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1. Introduction

Le débat contemporain autour de la guerre juste qualifie l’approche walzérienne d’« orthodoxe » ou de « traditionnelle », termes qui nous montrent à quel point les écrits de Walzer, notamment Just and Unjust Wars, publié en 1977[1], constituent le point de départ du débat contemporain portant sur la moralité des guerres. Cet auteur déclare, à plusieurs reprises, que sa théorie de la guerre juste est dualiste, ce qui signifie que « la guerre est toujours jugée deux fois, tout d’abord en considérant les raisons qu’ont les États de faire la guerre, ensuite, en considérant les moyens qu’ils adoptent »[2]. S’il existe donc une dimension morale de la guerre, elle doit refléter le cadre juridique moderne qui sépare le domaine relatif à l’entrée en guerre (jus ad bellum) de celui concernant les modalités de cette dernière (jus in bello). En ce qui concerne la première partie de la réalité morale de la guerre — qui correspond aussi à la première de Just and Unjust Wars — Walzer développera ce qu’il appelle une « théorie de l’agression » découlant de ce qu’il qualifie de « paradigme légaliste ». Dans la seconde partie de la réalité morale de la guerre et de son livre, Walzer présente « la convention de la guerre » autour de laquelle seront esquissées les limites des combats.

Aussi bien juridiquement que moralement, « les deux types de jugements sont logiquement indépendants »[3]. Or, même si cette séparation figurant au coeur de la moralité de la guerre s’avère en elle-même déroutante, il n’en demeure pas moins qu’elle conserve toutefois une « stabilité relative et reconnaissable »[4] résultant de conceptions de l’État et de ses agents qui ne sont guère arbitraires. La justice de la guerre ne peut être jugée qu’après les prises de décisions des hommes et femmes politiques qui ont, en premier lieu, fait le choix de la mener. La justice dans la guerre ne peut être évaluée qu’en fonction des décisions prises sur les champs de bataille. Au sein des sociétés où la force militaire est soumise à la classe civile politique, le jus ad bellum ne peut donc que relever de la politique, c’est-à-dire des décisions prises au sein du pouvoir exécutif en faveur de la guerre ou contre elle, et dont la responsabilité n’incombe nullement aux soldats ni aux officiers. En revanche, ceux-ci demeurent largement responsables de tout ce qui touche à la manière de mener la guerre. Ainsi, il peut arriver qu’une guerre s’avère « injuste » dans le domaine ad bellum mais « juste » dans celui in bello, ou bien l’inverse.

Au cours des dernières décennies, cette conception dualiste de la guerre fit l’objet de vives critiques de la part de l’école révisionniste, qui est devenue l’approche dominante dans le débat universitaire portant sur la guerre juste.

Même si, aussi bien pour l’école révisionniste que chez Walzer, la guerre apparaît comme une situation où l’on tient à respecter les droits, la manière dont cela est censé se faire diffère toutefois considérablement. Selon la première, il s’avère nécessaire que la mort soit attribuée de manière individuelle et discriminatoire, selon le degré de responsabilité individuelle. La seconde estime, pour sa part, que la guerre crée de nouveaux droits et devoirs qui contrastent avec ceux que l’on possède dans une situation de paix. Il s’agit d’une transformation, à savoir que les combattants perdent les droits à la vie et à la liberté qu’ils possèdent en tant que civils et qu’ils sont censés défendre lorsqu’ils luttent contre une agression, pour acquérir des droits de guerre qui les autorisent à tuer et les rend susceptibles d’être attaqués. Selon les révisionnistes, la moralité de la guerre est donc dépourvue d’incohérence entre le jus ad bellum et le jus in bello, dans la mesure où elle propose une soumission du second au premier. Chez Walzer, en revanche, l’incohérence entre ces deux domaines demeure intacte puisqu’elle est maintenue, comme l’auteur le suggère, pour de bonnes raisons.

Dans ce qui suit, notre objectif est double. Nous voulons d’abord présenter les critiques formulées à l’encontre de l’approche walzerienne, pour ensuite examiner la dépolitisation qu’elle engendre. Cette dépolitisation nous semble dangereuse parce qu’elle débouche sur une mauvaise appréhension des vrais niveaux de violence engendrés par la guerre et sur une surestimation de ceux-ci dans les situations de paix, ce qui revient à obscurcir au lieu d’éclairer notre compréhension morale du phénomène de la guerre.

2. L’approche révisionniste

L’approche révisionniste n’attribue pas de valeur morale à la distinction entre « état de guerre » et « état de paix ». Il n’existerait pas de principes moraux propres à la guerre qui pourraient être basés sur des exceptions en temps de paix. Un seul ensemble de principes est censé régir « toutes les actions qui causent des dommages non consensuels, que ces actions soient de l’ordre de la légitime défense, du maintien de l’ordre, des mesures “short of war” ou de la guerre »[5]. Le fait est que, s’il y a des principes moraux qui lient des individus, ils sont sous-jacents à n’importe quelle activité humaine. Si ces principes existent, ils ne peuvent tout simplement pas disparaître au cours de la guerre pour réapparaître dans une situation de paix. C’est pourquoi on parle d’individualisme moral (reductive individualism) pour définir cette approche. Ce sont les actions et intentions des individus qui sont moralement pertinentes, étant donné que ce sont des personnes, et non des États, qui tuent et sont tuées à la guerre[6]. Jeff McMahan[7] propose donc une « moralité profonde de la guerre » (« deep morality of war ») selon laquelle seuls comptent les droits et les devoirs des individus régis par une même moralité propre à la guerre comme à la paix. En fonction de la supposition de ce continuum moral, cette moralité dite « profonde » est également tout simplement qualifiée de « basique » (« basic morality of war »), puisqu’elle est constituée des croyances courantes sur la responsabilité morale.

De même, les révisionnistes s’opposent à ce que les droits des individus soient jugés d’après leurs statuts collectifs. Dans un contexte de guerre, ces statuts sont fondamentalement au nombre de deux, à savoir, le statut de combattant et celui de civil (non-combattant), et indiquent si une personne peut être la cible ou non d’une attaque militaire. Or, si la boussole morale est désormais tournée vers les actions individuelles et non vers les statuts collectifs, il en résulte que les uniformes ne comptent plus lorsqu’il s’agit de savoir qui est susceptible de devenir une cible de l’attaque militaire et qui risque d’en être protégé. Les individus étant uniques et dotés d’une capacité morale, ils font des choix qui peuvent être contraires à leurs statuts. Imaginons, par exemple, qu’un soldat soit personnellement opposé à une guerre à laquelle il est contraint de participer. De ce fait, s’il est présent sur les champs de bataille et porte, en effet, l’uniforme (ce qui fait de lui une cible légitime d’après les conventions de la guerre), il s’efforce néanmoins de ne pas tirer sur les soldats ennemis puisqu’il n’est pas convaincu de défendre une bonne cause. Lorsqu’il tire, il le fait de manière à ce que le tir n’atteigne pas la cible. Ce soldat ne saura être considéré comme une cible légitime du point de vue de la « moralité profonde de la guerre », parce qu’il n’a personnellement rien fait pour perdre son droit à la vie. Plus précisément, dans le langage propre à cette école, il n’est pas « liable to attack[8] ».

Le terme anglais « liability » est un concept clé de la lecture révisionniste de la guerre juste telle qu’elle est développée par McMahan. Il souligne la dimension proprement morale et normative de l’attaque selon laquelle si une personne est susceptible d’être attaquée, c’est parce qu’elle a perdu ou abandonné son droit à la vie. Attaquer une personne « liable to attack » n’impliquera donc pas une violation de son droit à la vie, et aucun tort ne lui sera fait.

En revanche, il se peut, à l’inverse, qu’un non-combattant participe activement aux hostilités (qu’il tire depuis sa fenêtre avec des armes de contrebande lorsqu’il voit des soldats, ou qu’il profite de son immunité pour installer des pièges contre certains combattants). Il est également possible que des civils éloignés du champ de bataille participent à la guerre de manière encore plus importante que les combattants. McMahan mentionne le cas des dirigeants de la United Fruit Company qui, en 1954, ont persuadé l’administration Eisenhower de fomenter un coup d’État contre le gouvernement démocratique du Guatemala, dans le but d’instaurer un régime favorable à la compagnie (afin que certaines terres non cultivées qui avaient auparavant été nationalisées leur soient rendues). Or, étant donné qu’il « est raisonnable de supposer que les dirigeants portaient un degré de responsabilité au moins aussi important dans le meurtre et la violation de l’autodétermination nationale que les soldats qui les ont exécutés »[9], ils en viennent, d’après « la moralité profonde de la guerre », à être susceptibles de faire l’objet d’attaques (« liable to attack »)[10].

Si le port d’uniformes n’est pas moralement significatif pour déterminer les règles du ciblage, quels sont donc les bons critères moraux qu’il convient de suivre ? De même que celle avancée par Walzer, l’approche révisionniste est conceptualisée sous la forme d’une théorie du droit. Commençons donc par nous pencher sur l’explication fournie par Walzer dans Just and Unjust Wars, qui peut être subdivisée en trois étapes. Premièrement, cet auteur affirme que « personne ne peut être obligé de se battre ou de risquer sa vie, personne ne doit être menacé de guerre ou combattu, sauf si, par quelque action de son propre fait, il a abandonné ou perdu ses droits »[11] ; deuxièmement, il souligne que pour perdre ses droits ou y renoncer, il faut être devenu une menace pour quelqu’un d’autre : « Par le simple fait de combattre, quels que soient leurs espoirs et leurs intentions personnels, ils [les combattants] ont perdu leur titre à la vie et à la liberté, et ce même si, contrairement aux États agresseurs, ils n’ont commis aucun crime »[12] ; troisièmement, si le soldat est susceptible d’être tué, c’est parce qu’il s’est engagé dans les forces armées et « s’est transformé en un individu dangereux »[13]. Cette réponse à trois niveaux explique les raisons pour lesquelles un combattant qui mène une guerre juste est susceptible d’être attaqué par un autre engagé dans une guerre injuste. Même si le fait qu’il attaque le premier n’est en aucun cas justifié, le « combattant injuste » (« unjust combattant ») représente tout de même une menace pour lui en tant que combattant en lui-même dangereux. Or, le fait que des « combattants justes » se battent dans une guerre juste, alors que des « combattants injustes » ne le font pas, n’a rien à voir avec leurs justifications respectives du combat et n’a aucune influence sur le ciblage, d’où l’égalité morale des combattants et l’indépendance du jus in bello par rapport au jus ad bellum.

L’approche révisionniste ne rejoint que le premier argument de cette conception. Elle rejette les deux autres et l’idée résultant de l’égalité morale des combattants et de l’indépendance entre jus ad bellum et jus in bello. Walzer et McMahan s’accordent sur l’idée que les droits doivent être perdus (lost)[14] ou abandonnés (surrendered) pour que la guerre puisse être considérée comme une condition morale. L’abandon d’un droit se fait moyennant un acte de consentement ; un combattant peut accepter de mettre sa vie en jeu, de la même manière qu’un boxeur consent, pour sa part, à être frappé par son adversaire. En revanche, en ce qui concerne la manière dont on peut perdre des droits, McMahan[15] est profondément et ouvertement en désaccord avec la solution walzérienne. D’après lui, le simple fait de représenter une menace pour quelqu’un ne constitue pas une condition nécessaire et suffisante pour que cette personne soit susceptible d’être attaquée. Le policier, par exemple, peut représenter une menace effective pour un criminel lorsqu’il est confronté à lui, ce qui ne le rend pas pour autant susceptible d’être attaqué par celui-ci.

La différence entre la menace que constitue le policier et celle que représente le criminel repose sur la raison qui les justifie : la menace émanant du policier est justifiée par le fait qu’il agit au nom de l’ordre public, alors que celle associée au criminel est quant à elle dépourvue de justification morale raisonnable. La personne qui agit en état de légitime défense constitue un autre cas de figure. Lorsqu’elle se défend d’une attaque, elle devient, à son tour, une menace pour l’agresseur, mais on ne peut pas dire pour autant que la menace qu’elle représente pour son agresseur la rende pour autant susceptible d’être attaquée par celui-ci, car, de même que le policier, son action est justifiée par la défense de son droit à la vie. Étant donné que la menace existant dans ces deux cas est dépourvue de responsabilité morale, elle n’engendre pas de violation du droit, et l’innocence morale des agents est garantie, de sorte qu’ils ne pourront être susceptibles d’être la cible d’une attaque armée. En conclusion, ce qui rend quelqu’un susceptible d’être attaqué ne saura être le fait qu’il constitue une menace, comme l’affirmait Walzer, mais celui qu’il soit moralement responsable d’un tort ou d’une violation commise.

Si l’on admet le critère de la responsabilité individuelle en tant que seule justification du ciblage, il s’ensuit que les combattants justes et injustes ne peuvent être autant ciblés les uns que les autres. À l’image du policier et de la personne qui réagit en légitime défense, les actions violentes des combattants qui mènent une guerre juste sont justifiées par une cause juste. De même que l’usage de la force par le criminel et l’agresseur n’est point justifié par une cause juste, celui d’un combattant qui mène une guerre injuste ne l’est pas non plus. Les combattants injustes ne sont donc pas moralement innocents et peuvent dès lors être attaqués. Ainsi, aucune égalité morale entre les différents combattants n’est justifiée. De même, aucune indépendance entre le jus ad bellum et le jus in bello ne peut être retenue si l’on s’en tient à ce que la justesse des actions au sein de la guerre repose sur le bien-fondé du recours à celle-ci. On ne saura juger des questions in bello qu’en s’appuyant sur des principes qui régissent le jus ad bellum, puisque ce qui est moralement important a lieu sur le plan ad bellum pour être ensuite appliqué à celui in bello. Il s’agit non d’une indépendance, mais bel et bien d’une dépendance du jus in bello au jus ad bellum.

Cette dépendance engendre des conséquences importantes en ce qui concerne les principes de discrimination et de proportionnalité. Le principe de discrimination est en effet complètement bouleversé étant donné que la distinction moralement pertinente n’est plus celle qui distingue les combattants des civils, mais celle qui différencie plusieurs degrés de responsabilité chez ceux qui ont personnellement contribué à l’effort de nuire injustement à autrui[16]. C’est pourquoi McMahan n’hésite pas à émettre l’idée qu’aussi bien les civils que les prisonniers de guerre peuvent être susceptibles de subir des attaques dans les cas où ils ont une responsabilité dans la violation de droits dans le domaine de l’ad bellum :

(…) il découle néanmoins de ce point de vue que les non-combattants peuvent, en de rares occasions, être des cibles légitimes d’attaques en temps de guerre. Si, par exemple, certains non-combattants portent un degré élevé de responsabilité dans un tort qui constitue une cause juste de guerre, si le fait de les attaquer contribue de manière substantielle à la réalisation de la cause juste, et s’il est possible de les attaquer sans causer de dommages disproportionnés à ceux qui sont véritablement innocents, il peut alors être permis de les attaquer. Ainsi, même si les non-combattants ne représentent pas une menace active dans la guerre, cela ne suffit pas à leur garantir une immunité morale contre toute attaque[17].

Le principe de proportionnalité, à son tour, stipule que, pour qu’un acte de guerre soit permis, ses effets négatifs ne doivent pas être disproportionnés par rapport à ceux qui sont positifs. Plus précisément, il indique que les coûts pour atteindre un bien militaire quelconque ne doivent pas dépasser les bénéfices que procure ce bien. Or, si l’on accepte une dépendance du jus in bello au jus ad bellum, tout calcul de proportionnalité ne pourra se faire qu’en présence d’une cause juste, étant donné qu’en l’absence de celle-ci, il ne peut y avoir de biens à mettre en balance avec les préjudices. Les biens qui ne peuvent servir de justification pour le recours à la guerre ne peuvent pas non plus être pris en considération dans le calcul de la proportionnalité pour cet acte de guerre ; aucun calcul de proportionnalité ne sera donc légitime pour ceux qui mènent une guerre injuste.

Il s’ensuit de ce point de vue qu’un hiatus profond sépare la « moralité profonde de la guerre » du droit de la guerre. Alors que le droit de la guerre s’attache à l’égalité juridique entre des combattants et garantit l’immunité des civils et des prisonniers de guerre d’après leurs statuts collectifs, il ne tient pas compte de l’innocence morale potentielle de certains combattants ni de la culpabilité potentielle de certains civils. Or, le droit devrait-il suivre la « moralité profonde de la guerre » ? McMahan y répond négativement : « Pour diverses raisons, en grande partie de nature pragmatique, le droit de la guerre doit s’écarter substantiellement de la moralité de la guerre »[18]. Il nous semble, en effet, que les raisons pragmatiques qui remettent en question la fusion de ces deux codes moraux ne sont pas insignifiantes. Elles soulignent la nature empirique même de la guerre qui relève beaucoup plus de la confusion et de l’indétermination que d’une logique abstraite qui se veut située en dehors de la situation sui generis du champ de bataille qu’elle est capable de saisir. On soulignera deux de ces raisons.

Premièrement, les obstacles épistémiques en ce qui concerne la détermination de la cause juste pour entrer en guerre sont très importants. L’existence d’une cause juste n’est pas transparente en elle-même ; elle fait l’objet de débats, y compris chez certains experts. Dans les cas où elle semble faire l’unanimité, demander à des soldats qu’ils pensent de manière indépendante et s’expriment publiquement contre leurs commandants revient à exiger d’eux qu’ils se détachent de leur institution, ce qui n’est pas raisonnable si l’on tient compte de la nature hiérarchique de l’institution militaire.

Deuxièmement, si l’on accepte l’approche individualiste de la moralité de la guerre en tant que modèle pour le droit de la guerre, il faudra instaurer des punitions pour des soldats qui ont participé à des guerres injustes dans un cadre post bellum. Or, en l’absence de tribunaux internationaux neutres capables de traduire en justice les préceptes du jus ad bellum, il est plus que probable que de tels jugements deviendraient des outils entre les mains des vainqueurs. En outre, cela reviendrait à encourager les soldats à mener une guerre plus brutale pour augmenter leurs chances de succès et diminuer le risque d’être jugés par l’ennemi après la guerre. Il y aurait donc de fortes chances qu’il existe un manque de respect massif et généralisé des règles de conduite dans la guerre, étant donné que ces règles fonctionnent sur la base de la réciprocité.

Ainsi, il en résulte que, dans le cas où la « moralité profonde de la guerre » servirait de guide pour une future réforme[19] des codes du droit international humanitaire, la tradition humanitaire serait complètement minée, parce que d’après la logique de la responsabilisation individuelle, l’objectif humanitaire consistant à limiter la violence de la guerre est laissé de côté en faveur du but de rendre justice aux droits individuels des personnes impliquées. Cette compréhension de la guerre comme étant la somme d’actes individuels ne peut se faire qu’au mépris d’une caractéristique essentielle de celle-ci, à savoir sa dimension politique, ce que nous tâcherons de montrer dans la prochaine section.

Bref, si aussi bien chez McMahan que chez Walzer, la guerre apparaît comme une situation où l’on tient à respecter les droits, la manière dont cela est censé se faire diffère toutefois considérablement. Selon le premier, il est nécessaire que la mort soit attribuée de manière individuelle et discriminatoire, selon le degré de responsabilité individuelle. Le second estime, pour sa part, que la guerre crée de nouveaux droits et devoirs qui contrastent avec ceux qu’on détient dans une situation de paix. Il s’agit d’une transformation, à savoir que les combattants perdent les droits à la vie et à la liberté qu’ils ont en tant que civils et qu’ils sont censés défendre, lorsqu’ils luttent contre une agression, pour acquérir des droits de guerre qui les autorisent à tuer et les rendent susceptibles d’être attaqués. Selon McMahan, la moralité de guerre est donc dépourvue d’incohérence entre le jus ad bellum et le jus in bello dans la mesure où elle propose une soumission du second au premier. Chez Walzer, en revanche, l’incohérence entre ces deux domaines demeure intacte puisqu’elle est maintenue, comme l’auteur le suggère, pour de bonnes raisons.

3. La dépolitisation de la guerre

On comprend le politique comme ce qui lie l’individu à sa collectivité par l’intermédiaire des institutions qui lient le peuple à un gouvernement. Le concept traditionnel de guerre, tel qu’il a été développé au fil des siècles par des auteurs aussi différents que Platon, Cicéron, saint Thomas d’Aquin, Grotius, Rousseau, Clausewitz, Gaston Bouthoul et Michael Walzer, est indissociable de ce concept du politique. Ainsi que le souligne Dario Battistella[20], nous trouvons une définition synthétique et consensuelle de la guerre dans la phrase suivante d’Hedley Bull : la guerre est la « violence organisée entre unités politiques »[21]. Comprise à travers l’articulation des trois éléments fondamentaux que sont la violence, la communauté et la politique, la guerre est traditionnellement l’activité humaine qui se prévaut de la violence physique pour faire valoir la volonté d’une unité politique sur une autre à un moment donné. Ainsi, elle ne saurait se réduire à des actes d’hostilité individuels, puisque les décisions touchant le jus ad bellum, qu’elles soient plus ou moins démocratiques, sont de toute façon prises collectivement, ou du moins au nom de la collectivité. La guerre, comme la société, est plus que la somme de ses parties. C’est pourquoi elle est politique.

Le topos privilégié de la dimension du jus ad bellum est ce que les philosophes nomment état de nature et les politologues, état anarchique, c’est-à-dire une dimension dans laquelle aucune unité politique n’est en mesure de prendre le dessus sur les autres par les moyens juridique ou institutionnel. Cette dimension anarchique se caractérise, en effet, négativement, par l’absence d’un appareil institutionnel commun qui aurait pu faire valoir ses résolutions, et, positivement, comme le milieu dans lequel s’affirment unilatéralement des décisions particulières des unités politiques s’exprimant au nom de leurs sujets. La position révisionniste opère une dépolitisation de la guerre dans la mesure où elle efface cette double nature politique de la guerre. Premièrement, elle ne prend pas suffisamment en considération sa nature politique négative selon laquelle la guerre se manifeste entre des unités politiques dans un état anarchique. Deuxièmement, elle efface sa nature politique positive selon laquelle on apprend que la guerre est faite par des unités politiques et au nom de celles-ci.

Cela signifie que la guerre est la manière qu’ont trouvée des unités politiques afin d’imposer leur volonté par l’intermédiaire de la violence armée au détriment d’un moyen pacifique de résolution d’une controverse. Une telle définition est également applicable aux guerres dites « asymétriques » mises en scène par des milices ou des acteurs non étatiques, puisque la violence est, dans ce cas, également employée à des fins politiques. Sans la dimension politique, la justification de la guerre est réduite à des analyses stériles de l’application des critères de la légitime défense individuelle dans des situations conflictuelles, ce qui se fait dans le déni de ce double ordre politique qui dépasse l’individu et est inséparable de la nature de la guerre.

Étant donné qu’elle ne prend pas suffisamment en considération la nature politique de la guerre sur ces deux plans, l’école dite révisionniste soutient un continuum moral entre la guerre et la paix qui sous-estime considérablement le degré de violence existant dans la guerre et surestime celui trouvé dans la paix. Étant donné que la guerre vise à imposer la volonté des unités politiques les unes sur les autres par la force, le degré de violence qui y est projeté est beaucoup plus conséquent que celui présent dans les situations de paix[22]. La guerre entraîne, en effet, la rupture avec des règles qui constituent le socle de la société civile pacifique, notamment l’interdiction du meurtre et l’atteinte à la propriété. C’est précisément pourquoi il faut que, derrière le soldat qui porte les armes et cherche à accomplir sa mission, il y ait des prêtres, des juristes, des conseillers et des philosophes afin de donner au combattant une chose essentielle pour lui, à savoir une justification rationnelle qui le distingue moralement de l’assassin. Il en est de même pour les souverains qui veulent être différenciés des gangsters et des criminels lorsqu’ils se lancent dans l’annexion de territoires dont la juridiction leur échappe. La problématique de la justification de la guerre et de sa moralité ne peut donc pas s’écarter de sa dimension politique première au risque d’une indétermination complète des types de violences et de leurs motivations.

L’approche révisionniste, en ne prenant pas en considération de manière sérieuse les conditions exceptionnelles qui constituent la réalité empirique et conceptuelle de la guerre, détermine, en effet, des critères de jugement incompatibles avec l’objet qu’elle veut juger. Son critère moral pour le ciblage ne s’ajuste pas à la réalité qui est celle des combattants dans des affrontements armés ; elle leur demande en effet l’impossible en exigeant de juger non seulement s’il existe une menace, mais aussi si cette dernière répond aux critères de « liability », dans chaque cas individuel. Plus précisément :

Cela exigerait de porter des jugements discriminants sur les caractéristiques d’individus spécifiques dans une situation où de nombreux individus, dont la plupart ne peuvent pas être vus, essaient régulièrement et sans relâche, heure après heure, jour après jour, de tuer. Cela n’est généralement pas possible, même si c’est moralement souhaitable. On ne peut pas riposter au feu d’un adversaire avant d’avoir établi que la source du feu est « moralement responsable ou constitue une menace injuste »[23].

Or, si dans la guerre la mort ne survient pas de manière compatible avec des critères de justice, il nous semble incongru de souhaiter y retrouver les normes d’une supposée « moralité ordinaire » selon laquelle les aspects d’une justice distributive ordinaire pourraient s’appliquer.

L’approche révisionniste semble donc s’intéresser particulièrement à la guerre, en effet, sans la considérer comme une activité politique spécifique qui se distingue d’autres activités particulières[24]. Or, si les conditions spécifiques à la guerre n’apportent aucun changement à notre analyse morale, pourquoi s’y intéresser de manière particulière ? À la limite, si les parties prises individuellement ne forment pas le tout de la guerre, cela revient à faire une philosophie de la guerre sans la guerre. Ou, plus exactement, ainsi que le souligne Walzer, si McMahan entend fournir une analyse attentive et précise de la responsabilité individuelle en temps de guerre, « ce qu’il fournit en réalité c’est une analyse attentive et précise de la responsabilité individuelle en temps de guerre si la guerre était une activité de temps de paix »[25].