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En prenant en main cette seconde édition de l’excellent livre de Philippe Chevallier, Être soi, nous sommes d’abord saisis par le remaniement de son sous-titre original : Actualité de Søren Kierkegaard, en 2011, devient Une introduction à Kierkegaard en 2020.
Le lecteur souhaitant s’introduire à l’écriture de Søren Kierkegaard y trouvera tout le matériel nécessaire pour pénétrer l’univers philosophique particulier du penseur danois. Quelques considérations sur sa vie ont pour objet de faciliter l’accès aux dimensions personnelle et intellectuelle de son oeuvre. Trois arrêts sont incontournables : l’histoire de famille tragique et mystérieuse, la rupture significative avec Régine Olsen et les années universitaires où balbutie l’intérêt critique pour le romantisme comme pour l’hégélianisme. Kierkegaard découvrira très tôt la vocation qui ne l’abandonnera pas jusqu’à sa mort, celle d’écrivain. Chevallier nous transporte de l’aporie entre le stade esthétique et le stade éthique de L’alternative (1843), à l’essor d’une conduite chrétienne des Oeuvres de l’amour (1847), sans oublier la tension entre le monde personnel et le monde partagé de Craintes et Tremblements (1843) et celle entre les vérités subjective et chrétienne des Miettes philosophiques (1844). Parallèlement, les références aux papiers personnels et les remarques sur l’usage des pseudonymes apportent la lumière sur certaines catégories existentielles de Kierkegaard et sur ses intentions comme auteur.
Tout au long de cet essai, Chevallier réussit continuellement à élucider certaines notions kierkegaardiennes fondamentales. Évoquer son actualité demeure néanmoins l’idée charnière. Le cheminement fluctuant du sujet kierkegaardien, aux prises avec un processus familier dans la forme et énigmatique dans son contenu, « être soi », est encore voué à être reconnu aujourd’hui.
Deux pensées du sujet sont nées de cette intention cartésienne et moderne de « bâtir un fonds qui est tout à moi » (p. 8). L’une, centrifuge, met l’accent sur le verbe bâtir et invite le sujet à s’ouvrir sur un monde — celui de la science. L’autre, centripète, met l’accent sur les profondeurs du « fond » que revendique Descartes sans le dévaler. Personne ne sera surpris d’apprendre que Kierkegaard, désigné par l’histoire de la philosophie comme le « père de l’existentialisme », n’ait pas entrepris une quête vers le monde de la science. Il est toutefois bon de rappeler que son enquête n’aboutit pas non plus à une philosophie de l’ego. Contre les systèmes philosophiques, les savoirs objectifs et l’idolâtrie de la masse, mais aussi contre l’égoïsme qui enroule l’existence autour d’elle-même, c’est via le « tout à moi » de Descartes que Kierkegaard éprouve l’individu. Chevallier se donne donc pour défi de parcourir l’aventure à la fois intime et ostensible dans laquelle Kierkegaard entraîne le sujet moderne. Observons de plus près l’intrigue de cette aventure.
La question angoissante que pose Kierkegaard est la suivante : en quel lieu doit être trouvée l’unicité du sujet ? « Être soi » devient avec le Danois le problème profond de l’existence singulière, à la frontière de la psychologie, de la philosophie et de la théologie. Du premier au dernier chapitre de son essai, Chevallier suit attentivement le développement spirituel et les rencontres transformatrices que fera le sujet kierkegaardien en quête de réponses.
Au premier chapitre (« Kierkegaard en son temps »), le sujet fait la réalisation contraignante qu’il ne dispose pas de son propre principe organisateur et voit en lui-même la volatilité de sa propre identité. En effet, le « chez soi » n’est pas un lieu déjà constitué. Faudrait-il le bâtir, comme le suggérait Descartes ? La réponse de Kierkegaard est nuancée : la formation identitaire découle moins de la construction que de la décision. « Être soi », c’est d’abord entrer en contact avec soi-même par le biais d’un choix qui nous engage. Comme le sujet ne trouve pas en lui le « point archimédique » (p. 33) lui permettant de se rapporter à lui-même, une telle aventure ne se concrétise pas dans le désespoir d’une intimité purement introspective. Comme projet, « se choisir » (p. 64) situe forcément le sujet devant ce qui dépasse le contenu immédiat de sa conscience et les données de la personnalité.
Au-dehors, le sujet voit l’abondance des possibilités d’existence le rattachant au monde. S’il fige à la vue de cette étendue, il se contente de vivre un rapport esthétique avec les options qui s’offrent à lui. Toute opportunité transformatrice est éphémère pour le sujet qui renonce à choisir. Si, au contraire, il est amené à emprunter une voie particulière, il se dote alors d’une attitude proprement existentielle. Le choix devient efficace lorsqu’il enracine le sujet quelque part, par rapport à quelque chose.
Au deuxième chapitre (« L’homme ordinaire et l’éthique »), le sujet kierkegaardien découvre, par l’entremise de la conception éthique du choix, un lieu où inscrire son existence ainsi qu’une série d’objets dignes d’être considérés. Le soi se rencontre au croisement d’une histoire personnelle qu’il s’approprie et d’un univers social qu’il intègre. Le pseudonyme de l’assesseur Wilhelm, dans la deuxième partie de L’Alternative, révèle selon Chevallier le caractère paradoxal d’une première décision existentielle. Accepter sa propre histoire, telle qu’elle se donne au présent, transforme le statut du donné immédiat. En effet, la facticité devient significative seulement une fois que le sujet se l’approprie concrètement. Du point de vue de l’éthique, « devenir soi » requiert la prise de responsabilité devant le milieu duquel nous sommes issus (p. 66).
Comme le rappelle l’auteur, l’appropriation du passé voit son complément dans l’engagement éthique au présent chez Kierkegaard. Par exemple, le mariage se donne comme initiative représentative du sujet qui se montre éthiquement au grand jour. La quête effrénée du multiple de Don Juan, propre de l’amour romantique, se voit surmontée par la résolution d’aimer toujours, propre de l’amour conjugal. L’existence reconnue publiquement prend une valeur exemplaire et illustre la vie de l’individu sous « le général » (p. 72). En ce lieu, le sujet a l’occasion de s’accomplir manifestement tout en donnant une structure et un sens aux répétitions et aux variations.
L’éthique ainsi comprise s’avère toutefois plus fragile qu’elle ne le semble et son modèle sera remis en doute au troisième chapitre de l’ouvrage (« Fragilité essentielle de l’éthique »). Chevallier rappelle que contrairement à Hegel, pour qui l’individu s’élève vers le concept, ce dernier « vit » de sa réduplication dans l’individu concret chez Kierkegaard (p. 103), ce qui donne lieu à un profond malaise si la tension entre le général et l’individu se voit intensifiée. Le général, constitué d’individualités concrètes, offre l’avantage de permettre une première attestation de soi en tant qu’individu. Or, comme le monde commun requiert une certaine uniformité des sujets manifestes et exemplaires qui le composent, un sacrifice partiel de soi est attendu de tout sujet ainsi déterminé par son adhérence à une communauté.
Le monde éthique serait alors hanté, comme le souligne Chevallier (p. 107), par la possibilité du fait exceptionnel qu’une personne singulière se retrouve à l’extérieur du général non parce qu’elle se refuse à choisir, mais parce que sa vocation ne peut se conformer aux demandes du général. Sitôt remarquée, une telle exception sème le doute à l’intérieur d’un monde incapable d’incorporer ce qui peine à s’exprimer. Lorsque l’individu est appelé à un acte qui n’est pas immanent au monde éthique, le général ne lui est d’aucun secours.
Cette scission entre le sujet comme membre de la communauté éthique et le sujet comme individu singulier révèle ce qui échappe à « l’impératif de manifestation de soi » (p. 74). La stabilité rassurante de l’éthique est dépassée par l’événement, l’improbable et l’instant. Chevallier met ici en contraste Johannes de Silencio, le pseudonyme de Crainte et Tremblement, avec l’optimisme de l’assesseur Wilhelm en témoignant de la différence qui est introduite par la vocation de chaque homme. Le cas ultime de cette dissonance individuelle, ce serait, comme l’indique clairement l’auteur, l’histoire du chapitre 22 de la Genèse que Kierkegaard examine à travers Silencio : lorsque Dieu demande à Abraham d’aller sacrifier son fils Isaac, aucune institution n’est disposée à entendre la cause du premier patriarche.
Le quatrième et dernier chapitre (« L’éthique au-delà d’elle-même ») couvre une partie de l’oeuvre religieuse de Kierkegaard. Aux yeux de Chevallier, l’une des fonctions de cette oeuvre est de délivrer celui dont la liberté est paralysée devant les demandes de conformité du monde commun. Dans les Oeuvres de l’amour, Kierkegaard nous ferait passer à la définition biblique de l’autre et de l’amour via le commandement de l’évangéliste Matthieu : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22, 39). Alors que l’amour éthique était le prolongement de l’amour esthétique, un véritable « saut » l’en sépare de l’amour biblique.
En effet, Chevallier démontre d’abord que l’autre n’est plus celui ou celle que le sujet choisit, mais son prochain qui se révèle lorsque le commandement est appliqué. La catégorie du choix est transfigurée par l’amour désintéressé. De plus, un tel amour n’a pas besoin d’être exprimé pour trouver son accomplissement et la manifestation ne décide en rien de la présence effective de l’amour dans un homme. Le commandement biblique dévoile une nouvelle manière de vivre éthiquement. Aucune description exacte de l’acte commandé n’est donnée et l’impératif de la manifestation ne vaut plus. Par cette reconfiguration de la vocation individuelle en tant qu’appel venu d’ailleurs, de l’autre comme son prochain et de l’amour comme commandement qui nécessite la foi, Kierkegaard proposerait, toujours selon l’auteur, de faire une véritable économie de l’existence. La réponse décisive à une exigence ni visible ni intérieure donne lieu à la rencontre du sujet avec lui-même. Il devient un individu singulier en assumant ce qui constitue un non-sens pour l’ego : être plus que ce qu’il est.
Ce survol rapide ne rend pas justice à cette interprétation remarquable faite par Chevallier d’une oeuvre qui ne renonce jamais à vouloir provoquer de manière constructive le lecteur. Soulevons, pour finir, la question que pose Chevallier sur le rapport entre Kierkegaard et notre monde contemporain : quelle forme de communauté, où chacun est interpellé de la même manière et pourtant en particulier, l’appel à aimer peut-il constituer ? Alors que l’esthète fuyait le général, la vocation à aimer est sous-tendue par une nouvelle idée de la communauté et échappe aussi à l’approche « générale » du vivre-ensemble. Le dispositif kierkegaardien de l’engagement singulier ne coupe pas l’individu du monde partagé : il le porte à reconnaître la nature du « devenir », ce processus continu et discontinu, à l’intervalle des réalités intérieure et extérieure, qui anime chaque sujet, membre d’un monde composé de « tu », et non de « il ».
En signalant la présence de l’idée d’une nouvelle forme de communauté, Chevallier prend indirectement part à l’un des débats actuels les plus intéressants dans le milieu kierkegaardien. Un certain nombre de lecteurs anglophones, dont Martin. J. Matuštík, Merold Westphal et J. Michael Tilley, réfléchissent en effet à l’actualité kierkegaardienne et à la pertinence sociopolitique de sa pensée. Or, si la plupart d’entre eux construisent ce domaine d’étude en se détournant du religieux chez Kierkegaard, Chevallier fait émerger la question sociale en respectant la cohérence d’une oeuvre dont le caractère religieux n’est pourtant pas dissimulé. Au fond, s’introduire à nouveau à cette pensée qu’est celle de Kierkegaard est peut-être un passage obligé pour réfléchir sérieusement sur son actualité.