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La philosophie féministe est par essence politique. Son point de départ est un constat : les femmes ne sont pas, dans les faits, les égales des hommes — et cet état de choses n’est ni nécessaire ni souhaitable. De même que l’histoire du féminisme est faite de luttes et de contestations, l’analyse philosophique des inégalités à l’oeuvre ne peut faire abstraction de leur caractère politique. Qu’il s’agisse de déterminer, par exemple, comment s’est construit le concept de genre, quelles sont les causes de l’oppression des femmes ou quelles figures seront retenues dans l’histoire de la philosophie, la réponse sera toujours, au moins en partie, politique. L’un des principes directeurs de la philosophie féministe est ainsi que les idées ne peuvent être comprises indépendamment des conditions sociologiques et politiques qui les ont fait germer.
Outre cette nécessaire dimension politique, la philosophie féministe doit également faire face à certains défis particuliers, étant donné sa nature et sa méthodologie. Ces défis confèrent, à notre sens, un caractère tout particulièrement critique et créatif à la philosophie féministe.
La philosophie féministe représente d’abord une force critique inégalée — et, bien plus encore, une forme d’autocritique particulièrement féconde. Elle naît le plus souvent de remises en question internes à la philosophie, résultant en la réappropriation critique de certains courants de pensée : les féminismes libéral et marxiste, tout comme la phénoménologie féministe, en sont des exemples paradigmatiques. Plus fondamentalement, on peut dire que le point de départ de la philosophie féministe consiste généralement en une critique visant à déterminer qui est le sujet réel de la philosophie et à montrer que ce sujet est, le plus souvent, implicitement pensé comme masculin, c’est-à-dire sans tenir compte de certains obstacles affectant d’abord et avant tout les femmes. Une réappropriation des concepts utilisés est ainsi nécessaire pour permettre de repenser les thèses visées de façon féministe. Or cette force critique n’épargne pas la philosophie féministe elle-même : nombreuses sont les voix qui se sont élevées pour exposer les limites de certaines thèses féministes qui, tout en aspirant à faire sens de la situation de toutes les femmes, laissent en réalité certaines d’entre elles de côté. Les récentes perspectives matérialistes, décoloniales, intersectionnelles et transféministes, pour ne nommer que celles-là, ont ainsi bien montré le caractère réflexif d’une pensée féministe qui ne tient rien pour acquis et n’hésite pas à remettre en question ses propres bases.
Par ailleurs, sur le plan méthodologique, force est de constater que la philosophie féministe fait montre d’une créativité aussi impressionnante que nécessaire. Il s’agit en effet d’une discipline relativement jeune et disposant de peu de moyens matériels pour réaliser ses ambitions : faire de la philosophie féministe c’est, encore aujourd’hui, travailler avec des ressources limitées et dans des conditions souvent difficiles — mais aussi accepter qu’il reste encore beaucoup à accomplir. Les articles inclus dans ce dossier ont ainsi dû mobiliser une variété de moyens : du travail d’archives à l’analyse de phénomènes sociologiques contemporains, en passant par la compilation de données statistiques et la prise en considération de recherches effectuées dans d’autres disciplines (études de genre, littérature, sociologie, etc.). Ces stratégies de recherche peu orthodoxes ne sont certes pas propres à la philosophie féministe, mais elles s’y révèlent plus nécessaires qu’ailleurs, la possibilité d’emprunter une voie déjà tracée et d’utiliser les moyens créés par d’autres avant nous étant à peu près inexistante. La philosophie féministe doit ainsi créer les moyens nécessaires pour parvenir à ses fins, ce que les contributions que nous avons retenues illustrent très bien.
C’est dans un tel esprit que s’inscrit ce dossier spécial consacré à la philosophie féministe francophone. En acceptant d’en assumer la direction, nous avons d’abord et avant tout cherché à mettre en évidence sa dimension politique ainsi que son pouvoir critique et créatif. Il nous a cependant fallu prendre certaines décisions éditoriales relatives à la portée du dossier. Nous avons ainsi résolu de ne pas limiter le champ d’investigation en adoptant une définition restrictive de la philosophie féministe — ce qui aurait pu être fait, par exemple, en n’abordant qu’un seul de ses courants. Il nous est au contraire apparu important de donner un aperçu du caractère innovateur et varié des travaux effectués dans le domaine à l’heure actuelle et, par le fait même, de rappeler qu’il n’existe pas qu’une seule façon de faire de la philosophie féministe. Les six contributions retenues montrent ainsi que la pensée féministe est bien représentée dans la philosophie francophone et qu’elle peut prendre diverses formes et aborder divers enjeux. Deux thématiques nous ont semblé particulièrement propices à mettre en évidence les formidables ressources de la philosophie féministe de langue française pour la recherche actuelle et à venir : d’une part, les récents efforts de réécriture de l’histoire de la philosophie ; et d’autre part, la remise en question de certaines exclusions au sein même de la philosophie féministe.
La façon de concevoir l’histoire de la philosophie et le manque de diversité qui lui est inhérent est un objet de préoccupation féministe depuis plusieurs années déjà. Plusieurs ont tenté d’y remédier en proposant l’intégration de figures moins connues à l’histoire de la philosophie, non sans se questionner sur la façon de procéder à cette intégration. Les quatre premiers articles du dossier s’inscrivent dans cette mouvance et montrent les immenses possibilités recelées par l’histoire de la philosophie francophone à cet égard. L’article de Marie-Frédérique Pellegrin se penche ainsi sur les thèses de François Poulain de la Barre, philosophe cartésien du xviie siècle, en matière de différence sexuelle. L’auteure démontre ce faisant la pertinence de la pensée de Poulain en vue d’un renversement des valeurs associées aux deux sexes. Le texte de Charlotte Sabourin expose l’ambitieux projet d’élévation des femmes élaboré par Gabrielle Suchon, philosophe de la même période, en mettant au jour tant ses conditions de possibilité que ses implications radicales pour la société. L’article d’Anne-Lise Rey souligne quant à lui l’originalité de la philosophie naturelle d’Émilie du Châtelet en montrant ses influences leibniziennes, wolffiennes et newtoniennes — ce qui permet de penser à nouveaux frais les rapports entre métaphysique et philosophie expérimentale. Ces trois articles viennent ainsi suggérer la nécessité de repenser l’histoire de la philosophie afin d’y inclure à la fois (i) des débats qui, pour être peu connus, n’en sont pas moins intéressants sur le plan philosophique et (ii) la contribution de figures jugées mineures à des débats plus classiques. Enfin, l’article de Sandrine Bergès propose une hypothèse visant à expliquer l’exclusion de certaines femmes de l’histoire de la philosophie ; en l’occurrence, Marie-Jeanne Phlipon Roland, Sophie de Grouchy et Olympe de Gouges. Sa contribution force ainsi une réflexion sur notre façon même de concevoir l’histoire de la philosophie, qui se révèle n’être ni naturelle, ni objective[1].
Notre second fil conducteur consiste en l’analyse d’enjeux contemporains montrant que les ressources critiques et créatives de la philosophie féministe sont plus que jamais essentielles face à certaines exclusions prenant place en son sein. L’article de Hourya Bentouhami propose ainsi une phénoménologie politique du voile visant à remettre en question une certaine conception de la femme fortement influencée par l’histoire coloniale et sous-tendant la laïcité française. Bien que son analyse porte sur le cas de la France, on peut se demander si ses réflexions ne s’appliqueraient pas également à la conception québécoise de la laïcité, laquelle s’inspire à plusieurs égards de la conception française. Finalement, l’article d’Alexandre Baril vient, quant à lui, montrer la pertinence d’adopter une approche transféministe à l’aune de la sous-représentation des personnes trans*[2] en milieu universitaire. Cette sous-représentation, déjà problématique en soi, le devient encore davantage lorsqu’on constate, à la suite de l’auteur, qu’elle a lieu même au sein des équipes de recherche traitant d’enjeux trans* et dans le cadre de cours dispensés dans les principaux programmes d’études féministes et de genre. Il convient donc de se questionner sur les causes de ce phénomène et sur les façons d’y remédier. Ces deux cas témoignent bien, à notre sens, de la portée critique de la philosophie féministe et des discussions et remises en question essentielles qu’elle suscite à son propre égard.
On voit ainsi que les deux thématiques décrites plus haut se rejoignent de deux façons différentes. D’abord, en ce qu’elles permettent de déployer le potentiel critique de la philosophie féministe vis-à-vis de nombreuses formes d’exclusions : l’exclusion des femmes de la philosophie et de son histoire, mais aussi l’exclusion de certaines femmes et personnes trans* au sein même de la communauté féministe. Ensuite, les deux thématiques illustrent de façon remarquable la créativité et l’innovation dont ont su faire preuve nos auteur-e-s. Celles qui travaillent sur l’histoire de la philosophie ont ainsi contribué à réhabiliter des philosophes et des débats tombés dans l’oubli, alors que les autres ont su analyser des cas empiriques contemporains à l’aune de nouveaux critères.
Avec ces six contributions de qualité, nous espérons donner un aperçu des immenses possibilités offertes par la philosophie féministe francophone. Souvent comparée défavorablement à son pendant anglo-américain, elle n’en possède pas moins de formidables ressources dans un contexte qui lui est propre. Il reste à ajouter que nous sommes fières et heureuses d’avoir pu diriger le tout premier numéro de Philosophiques consacré à la pensée féministe. Nous considérons que ce numéro s’inscrit dans un véritable renouvellement de la philosophie féministe, perceptible partout au Québec à travers un intérêt non démenti pour la question et des initiatives aussi variées que stimulantes. En consacrant un dossier spécial à la philosophie féministe, la revue Philosophiques confirme à la fois l’intérêt du sujet et l’importance de reconnaître la philosophie féministe comme branche à part entière de la philosophie. Comme nous n’avons pu aborder ici que deux des nombreuses et passionnantes thématiques liées à la philosophie féministe, nous nous réjouissons par avance à la perspective de lire encore davantage de contributions originales en la matière dans Philosophiques et dans d’autres revues francophones.
Appendices
Notes
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[1]
Les articles de M.-F. Pellegrin, C. Sabourin et S. Bergès ont été en partie élaborés à l’occasion d’un colloque organisé par Marguerite Deslauriers à l’automne 2016, intitulé « Oeuvres de l’époque moderne, par des femmes et sur les femmes : méthode et genre littéraire », qui s’inscrivait également dans le cadre d’un effort de réécriture de l’histoire de la philosophie. Ce colloque a été rendu possible grâce à un financement du Réseau québécois en études féministes (RéQEF), du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), de l’équipe de recherche « New Narratives in the History of Philosophy » et du Département de philosophie de l’Université McGill.
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[2]
Nous utilisons ici la graphie proposée par Alexandre Baril dans le présent dossier.