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Introduction

Au siècle du capitalisme organisateur (de la politique, de l’économie et des technologies), les symboles humains, la création artistique et le sens esthétique sont sous assistance respiratoire. C’est bien les logiques commerciales et de la financiarisation de l’art qui leur administrent une perfusion. S’élève alors une plainte, ici formulée, et qui pourrait agacer ou inviter à la réflexion :

Des architectures-spectacles époustouflantes qui redessinent musées, stades et aéroports, des îles artificielles qui composent un palmier géant, des galeries marchandes qui rivalisent avec le luxe décoratif, des boutiques qui ressemblent à des galeries d’art […] des objets courants que leur beauté transforme en quasi-pièces de collection, des défilés de mode conçus comme des mises en scène et des tableaux vivants, des films et de la musique à profusion à toute heure et en tout lieu : se pourrait-il que le capitalisme, accusé de longue date de tout détruire et enlaidir, soit autre chose que le spectacle affligeant de l’horreur et fonctionne aussi comme entrepreneur d’art et moteur esthétique ?[1]

C’est justement parce qu’il est possible de mettre des grains de sable dans ce « moteur esthétique, fille du capitalisme » qu’il faut résister à cet enlaidissement de la vie en mettant en question — sous plusieurs angles et de manière répétitive — le fonctionnalisme qui envahit « la dimension esthétique » de l’homme. Cette dimension esthétique qui sort du garage capitaliste, livre aux sujets de la post-postmodernité que nous sommes encore, un « moteur esthétique » dont les garagistes ont ajusté, d’un côté, des boulons que sont les impératifs de la consommation, et de l’autre, les vis, incarnés par les manipulations des désirs et des affects. Au concept de production en esthétique, il faut substituer celui ambigu et presque métaphysico-théologique de création. À l’aplatissement de l’objet esthétique à ses seules matérialité et immatérialité, il faut rajouter la dimension symbolique que Walter Benjamin en son temps avait qualifiée d’aura[2]. À la vitesse imposée par le numérique, il faut opposer les parasites (au sens où l’entend Michel Serres) et la lenteur de la réflexion. À la communication, très à la mode, il faut opposer l’intellection et la réflexion (au sens spéculaire). La question de la création et de la récréation du sens esthétique est donc au croisement de plusieurs pistes. D’abord, la structure économico-technique. Le sens esthétique dépendrait aussi en partie des technologies de la communication, des enjeux de la promotion publicitaire, du devenir-marchandise de la totalité de l’existence et de la génération des profits. Ensuite, on peut traiter de ce sens esthétique en se référant aux structures psycho-affectives qui structurent et accompagnent les processus de subjectivation et d’individuation des sujets percevant, désirant et sentant. Dans ce cas, on ne pourrait poser la question du rapport entre les symboles et le sens esthétique qu’en traitant des relations liées aux goûts, aux affects, à l’exploitation de l’attention, aux machines pourvoyeuses de sollicitations, aux surdéterminations idéologiques qu’imposent les diverses commercialisations, aux liens entre l’environnement et l’esthétique qui, elle-même, déborde le cadre de la perception des oeuvres d’art pour rejoindre la vie tout court comme le voulait le philosophe allemand Schiller[3]. Enfin, la question du sens esthétique convoquerait la dimension politico-poético-anthropologique. À ce niveau, on pourrait se demander comment l’idée de création s’inscrit dans le déploiement des structures de l’imaginaire. En effet, les bruits, les sons, les images, les lumières, la vitesse, la lenteur, l’ombre, la couleur, la pâte, le texte, l’hypertexte, l’architexte, le paratexte, le matériau, la matière et l’immatériel, la hauteur et l’extension sont divers biais par lesquels la question de la création est intimement associée aux ressorts inconscients et conscients que l’imaginaire comporte. Les trois approches du problème de la création du sens esthétique évoquées ne doivent pas être prises de manière globale, ni de façon isolée, mais de manière transversale. Notre thèse dans cet article est que : face à la corruption du sens esthétique, il n’est pas question de redéfinir celui-ci à l’aide des deux concepts — aussi vagues que riches — que sont le symbole et la création, mais d’élaborer les conditions qui, aujourd’hui, rendent possible la création qui, elle-même, donnera à l’esthétique le rôle de sauver, non pas l’art, ni le goût pour l’art, mais certains aspects importants de l’existence de l’homme. Pour cela nous plantons un décor qui aura deux ornements : 1l’esthésique et l’imaginaire comme conditions du « sens de l’esthétique », et 2) l’approche de l’objet d’art, « le sens esthétique » et l’historicité. Ces pièces du décor serviront non pas à répondre à la question du sens esthétique et des symboles, mais à mieux la brouiller.

I. L’esthétique et l’imaginaire comme conditions du sens esthétique

1. Les incitations

Le sens esthétique doit nous aider à nous décentrer tout en faisant l’expérience de l’authenticité. Cette proposition paraît paradoxale, car le décentrement est une distance et un écart qu’on instaure par rapport à un foyer qui est le pourvoyeur de la direction et du mouvement. Un foyer peut donner un sens, une identité et quelque chose comme l’authenticité. Puisque nous sommes à la fois lecteurs, spectateurs et producteurs des oeuvres d’art — si nous voulons que notre sens esthétique soit un tout petit peu authentique —, nous sommes plus ou moins tributaires de ces foyers qu’on peut nommer : langue, habitudes de perception et structures de l’imaginaire (selon le mot de Gilbert Durand). Nous avons, dans nos vies — à la fois vides et remplies — des habitations matérielles et immatérielles que nous pouvons qualifier de « niches symboliques ». Chacun s’y reconnaît en redéfinissant le rapport à soi, aux autres et aux institutions. Chacun s’y ressource en cas de crise individuelle ou sociale. D’abord, cette niche symbolique donne à un être des significations — à la fois complémentaires et contradictoires — aux multiples relations qu’il se tisse. Ensuite, elle protège le Sujet des affres qui surviennent durant ses processus de subjectivation, d’individuation et de socialisation. Cette niche sert enfin à permettre la résilience dans les moments douloureux de la vie. Cette niche symbolique, une fois détruite et disqualifiée par ce qu’Adorno et Horkheimer ont nommé « industrie culturelle », nous ouvrira à un manque : celui d’une demeure commune à travers laquelle le sens et le non-sens esthétiques doivent circuler. Cette demeure commune n’est pas un lieu appropriable assigné mais un non-lieu, un u-topos par lequel les Sujets font un va-et-vient entre ce qui a été, ce qu’ils sont et ce qui leur adviendra. Pour parler de sens esthétique, et aussi, pour retrouver cette niche symbolique perdue à cause du matraquage symbolique de l’industrie culturelle, il ne faudrait pas toujours partir de l’éthique (Wittgenstein mettait l’éthique et l’esthétique au même niveau)[4], mais de la co-sensualité, des sens comme nous l’indiquait Merleau-Ponty. C’est ce qui fait que l’esthésique qui relève, comme il le dit si bien, « d’un tissu de contact pulsionnel présymbolique[5] » est pour nous le point de départ pour analyser les « incitations » et les « sollicitations » esthétiques.

C’est en partant des sens que nous devons aujourd’hui faire attention aux multiples incitations et captations de notre attention. Qu’est-ce qui provoque ou anesthésie notre faculté à s’intéresser à ceci plutôt qu’à cela ? Un travail anthropologique et psychologique doit se faire quant au regard ou à l’audition afin d’évaluer comment nos manières de regarder et d’écouter ont été transformées par l’industrie culturelle. Adorno et Horkheimer, dans leur exil californien, signalaient en leur temps, à propos de la musique, ce qu’ils qualifiaient de « régression de l’écoute » à travers le fétichisme musical, la standardisation du sens du goût, le nivellement du jugement esthétique et la confusion entre la logique de l’oeuvre d’art et le système social basé sur la logique de l’échange marchand. Ils ironisaient d’ailleurs sur ce que le sens esthétique pouvait devenir dans ce régime de l’industrie culturelle : « L’industrie s’adapte au vote qu’elle a inspiré elle-même[6]. » Un travail sur les incitations — préludes et conditions de la création — ne sera fait qu’en combinant les paramètres de la perception, les défis technologiques et la logique du profit.

2. Les imaginaires

Le travail sur les incitations devra tenir compte à la fois de l’imaginaire et de l’exploitation actuelle de l’attention. Les questions de l’imaginaire et de l’imagination qui furent traitées — limitons-nous au cadre français — par des philosophes comme Bachelard, Sartre, Castoriadis et Gilbert Durand, nous incitent à redonner à l’imagination sa force subversive. Limitons-nous à Castoriadis et Durand. Castoriadis est un critique acharné du fonctionnalisme qui a envahi la culture occidentale. Il propose de réhabiliter l’imagination qui, dans la culture occidentale et selon lui, a été considérée comme un appendice de la mémoire ou au pire comme une illusion (Pascal). En ce qui concerne Castoriadis, on a expliqué ce qui se passe dans la société avec les paramètres fonctionnalistes, autrement dit, les institutions sont là pour satisfaire des besoins, et aussi pour que tout ce qui se passe dans une société doive être expliqué par une cause (économique, politique, industrielle, etc.). Castoriadis affirme que ce qui « fait tenir ensemble » les institutions dans une société donnée, c’est l’instituant qui est représenté à travers les imaginaires structurant le social-historique. L’ensemble des rêves, des mythes, des musiques, des récits tragiques, des espoirs déçus et représentations aident à la création historique : « Ce qui, dans le social historique est position, faire être, nous le nommons imaginaire social au sens premier du terme, ou société instituante[7]. » La mise en perspective de ces imaginaires est susceptible de favoriser la création historique et artistique, c’est à dire, de mettre au clair et en crise le rapport existant entre les ressorts de l’inconscient, les représentations esthétiques, les mythes, les rêves diurnes (Ernst Bloch), les interdits, les souhaits, les perceptions des formes, les modalités de l’audition et la transformation de notre vie et de nos histoires individuelles et collectives. Nous avons évoqué le Sujet percevant qui doit reformuler « le sens esthétique ». Qu’en est-il de l’objet d’art ?

II. L’approche de l’objet d’art, le sens esthétique et l’historicité

On ne peut parler du sens esthétique sans soulever les difficultés que l’on éprouve dans l’analyse de divers objets d’art d’une part, et d’autre part de leur rapport à l’historicité. Partons de l’objet d’art. Sept difficultés au moins émergent.

1.Difficultés à saisir l’objet d’art

a) Qu’est-ce qu’un objet d’art ? Qui décrète que cet objet peint, moulu, sculpté ou représenté sous forme audio-visuelle, ou encore tel texte écrit, est un objet d’art et non simplement un simple outil ou une banale suite de mots ou d’images ? Le premier problème est donc l’arbitraire de la détermination de l’objet dit d’art.

b) La deuxième difficulté est celle relative à la diversité des cultures et des perspectives qui, chacune, donne à penser, à voir, à écouter et à sentir de manière différente le rapport à l’objet dit d’art. Ici, il peut être objet de la religion de l’adoration, là au service de la religion de la consommation mercantile, et un peu plus loin, un adjuvant du pouvoir symbolico-politique.

c) S’il peut y avoir de l’arbitraire de la détermination de ce qu’est un objet d’art, et si l’on ne peut parler d’objet d’art dans l’abstrait en oubliant la diversité des perspectives, on voit pourtant, devant certains objets d’art — surtout en architecture — des Sujets qui, étant de culture artistique différente et sans s’être consultés auparavant, s’extasient devant tel ou tel objet d’art. La difficulté est ici de savoir s’il y a une communauté narrative qui serait comme un invariant anthropologique et transculturel qui pré-formerait nos jugements et appréciations du goût.

d) La quatrième difficulté est celle de l’appréhension spatiale d’un objet d’art. Celui-ci est souvent devant nous, soit chez l’artiste, soit au musée ou chez le collectionneur. Cet objet, avant notre appropriation ou appréciation, est entouré par un espace/temps. Les contours de l’objet, les connexions avec d’autres objets durant son exposition, la dispositio impliquant les jeux de lumière, de couleurs ou de sons nous renvoient au fait qu’un objet d’art implique l’étude des surfaces (la sienne propre et celles qui l’entourent). Cette étude se compliquerait aussi par la superposition des temporalités dans cet objet (le temps de sa création par l’artiste, le temps de sa circulation dans les réseaux des collectionneurs ou des éditeurs, le temps de l’exposition et le temps de la signification qu’il donne). Cette superposition des espaces-temps est de nature à ne pas réduire un objet d’art à sa seule facticité.

e) La cinquième difficulté consisterait à saisir l’objet d’art comme un article dans une série. Comment étudier un objet d’art sans en référer à son expressivité, aux effets de mode, à la modification des critères de goût, à l’introduction de la technique dans la reproduction des objets d’art, aux combats entre les objets originaux et les copies frauduleuses, à la modification des notions de génie, d’authenticité et d’originalité ? Que privilégier dans cette série de problèmes ?

f) La sixième difficulté vient du statut de l’objet d’art à l’époque de la virtualisation des objets. Il existe aujourd’hui surtout dans le domaine du design le rapport de l’objet d’art à sa virtualisation. Comme le dit l’esthéticienne Florence de Mèredieu :

L’histoire de la matière est […] celle de son opacité. Conçue comme substance, texture, résistance à l’oeil et au toucher, surface sur laquelle viennent se reposer les organes des sens […] la naissance de l’art moderne est caractérisée par la découverte d’un élément impondérable et quasi invisible, la lumière. […] [C]elle-ci est […] apparue comme une forme de décantation du réel, une sorte de radiographie de l’univers invisible. [Une] analyse spectrale [qui voudrait que] chaque corps dans la nature se trouve composé de séries de spectres superposés […] en pellicules infinitésimales dans tous les sens où l’optique perçoit ce corps[8].

Un objet d’art admet ainsi sa part de spectralité. L’opacité de la matérialité de l’objet d’art est ainsi battue en brèche par son caractère diaphane (qui laisse filtrer la lumière). Et comme l’artiste Severini le suggère : « Pourquoi oublier dans nos créations, la puissance redoublée de notre vue, qui peut donner des résultats analogues à ceux des rayons X ?[9] » Quand nous parlons d’objet d’art, comment tenir compte la fois de l’opacité de sa matérialité et du caractère diaphane de sa spectralité ? Que faire de l’objet d’art, à la fois matière et spectre, masse et rayons ?

g) La septième difficulté ne vient pas de l’objet d’art lui-même mais de la conversation autour de lui et sur lui. Qui parle de l’objet d’art, autrement dit, qui est autorisé à en donner une interprétation et une légitimation ? D’abord l’artiste qui croit expliquer ce qu’il/elle a voulu peindre, écrire ou sculpter en sacrifiant à la métaphysique du génie dans laquelle « l’artiste met quelque coquetterie à se dire en proie à l’inspiration, visité par la muse ou par la grâce […] dans un langage mystique ou lyrique[10] ». Avoir produit une oeuvre d’art donne-t-il le droit d’en dégager toutes les significations si tant est vrai que dans le processus de création nous trouvons associés nos fantasmes, nos peurs primitives, nos élans d’anticipations, les pressions religieuses, les ruses du marché, la vénalité des mécènes et les dialogues politiques ? Ensuite, viennent les philosophes qui ne parlent de l’objet d’art qu’avec un lexique prétentieux et sentencieux en manipulant les concepts esthétiques avec la bonne conscience d’apporter quelque chose à la pauvre humanité écrasée par le poids de l’ignorance et de l’immédiateté. Le philosophe veut élever cet objet d’art de sa pure immanence vers des concepts qui se veulent transcendants comme la Beauté, le Sublime, le fantastique et le merveilleux, mais, ce faisant, il opte pour la rhétorique et oublie la question du matériau constitutif de l’objet. Vient alors le tour des médias qui vilipendent, consacrent, s’improvisent spécialistes, organisent, classifient, désignent, récompensent et manipulent les instincts et les intelligences. Par l’objet d’art et ses multiples représentations, ils essayent d’écraser la distance que tout objet d’art doit avoir avec son public. Les médias, souvent, anesthésient la « dimension intempestive et inactuelle » (au sens de Nietzsche !) de l’objet d’art en nous le rendant familier. Au dernier coin de table de la conversation autour de l’objet d’art est installé le critique d’art qui dirige une chorale composée des sémiologues, groupe-soprano qui, de manière aigüe, chante l’antienne des diverses symboliques et postures de l’objet ; à côté, les anthropologues et sociologues d’art — groupe-alto — qui s’évertuent à expliquer l’objet d’art soit par les cosmogonies tribales et les ethos des peuples, soit par les symboliques des pouvoirs. Tout au milieu de cette chorale se trouvent les acheteurs, les commissaires-priseurs, les conservateurs de musée, groupe-ténor qui veille à la circulation, à la conservation et à la production de la valeur ajoutée de l’objet d’art. Le dernier groupe de la chorale est constitué des mécènes et des fluctuations du marché de l’art, groupe-basse qui, gravement, bourdonne en provoquant et inspirant des modes de consommation et de goût. Cette chorale chante une belle antienne, à savoir : « l’objet d’art, nous l’avons domestiqué dans son inspiration, sa création, son parcours et sa réception, car nous assurons sa réputation ». En face de cette chorale se tiennent — quand même — des marginaux, des sans-pouvoirs[11], des sans-compétences et des exclus qui, dans leur singularité, essayent d’assurer aux arts leur caractère intempestif quel que soit le degré d’aliénation auquel ils sont soumis. Aux « stratégies » (au sens où l’entend Michel de Certeau) des différents pouvoirs qui encombrent les arts, ce groupe invente et multiplie souvent des « tactiques » qui sont la manière propre d’introduire « zébrures, éclats, fêlures et trouvailles dans le quadrillage d’un système[12] ».

Notre propos sur l’objet d’art traînera les sept handicaps évoqués en se concentrant, d’une part sur la question des relations que cet objet entretient avec l’Histoire, et d’autre part, sur certaines de ses appropriations.

2. L’objet d’art et l’histoire

Notre thèse dans cette séquence est de dire que l’objet d’art est histoire, dit l’histoire et peut faire l’histoire. Nous affirmons que c’est justement ce sens de l’historique qui est tué par l’industrie culturelle.

Précisons déjà sur le plan du vocabulaire ce que nous entendrons par histoire. Tandis que la langue française n’a qu’un mot pour dire le terme « Histoire », la langue anglaise en a deux : d’abord, History qui raconte ces aventures humaines avec leurs temporalités, spatialités et vitesses, et ensuite, l’histoire c’est Story qui concerne les récits plus ou moins réels et qui, le plus souvent, engagent des vitesses et des temporalités plus ou moins arbitraires. Par Histoire, s’agissant de l’objet d’art, nous entendrons les deux sens : Histoire avec H et les histoires (Stories).

Victimes le plus souvent du caractère suggestif et envoûtant de l’objet d’art, incités par le goût de l’ancien et de la marginalité qu’entretient l’objet, attirés par la complication ou la simplification de sa texture, pressés par le prestige social que nous procure non seulement l’acquisition de l’objet d’art mais aussi la répétition de quelques commentaires glanés auprès du vendeur au style accrocheur et touristique, nous ne faisons plus une analyse historique de l’objet d’art. Bien sûr, l’objet d’art peut être le message personnel de l’artiste à lui-même, à sa communauté artistique, aux autres cultures, à l’acheteur potentiel ou à sa postérité. Il traduirait à ce niveau l’histoire ou des histoires personnelles très compliquées qui vont des problèmes de son inconscient, en passant par ceux de sa communauté pour aboutir à ceux culturels et politiques qui concernent le plus grand nombre. Et puisque la signification de l’objet d’art ne dépend pas seulement du seul artiste, il nous arrive d’évaluer historiquement l’objet par l’histoire générale des styles qui avaient cours au moment de la création de cet objet et de décrypter les divers messages et symboles que l’objet comportait, et pour ses contemporains et pour nous autres. Un autre type d’analyse historique consiste à jouer, s’agissant de l’objet d’art, de sa synchronie et de sa diachronie. À ce point de vue, on greffe l’oeuvre d’art sur l’histoire nationale ou tribale. L’objet d’art devient non pas le reflet mais le témoin des libertés, des indépendances, de la prise de parole des minorités, de la sortie des événements historiques et des personnages historiques de ce que le philosophe Ricoeur appelle l’oubli organisé. Un tel destin de l’objet d’art flatte, car il suggère que cet objet est en phase avec l’interprétation de l’histoire sociale de sa société de production, il assure, comme on le dit, la continuité entre la société productrice et celle qui le recevra. Ces approches historiques de l’objet d’art ne sont pas vraiment historiques. L’historique n’étant pas pour nous une simple succession ou juxtaposition des faits et événements, mais le lieu des crises. L’objet d’art ne dit pas l’histoire de sa création par une succession tranquille des étapes, il doit au contraire interroger les crises. La crise exprimée par l’objet d’art permet d’évaluer les régimes d’historicités. Qu’est-ce que les historiens entendent par ce terme ?

Le régime d’historicité se voudrait un outil heuristique, aidant à mieux appréhender non le temps, tous les temps ou le tout du temps, mais principalement les moments des crises du temps […] Ce serait ainsi une façon d’éclairer, presque de l’intérieur, les interrogations aujourd’hui sur le temps […] [A]-t-on affaire à un passé oublié ou trop rappelé, à un futur qui a presque disparu de l’horizon ou à un avenir surtout menaçant, un présent sans doute consumé dans l’immédiateté ou quasiment statique et interminable ? […][13]

Le véritable rapport de l’objet d’art à l’histoire consiste ainsi à analyser par lui, les crises. Crises de représentations, crises sociales, crises psychiques, crises des catégories qui nous aident à habiter l’expérience, crises des langages, l’objet d’art qui n’est pas vu comme un symptôme d’une crise passée ou d’une crise latente devient vite un fétiche. Et comme tout fétiche, il devient politique, dans la mesure où le fétiche réunit autour de lui permet des cultes, des liturgies et des grands prêtres chargés de la science de l’interprétation des mystères du fétiche. Cet objet d’art fétichisé qui ne dit plus la crise s’abandonne au jeu de la plus-value et devient un objet plat, consommable. Et comme le dit Baudrillard, dans ce cas, « ce qui est consommé, ce ne sont jamais les objets, mais la relation elle-même […] c’est l’idée de la relation qui se consomme dans la série d’objets qui la donne à voir[14] ».

La relation à l’histoire est donc une phénoménologie de la notion de crise de l’objet d’art qui, tout au long de son processus de création et de patrimonialisation, se transforme en objet-signe. L’histoire de cette transformation est le lieu où la crise doit être saisie. Cette crise est celle de l’économie politique aujourd’hui, car l’objet d’art ne peut faire fi du marché. L’histoire de l’objet d’art doit donc aujourd’hui se faire aussi en termes d’économie politique. « L’économie politique, c’est bien cette immense transmutation de toutes les valeurs (travail, savoir, rapports sociaux, culture, nature) en valeur d’échange économique. Tout s’abstrait et se résorbe en un marché mondial et dans le rôle éminent de l’argent comme équivalent général[15] ».

3. L’objet d’art et ses réceptions : la question critico-utopique

Dans la notion de réception, nous voulons montrer que l’objet d’art est un carrefour des possibles du Sujet et de sa Société. Trois notions au moins seront examinées ici.

a) La notion d’horizon. Les recherches sur l’appropriation herméneutique de l’oeuvre d’art — les théories sur le lecteur en littérature avec Hans Robert Jauss et la théorie du spectateur au théâtre et au cinéma — insistent sur le fait que la réception d’un objet d’art implique la question de l’horizon. L’horizon n’est jamais à côté du Sujet bien qu’il soit en vue. L’horizon est appel et rappel. Appel d’abord, pour indiquer qu’aller de l’avant est la seule façon de garder le lien avec cet horizon, rappel ensuite du fait que l’état présent de l’oeuvre indique que son rapport au temps est de lui assurer de perpétuelles transactions. Les possibilités de l’objet d’art sont toujours en avant de lui.

b) L’objet d’art (africain) est le signe par excellence d’un pari. En général, surtout dans les recherches artistiques et littéraires des pays dits du Sud, il est souvent convenu qu’un art d’affirmation de l’identité, de préservation du patrimoine, de libération de la parole et d’expression de la voix des sans voix, de réécriture de l’histoire du point de vue « subalterne » est nécessaire. Dans ce cas, cet art est souvent contre les pouvoirs politiques locaux, les colonisations, et le découpage manichéen du monde. En laissant de côté la dénonciation des pouvoirs et corruptions de l’artiste, des commissaires-priseurs, des maisons d’édition et de la presse, l’objet de la critique devient une ruse d’un système qui sécrète lui-même sa propre critique en fixant les limites qu’il ne faudrait pas franchir. Cet art se voudrait donc critique, à condition de ne pas critiquer aussi bien ceux qui inspirent ses moments de création que les réseaux qui le font circuler à travers le monde. Autour de l’objet d’art, on doit donc faire le pari de l’autocritique et de la critique de l’économie politique afin d’échapper partiellement au nivellement de l’industrie culturelle actuelle qui, comme le dit Adorno, « prescrit l’art comme une piqûre de vitamines pour hommes d’affaires fatigués[16] ».

c) L’objet d’art (africain) et le populisme. Il est souvent dit qu’un objet d’art peut avoir une mission pédagogique, ce qui veut dire que le message est bien articulé et qu’il y a une communauté narrative entre ceux qui recevront ce message et ce qu’exprime l’objet d’art. Qu’en est-il du peuple ? L’artiste est-il la voix du peuple ? Doit-il et peut-il prendre le peuple comme allié ? La déification du peuple est souvent fort fréquente dans les productions artistiques de ceux qui parlent d’art engagé comme Sartre, notre position, qui rejoint celle de Marcuse, est la suivante : dans la mesure où le peuple est souvent possédé par le système des besoins dominants, travailler à libérer la conscience aliénée implique ne pas se mettre automatiquement et inconditionnellement du côté du peuple… attitude populiste ! L’objet d’art doit devenir « inactuel » au sens où l’entend Nietzsche. Inactuel, c’est-à-dire, contredire ce qui se veut actuel et, comme le dit Marcuse :

La possibilité d’une alliance entre l’art et le peuple suppose que les hommes et les femmes administrés par le capitalisme désapprennent le langage, les concepts et les images de cette administration, qu’ils fassent l’expérience de la dimension du changement qualitatif, qu’ils regagnent leur subjectivité, leur intériorité[17].

Conclusion

Réfléchir aujourd’hui sur l’objet d’art et sur ce que nous entendons par sens esthétique, c’est affirmer qu’ils sont au centre des relations.

1. Relations verticales avec ce qui les attire vers l’inactuel afin de faire exprimer la pluralité de leurs messages symboliques, religieux et épiques.

2. Relations horizontales aussi avec, à la fois la dimension archéologique (qui exhume par l’objet d’art et à cause de lui, les bribes d’histoire passée d’un peuple afin l’établir un lien avec les générations antérieures), et le versant proleptique (qui anticipe vers l’avenir).

3. Relations transversales. L’objet d’art exprime à la fois le langage convenu des institutions et le langage inconvenable de la création, celle-ci étant un déplacement par rapport aux normes consacrées. Il est question d’éduquer nos regards qui doivent aller de la matérialité de l’objet d’art avec sa commercialisation possible vers ce que cet objet prometou ne promet pas, vers ce que cet objet communique ou empêche de communiquer. Il faut restituer à l’objet d’art cet aura qui lui est toujours enlevé par la culture de masse, avec ses raccourcis, ses petites connivences, son arrogance assassine, ses consécrations calculées, ses marchés organisés, ses grand-messes culturelles et son dédain de tout ce qui ne rentre pas dans la vision comptable/bancaire de l’existence. Et, comme le dit si bien le philosophe allemand Walter Benjamin : « Qu’est-ce à vrai dire que l’aura ? une singulière trame d’espace et de temps, l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il[18]. »