Abstracts
Résumé
Cet article compare quatre manières de penser l’entreprise responsable. Lorsque la fonction de l’entreprise fonde ses obligations morales, celles-ci se limitent aux obligations que lui impose sa fonction soit sans considérer sa capacité (fonctionnalisme strict), soit pour autant qu’elle soit compatible avec sa capacité effective (fonctionnalisme compatibiliste). Lorsque la capacité de l’entreprise fonde ses obligations morales, celles-ci se limitent aux obligations que lui impose son pouvoir, soit sans tenir compte de sa fonction (capacitarisme strict), soit pour autant qu’elle soit compatible avec sa fonction (capacitarisme compatibiliste). En raison de l’impossibilité d’aligner parfaitement les tâches morales sur les tâches sociales et de réduire toutes les obligations générales à des obligations spécifiques, le capacitarisme est préférable au fonctionnalisme. En prenant au sérieux la division du travail (moral), le capacitarisme compatibiliste se montre plus robuste que le capacitarisme strict.
Abstract
This article compares four ways of thinking corporate responsibility. When corporate responsibility is defined by its function, firm’s moral obligations are limited to obligations imposed on it by its function, whatever its capacity (strict functionalism), or as far as it is compatible with its effective capacity (compatibilist functionalism). When corporate responsibility is defined by its capacity, firms’ moral obligations are limited to obligations which its power imposes on it, whatever its function (strict capacitarism), or insofar as it is compatible with the respect of its specific function (compatibilist capacitarism). Due to the impossibility of perfectly aligning moral tasks with social tasks and of reducing all general obligations to specific obligations, capacitarism seems more convincing than functionalism. Because of the indispensability of a division of (moral) labor, compatibilist capacitarism seems more robust than strict capacitarism.
Article body
1. Introduction
Lorsqu’on affirme qu’« à l’impossible nul n’est tenu » ou que « devoir implique pouvoir », l’on ne suggère pas seulement que les agents moraux devraient être contraints exclusivement par des obligations qu’ils sont capables de remplir[1], qu’il serait cruel voire absurde de contraindre des agents moraux de remplir des obligations qu’ils sont physiquement ou moralement incapables de réaliser[2], ou encore que l’existence d’une obligation morale présuppose inéluctablement celle d’un agent moral en capacité de la remplir[3]. Ces deux expressions suggèrent surtout que les agents moraux ont des obligations morales limitées même lorsqu’elles sont générales ou universelles. En supposant qu’elle soit titulaire d’obligations morales, qu’impliquerait une telle interprétation pour l’entreprise en tant qu’institution sociale et organisation commerciale qui produit des biens et services marchands permettant aux individus de combler leurs besoins fondamentaux ?
L’enjeu d’une réflexion sur la délimitation du périmètre de responsabilité de l’entreprise est particulièrement pertinent aujourd’hui, compte tenu des mutations que l’entreprise a connues ces dernières décennies[4]. L’entreprise apparaît en effet comme l’une des institutions sociales les plus puissantes de notre temps[5] à un moment où l’on assiste aussi à un relatif affaiblissement conjoncturel voire structurel de la puissance des États[6], pourtant garants de la détermination et de la préservation du bien commun et de la justice sociale. À travers le monopole qu’elle détient sur la production des biens et des services marchands, dans un contexte où l’économie de marché a triomphé de ses rivales, l’entreprise a une emprise déterminante et un impact significatif non seulement sur la distribution des richesses et des biens marchands, mais aussi sur la distribution des biens premiers et l’égalité des chances entre les individus. Elle représente non seulement le canal par lequel les individus ont accès à la plupart des biens et des services marchands leur permettant de combler leurs besoins fondamentaux et de vivre selon leur conception du bien, mais aussi le moyen par lequel ces individus ont accès à un certain pouvoir d’achat et par conséquent à l’estime de soi et à la dignité que procure un emploi. Certains suggèrent même qu’une catégorie spécifique d’entreprises — les multinationales — a acquis des pouvoirs quasi gouvernementaux au point de rivaliser avec certains États[7] du fait de leur influence sur la réalisation d’une société juste. L’on s’attendrait donc à ce que dans ce contexte « pouvoir implique devoir », et par conséquent que la responsabilité de l’entreprise soit indexée à l’étendue de ses capacités générales et que ce soit cette capacité de l’entreprise qui fixe le périmètre de délimitation de celles-ci.
Pourtant, même si elle semble plus puissante et influente qu’auparavant, l’entreprise remplit une fonction spécifique au milieu d’une constellation d’autres institutions sociales. La réalisation d’une société juste exige de ne pas confondre son rôle avec celui d’autres institutions sociales. Une telle confusion brouillerait la nécessaire distinction entre fonctions, renforcerait l’imprécision des tâches morales qui y sont associées, et surtout conduirait certains agents moraux à se défausser de leurs responsabilités du fait même de cette confusion de rôle. Ce dernier point, qui découle des deux précédents, renvoie précisément à ce que Buchanan et DeCamp dénoncent à travers leur notion de « Duty-Dumping »[8]. Un cas typique de « Duty-Dumping », suggèrent-ils, est le fait de considérer que les entreprises pharmaceutiques qui produisent des antirétroviraux ont l’obligation morale (et pas seulement philanthropique) de les rendre accessibles aux malades pauvres à un prix abordable. Pour eux, une telle obligation va au-delà de ce qui est du ressort de la fonction et donc des obligations spécifiques de l’entreprise, et équivaudrait à exiger l’impossible de l’entreprise. Au regard de cela, l’on serait plutôt tenté de privilégier la fonction de l’entreprise comme le critère devant délimiter le périmètre de sa responsabilité.
La littérature consacrée à la responsabilité (sociale) de l’entreprise semble refléter le tiraillement entre ces deux critères ou manières de délimiter l’entreprise responsable. On peut grosso modo y extraire quatre manières d’articuler les critères de fonction et de capacité : a) soit la fonction est l’unique critère de délimitation de l’entreprise responsable (fonctionnalisme strict) ; b) soit la fonction est le principal critère associé au critère de capacité (fonctionnalisme compatibiliste) ; c) soit la capacité est l’unique critère de délimitation de l’entreprise responsable (capacitarisme strict) ; d) soit la capacité est le principal critère associé au critère de la fonction (capacitarisme compatibiliste).
En procédant à une comparaison anatomique puis analytique des approches fonctionnalistes et capacitaristes de l’entreprise responsable, le but de cet article est d’examiner la manière dont une philosophie politique générale appréhenderait les obligations d’institutions particulières, en l’occurrence ici l’entreprise en tant qu’institution sociale, en prenant au sérieux aussi bien la division du travail (moral) que la nécessité d’une différenciation fonctionnelle, et en y associant des préoccupations de philosophie morale sur l’articulation des obligations générales et spéciales. Dans un contexte d’inflation exponentielle des obligations des entreprises, penser l’entreprise responsable sous le prisme de critères de délimitation du périmètre de ses obligations morales aurait l’avantage non seulement de clarifier les présupposés normatifs à l’oeuvre dans la foisonnante littérature consacrée à l’éthique des affaires aujourd’hui, mais surtout de distinguer des obligations légitimes de celles qui le sont moins.
À cet effet, cet article défend deux positions principales. La première soutient qu’il existe un chevauchement entre les critères de fonction et de capacité qui permet de formuler une hypothèse de convergence sur les limites raisonnables de la responsabilité de l’entreprise que proposent ces quatre approches. Ainsi, dans bon nombre de cas, et lorsqu’on s’accorde sur un même contenu de la fonction de l’entreprise, il n’y aura pas de différence béante sur les limites raisonnables de l’entreprise responsable. La seconde soutient que la justification du capacitarisme semble plus robuste que celle du fonctionnalisme en raison de l’impossibilité d’aligner parfaitement la totalité des tâches morales sur les tâches sociales des agents moraux institutionnels, et que celle du capacitarisme compatibiliste semble plus vigoureuse que celle du capacitarisme strict en raison de la nécessité de la division du travail (moral).
L’article est divisé en trois parties. La première partie procède à une description et une comparaison anatomique du fonctionnalisme et du capacitarisme, en s’aidant de la distinction entre généralisme et spécialisme et en postulant le profit comme contenu de la fonction de l’entreprise[9]. La seconde partie examine les possibles chevauchements entre les critères de fonction et de capacité et la manière dont ceux-ci reflètent les éventuels recoupements entre ces quatre approches qui reflètent elles-mêmes des recoupements entre les critères de fonction et de capacité. La troisième mène une évaluation analytique des justifications des quatre approches en comparant d’une part le capacitarisme au fonctionnalisme, puis le capacitarisme strict ou capacitarisme compatibiliste. Pour mener cette analyse, nous nous appuierons principalement[10] sur ce qu’une entreprise qui adopte le profit comme fonction doit ou ne doit pas à un séropositif nécessiteux incapable d’acheter ses médicaments. Plusieurs raisons motivent le choix de cet exemple. D’abord, l’accès aux soins médicaux semble un besoin essentiel. Il figure ainsi dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Si le bien-fondé des autres droits-créances est en général très disputé, celui de l’accès aux soins l’est moins. Ensuite, le marché des médicaments est un marché particulier, dans la mesure où il dépend fortement de la régulation des droits de propriété intellectuelle. Ces droits créent des monopoles temporaires pour les entreprises pharmaceutiques. Enfin, même si d’autres entreprises se retrouvent dans des types de marché qui sont plus nuancés que celui proposé ici, la simplification du cadre d’analyse ici permet simplement de mieux explorer les variantes, ramifications et implications des approches fonctionnalistes et capacitaristes.
2. Fonctionnalismes et capacitarismes : comparaison anatomique
La vaste littérature consacrée à l’entreprise responsable[11] peut être examinée et classée à partir de deux critères de délimitation des obligations morales que sont la capacité et la fonction de l’entreprise. Ces deux critères débouchent sur deux approches principales, le capacitarisme qui considère que c’est la capacité de l’entreprise qui fonde ses obligations morales et donc que les obligations des entreprises sont des obligations générales (thèse généraliste), et le fonctionnalisme qui considère que c’est la fonction de l’entreprise qui fonde ses obligations morales et donc que les obligations des entreprises sont des obligations spéciales (thèse spécialiste).
Ces deux approches sont susceptibles chacune d’une double interprétation. D’une part, l’interprétation du capacitarisme peut être stricte pour soutenir que la capacité est l’unique critère de délimitation de l’entreprise responsable, ou compatibiliste pour soutenir que la capacité est le principal critère de délimitation de l’entreprise responsable. D’autre part, l’interprétation du fonctionnalisme peut être stricte pour soutenir que la fonction est l’unique critère de délimitation de l’entreprise responsable ou compatibiliste pour soutenir que la fonction est le principal critère de délimitation de l’entreprise responsable.
a) Le fonctionnalisme
Pour le fonctionnalisme, le périmètre des obligations morales de l’entreprise doit être déterminé par sa fonction. L’entreprise a l’obligation de ne remplir que les obligations nécessaires à la réalisation de sa fonction en raison de la nécessité d’une différenciation fonctionnelle. Toute obligation qui serait en contradiction avec les tâches sociales de l’entreprise serait excessive, illégitime et irrecevable. Pour un fonctionnaliste, ce que doit une entreprise pharmaceutique à un séropositif, ce n’est pas de fixer des prix qui rendent accessibles des médicaments aux pauvres, mais de fixer des prix qui maximisent le profit des actionnaires, permettent à l’entreprise d’être rentable et de payer à l’État l’impôt dont il a besoin pour mettre en oeuvre des mécanismes facilitant l’accès de ces médicaments aux malades les plus indigents.
Le fonctionnalisme renferme ainsi deux idées essentielles. La première est que les obligations des entreprises sont des obligations spéciales en ceci qu’elles découlent d’une tâche sociale spécifique que remplit l’entreprise. C’est donc une thèse essentiellement anti-généraliste. L’entreprise doit remplir toutes les obligations morales, sauf celles qui ne sont pas nécessaires à la réalisation de sa fonction de profit.
La seconde consiste à dire que les obligations spéciales de l’entreprise renferment une conception normative et non positive de sa fonction. Par conception normative de la fonction de l’entreprise, il faut entendre : a) que, comme institution sociale, l’entreprise est créée avec une fonction spécifique ; b) que cette fonction, même si elle peut se recouper avec d’autres, dispose d’un socle qui demeure clairement distinct de celui des fonctions d’autres institutions qu’elle complète en vue de la réalisation de l’obligation commune de justice sociale ; c) que le contenu du socle de cette fonction n’est pas supposé changer au gré des désidératas des individus et/ou s’ajuster au regard de circonstances particulières comme ce serait le cas pour la conception positive ; d) que cette fonction se confond avec les obligations morales qui en découlent, contrairement à la conception positive où la fonction est indépendante des obligations morales et occupe le même statut que des faits naturels qui n’entraînent aucune obligation moralement contraignante pour l’agent moral censé la remplir[12] ; e) que du fait de cette conception normative de la fonction de l’entreprise, toute obligation heurtant la réalisation de celle-ci ou contraire à elle équivaudrait à un appel à un suicide « moral » pour l’entreprise.
Si tel est le socle commun au fonctionnalisme, son interprétation peut être stricte ou compatibiliste. Lorsqu’elle est stricte, seule la fonction de l’entreprise délimite ses obligations, c’est-à-dire peu importe ses capacités. Cette position est celle de Friedman pour qui, dans une économie libre, « le business n’a qu’une responsabilité sociale, et une seule : utiliser ses ressources et s’engager dans des activités destinées à accroître ses profits, et cela aussi longtemps qu’il pratique une concurrence ouverte et libre, sans tromperie ni fraude ». Quant au fonctionnalisme compatibiliste, il considère que le périmètre des obligations de l’entreprise doit être ajusté en fonction de la capacité effective de chaque entreprise, ce qui restreindra davantage encore les obligations d’une échoppe pharmaceutique par rapport à celles d’une multinationale pharmaceutique, même si elles partagent la même fonction de maximisation du profit. Que dire du capacitarisme ?
b) Le capacitarisme
Contrairement au fonctionnalisme, le capacitarisme soutient que le périmètre de délimitation de l’entreprise responsable doit être déterminé par sa capacité (générale). Le capacitarisme est une thèse généraliste qui considère que les obligations des entreprises sont les obligations générales qui s’imposent à tous les agents moraux. Si elle est en capacité de rendre accessibles au malade indigent des médicaments à un prix abordable, l’entreprise doit user de tous les moyens à sa disposition pour le faire en raison de la règle selon laquelle, lorsque certaines conditions sont réunies, pouvoir implique devoir[13]. Cette règle suppose, pour ne pas violer l’interdit humien, que l’on adopte une conception positive de la liberté des agents moraux, y compris les entreprises, qui considère que l’exercice du libre arbitre des agents moraux se fait sous contrainte du respect d’un principe de responsabilité, voire de solidarité, de contribuer du mieux qu’ils peuvent à la réalisation d’une société juste.
Comme pour le fonctionnalisme, il existe deux manières d’ajuster ce périmètre de délimitation. Lorsqu’il est strict, le capacitarisme considère la capacité générale de chaque entreprise comme l’unique critère de délimitation de l’entreprise responsable. Le capacitarisme strict soutient que les obligations de l’entreprise sont des obligations générales des individus, c’est-à-dire des obligations qui se limitent à ce que l’entreprise est capable de satisfaire aujourd’hui peu importe sa fonction, pour contribuer au bien commun ou à la justice sociale. Si l’on suit le capacitarisme strict, alors l’entreprise pharmaceutique, à travers ses membres, devrait mettre tout en oeuvre, proportionnellement à ses capacités, pour rendre accessibles au séropositif nécessiteux les médicaments qui sont indispensables à sa survie, indépendamment de ce qu’est sa fonction sociale. Le capacitarisme strict est donc une thèse généraliste qui limite les obligations des entreprises à des obligations générales et anti-spécialistes puisqu’elle adopte une interprétation positive et non normative de la fonction de l’entreprise.
Cette manière de penser le capacitarisme strict est soutenue par Hsieh[14], Lane[15] ou Dunfee[16] qui suggèrent que l’obligation générale de contribuer au bien commun ou à la justice sociale consiste pour les entreprises, entre autres à ne pas causer un préjudice ou un dommage injuste, à ne pas violer les droits fondamentaux d’autrui, ou encore à porter secours à des personnes en détresse. Dunfee par exemple soutient que les entreprises disposant de compétences uniques pour porter secours aux victimes de catastrophes humaines ont l’obligation morale de le faire[17] et en l’occurrence les entreprises pharmaceutiques doivent, parce qu’elles en sont capables, rendre accessibles voire donner gratuitement des antirétroviraux à des malades séropositifs qui seraient incapables de les acheter en Afrique. Rodin partage cette conclusion en raison du monopole qu’exercent les entreprises sur les brevets pharmaceutiques et qui leur donne une position privilégiée et stratégique qui serait hors de portée d’individus même aussi riches que Bill Gates[18]. Wettstein[19] et O’Neill[20] soutiennent que, lorsqu’elles ne peuvent pas rendre accessibles directement les produits sur lesquelles elles exercent un relatif ou total monopole, et qui sont indispensables pour que les droits fondamentaux de certains individus soient respectés, les entreprises, surtout les multinationales, disposent d’une liberté d’action importante et donc de capacités supérieures comme leur influence sur la scène publique pour remédier, même de manière indirecte, à des situations d’injustice lorsqu’elles existent.
Le capacitarisme compatibiliste se distingue du capacitarisme strict sur son interprétation normative et non positive de la fonction de l’entreprise. Lorsqu’il est compatibiliste, le capacitarisme limite l’entreprise responsable aux obligations que chaque entreprise est capable de satisfaire aujourd’hui sous condition de leur compatibilité avec sa fonction en tant qu’institution sociale. C’est une thèse généraliste, mais qui est aussi spécialiste. Le capacitarisme compatibiliste est sensible à la nécessité de la division du travail (moral), c’est-à-dire l’idée que l’efficacité morale invite à une coordination entre les agents moraux qui les conduisent à se spécialiser dans certaines fonctions sur le plan social et donc à l’importance d’en tenir compte sur le plan moral. Elle considère donc la fonction de l’entreprise comme une condition limitative dans la détermination de l’entreprise responsable. Une entreprise responsable fera tout ce qui est possible pour rendre accessibles au séropositif des médicaments indispensables à sa survie dans les limites de la propre survie sur le marché de l’entreprise elle-même.
Si on considère la question de la discrimination à l’embauche dans les entreprises, alors le capacitarisme compatibiliste serait incarné par la position que défend Geert Demuijnck. Selon lui, la discrimination est un problème social considérable et les arguments normatifs pour le combattre sont incontestables. Or les faits montrent que la législation pour le combattre demeure insuffisante du fait même de son caractère implicite. Les entreprises devraient donc la combattre, surtout si cela ne leur coûte rien et ne les pénalise pas sur le marché. Cette obligation est d’autant plus forte pour de grands employeurs dont l’impact social est encore plus important. L’obligation morale pour les entreprises de lutter contre les discriminations à l’embauche est le type d’obligation qui répond aux critères du capacitarisme compatibiliste : a) ce n’est pas une obligation spéciale en tant qu’elle ne découle pas de la fonction de profit de l’entreprise ; b) elle repose sur des capacités générales qui sont distinctes de la fonction de l’entreprise ; et c) elle ne heurte pas de manière significative la fonction de profit que doit réaliser l’entreprise. Toutefois, lorsqu’il y a incompatibilité entre la fonction de profit de l’entreprise et des obligations générales ou non spéciales, c’est-à-dire lorsque le conflit entre la recherche légitime du profit et de potentielles autres obligations morales de l’entreprise est radical, l’incompatibilité pourrait quelquefois profiter aux obligations spéciales et donc à la recherche du profit au nom du caractère normatif de la fonction de l’entreprise[21].
Il ressort de ce qui précède que la littérature consacrée à l’éthique des affaires propose quatre manières distinctes de penser l’entreprise responsable, des thèses spécialistes articulées aux fonctions de l’entreprise (fonctionnalisme) et des thèses généralistes articulées aux capacités de l’entreprise (capacitarisme). L’une et l’autre thèse sont susceptibles d’une interprétation étroite ou stricte, ou d’une interprétation non stricte ou compatibiliste. Une fois que ces manières de penser l’entreprise responsable nous apparaissent comme pouvant être bien distinctes les unes des autres, se pose la question d’éventuels chevauchements permettant de peaufiner leur comparaison anatomique.
3. Fonctionnalismes et capacitarismes : des chevauchements possibles ?
Lorsqu’on observe les thèses capacitaristes et fonctionnalistes ainsi que leurs interprétations respectives, des liens, recoupements ou chevauchements semblent apparaître du fait même des chevauchements qui existent entre les critères de fonction et de capacité au moins, et qui pourraient aller au moins dans deux sens.
D’une part, la nature de la fonction d’un agent moral affecte nécessairement ses capacités effectives. Pensons à un chirurgien qui, en raison de sa fonction, serait davantage capable qu’un chauffeur de taxi d’opérer un individu souffrant d’une hernie ombilicale. De même, on peut penser qu’une entreprise pharmaceutique sera mieux positionnée qu’une entreprise forestière, par exemple, pour aider à rendre accessibles les médicaments nécessaires à la survie d’un séropositif nécessiteux. Ce que l’entreprise pharmaceutique est capable de faire (produire des médicaments) est différent de ce que l’entreprise forestière est capable de faire (produire des bois débités pour des constructions ou des meubles). Dans la mesure où la nature de la fonction (produire des médicaments ou produire des bois débités) et non le contenu de la fonction (profit) est différent, cela affectera aussi ce que l’une ou l’autre entreprise est effectivement en capacité de réaliser, et par conséquent ce qu’elle est obligée de faire en raison de la règle « pouvoir implique devoir ». Cela ne veut pas dire que l’entreprise forestière n’a pas d’obligation morale vis-à-vis du séropositif nécessiteux en l’absence d’une institution dont ce serait l’obligation spécifique. Cela veut au moins dire que la manière de répondre à l’obligation vis-à-vis du séropositif nécessiteux pourrait être différente en raison des capacités effectives respectives de ces entreprises. Il est donc clair que le type de fonction qu’exerce un agent moral affecte dans une certaine mesure ce qu’il est effectivement en capacité de réaliser.
D’autre part, la capacité effective d’un agent moral ne peut être définie sans tenir compte de sa fonction. Un chauffeur de taxi, du fait de sa fonction, est incapable d’opérer un individu souffrant d’une hernie ombilicale. Cette tâche revient à des médecins chirurgiens. Les fonctions respectives de chauffeur et de médecin chirurgien ne peuvent être ignorées lorsqu’on délimite leurs obligations morales respectives. C’est sans doute la raison pour laquelle le médecin chirurgien est tenu au serment d’Hippocrate du fait de sa fonction, ce qui n’est pas le cas du chauffeur de taxi. Cela vaut par conséquent aussi pour toute entreprise dont la délimitation des obligations ne peut s’affranchir des contraintes que lui impose sa fonction. S’en affranchir équivaudrait à exiger d’elle l’impossible. Il existe donc aussi un lien important entre la capacité des agents moraux et les fonctions qu’ils vont exercer.
La comparaison anatomique des thèses (généralistes) capacitaristes et des thèses (spécialistes) fonctionnalistes reflète bien les recoupements entre fonction et capacité, et invite à explorer la présence ou l’absence de liens entre certaines de ces thèses.
D’abord, il existe un lien évident entre le fonctionnalisme strict et le fonctionnalisme compatibiliste. Les deux thèses sont des thèses spécialistes et anti-généralistes qui font de la fonction de l’entreprise non seulement le fondement de ses obligations morales en tant qu’institution sociale, mais aussi le critère de délimitation le plus pertinent des obligations particulières de chaque entreprise. L’unique différence ici est que la capacité effective de chaque entreprise jouera le rôle de condition limitative dans le cadre du fonctionnalisme compatibiliste. Dans les deux cas, ce que l’entreprise doit au séropositif nécessiteux, c’est de maximiser ses profits du mieux qu’elle peut et de respecter les lois, en payant entre autres ses impôts qui en retour contribueront à ce que l’État finance des programmes permettant au séropositif nécessiteux de ne pas voir son droit à la santé violé.
Ensuite, il existe un lien entre le fonctionnalisme et le capacitarisme compatibiliste. Rappelons que le fonctionnalisme s’appuie sur la nécessaire différenciation fonctionnelle sur le plan social pour soutenir que la fonction de l’entreprise devrait fonder et délimiter l’entreprise responsable. L’entreprise n’a ainsi que les obligations « nécessaires » à la réalisation de sa fonction. Quant au capacitarisme compatibiliste qui s’appuie sur le principe selon lequel pouvoir implique devoir, il tient néanmoins compte de la fonction, non pas dans le sens de la différenciation fonctionnelle qui est au coeur du fonctionnalisme, mais dans le sens de la division du travail moral, c’est-à-dire du fait que l’efficacité morale invite à une coordination entre les agents qui les conduisent à se spécialiser dans certaines fonctions. Ces approches ont donc d’abord en commun une forme de spécialisme. Du fait de l’adoption d’une interprétation normative et non positive de la fonction de l’entreprise, chacune de ces approches consacre une sorte de primat et/ou de préséance des obligations spéciales sur les autres obligations morales d’une entreprise. Toutefois, si le fonctionnalisme est catégorique et soutient que les obligations spéciales doivent toujours l’emporter lorsqu’il y a conflit avec des obligations non spéciales, le capacitarisme compatibiliste est hypothétique et renonce à une telle automaticité dans sa manière de donner préséance aux obligations spéciales sur les autres obligations.
On voit le chevauchement ou la convergence entre les approches fonctionnaliste et capacitariste compatibiliste à l’oeuvre chez certains théoriciens contemporains de l’éthique des affaires qui ont défendu des positions dont l’interprétation pointerait aussi bien du côté du fonctionnalisme que du côté du capacitarisme compatibiliste. Pensons à Nien-hê Hsieh. L’on pourrait le considérer comme soutenant le capacitarisme compatibiliste lorsqu’il suggère que les entreprises ont l’obligation de promouvoir des institutions justes dans des sociétés entravées, pour utiliser un jargon rawlsien. Cette obligation s’appuie en partie sur le fait que les entreprises ont la capacité générale de ne pas tirer avantage des défaillances du marché qui sont évidentes dans des États où l’infrastructure institutionnelle est complètement défaillante. La recherche légitime du profit oblige donc les entreprises à utiliser leur pouvoir ou leur influence pour promouvoir des institutions justes, là où elles n’existent pas[22]. Cette position est en cohérence avec une autre qui relèverait davantage du fonctionnalisme, et qu’il défend dans un autre article[23]. Même si sa position reste identique, à savoir que les entreprises ont la responsabilité de s’attaquer à des situations d’injustice, pas simplement de manière négative en s’abstenant d’être acteurs d’injustice elles-mêmes, mais aussi de manière proactive en contribuant à rendre des institutions justes, cette défense s’appuie sur une argumentation plutôt fonctionnaliste, bien que le contenu de la fonction de l’entreprise, pour justifier une telle position, soit à chercher plutôt selon lui dans la manière dont l’entreprise permet aux membres d’une société de combler leurs besoins fondamentaux, en coordonnant le capital et le travail dans la production des biens et services marchands.
Pensons aussi à Joseph Heath. Certaines de ses positions prêtent à une interprétation fonctionnaliste. Sa position, basée sur les défaillances du marché, s’aligne en partie sur l’argument de Friedman selon lequel la responsabilité principale de l’entreprise est de rechercher le profit. Toutefois, contrairement à Friedman, Heath assimile le profit non pas à l’intérêt personnel, mais plutôt au salaire de l’actionnaire. Il écrit en effet :
The problem is that the association between profit-maximization and self-interest so often taken for granted is based on a naïve and inadequate theory of the firm. Profit-maximization and self-interest are not the same thing, and the failure to distinguish between the two can be a source of enormous confusion.[…] Profit-maximization, understood as an obligation, rather than as an expression of self-interest, provides a perfectly legitimate platform for the development of a robust moral code[24].
Pourtant, l’argument de la défaillance des marchés pourrait aussi souscrire à une interprétation qui relève du capacitarisme compatibiliste. En effet, tout en défendant une approche normative de la fonction de profit de l’entreprise, Heath fait reposer sur les entreprises une obligation de contribuer au caractère concurrentiel du marché qui est fondé sur leur capacité à profiter ou non des imperfections du marché. C’est donc parce qu’elles sont en capacité de tirer avantage de ces défaillances ou d’y renoncer pour conserver la légitimité de leur quête de maximisation du profit que leurs obligations devraient être fondées sur cette capacité qui leur est spécifique.
Par ailleurs, le chevauchement et les liens étroits entre le fonctionnalisme et le capacitarisme compatibiliste n’apparaissent pas simplement comme un continuum entre les positions normatives d’un même auteur. La fluidité entre ces différentes approches est encore plus frappante entre des auteurs défendant des thèses différentes, et le lien entre fonctionnalisme et capacitarisme compatibiliste peut devenir particulièrement plus étroit et plus fort si l’on adopte une conception extensive plutôt que restrictive des obligations « nécessaires » à la réalisation de la fonction de l’entreprise qui est au coeur du fonctionnalisme. En effet, ce qui est nécessaire à la réalisation de la fonction de profit renverrait donc, en plus de l’obligation de faire du profit, à des obligations négatives comme l’obligation de respecter la lettre de la loi, ou à des obligations positives comme l’obligation de respecter l’esprit de la loi, tant que le respect des obligations associées à l’esprit de la loi ne se fait pas au détriment de la fonction de profit.
Lorsqu’on l’envisage sous cet angle, il existerait des passerelles entre la conception fonctionnaliste « extensive » de l’entreprise responsable de Norman ou de Heath, et l’approche capacitariste compatibiliste de Bilchitz ou d’Ulrich. Si Heath et Norman souscrivent à l’idée que l’entreprise doit maximiser le profit, ils distinguent néanmoins entre les entreprises qui maximisent le profit en utilisant des stratégies socialement préférables, comme par exemple la production des biens de qualité à des prix accessibles, alors que d’autres entreprises utilisent des stratégies socialement non préférables qui consisteraient par exemple à externaliser certains de leurs coûts, comme ceux relatifs à la pollution, ou à fabriquer des produits dont les effets pervers seraient cachés. Ainsi, certaines entreprises vont respecter à la fois la lettre et l’esprit de la loi, et d’autres vont enfreindre l’esprit de la loi en externalisant la plupart de leurs coûts (pollution, non-respect de la sécurité des travailleurs ou des consommateurs) voire même enfreindre la lettre de la loi à travers la fraude (fiscale, etc.) Il y a donc une obligation à ne pas profiter des défaillances du marché comme obligation nécessaire à la réalisation de la fonction de profit de l’entreprise. Norman partage dans une certaine mesure avec Heath l’interprétation extensive de « nécessaire ». Toutefois, là où Heath suggère que les entreprises ne doivent pas, comme obligations nécessaires à la réalisation de leur fonction, exploiter toutes les défaillances du marché, Norman suggère que les entreprises ne doivent pas tirer profit des défaillances du marché qui ne sont pas susceptibles d’être régulées — ce qui n’est pas le cas de toutes les défaillances du marché. Dans ce contexte, ce que requiert l’esprit de la loi, c’est une forme d’auto-régulation. Le respect de l’esprit de la loi requiert une autorégulation qui implique pour les entreprises de s’accorder sur des règles communes, peut-être par secteurs d’activités, afin de ne pas tirer profit des défaillances du marché dont l’effet est vraiment pernicieux pour la société[25].
Heath et Norman proposent donc une conception extensive de « nécessaire » qui aboutirait à une palette d’obligations similaires à celles du fonctionnalisme compatibiliste de Bilchitz ou d’Ulrich. Pour Bilchitz,
An entity that has, amongst its key purpose, the possession and accumulation of wealth must thus have duties to ameliorate the harms caused by the very system of property rights that enables it to achieve this purpose. The very economic purpose of corporations and their success in accumulating wealth thus highlights their crucial role in the property system and provides the basis for recognizing an obligation upon them to make a contribution to alleviating at least the worst effects of such a system : the exclusion of individuals from having the resource necessary to realize their fundamental rights[26].
Le fonctionnalisme compatibiliste de Bilchitz soutient donc que l’entreprise a le devoir de rechercher le profit dans les limites du respect de la loi, mais aussi de remplir toutes les autres obligations qui ne remettent pas en cause sa viabilité économique. Dans la même veine, Ulrich soutient que les obligations morales de l’entreprise doivent être étendues au-delà de la contribution qu’elle apporte à la société comme pourvoyeur de biens et de services marchands. Pour Ulrich, l’on ne saurait réduire l’entreprise à un simple pourvoyeur de biens sur le marché[27]. L’activité que mène l’entreprise n’a de pertinence que si elle contribue à améliorer la qualité de la vie des gens dans la société[28]. Elle peut le faire par la production de biens qui leur sont utiles, mais aussi en aidant par exemple des États pauvres à améliorer leurs institutions politiques. L’entreprise pharmaceutique ne se contentera donc pas de produire les médicaments nécessaires à la santé des individus. Elle se préoccupera aussi de leur accessibilité aux plus pauvres. Pour Ulrich, les obligations morales de l’entreprise ne sont donc pas seulement des obligations spéciales qui consistent à produire des biens et des services utiles pour les individus dans le strict respect de la loi, mais elles s’étendent à des obligations générales qui participent à l’amélioration des conditions de vie des personnes en particulier dans des États pauvres.
Enfin, on peut dire qu’il n’y a ni lien ni chevauchement entre le fonctionnalisme strict, qui est une thèse exclusivement spécialiste, et le capacitarisme strict, qui est une thèse exclusivement généraliste. L’une considère la fonction de l’entreprise comme une contrainte normative, ce qui n’est pas le cas de l’autre.
Comme le montre le tableau ci-dessous, la description « anatomique » des différentes approches permet de les classer en thèses spécialiste strict, spécialiste non strict et non spécialiste, avec une version de la thèse spécialiste strict qui pourrait aboutir aux mêmes conclusions que les thèses spécialistes non strict.
Dès lors que ces manières de penser l’entreprise responsable nous apparaissent claires et distinctes les unes des autres, ainsi que leurs chevauchements éventuels, qu’en est-il de leur comparaison analytique ?
4. Le fonctionnalisme est-il convaincant ?
Reprenons nos différentes thèses et examinons leurs justifications respectives. En effet, le fonctionnalisme soutient que c’est la fonction de l’entreprise qui délimite l’entreprise responsable en raison de la nécessité d’une différenciation fonctionnelle sur le plan social. D’après cet argument : a) la différenciation fonctionnelle est nécessaire sur le plan social, et la seule manière de la préserver est d’aligner les obligations morales des agents moraux sur leurs fonctions ; b) or l’entreprise est une institution qui remplit une fonction spécifique sur le plan social ; c) par conséquent, les obligations de l’entreprise sur le plan moral doivent être en cohérence avec sa fonction sur le plan social. D’où l’adoption d’une interprétation normative et non positive de la fonction.
En effet, pour réaliser des objectifs généraux de justice sociale, toute société a besoin d’une différenciation fonctionnelle sur le plan social. La différenciation fonctionnelle signifie que chaque institution remplit une fonction qui est clairement définie, spécifique, différente, mais complémentaire des autres en vue de la réalisation des objectifs communs que se fixe toute société. C’est grâce à cette complémentarité des différentes fonctions qu’il est possible de réaliser les objectifs communs de justice sociale. Dans ce sens, chaque institution doit donner une priorité à l’accomplissement de sa fonction puisque c’est elle qu’elle connaît le mieux et qu’elle est en position de la remplir le plus efficacement possible. C’est en réalisant du mieux possible sa fonction qu’elle contribue à la réalisation des objectifs communs de la société. La différenciation fonctionnelle est alors nécessaire non seulement parce que la fonction d’une seule institution serait insuffisante pour remplir l’ensemble des tâches indispensables à la réalisation d’un objectif commun donné[29], mais aussi parce qu’elle permet de mieux atteindre les objectifs communs que se fixe une société donnée[30].
Si l’on ne tenait pas compte de la différenciation fonctionnelle, cela reviendrait à exiger de chaque institution qu’elle prenne en charge l’ensemble des fonctions nécessaires à la réalisation d’un objectif social donné. Ce qui n’est ni possible ni souhaitable. Il est impossible de ne pas tenir compte de la différenciation fonctionnelle, car certaines fonctions sont tout simplement incompatibles entre elles, comme celle de juge et d’avocat. Par ailleurs, il n’est pas souhaitable de ne pas tenir compte de la différenciation fonctionnelle puisqu’elle est généralement la condition même de la réalisation d’un objectif commun donné comme dans le cadre de la réalisation d’un procès équitable. S’il n’est ni possible ni souhaitable d’ignorer la différenciation fonctionnelle, alors celle-ci est nécessaire sur le plan social. Or si elle est nécessaire sur le plan social, la seule manière de la préserver sur le plan social est d’en tenir compte sur le plan moral en alignant les obligations des agents moraux sur leurs fonctions respectives.
Si l’on peut être sensible à l’argument de la nécessité d’une différenciation fonctionnelle sur le plan social, on peut néanmoins prendre ses distances quant à son implication sur le plan moral. Le fonctionnalisme s’expose en effet à au moins deux objections majeures. L’une est l’objection des fonctions/obligations mal définies, et l’autre est l’objection des fonctions/obligations bien définies mais orphelines d’agents moraux pour les remplir.
En effet, le fonctionnalisme est problématique parce qu’il prétend que les fonctions et par conséquent les obligations qui y sont rattachées sont clairement définies, alors que l’on a de bonnes raisons d’en douter. L’on peut d’abord contester l’idée que les fonctions soient clairement définies au regard de leur mutation constante dans des sociétés de plus en plus complexes. Pensons à la fonction de l’école : doit-elle se consacrer uniquement à la transmission des savoirs fondamentaux ou alors aiguiser chez les apprenants une conscience politique ? Pensons surtout aux entreprises. Leur fonction est-elle de rechercher le profit, de maximiser le profit des actionnaires, ou alors de produire des biens et services marchands pour leurs consommateurs ? Le fait que l’on puisse diverger sur la nature réelle des fonctions de ces institutions montre qu’elles ne sont pas toujours clairement définies.
Par ailleurs, le fonctionnalisme se heurte aussi à l’éventualité des conflits moraux. D’une part, ceux-ci émergent entre différentes obligations spéciales au sein d’une entreprise du fait de l’enchevêtrement entre différentes fonctions[31], à l’instar des obligations spéciales vis-à-vis des actionnaires qui seraient en conflit avec celles dues aux travailleurs si l’on se situe dans le cadre de la théorie des parties prenantes[32]. D’autre part, des conflits moraux émergent aussi entre une obligation spéciale et une obligation générale à l’instar de l’obligation générale de porter secours à une personne en danger de mort (séropositif nécessiteux) qui se heurterait fortement à l’obligation spéciale de l’entreprise pharmaceutique de maximiser le profit en fixant des prix qui sont hors d’atteinte du pouvoir d’achat du séropositif nécessiteux.
L’absence de clarté dans la détermination des fonctions et la présence de conflits moraux fragilisent certaines bases argumentatives du fonctionnalisme. Mais un fonctionnaliste rejetterait de telles objections non seulement parce qu’elles sont externes à la logique même du fonctionnalisme qui souhaite justement éviter de tels conflits moraux en assignant des tâches et morales parfaitement claires, mais encore parce que l’autre solution — c’est-à-dire ne pas tenir compte des fonctions — nous condamnerait à des conflits moraux beaucoup plus insolubles. Si l’on concède une telle contre-objection en imaginant que les fonctions soient clairement définies et que tout dilemme moral soit évacué, le fonctionnalisme reste vulnérable à deux objections beaucoup plus sérieuses qui portent sur l’impossibilité d’aligner parfaitement les tâches morales sur les tâches sociales et de réduire toutes les obligations générales à des obligations spéciales.
D’une part, l’on ne peut diviser toutes les obligations générales en des obligations spéciales. L’alignement des obligations morales sur les fonctions sociales est nécessairement imparfait puisque les sphères sociale et morale sont intrinsèquement distinctes l’une de l’autre. Pour le comprendre, il faut partir de l’idée que l’on peut avoir deux types d’obligations générales. Certaines obligations générales sont des obligations universelles qui s’imposent à tous les agents moraux à l’instar de l’obligation de ne pas ôter injustement la vie d’autrui. Ces obligations générales universelles sont déjà incorporées dans les obligations spéciales de chaque agent moral et ne posent généralement aucun problème. D’autres obligations générales sont des obligations communes qui nécessitent plusieurs acteurs pour être réalisées, comme l’obligation d’accorder à chaque individu le droit à un procès équitable. Ces obligations morales ne peuvent être incorporées aux obligations spéciales de chaque agent moral puisqu’elles affirment implicitement l’existence de fonctions/obligations distinctes les unes des autres. L’existence d’obligations générales communes introduit une difficulté singulière qui rend impossible l’alignement parfait des tâches morales sur les tâches sociales.
D’autre part, l’on ne peut aligner parfaitement les tâches morales sur les tâches sociales parce que certaines fonctions/obligations sont orphelines d’agents moraux pour les remplir : on sait clairement ce qui doit être fait, mais on ne sait pas qui doit le faire. En effet, les obligations morales peuvent être orphelines d’agents moraux pour les remplir de deux manières : soit le responsable causal ou moral n’est pas clairement identifié, soit il est clairement identifié, mais il ne peut/veut pas/plus les remplir. Dans le premier cas, il s’agit soit d’injustices structurelles dues à une accumulation de non-délits de manière séparée de la part des agents moraux, soit de nouveaux défis moraux non prévus par la répartition antérieure des tâches sociales/morales. Dans le second cas, il s’agit d’agents moraux à qui ont été assignées des fonctions spécifiques et des obligations spéciales dans la répartition antérieure des tâches morales et qui, pour une raison ou pour une autre, ne les remplissent pas/plus.
Si l’on considère les cas où une obligation est orpheline parce que le responsable causal ou moral est indéterminé, alors cette objection peut prendre la forme des injustices structurelles à l’instar de la pollution et des changements climatiques. Les changements climatiques sont à l’instar de beaucoup d’injustices structurelles la conséquence d’actes conjointement, mais pas individuellement immoraux. En outre, les injustices structurelles se manifestent aussi lorsque de nouveaux défis moraux surgissent alors qu’ils n’ont pas fait l’objet d’une réparation initiale en ce qui concerne les fonctions/obligations. Pensons aux défis démographiques, sanitaires, sécuritaires ou intergénérationnels qui peuvent soudainement émerger et poser d’énormes problèmes de justice sociale. Si chacun s’en tient à sa fonction normative, le risque est grand que ces nouvelles situations d’injustice ne soient jamais résolues. Dans cette configuration, le fonctionnalisme est problématique parce qu’il n’y aurait pas d’agent moral clairement identifié pour les remplir. On pourrait en dire autant dans des situations où celui qui a causé une injustice n’est plus en mesure de la rectifier. Les agents moraux dont ce n’est pas la tâche morale initiale ne sauraient se dédouaner de l’obligation d’intervenir au seul motif que cela ne relève pas de leur fonction normative.
Face à ces objections, le fonctionnalisme n’est pas sans ressource argumentative. Un fonctionnaliste affirmerait qu’aucune fonction/obligation n’est en réalité orpheline d’agent moral pour la remplir. Lorsqu’un agent moral ne peut pas/plus remplir son office ou lorsqu’apparaissent de nouveaux défis moraux, c’est à l’État comme communauté politique de remplir cette fonction, soit en se substituant provisoirement à l’institution défaillante, soit en créant une nouvelle institution dont la fonction serait de prendre en charge ce nouveau défi moral. La présence de l’État déchargerait alors l’entreprise des obligations qui ne découlent pas de sa fonction. Dans une configuration où l’État remplit sa fonction normative, il serait inutile (puisque l’État va le faire) voire injuste (puisque cela imposera une charge indue à d’autres agents moraux comme l’entreprise) et même contre-productif (car cela risque de faire voler en éclats les aspects positifs de la différenciation fonctionnelle sur le plan social) d’exiger de l’entreprise qu’elle prenne en charge des obligations qui ne découlent pas de sa fonction.
Le fonctionnalisme pourrait sur ce point être recevable. Par exemple, on n’exigera pas de l’entreprise de trouver un travail à chaque citoyen, et l’on trouverait légitime pour les entreprises de licencier des employés même si cela est dommageable pour ces derniers. Ces employés ne subiraient pas un dommage injuste pour autant car l’État, par des mécanismes sociaux par exemple, les accompagnera pendant leur période de chômage. Ce serait donc à l’État et non à l’entreprise de mettre sur pied des mécanismes institutionnels pour que les employés licenciés par des entreprises voient leur droit à un emploi décent respecté, ou pour que le séropositif ait accès aux antirétroviraux même s’il est pauvre.
Pourtant, en essayant de surmonter ainsi ses potentielles faiblesses, le fonctionnalisme s’expose aussi à une difficulté inattendue : la possibilité que l’État lui-même soit défaillant. Si l’hypothèse de la défaillance de l’État est plausible comme le montre l’existence des États injustes et très pauvres[33], alors elle fait sérieusement voler en éclats l’assise normative sur laquelle repose le fonctionnalisme. Par conséquent, l’on ne peut aligner que de manière imparfaite les tâches morales sur les tâches sociales. Le caractère normatif de la fonction de l’entreprise doit être hypothétique, mais pas catégorique.
5. Faut-il adopter le capacitarisme pour autant ?
Si le fonctionnalisme échoue à proposer une théorie adéquate des limites des obligations morales des entreprises, la solution capacitariste est-elle plausible ? Pour le capacitarisme strict, face à des situations où les droits fondamentaux sont susceptibles d’être violés, ceux qui sont en capacité d’y remédier devraient le faire. Chacun jugera immorale l’action d’un agent moral qui refuserait de porter secours à un enfant qui se noie alors qu’il en a les moyens. Toutefois, on est en droit de résister aussi à l’interprétation restrictive que propose le capacitarisme strict. Lorsqu’il est interprété de manière restrictive, le capacitarisme suscite au moins deux réserves.
La première repose sur le caractère imprécis de la notion de capacité. Elle tient au fait que la notion de capacité renferme deux sens qui peuvent entrer en collision : l’effectivité de la capacité des agents moraux à remplir leurs obligations morales et les coûts qu’ils doivent endurer pour remplir leurs obligations morales[34]. La simple possession d’une compétence ne se traduit pas nécessairement en capacité effective. On peut par exemple savoir nager (compétence), mais manquer du courage nécessaire (coûts) pour sauver une personne qui se noie. On peut étendre ce raisonnement à l’entreprise et douter du fait que la simple possession d’un antirétroviral par une entreprise pharmaceutique soit une condition suffisante pour admettre qu’elle a la capacité effective de « porter secours » au séropositif nécessiteux. Les circonstances exactes du marché (monopole, duopole, etc.) vont être cruciales pour déterminer l’articulation entre les compétences effectives et les coûts (moraux).
La seconde réserve, et de loin la plus déterminante, porte sur la négligence totale du caractère même partiellement normatif des fonctions des agents moraux, et donc de la nécessité d’une différentiation fonctionnelle sur le plan social, qui n’est pas sans incidence sur le plan moral. Qu’on ne prenne pas en considération la différenciation fonctionnelle rend le capacitarisme strict vulnérable non seulement à l’objection des responsabilités illégitimes — certaines tâches sociales et donc morales reviennent à certains agents moraux et non à d’autres, mais aussi à celle de l’évasion des responsabilités primordiales de certains agents moraux. Si pouvoir implique nécessairement devoir, quelles que soient les circonstances, alors tous les agents moraux ont des obligations morales illimitées dès lors qu’ils en ont les moyens. Cela est inconsistant avec nos intuitions morales les plus basiques qui considèrent que les agents moraux ont des obligations limitées, même si des désaccords subsistent sur la nature exacte de ces limites.
Si l’on peut donc suivre le capacitarisme sur l’idée que c’est la capacité de l’entreprise qui doit fonder ses obligations morales, on est en droit de reconnaître aussi que son interprétation stricte n’est pas convaincante. Il est tout simplement impossible de penser les obligations morales des entreprises sans tenir compte de la fonction de l’entreprise. À cet effet, la force normative du capacitarisme compatibiliste par rapport au capacitarisme strict vient du fait qu’elle considère la fonction de l’entreprise comme une contrainte morale dont il faut tenir compte lorsqu’on délimite ses obligations, même si elle reconnaît la capacité générale comme ce qui devrait fonder les obligations des entreprises.
Toutefois, la manière dont le capacitarisme compatibiliste tient compte de la contrainte morale qu’impose la fonction de l’entreprise est différente de la manière dont le fonctionnalisme en tient compte, même s’il existe des recoupements entre leurs justifications respectives. Alors que le fonctionnalisme repose sur l’argument de la différentiation fonctionnelle qui débouche sur une interprétation catégorique de la fonction normative de l’entreprise considérée comme une donnée ontologique, le capacitarisme compatibiliste repose sur l’argument de la division du travail (moral) qui débouche sur une interprétation hypothétique de la fonction normative de l’entreprise qui est alors issue d’un contrat social plutôt que d’une donnée ontologique. Pour prendre au sérieux les fonctions sociales, il ne s’agit pas d’aligner les tâches morales de manière stricte sur les tâches sociales, mais plutôt de prendre au sérieux la nécessaire division du travail moral qui considère que l’efficacité morale conduisant à la réalisation d’une société juste invite à une coordination entre les agents moraux les obligeant à se spécialiser dans certaines fonctions sur le plan social, avec par conséquent une incidence certaine sur le plan moral.
La robustesse du capacitarisme compatibiliste par rapport aux autres thèses repose à la fois sur le fait que les obligations morales des agents moraux transcendent nécessairement leurs fonctions sociales et sur le fait que, comme le suggére David Luban, le discours sur la moralité ne peut faire l’économie des fonctions ou des rôles sociaux[35]. Ainsi, d’une part, même si la seule manière de préserver une différenciation fonctionnelle sur le plan social est d’en instaurer une sur le plan moral, il n’en ressort pas que la différenciation fonctionnelle sur le plan moral soit parfaitement alignée sur la différenciation fonctionnelle sur le plan social. D’autre part, même si les obligations des entreprises devraient être fondées et indexées à leurs capacités générales respectives, il n’en ressort pas que le simple fait de disposer de capacités générales ou stratégiques implique nécessairement des obligations morales. C’est parce qu’elle surmonte ces deux écueils que le capacitarisme compatibiliste semble normativement plus robuste que les autres thèses.
Toutefois, le capacitarisme compatibiliste n’est pas lui-même à l’abri de toute difficulté. Le caractère hypothétique de la fonction normative de l’entreprise suppose qu’il existe des circonstances où les obligations spéciales de l’entreprise pourraient l’emporter sur des obligations non spéciales, et cette thèse ne suggère pas un critère indépendant qui permettrait alors de déterminer quand ce serait le cas ou pas, ce qui prêterait le flanc à de nombreuses spéculations. On pourrait néanmoins tenter de surmonter cette difficulté en associant la capacité générale des entreprises, dans certaines circonstances, à leur capacité financière. Même si elle ne résout pas tout, l’artifice de la capacité financière permettrait de réduire les incompatibilités ou tensions qui pourraient surgir entre les critères de capacité et de fonction que le capacitarisme compatibiliste semble conjointement prendre très au sérieux.
Appendices
Remerciements
L’auteur souhaiterait remercier Laurent de Briey, Axel Gosseries, Ernest Mbonda et 2 évaluateurs anonymes pour leurs remarques et suggestions à divers stages de l’écriture de cet article ayant permis de préciser et clarifier certaines des thèses qui y sont défendues, même s’il en assume tout seul la responsabilité.
Notes
-
[1]
Emmanuel Kant [1785], Fondements de la métaphysique des moeurs, trad. V. Delbos, Paris, Vrin, 2004.
-
[2]
Ruwen Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale, Paris, Grasset, 2011, p. 276-278.
-
[3]
Onora O’Neill, « Agents of Justice », Metaphilosophy, vol. 32, no 1/2, 2001, p. 180-195.
-
[4]
Florian Wettstein, Multinational Corporations and Global Justice : Human Rights Obligations of a Quasi-Governmental Institution, Stanford University Press, 2009. Stephen J. Kobrin, « Private Political Authority and Public Responsibility : Transnational Politics, Transnational Firms and Human Rights », Business Ethics Quarterly, no 19, 2009, p. 349-374. Andreas G. Scherer, Guido Palazzo & Dorothée Baumann, « Global Rules and Private Actors : Toward a New Role of the Transnational Corporation in Global Governance », Business Ethics Quarterly, no 16, 2006, p. 505-532. Onora O’Neill, « Agents of Justice », p. 180-195.
-
[5]
David Rodin, « The Ownership Model of Business Ethics », Metaphilosophy, vol. 36, no 1/2, 2005, p. 163.
-
[6]
Jurgen Habermas, Après l’État-nation. Une nouvelle constellation du politique, Paris, Fayard, 2001.
-
[7]
Onora O’Neill, « Agents of Justice », p. 180-195.
-
[8]
Allen Buchanan & Matthew DeCamp, « Responsibility for Global Health », Theoretical Medicine and Bioethics, vol. 27, no 1, 2006, p. 97.
-
[9]
Le choix du profit comme contenu de la fonction de l’entreprise en tant qu’institution sociale est simplement une présupposition pour les besoins de l’analyse menée ici au sujet des critères de fonction et de capacité. Même si la plupart des théoriciens de l’éthique des affaires adoptent le profit comme au moins une des fonctions essentielles de l’entreprise, cette position n’est pas la nôtre.
-
[10]
D’autres exemples seront convoqués en temps opportun.
-
[11]
Ce terme recoupe ici toutes les manières d’évaluer et de formuler les attentes morales de l’entreprise que ce soit la « responsabilité sociale de l’entreprise », l’« entreprise citoyenne », l’« éthique des affaires », etc.
-
[12]
Michael Stocker, « Moral Duties, Institutions, And Natural Facts », The Monist, vol. 54, no 1, 1970, p. 602-624. Stocker soutient que les obligations spéciales, en tant qu’obligations découlant d’une fonction précise ou rattachées à elle, ne sont pas des obligations morales au sens rigoureux du terme. Les fonctions qu’occupent les individus doivent être considérées simplement comme des faits naturels qui n’ont aucune signification normative par elles-mêmes. Les obligations morales sont indépendantes des fonctions dont la signification est toujours positive (au sens des faits) et jamais normative.
-
[13]
Voir Peter Singer, « Famine, Affluence and Morality », Philosophy and Public Affairs, vol. 1, 2009, p. 15 ; Thomas Scanlon, What Do We Owe to Each Other, Cambridge, Belknap Press, 1998, p. 224, ou encore David Miller « Distributing Responsibilities », The Journal of Political Philosophy, vol. 9, no 4, 2001, p. 460.
-
[14]
Nien-he Hsieh, « Does Global Business Have a Responsibility to Promote Just Institutions ? » In Business Ethics Quarterly 19, 2009, p. 251-273.
-
[15]
Melissa Lane, 2005, « The Moral Dimension of Corporate responsibility ». In Global Responsibilities, A. Kuper (ed.), New York, Routledge, p. 238.
-
[16]
Thomas Dunfee, « Do Firm With Unique Competencies for Rescuing Victims of Human Catastrophes Have Special Obligations ? Corporate Responsibility and AIDS Catastrophe in Sub-Saharan Africa ». In Business Ethics Quarterly, no 16, 2005.
-
[17]
Thomas Dunfee, ibid.
-
[18]
David Rodin, « The Ownership Model of Business Ethics », p. 176.
-
[19]
Florian Wettstein, Multinational Corporations and Global Justice : Human Rights Obligations of a Quasi-Governmental Institution, p. 146-147.
-
[20]
Onora O’Neill, « Agents of Justice », 2001, p. 194.
-
[21]
Geert Demuijnck, « From an Implicit Christian Corporate Culture to a Structured Conception of Corporate Ethical Responsibility in a Retail Company : A Case-Study in Hermeneutic Ethics », Journal of Business Ethics, vol. 84, 2009, p. 399.
-
[22]
Nien-he Hsieh, « Does Global Business Have a Responsibility to Promote Just Institutions ? » In Business Ethics Quarterly 19, 2009, p. 251-273.
-
[23]
Nien-he Hsieh, « Multinational Corporations, Global Justice and Corporate Responsibility : A Question of Purpose ». In Notizie di POLITEIA 28 (106), 2013, p. 129-147.
-
[24]
Joseph Heath, « A Market Failures Approach to Business Ethics ». In Studies in Economic Ethics and Philosophy, B. Hodgson (ed), 2014, p. 69-70.
-
[25]
Wayne Norman, « Business Ethics as Self-Regulation : Why Principles that Ground Regulations Should be Used to Ground Beyond-Compliance Norms as Well ». In Journal of Business Ethics 102 (1), 2012, p. 43-57.
-
[26]
David Bilchitz, « Do Corporations Have Positive Fundamental Rights Obligations ? » In Theoria 57(125), 2010, p. 15-16.
-
[27]
Peter Ulrich, Integrative Economic Ethics : Foundations of a Civilized Market Economy. Cambridge, UK, Cambridge University Press, p. 410.
-
[28]
Peter Ulrich, ibid., p. 410-411.
-
[29]
C’est ce qui ressort aussi de l’image de la catastrophe naturelle proposée par McKinsey. Michael McKinsey « Obligations to the Starving », Nous, vol. 15, no 3, 1981, p. 309-323.
-
[30]
Bernard Mandeville, La Fable des abeilles, 1714.
-
[31]
Voir David Luban, Lawyers and Justice : An Ethical Study, p. 108.
-
[32]
Edward R. Freeman & al., « Stakeholder Theory and The Corporate Objective Revisited », Organization Science, vol. 15, no 3, 2004, p. 364-369.
-
[33]
Onora O’Neill, « Agents of Justice », p. 182.
-
[34]
David Miller, « Distributing Responsibilities », p. 461.
-
[35]
David Luban, Lawyers and Justice : An Ethical Study, p. 115.