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Le présent ouvrage est la reprise augmentée et accompagnée de trois commentaires inédits d’une conférence prononcée notamment à l’Université Laval à l’invitation de la Chaire de philosophie dans le monde actuel. Gabriel y développe une objection et une solution de rechange au naturalisme réductionniste.

Dans ce qui suit, nous présentons un aperçu de son raisonnement, ainsi que des commentaires qui l’accompagnent, avant de nous interroger sur son potentiel à rendre compte du foisonnement de recherches cognitives et neuroscientifiques.

Une part considérable de l’ouvrage est consacrée à détailler le naturalisme réductionniste, et à mettre en relief un « problème de placement » ainsi que sa charge mystérieuse : l’esprit peut-il apparaître au sein d’un monde qui en est dépourvu ? Peut-on l’y situer sans le faire disparaître ?

De manière large, aux yeux de Gabriel, le partisan du naturalisme réductionniste est le « scientifique moderne stéréotypé » (p. 17) qui répond par la négative à ces deux questions. Il tient pour une lacune ou pour une insuffisance temporaire dans nos connaissances le recours à des termes ou entités immatérielles dans nos explications de nous-mêmes, de nos actions et de nos pensées. Il considère ainsi l’esprit ou la conscience comme un épiphénomène, comme une nouveauté dépourvue de pouvoir causal, en voie d’élimination par son identification sans reste avec le cerveau et, partant, avec le monde naturel.

Au terme d’une décomposition du « naturalisme standard » en ses principales articulations (p. 32), Gabriel précise vouloir livrer l’essentiel de son propos critique à l’adresse du matérialisme, lequel consiste en une articulation métaphysique du naturalisme qui discrédite tout être non matériel. Un pan de cet exercice conclut à l’impossibilité de démontrer empiriquement un tel discrédit (p. 25-26, p. 39-40, p. 42). « Aucune découverte empirique, nous dit Gabriel, n’écarte l’existence d’objets immatériels » (p. 40). D’où il s’ensuit, à ses yeux, que le matérialisme est une « généralisation abusive pseudo-inductive largement injustifiée » (p. 42), une « mythologie » (p. 66), ainsi que la source d’« interprétations philosophiquement erronées de ce que les sciences naturelles ont établi et pourront jamais établir à l’avenir » (p. 34).

Des critiques du naturalisme métaphysique sont brièvement reconstituées, dont celles qu’ont articulées Joseph Levine (concepts mince/épais, p. 43-6), David Chalmers (l’argument de la concevabilité, p. 46-52), et Thomas Nagel (le principe d’intelligibilité, p. 53-56). Or Gabriel rejette une posture qui serait commune à ces philosophes et qui consisterait à concéder au matérialisme « les règles du jeu » (p. 56), à savoir que le monde matériel forme la totalité de référence au sein de laquelle l’esprit doit être situé. Gabriel rejette également la « (méta-)physique spéculative » qui fait appel à des découvertes scientifiques futures (en physique quantique dans le cas de Chalmers) pour concilier ce qui tient présentement lieu de dualisme avec la clôture causale du monde physique.

À ce titre, l’intérêt et l’originalité de la démarche de Gabriel semblent devoir être principalement jugés à l’aulne d’une série de propositions qui introduisent au réalisme pluraliste qu’il propose, dont premièrement celle qui vise à articuler l’acceptation d’une perspective biologique et évolutionniste sur l’être humain à la répudiation de l’exhaustivité explicative de cette perspective et plus largement, celle du monde comme totalité englobante.

Une deuxième articulation est également centrale au propos de Gabriel, soit celle de l’unité et du pouvoir causal des « vocabulaires mentaux » avec leur pluralité indéfinie. Surtout que les autres critiques philosophiques du naturalisme qui sont considérées par Gabriel établissent la ligne de démarcation entre esprit et corps-matière au sein de l’ordre naturel. L’auteur propose pour sa part de recomposer la démarcation en termes d’un Geist se différenciant des entités indépendantes de nos concepts, et de situer les produits du Geist hors du monde tel que l’entend le matérialisme (p. 64).

La « tradition du Geist » tient les explications que se donnent les agents comme formant une part intégrale et indissociable de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont (p. 71) ; explications que les agents tendent à partager, à produire à foison, et à positionner au sein d’un horizon ou d’un arrière-plan aussi large que possible (p. 66). Pour Gabriel, une conception intégralement matérialiste, ou même intégralement idéaliste du monde ne parviendrait pas à accommoder ou à satisfaire ce foisonnement et cette largeur des produits du Geist.

L’unité des vocabulaires mentaux et du Geist comme « structure d’explication » (d’interprétation et de prédiction des actions) impliquerait une différenciation de l’humain par rapport à la matière inanimée et par rapport aux autres espèces vivantes (p. 68, p. 71). De plus, comme cette différenciation est continue et changeante au fil du temps, aucune définition ostensive de l’esprit, par localisation neuronale ou autre des activités et des descriptions dont il fait l’objet, ne serait possible ni satisfaisante.

La relation entre le vélo et le cyclisme (p. 72-4) est offerte en guise de condensé de la relation esprit-cerveau comprise dans le modèle ontologique du réalisme pluraliste que les propositions précédentes visent à camper : les vélos sont nécessaires mais non suffisants au cyclisme. Le cyclisme est un ensemble d’intentions et de pratiques qu’il est impossible de déduire de la seule description des vélos, et qu’il est impossible d’éliminer au motif qu’il n’existe que des vélos.

Le texte de Gabriel est accompagné de trois commentaires critiques. Charles Taylor estime pour sa part voir dans les propos de Gabriel le type d’« argument très élégant » qu’il s’est lui-même efforcé d’administrer « depuis des décennies » (p. 79), tout en s’interrogeant sur l’adéquation du terme « néo-existentialisme » pour regrouper les pensées dont Gabriel prétend se réclamer, dont celles de Kant, de Hegel, de Kierkegaard et de Niezsche.

Dans son commentaire, Jocelyn Benoist interroge la possibilité d’aller plus loin que Gabriel dans le discrédit de l’ontologie matérialiste et de la supériorité que celui-ci revendique, en remettant en question la pertinence d’affirmations ou d’assertions quant à l’existence même de l’esprit, et en explorant une voie pour éviter de constituer l’esprit en une dépendance et en un rapport uniquement négatif au monde.

Enfin, Andrea Kern défend quant à elle l’idée que Gabriel articule une position en proie à un problème qui « était au centre d’un débat parmi ceux qui appartiennent à la tradition idéaliste » (p. 105). Elle soutient en ce sens qu’en dépit du fait que Gabriel accepte la constitution biologique et animale de l’être humain, sa posture rend l’acceptation de cette constitution difficilement intelligible, à la différence d’une posture articulée à la manière d’Aristote sur les formes vivantes.

Je partage l’avis de Jocelyn Maclure dans l’Introduction, à l’effet que Le néo-existentialisme appelle à un positionnement plus soutenu et plus nourri par rapport aux autres visions disponibles. Bien que Gabriel tienne le naturalisme réductionniste comme la perspective qui s’est généralisée au sein de la philosophie de l’esprit et des sciences, et qu’il regarde comme l’équivalent d’une idéologie, il ne considère que Daniel Dennett à titre de personnalisation de cette perspective (mais aussi à titre d’héritier de la tradition du Geist et à titre de source crédible de la critique des objections au naturalisme). Le néo-existentialisme peut être une contribution à l’affirmation de la pertinence de la philosophie dans le monde actuel, s’il est compris comme un encouragement, plutôt qu’une dissuasion, à regarder plus loin et à embrasser le foisonnement actuel de recherches neuroscientifiques notamment. Citons à cet égard des exemples de travaux qui se sont imposés comme des partenaires de réflexion et de débat — travaux portant sur la causalité multi-niveau, sur la variation neurologique des comportements selon leur signification[1], sur l’assemblage d’anciens circuits en des mécanismes cognitifs spécialisés (tels que la lecture, l’attribution d’intention, l’expression et l’attribution d’émotions) par l’apprentissage et l’interaction sociale[2] ; ou sur la contribution des motivations à l’action collective à la genèse des capacités d’auto-régulation et de conventionalisation notamment[3]. Chacun à leur manière, ces développements s’entendent sur l’immanence de ce que Gabriel nommerait les produits du Geist au monde naturel et causal, et en forme une conception plus riche et plus surprenante que celle du « scientifique moderne stéréotypé ».