêt de la décision, la confrontation publique des raisons doit éclairer le jugement individuel et favoriser la recherche collective, à la fois coopérative et conflictuelle, du bien commun. La tâche peut paraître colossale, ce qui nourrit le doute, ancien et persistant, sur la pertinence d’un tel idéal politique.
La critique réaliste
L’enquête conduite dans Délibérer entre égaux s’inscrit dans un certain contexte polémique : un procès en irréalisme est instruit à l’encontre de l’idéal démocratique de longue date au sein de la philosophie et depuis un peu plus d’un siècle parmi les sciences sociales.
La formulation contemporaine la plus influente de cette « critique réaliste » a été proposée par Schumpeter il y a trois quarts de siècle[2]. À l’en croire, l’idéal de l’autogouvernement populaire est triplement illusoire dans le cadre des sociétés contemporaines. Le gouvernement par le peuple est hors de portée, car les volontés politiques individuelles sont indéterminées et donc manipulables, l’expérience, la compétence et le sens de la responsabilité politiques manquant au simple citoyen. Le gouvernement pour le peuple est en outre impossible, car tout bien commun fait défaut, les conflits entre intérêts particuliers, mais aussi entre valeurs, étant irréductibles. Enfin, la combinaison de ces deux principes est incohérente, car à supposer qu’on puisse leur donner un sens plausible (en substituant la volonté et l’intérêt du grand nombre à la volonté du peuple et au bien commun), ils sont de toute façon incompatibles : le plus grand nombre n’est pas le mieux à même de savoir ce qui est bon pour lui. À la chimère de l’autogouvernement populaire, il faudrait donc substituer un concept scientifique, qui ne définit pas la démocratie par rapport à des abstractions telles que l’autonomie politique ou le bien commun, mais par le recours à une procédure concrète : l’élection régulière des dirigeants par les gouvernés. Tel est le « nouveau modèle » de la démocratie induit par la critique réaliste.
La réfutation schumpétérienne a été reprise, amendée et prolongée par les avatars ultérieurs de la critique réaliste. En invoquant les sciences sociales, de la psychologie des foules à la théorie du choix rationnel en passant par la sociologie de l’opinion publique, les différentes versions de cette critique affirment que l’idéal démocratique, plausible peut-être dans les cités-États antiques ou les petites républiques modernes, est rendu caduc par les traits caractéristiques des sociétés démocratiques contemporaines, socialement complexes, dotées d’institutions représentatives et soumises à la communication de masse. La critique réaliste a inspiré les modèles théoriques — à visée descriptive, mais aussi, bien souvent, normative — qui ont longtemps dominé la science politique anglophone, notamment ceux de la démocratie « minimale », « pluraliste » ou « économique »[3], qui font de l’élection, et donc d’un certain usage du vote, le coeur de la démocratie. Mais l’influence de cette critique est aujourd’hui encore vivace. Elle se fait sentir naturellement chez ceux qui entendent explicitement la réactualiser et s’évertuent à montrer que l’irrationalité politique du citoyen invalide l’idéal démocratique[4]. De façon plus étonnante, elle est aussi perceptible du côté des théories participatives, délibératives ou agonistiques de la démocratie, chez ceux qui, tout en critiquant les approches dites réalistes et le primat qu’elles donnent à l’élection, reprennent certains de leurs principaux présupposés (à commencer par l’idée que la délibération et la décision politiques doivent être cantonnées à des assemblées restreintes, protégées contre l’irrationalité des opinions qui se forment et s’expriment dans l’espace public).
La réduction de la démocratie au vote opérée par les théories à prétention réaliste est pourtant doublement problématique. Si leur visée est descriptive, c’est-à-dire que la théorie entend représenter les régimes dits démocratiques, il est douteux que l’on gagne vraiment en réalisme en ignorant, sous prétexte qu’il ne s’agit que d’un mirage idéologique, un idéal politique qui contribue à y orienter les comportements et les discours — même s’il est, comme tout idéal, constamment instrumentalisé ou trahi. Si la visée est normative, c’est-à-dire que la théorie entend saisir un idéal politique, il est difficile de comprendre ce qui reste de l’idéalité de la démocratie — ce en quoi consiste son caractère désirable, ou du moins préférable aux autres régimes — dès lors qu’elle se réduit au pouvoir ponctuellement donné à la majorité de départager les candidats au pouvoir.
La critique réaliste est en outre mal fondée. Sur le plan empirique, ses emprunts aux sciences sociales s’avèrent lacunaires : qu’elle fonde la présomption d’irrationalité politique des citoyens sur une vision homogénéisante des foules, livrée par une psychologie sociale datée, ou sur une conception étroite du choix individuel, empruntée à la micro-économie, elle néglige le rôle de la division du travail politique et des institutions sociales dans l’élaboration des jugements individuels et l’articulation des intérêts particuliers. Sur le plan normatif, la critique réaliste repose sur une caractérisation simpliste de l’idéal démocratique. Rien n’oblige, en effet, les partisans de cet idéal à postuler que l’autonomie politique implique une indépendance totale des volontés individuelles, que le bien commun s’identifie à un intérêt commun partagé par tous, ou encore que c’est parce que le peuple est politiquement le plus sage ou le plus compétent qu’il lui revient de gouverner.
Il ne suffit toutefois pas de réfuter la critique réaliste et de montrer les insuffisantes des théories de la démocratie qu’elle inspire pour établir la pertinence actuelle de l’idéal démocratique. Il faut encore montrer qu’il est possible d’en livrer une interprétation qui réponde aux problèmes redoutables sur lesquels cette critique attire l’attention. Si les conclusions qu’elle en tire doivent être rejetées, il faut reconnaître le conflit des volontés, qui signifie que l’autonomie politique ne peut pas se réaliser par leur consensus, et le conflit des intérêts, qui implique que le bien commun ne peut émerger de leur convergence. Il faut aussi prendre au sérieux l’idée que les principes démocratiques se trouveront en conflit, s’il est vrai que la participation égale de tous dessert la promotion égale des intérêts de tous. L’ambition de l’ouvrage est de proposer une interprétation de l’idéal démocratique qui, tout en refusant la réduction procédurale de la démocratie à l’élection, réponde à ces problèmes et relève ainsi le défi de la critique réaliste. Il faut, pour cela, revenir au coeur de la pratique démocratique, c’est-à-dire au lieu où le conflit des volontés et le conflit des intérêts s’incarnent dans l’affrontement public des opinions et des raisons : la délibération entre égaux.
La « démocratie délibérative » à l’épreuve
La méthode suivie dans Délibérer entre égaux est dictée par son objet et son contexte. Elle consiste dans la mise à l’épreuve des interprétations délibératives de la démocratie, systématiquement confrontées aux problèmes que suscitent le conflit des volontés, le conflit des intérêts et le conflit des principes.
Il n’est pas étonnant que la contre-attaque théorique visant la critique réaliste et ses suites, initiée il y a cinquante ans par les premiers écrits sur la démocratie participative[5], ait été depuis largement menée par les théories dites « délibératives » de la démocratie. Pour réintroduire, au-delà du droit de vote égal et de la satisfaction de la majorité, les exigences de l’autonomie politique et du bien commun, il faut déplacer l’attention du vote vers la délibération collective qui le précède parfois, pour considérer non seulement le mode d’agrégation des choix individuels, mais aussi leur mode de formation.
Les théories de la « démocratie délibérative »[6] élaborées depuis trois décennies ne forment pas une tradition unifiée, pas plus qu’elles ne dessinent un paradigme commun. Inspirées par la théorie de la justice rawlsienne ou par l’éthique de la discussion habermassienne, le néo-aristotélisme ou le néo-républicanisme, le féminisme ou le pragmatisme, elles dressent des visions plurielles de la démocratie et poursuivent des fins théoriques diverses. Elles ont toutefois en commun le fait de réaffirmer la centralité de la délibération publique des citoyens en démocratie et l’aptitude de la démocratie à servir la participation des égaux en même temps que la prise en considération de leurs intérêts (même si ces visées sont interprétées de manière très diverse).
La nouveauté de ces approches ne consiste toutefois pas en ce qu’elles font dépendre le caractère démocratique des régimes représentatifs de l’institution d’une délibération publique étendue aux citoyens — cette idée se trouve déjà, au xixe siècle, chez un penseur comme Mill[7]. Leur originalité tient plutôt à ce qu’elles s’efforcent de réhabiliter cette vision de la démocratie après les assauts répétés de la critique réaliste et après le tournant « agrégatif » pris, sous son influence, par la théorie démocratique. Elles ne peuvent donc pas se contenter de réaffirmer leur foi dans la politique délibérative et l’importance de l’autonomie politique et du bien commun : elles doivent montrer comment la délibération, bien comprise, peut servir ces principes, adéquatement saisis, sans s’appuyer pour cela sur l’idée d’une convergence spontanée vers le consensus ou d’une réconciliation des intérêts individuels dans un intérêt unique. Peuvent-elles y parvenir ? C’est ce que le livre entend vérifier en mettant systématiquement ces théories à l’épreuve. L’ouvrage élabore ainsi pas à pas une interprétation délibérative originale de la démocratie, qui se distingue sur des points importants des principales visions de la démocratie délibérative (telles qu’on les trouve, notamment, chez Jon Elster, Joshua Cohen ou Bernard Manin, John Rawls ou Jürgen Habermas, Seyla Benhabib, Iris Marion Young, James Bohman ou James Fishkin).
Ce travail d’évaluation et de reconstruction passe par l’élaboration d’un concept de délibération démocratique. Un flou conceptuel persistant accompagne les invocations fréquentes de la délibération comme fondement de la légitimité démocratique, non seulement dans les écrits savants, mais aussi dans les controverses publiques. Le flou favorise, il est vrai, les usages stratégiques de la notion. Tant que les prérequis de la délibération démocratique sont incertains, et qu’il est donc difficile de dire s’ils ont ou non été satisfaits en pratique, elle peut être invoquée pour faire passer pour légitimes des politiques issues de débats contraints, inéquitables ou faussés par le défaut de publicité ; elle peut aussi servir, inversement, à nier la légitimité de choix collectifs que l’on désapprouve, alors même qu’ils ont été arrêtés de manière adéquate. Le flou conceptuel a aussi, dans le cas des théories délibératives de la démocratie, des causes proprement théoriques : les conditions de la délibération doivent être suffisamment modestes pour être réalistes (relativement à la compétence ou à la vertu des participants, à la limitation des inégalités et à la maîtrise des rapports de force, etc.) et ses effets néanmoins suffisamment appréciables pour rendre plausible l’idée qu’elle permet à des citoyens autonomes de poursuivre collectivement le bien commun. L’indétermination fréquente du concept traduit aussi la difficulté qu’il y a à concilier ces deux contraintes. Le besoin de clarification conceptuel n’en est que plus grand.
Délibérer ensemble consiste à confronter publiquement les unes aux autres les raisons d’opter ou non pour différents choix collectifs possibles en vue d’arrêter une décision commune. La délibération n’est pas simplement une discussion, car elle suppose la critique systématique des raisons et des propositions formulées de part et d’autre. Elle ne se limite pas non plus à un débat contradictoire, car elle vise à prendre une décision — généralement par le vote. C’est donc une activité spécifique, à la fois coopérative, car elle implique des règles admises et une fin pratique partagée, et conflictuelle, car elle oppose des opinions adverses qui cherchent à s’imposer, ainsi que la coexistence de fins particulières divergentes. Il ne suffit pas de consulter le public ou de le faire dialoguer, comme le font nombre de dispositifs invoquant la « démocratie délibérative », pour que se tienne une délibération collective. Consultations publiques, grands débats, dialogues citoyens, etc. peuvent avoir des usages et des vertus divers ; ces dispositifs ne sont pas délibératifs, tant qu’ils déconnectent la participation au débat contradictoire de la participation à la prise de décision. Lorsque des individus expriment leurs avis sans donner leurs raisons, ou sans pouvoir critiquer les opinions et raisons formulées, ou sans pouvoir ensuite participer à l’arrêt de la décision (par le vote, généralement), ils ne délibèrent pas ensemble.
Ainsi comprise, la délibération collective peut prendre des formes différentes, qui ne sont pas toutes démocratiques : on ne délibère pas toujours entre égaux. Il faut, pour cela, que certaines exigences normatives, relatives à l’égalité des citoyens, soient satisfaites. La délibération n’est pas démocratique lorsque certaines voix sont muselées, que les acteurs les plus puissants monopolisent la parole, que le public est vulnérable à une désinformation systématique, ou que la critique se voit empêchée. Reconnaître ces travers comme tels est aisé. Il est en revanche plus difficile de déterminer positivement les conditions sociales et légales qui doivent être réunies pour que la délibération démocratique soit possible, ainsi que les normes qui peuvent l’instituer dans les différentes arènes où elle est requise : dans les assemblées parlementaires et les comités gouvernementaux, les partis politiques et les syndicats, les associations de la société civile et les mouvements sociaux, l’espace public et les médias.
L’élaboration du concept de délibération démocratique engage ainsi la compréhension de la délibération collective comme procédure, mais aussi l’interprétation des exigences normatives de la démocratie comme idéal. Elle rend possibles l’évaluation des interprétations délibératives de l’idéal démocratique sous trois aspects : la justification, la cohérence et la pertinence.
Trois questions : justification, cohérence et pertinence
Un idéal politique — ou, plus exactement, une interprétation philosophique particulière de cet idéal — peut être évalué sur trois plans au moins : du point de vue de sa justification (est-il désirable, ou du moins préférable aux autres options ?), de sa cohérence (ses présupposés ou implications sont-ils contradictoires ?), et de sa pertinence (peut-il guider l’évaluation et la transformation des formes politiques présentes ?). Ce triple questionnement détermine la structure de l’ouvrage.
Après avoir considéré le procès en irréalisme conduit à l’encontre de l’idéal démocratique (Chap. I : « La critique réaliste ») et les théories de la démocratie qu’il a inspirées (Chap. II : « La démocratie agrégative »), le raisonnement se tourne vers les théories délibératives proposant de réhabiliter cet idéal.
Il examine tout d’abord ce qui peut justifier la démocratie, dans son interprétation délibérative, en précisant le sens des deux principes constitutifs de cet idéal (Chap. III : « Autonomie politique et bien commun ») et en montrant de quelle manière la délibération entre égaux peut servir leur réalisation (Chap. IV : « La démocratie délibérative »).
Il envisage ensuite dans quelle mesure cette interprétation peut être cohérente, en étudiant ce qui rend compatibles les exigences substantielles et procédurales (Chap. V : « Droits et souveraineté »), ou encore les exigences égalitaires et épistémiques (Chap. VI : « Égalité et vérité »), fixées par l’idéal démocratique.
Il interroge, enfin, les conditions auxquelles cette interprétation peut être pertinente pour des sociétés complexes, dotées d’institutions représentatives et soumises à la communication de masse (Chap. VII : « Le public démocratique »), en considérant notamment comment les citoyens peuvent délibérer tous ensemble (Chap. VIII : « La délibération du peuple »).
Sans restituer ici l’ensemble des propositions et arguments avancés dans l’ouvrage, je conclurai cette présentation en résumant la principale thèse défendue à chacune de ces quatre étapes.
Premièrement, les théories agrégatives de la démocratie, qui font reposer la légitimité des décisions politiques exclusivement sur le mécanisme électoral, et donc ultimement sur le vote, ne peuvent rendre compte de l’idéalité de la démocratie. Indifférent à l’origine (autonome ou hétéronome) des choix individuels agrégés comme à leur contenu (juste ou injuste), le vote à la majorité, pris isolément, ne sert ni l’autonomie politique des votants ni la détermination de choix favorables au bien commun. Il n’assure pas non plus à lui seul, comme ces théories l’espèrent, l’équité du processus politique ou la satisfaction du plus grand nombre. Il ne suffit donc pas à rendre les choix collectifs légitimes.
Deuxièmement, la délibération entre citoyens égaux sert l’autonomie politique et le bien commun, non en garantissant que les citoyens feront des choix avisés, mais en le laissant espérer, d’une part, et en rendant plus égales les conditions dans lesquelles ils font ces choix, d’autre part. La pesée publique des raisons ne fait pas que mettre en commun les informations et associer les intelligences, ce qui peut rendre les jugements individuels moins hétéronomes et moins injustes, mais peut aussi parfois, à l’inverse, renforcer le conformisme ou favoriser des positions iniques. Elle implique également une division du travail argumentatif que requiert la formation d’un choix individuel délibéré ; elle rend dans cette mesure moins inégales les armes dont les citoyens disposent pour juger et agir.
Troisièmement, la participation égale de tous et la promotion égale de tous les intérêts ne sont pas des visées contradictoires, car l’incertitude irréductible portant sur la valeur des politiques s’opposant et sur la sagesse des acteurs s’affrontant n’autorise pas à fonder l’autorité politique sur la compétence politique. La cohérence de l’idéal démocratique ne découle pas de ce que toutes les opinions politiques se vaudraient, comme l’affirment ses défenses relativistes, ni de ce que le plus grand nombre serait toujours le meilleur juge, comme le suggèrent certaines approches épistémiques. Sa cohérence se comprend plutôt à partir d’une épistémologie faillibiliste, qui reconnaît que nul ne peut se prévaloir de l’absolue certitude d’avoir raison pour imposer aux autres sa conception du bien commun.
Quatrièmement, une démocratie délibérative est concevable dans les circonstances propres aux sociétés contemporaines. Le gouvernement représentatif ne peut certes être démocratique que si la délibération publique s’ouvre, au-delà des représentants, aux citoyens. Les multiples arènes décisionnelles où se prennent les décisions organisant une société complexe ne peuvent être contrôlées par les citoyens que si elles sont surveillées par des publics mobilisés. La délibération du peuple tout entier n’est possible que si la communication médiatique est soumise à une régulation légale, sociale et professionnelle guidée par les normes délibératives. De telles conditions sont exigeantes, mais non irréalistes. Une division sociale du travail modifiée peut les réaliser, sur les plans de la production des savoirs et de la délibération publique, de l’élaboration des politiques et de leur contestation.
La conclusion dernière de Délibérer entre égaux est que la démocratie n’est ni une utopie dotée d’une valeur purement spéculative ni un modèle adapté seulement à de petites assemblées, car invalidé à plus grande échelle par les pathologies de la communication de masse. Il faut écarter la tentation d’un repli complet de la politique dans de petites arènes qui seraient entièrement protégées de l’influence des opinions publiques et auraient le monopole de la délibération et de la décision — qu’elles soient composées d’experts choisis, de représentants élus ou de citoyens tirés au sort. Fuir l’espace public où se forment et s’affrontent les volontés politiques, ce serait renoncer à la démocratie.
Appendices
Notes
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[1]
Charles Girard, Délibérer entre égaux. Enquête sur l’idéal démocratique, Paris : Vrin, 2019.
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[2]
Joseph Alois Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie [1942] trad. G. Fain, Paris : Payot, 1990, ch. 21-22.
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[3]
Voir respectivement Norberto Bobbio, Le futur de la démocratie [1984] trad. de S. Gherardi et J.-L. Pouthier, Paris : Seuil, 2007 ; Robert A. Dahl, A Preface to Democratic Theory, Chicago : Chicago University Press, 1956 ; Anthony Downs, Une théorie économique de la démocratie [1957] trad. de P.-L. van Berg, Bruxelles : Éditions de l’université de Bruxelles, 2013.
-
[4]
Voir par exemple Christopher Achen et Larry Bartels, Democracy for Realists. Why Elections Do Not Produce Responsive Governements, Princeton : Princeton University Press, 2016 ; Jason Brennan, Against Democracy, Princeton : Princeton University Press, 2016.
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[5]
Voir notamment Carole Pateman, Participation and Democratic Theory, Cambridge : Cambridge University Press, 1970 ; Benjamin Barber, Démocratie forte [1984] trad. de J-L Piningre, Paris : Desclée de Brouwer, 1997.
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[6]
Pour une présentation de cette constellation théorique, voir Charles Girard et Alice Le Goff, La Démocratie délibérative. Anthologie de textes contemporains, Paris : Hermann, 2010 ; André Bächtiger, John S. Dryzek, Jane Mansbridge et Mark E. Warren, dir., the Oxford Handbook of Deliberative Democracy, Oxford : Oxford University Press, 2018.Voir aussi, récemment, Loïc Blondiaux et Bernard Manin, dir., Le Tournant délibératif de la démocratie, Paris : Presses de sciences po, 2021.
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[7]
John Stuart Mill, Considérations sur le gouvernement représentatif [1961] trad. de M. Bozzo-Rey, J.-P. Cléro, C. Wrobel, Paris : Hermann, 2014. Cette question est étudiée dans : Charles Girard, « La lutte violente entre les parties de la vérité. Conflit des opinions et démocratie représentative chez John Stuart Mill », Revue internationale de philosophie 271, no 2, 2015, p. 183-203.