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Dans La liberté intérieure, une esquisse, Claude Romano instruit le problème de la liberté. Il formule ce dernier sous la forme d’une alternative dès les premières pages de son essai : « La liberté est-elle ce pouvoir neutre et indifférencié de choix et d’action qui est octroyé à tout individu, et qu’il exerce identiquement avec tout autre, ou n’est-elle pas plutôt une capacité qui n’échoit qu’à lui seul d’accomplir son être propre dans ce qu’il a d’unique ?  » (p. 6-7). La thèse qu’il entend soutenir dans son livre est qu’être libre, c’est être autonome. Or, C. Romano propose une définition particulière de l’autonomie, à savoir que la volonté et la décision d’une personne « expriment l’être » de celle-ci et « manifestent un accord de cet être avec lui-même » (p. 7).

Dans un premier chapitre, l’auteur explique sa thèse de l’autonomie par opposition à deux thèses opposées qu’il distingue de la sienne. Il poursuit son analyse en étudiant la liberté comme capacité à faire ce que l’on veut vraiment. Puis, dans un troisième et dans un quatrième chapitre, C. Romano propose sa définition de l’autonomie qui doit être recherchée pour devenir l’expression de soi dans l’action, ce dont il donne une illustration par son analyse du roman La Princesse de Clèves, qui fait l’objet du dernier chapitre de son livre.

Tout au long de son essai, C. Romano déploie sa thèse en l’opposant à celles de différents adversaires, certains dont il suit les analyses assez précisément et d’autres dont l’approche est plus sommairement évoquée. Une des thèses principales à laquelle il s’oppose est celle qui consiste à établir une hiérarchie des états mentaux « pour placer au sommet ceux avec lesquels nous avons tendance à nous identifier » (p. 8), en particulier ceux qui sont rationnels. Cette hiérarchie des états mentaux serait, selon C. Romano, celle qui « s’impose en Occident […] des stoïciens à Descartes, de Kant à Sartre et même à Frankfurt » (p. 16). Dans son introduction, rappelant la tripartition de l’âme proposée dans le livre III de la République, il montre comment Platon accorde au noûs un rôle fondamental pour établir l’harmonie de l’âme et permettre à la personne d’être maîtresse d’elle-même, de s’identifier à ses décisions. Une telle approche « dénie à la sensibilité et à l’affectivité toute contribution à l’autonomie » (p. 15), souligne C. Romano. Toutefois, c’est précisément cette dimension de la vie psychique qu’il entend réhabiliter pour l’intégrer à ce dont le sujet doit tenir compte pour prendre une décision qui soit l’expression complète de ce qu’il est. Selon C. Romano, « la liberté intérieure n’est pas à penser sur le modèle d’un pouvoir sur soi-même qui pourrait être dévolu à une faculté maîtresse ». « Le véritable gouvernement de soi est à penser en termes holistes, comme une fidélité à la totalité des mouvements qui nous guident, à notre propre complexité intérieure » (p. 17). Dès lors que la compréhension de la liberté fait droit à la complexité de nos états mentaux sans les hiérarchiser, les rapports de ces états mentaux entre eux ne doivent plus être considérés comme un conflit à résoudre, par exemple avec le triomphe d’une faculté mentale sur une autre (la raison contre la partie désirante de l’âme, comme chez Platon). La liberté consiste en « la disparition du conflit, l’état de paix intérieure » (p. 18). Mais cet accord avec soi n’est pas sous le pouvoir de la volonté. C’est plutôt un effet secondaire par essence, un « by-product » ainsi que le conceptualise C. Romano avec Jon Elster (p. 19).

Après une introduction qui propose les grandes étapes de son cheminement argumentatif, C. Romano entend, dans un premier chapitre, situer sa position en l’opposant à une réflexion philosophique sur les circonstances de l’action. Sa thèse concerne le rapport à soi de la personne et non le processus de l’action et son rapport au monde. En cela, le titre de l’essai est expliqué. Il ne saurait ici être question de « citadelle intérieure[1] » telle que Pierre Hadot la conceptualisait dans son étude sur la philosophie stoïcienne de Marc Aurèle, puisque les événements du monde, les déterminismes sociaux ne sont pas pris en compte dans cette approche de la liberté. Si on comprend le souci de bien délimiter le champ de sa thèse, les lecteurs pourront trouver que le geste écartant ce déterminisme aurait gagné à étudier plus le rapport (parfois causal) entre les états mentaux, les événements et les structures du monde. En effet, en quoi la décision d’une personne est-elle complètement la sienne si les états mentaux qu’elle synthétise sont les effets des structures du monde extérieur ?

Pour répondre à cette éventuelle critique, C. Romano rappelle que sa recherche se déploie dans le cadre de la question de l’autonomie, définie comme la capacité à ce que la volonté de la personne soit la sienne, qu’elle « découle de [s]es tendances et de [s]on caractère » (p. 23). Ainsi, pour les stoïciens déjà, être la cause de son assentiment n’exclut pas que ce dernier soit déterminé. Telle est la thèse que C. Romano qualifie de « compatibiliste » (p. 26). À cette thèse, C. Romano oppose celle qu’il nomme « l’anticompatibilisme » (p. 27). Il affirme la retrouver chez Sartre dont il aborde la philosophie de la liberté de façon bien moins précise que celle des stoïciens : Sartre défendrait une liberté qui pourrait effectuer un choix absolu, fondateur de choix particuliers sans cesse repris par la volonté, tel le Dieu cartésien.

À la fin de ce premier chapitre, C. Romano met dos à dos les compatibilistes et les anticompatibilistes : chez les premiers, l’autonomie est triviale parce qu’elle consiste à être la cause de ses états mentaux, mais elle est réduite à rien dans la mesure où le sujet est intégralement déterminé. Chez les seconds, l’autonomie est impossible parce qu’un choix de sa personnalité, complètement indépendant, ne devient le choix de personne et il est vécu « comme s’il était accompli par un autre » (p. 28).

Face à cette antinomie, C. Romano reformule, dans un deuxième chapitre, le problème pour examiner le rapport que l’être humain adulte[2] entretient avec sa volonté : la liberté consisterait à faire ce qu’on veut vraiment (p. 32). Examinant les thèses d’Harry Frankfurt dans plusieurs de ses articles, C. Romano y reconnaît d’abord son approche d’un accord avec soi-même[3]. Cependant, la hiérarchie que Frankfurt établit entre les désirs de premier ordre et ceux de second ordre pose plusieurs problèmes, dont celui de savoir ce qui rend les désirs de second ordre autonomes (p. 35). C. Romano suit les tentatives de cet auteur pour résoudre les difficultés de sa thèse, mais montre que la division intérieure ne peut être surmontée par « un simple décret » (p. 40), fût-il celui qui serait issu d’un examen rationnel. En outre, rien ne justifie qu’un tel décret rationnel soit, plus que les désirs, l’expression de soi d’un sujet.

Il faut donc renoncer à l’idée qu’une faculté puisse conférer à elle seule l’autonomie. Celle-ci doit plutôt être recherchée comme une « unité intérieure », une « adéquation à soi » dans lesquelles « l’affectivité a un rôle essentiel à jouer » (p. 49). Dès lors, C. Romano propose une approche dynamique de l’accord avec soi-même, qui réside davantage dans la « durée[4] » que dans l’instant d’une décision, davantage dans une recherche que dans un décret rationnel. Il faut donc chercher à intégrer nos désirs de différents ordres en une unité qui ne peut se décider, mais qui est atteinte de façon spontanée et indirecte. Cette spontanéité doit être recherchée sans être provoquée. Elle consiste en l’expression des tendances qui peuvent être innées ou acquises, sans que la différence soit importante. Encore une fois, les lecteurs pourront penser qu’en écartant une telle distinction, C. Romano ne peut pas répondre à l’objection selon laquelle la spontanéité peut être l’expression d’un conditionnement, voire d’un déterminisme. La spontanéité est-elle encore l’expression d’un soi singulier quand les affections et tendances qu’elle révèle sont les effets d’un conditionnement social ? On peut se demander si se reconnaître soi-même implique ou non une indépendance de la constitution des éléments de ce soi.

Quoi qu’il en soit, dans un troisième chapitre, C. Romano suggère que l’autonomie repose à la fois sur un examen objectif des raisons d’agir et sur un examen subjectif de l’affectivité et des désirs singuliers du sujet. Le premier examen aboutit à une « décision », tandis que le second conduit à une « découverte » (p. 56), ainsi que le distingue C. Romano pour souligner encore une fois le caractère non volontariste du second. Dans un quatrième chapitre, l’auteur soutient qu’il faut donc concevoir la liberté intérieure comme une « idée régulatrice » (p. 70) qui consiste à « se replacer en quelque sorte au coeur de ses propres motivations en totalité, aussi contradictoires soient-elles, sans en écarter aucune et sans même chercher à faire taire l’ambivalence » (p. 68). En faisant droit à la complexité des états psychiques d’une personne, C. Romano gagne une compréhension de l’autonomie qui est à la fois une liberté et une expression de soi dans l’action. Il termine justement son essai par un chapitre consacré à un exemple, celui du personnage de la Princesse de Clèves. La résolution de ne pas épouser le Duc de Nemours devient compréhensible comme résolution libre, exprimant synthétiquement différents motifs propres à la Princesse malgré leur opposition : la fidélité à son défunt mari, l’inclination éprouvée pour le Duc, son aspiration au repos. Cet exemple tiré de l’histoire du roman de Madame de Lafayette illustre ainsi très bien la complexité de la recherche d’une unité dans l’expression de soi.

Les développements de cet essai sont menés avec une grande clarté et une distinction, et il est très stimulant de les suivre. Le format de cet essai implique qu’il ne mène pas une discussion suivie avec les auteurs qu’il mentionne, mais plutôt qu’il en établisse la position afin de s’en démarquer. À ce titre, l’objectif est parfaitement atteint quand il s’agit pour C. Romano de distinguer sa thèse de celles de Platon et de Frankfurt en tant que défenseurs d’une théorie hiérarchisant les différents états mentaux, et de celles des stoïciens comme défenseurs d’assertions compatibilistes. En revanche, l’opposition avec Sartre et Kant est plus rapidement menée. Elle est alors moins convaincante. De même, les rapprochements avec Husserl, Scheler et Pascal (p. 61) sur le rôle déterminant des affects dans la motivation auraient pu être plus développés — mais, là encore, le format de l’essai explique ce choix. En ce qui concerne le choix des auteurs avec lesquels C. Romano entre en dialogue, il peut sembler que Bergson est le grand absent de cet essai. En effet, C. Romano écrit qu’une des dimensions essentielles de la liberté est d’être « un choix qui reflète nos aspirations véritables et un choix qui reflète nos inclinations profondes, telles qu’elles peuvent nous échapper si nous en jugeons hâtivement » (p. 62-63). Les lecteurs de Bergson penseront évidemment à la thèse défendue dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience selon laquelle l’acte libre « répond à l’ensemble de nos sentiments, de nos pensées et de nos aspirations les plus intimes, à cette conception particulière de la vie qui est l’équivalent de toute notre expérience passée[5] ». Il serait alors intéressant de mesurer en quoi la thèse de C. Romano diffère de celle de Bergson. Cela excède les limites de cette recension, mais il faudrait certainement étudier la temporalité pour comprendre que, chez Bergson, la durée est le principe d’explication de la synthèse produite par la réalisation de l’action libre. Dans l’essai de C. Romano, il faudrait plutôt se reporter à son livre Être soi-même, une autre histoire de la philosophie pour trouver le principe unificateur dont cet essai étudie les conditions de possibilité.

Finalement, les lecteurs trouveront, dans cet essai, à la fois une invitation et une orientation pour faire l’expérience par eux-mêmes de cette liberté intérieure, celle par laquelle s’exprime « la justesse d’une décision existentielle singulière » (p. 78).