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L’ouvrage de G. Leroux expose de façon remarquable les enjeux de l’éducation au pluralisme. Le Québec a choisi, il y a plus de dix ans, de franchir le dernier pas de la déconfessionnalisation. Le législateur québécois a également fait le pari d’aller plus loin et de chercher à répondre aux défis du pluralisme de la société québécoise en créant le programme Éthique et culture religieuse (ÉCR). Ce projet était — et demeure toujours — audacieux. Comme le soulignait déjà G. Leroux en 2007,

notre société a clairement exprimé le voeu que l’école laïque et publique ne soit pas le lieu d’une division […] mais constitue plutôt un foyer intégrateur, susceptible d’accueillir les différences en les appréhendant dans la perspective du vivre-ensemble

Leroux, 2007, p. 23

Pour cela, le programme ÉCR devait se donner pour tâche d’aménager des conditions permettant de construire un vivre-ensemble qui vaille pour la société québécoise. D’où les finalités d’ÉCR : la reconnaissance de l’autre et la poursuite du bien commun. Avec comme visée fondamentale de « favoriser la construction d’une véritable culture publique commune, c’est-à-dire le partage de repères fondamentaux qui sous-tendent la vie publique au Québec » (MESS, 2012, p. 280). Or comment construire cette culture publique commune dans une société pluraliste comme la nôtre ? Comment penser l’éducation au pluralisme afin d’atteindre cette visée fondamentale ? G. Leroux y insiste : « [l]e passage à une situation de sécularisation assumée est un passage critique » (Leroux, 2016, p. 98). On ne saurait le prendre à la légère. Le livre de G. Leroux se lit comme une proposition éclairant ce passage. À travers sa lecture d’ÉCR, des débats qu’il a suscités et des enjeux tant théoriques que pratiques soulevés par ce programme, G. Leroux nous propose un ouvrage de philosophie publique engagé et lumineux.

Je partage très largement les constats et les analyses qu’il nous propose. La posture que j’adopte est moins celle d’une analyse critique de son ouvrage que d’une invitation à une conversation sur quelques questions ayant trait au défi que représente la mise en oeuvre de ce programme pour lequel l’approche retenue, selon les termes mêmes de G. Leroux, est complexe[1]. La mise en oeuvre d’un programme et l’atteinte raisonnable de ses finalités impliquent qu’au moins deux conditions soient remplies : que son sens soit bien compris et que ceux et celles devant contribuer à sa réussite acceptent d’y oeuvrer dans le respect des exigences qui lui sont propres. Ces précisions peuvent sembler particulièrement anodines. C’est le cas probablement pour certains programmes dont les orientations et les contenus sont peu controversés. Il en va différemment du programme ÉCR qui, avant même son implantation en 2008, devait essuyer de virulentes attaques et se voyait contesté devant les tribunaux, ce dont fait état le premier chapitre de l’ouvrage de G. Leroux. La controverse entoure le programme ÉCR depuis ses tout débuts. La double tâche d’assumer la sécularisation et de s’engager collectivement dans une véritable éducation au pluralisme est particulièrement exigeante.

Il serait évidemment excessif d’imputer à un défaut de compréhension du programme toutes les critiques dont il a fait l’objet, même si vraisemblablement il s’agit là d’une cause au moins partielle de quelques-unes d’entre elles. Certains des obstacles à sa mise en oeuvre relèvent toutefois clairement de failles sur ce plan, et quant au respect des exigences propres à ÉCR. Je discuterai d’abord un exemple de compréhension lacunaire dont les effets — pour l’instant difficiles à mesurer — pourraient affecter sérieusement l’universalité d’ÉCR. Il s’agit du jugement rendu par la Cour suprême du Canada dans la cause École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général). La lecture qu’en propose G. Leroux (Leroux, 2016, p. 66 et ss.) me paraît trop généreuse à l’endroit de la Cour ; ses implications potentiellement négatives en sont du même coup insuffisamment mises en lumière. En me penchant ensuite sur la compétence au dialogue, qui s’ajoute aux compétences en éthique (« Réfléchir sur des questions éthiques ») et en culture religieuse (« Manifester une compréhension du phénomène religieux »), je discuterai sommairement du problème de la perspective à partir de laquelle le programme ÉCR est envisagé et qui peut conduire à ne pas en respecter les exigences propres au moment de sa mise en oeuvre.

1) La cause juridique impliquant l’école secondaire jésuite anglophone Loyola High School a ceci d’inquiétant qu’elle a ouvert une brèche dans le principe d’universalité du programme ÉCR : alors qu’il était acquis jusque-là que toutes les écoles primaires et secondaires du Québec, tant privées que publiques, avaient l’obligation d’offrir le programme ministériel, pour la première fois une école se voyait reconnaître le droit à une forme d’exemption de cette obligation. En fait, il ne s’agirait pas, selon la Cour, de la reconnaissance d’un droit à une exemption puisque cette dernière, comme le rappelle G. Leroux, a « accordé aux demandeurs la possibilité de présenter un programme équivalent dans le but d’éviter tout conflit susceptible de conduire à une atteinte à la liberté de religion » (Leroux, 2016, p. 73). Sur le point qu’un autre programme puisse être équivalent à ÉCR, G. Leroux semble en partie s’accorder avec la lecture qu’en fait la Cour. Tout comme lorsqu’il écrit que la Cour exprime « très clairement son accord avec les finalités du programme » (Leroux, 2016, p. 73) et que « le jugement reconnaît les finalités civiques du programme ÉCR » (Leroux, 2016, p. 75). Sur chacun de ces points, je me permets d’exprimer quelques réserves. Certes, il déplore « le repli confessionnel dans le cas de l’école Loyola » (Leroux, 2016, p. 75) ainsi que « le refus [par la Cour] de la neutralité exigée par le programme ÉCR » (Leroux, 2016, p. 76). Ce n’est donc pas — loin de là — une position favorable à l’endroit de ce jugement qui est exprimée par G. Leroux. Je considère néanmoins que ce jugement est plus problématique que les seuls points soulignés par notre auteur, ou du moins qu’il l’est aussi pour d’autres raisons plus importantes que celles qu’il énonce. Cet arrêt permet à toutes les écoles privées confessionnelles de concevoir un programme dit « équivalent » à ÉCR en s’inspirant des balises énoncées dans le jugement de la Cour. Or cet arrêt repose sur une mauvaise compréhension du programme, à la fois en ce qui concerne la compétence en éthique (« Réfléchir aux questions éthiques ») et — plus grave encore — en ce qui a trait aux finalités du programme ÉCR. Compte tenu de l’autorité de la Cour suprême, c’est cette compréhension qui fera jurisprudence. On est en droit de s’en inquiéter sérieusement[2].

L’incompréhension de la compétence en éthique — dont le libellé est « Réfléchir sur des questions éthiques » — est manifeste dès le 1er paragraphe du jugement où l’on affirme que ce programme présente « les croyances et l’éthique des différentes religions du monde » (§ 1)[3]. On parle ailleurs dans cet arrêt à plusieurs reprises de l’enseignement « du système éthique d’autres religions » (§ 74). Pourtant, nulle part il n’est question, dans le programme ÉCR, d’enseigner l’éthique des différentes religions du monde. Le volet éthique du programme ne consiste d’ailleurs pas à enseigner des « systèmes éthiques », quels qu’ils soient[4] : il s’agit plutôt d’aborder différents thèmes (allant des « besoins des êtres humains », à « l’autonomie » et « la justice »), de manière à favoriser chez les jeunes le développement progressif d’une capacité à la réflexion autonome et critique. À l’occasion de la réflexion sur ces thèmes, les jeunes seront notamment invités à prendre connaissance de certains repères (c’est-à-dire des ressources de l’environnement social et culturel pouvant alimenter et éclairer une réflexion éthique). Parmi ces repères peuvent figurer des repères d’ordre religieux, mais il n’y a là ni obligation ni insistance pour qu’il en soit ainsi. Il n’y a pas de lien obligé entre la réflexion sur les thèmes éthiques proposés dans le programme et ce que pourraient en dire les diverses religions. En ce sens, le volet éthique ne vise surtout pas l’enseignement de l’éthique des différentes religions. Le jugement de la Cour laisse pourtant clairement entendre le contraire. En effet, et on le voit en plusieurs endroits du jugement, les questions éthiques y sont constamment reliées au traitement qui peut en être fait par les diverses religions, qu’elles soient catholiques ou non. Cette forme de dépendance des questions éthiques au religieux n’existe tout simplement pas dans le programme. Ce qui dénote une compréhension lacunaire du volet éthique.

Je précise également que l’enseignement de l’éthique des différentes religions ne figure pas davantage dans le volet Culture religieuse du programme du secondaire. En fait, ce n’est qu’au 3e cycle du primaire — ce qui ne concerne donc pas le programme enseigné à Loyola, qui est une école secondaire — que l’on trouvera un thème du volet Culture religieuse pouvant s’en approcher. Ce thème intitulé « Des valeurs et des normes religieuses » propose d’aborder la dimension morale des religions en prenant appui sur des exemples d’écrits importants, de personnes modèles animées par leurs valeurs et croyances ainsi que de pratiques alimentaires et vestimentaires répondant à certaines règles et à une symbolique qui leur sont propres. Dans tous les cas, il ne s’agit pas d’enseigner les réponses qu’apportent les religions aux questions d’éthique.

Certes, la Cour prend soin de préciser qu’il faut éviter de transformer le volet éthique du programme en un cours sur le catholicisme tout en précisant que « [l]e programme de remplacement que Loyola a soumis à la ministre prévoit l’enseignement d’autres systèmes éthiques principalement à travers le prisme de l’éthique et de la morale catholiques » (§ 75). Mais elle avance également qu’il serait difficile pour Loyola « d’enseigner d’autres systèmes éthiques de façon neutre, au sein d’une école confessionnelle » (§ 73). D’où la proposition d’ajustements du programme que la Cour soumet au ministre. Mis à part le fait déjà soulevé qu’il n’est tout simplement pas question dans le programme ÉCR d’enseigner quelque système éthique que ce soit, on doit comprendre que la proposition de la Cour vient également dénaturer l’apprentissage de la compétence au dialogue. Dans sa proposition d’ajustements du programme, la Cour s’avance en effet sur le terrain de la structure des discussions qui doivent avoir lieu en classe en proposant que le « cadre éthique de la religion [catholique dans le cas de Loyola] ferait nécessairement partie de la discussion mais [que] son rôle serait celui d’un acteur important plutôt que celui d’une puissance hégémonique » (§ 76). Il est toutefois difficile de voir en quoi cette position ne reviendrait pas nécessairement à étudier l’éthique à travers le prisme de la morale catholique et à conduire toute forme de dialogue à travers ce même prisme.

Quant à la compréhension des finalités du programme, le problème me semble à certains égards plus profond, car cette compréhension relève vraisemblablement d’un a priori multiculturaliste qui fait l’impasse sur la référence à la poursuite d’une culture publique commune, pourtant si essentielle comme horizon de compréhension de tout l’édifice du programme ÉCR. Dans son livre, G. Leroux ouvre la voie à cette lecture de l’arrêt de la Cour lorsqu’il rappelle la différence essentielle entre le pluralisme normatif et le multiculturalisme. Le premier, qu’il pose comme étant au coeur du projet d’ÉCR, « considère […] qu’au lieu de rechercher l’effacement des différences et leur dissolution dans une homogénéité illusoire […] il est préférable d’enrichir la culture commune du débat sur les différences dans le but de construire ensemble un avenir » (Leroux, 2016, p. 121). De façon très différente, l’idéologie du multiculturalisme serait « indifférente à une éthique partagée autre que celle de la charte des droits » (Leroux, 2016, p. 121-122). L’on constate, à la lecture du jugement de la Cour, que cette indifférence est manifeste, et j’ajouterai qu’elle empêche vraisemblablement de saisir adéquatement le sens véritable du programme ÉCR.

Rappelons que les deux finalités énoncées dans le programme sont les suivantes : la reconnaissance de l’autre et la poursuite du bien commun. Ces objectifs sont bien mentionnés par la Cour, mais ils sont ramenés à l’affirmation du principe d’égalité des personnes en valeur et en dignité. La Cour poursuit en précisant que le Québec cherche de cette façon à « inculquer à tous les élèves un esprit d’ouverture à la diversité ainsi que le respect de l’autre » (§ 11). Ce passage est crucial dans l’économie du jugement en ceci que, dans la suite du propos, la Cour parlera constamment des objectifs du programme ÉCR comme étant soit la « promotion du respect de l’autre et [l’]ouverture à la diversité » (§ 56), soit « la promotion de la tolérance et du respect des différences » (§ 32). Ces formulations reviennent constamment, comme s’il s’agissait véritablement des objectifs fondamentaux du programme ÉCR. Or, bien que ces éléments soient très importants, les finalités du programme ÉCR ne se réduisent pas à ceux-ci.

Le programme ÉCR énonce que les finalités de la reconnaissance de l’autre et de la poursuite du bien commun contribuent à promouvoir un meilleur vivre-ensemble et à favoriser la construction d’une véritable culture publique commune. Or cela implique davantage que la tolérance et le respect des différences : on peut en effet tolérer l’autre et afficher un respect des différences sans jamais chercher pour autant à construire quoi que ce soit avec autrui. La vision d’arrière-plan du programme ÉCR n’est pas multiculturaliste. Elle engage plutôt à la construction d’un « avenir civique partagé » (Leroux, 2016, p. 122). Cela passe par la pratique du dialogue, cette autre compétence essentielle d’ÉCR qui est pourtant négligée dans le programme de Loyola.

Dès lors qu’on s’attarde au sens des deux finalités du programme qui renvoient à la construction d’une véritable culture publique commune et qu’on en comprend la dynamique, indissociable de la pratique du dialogue, on voit mal comment il serait possible de considérer qu’enseigner le programme de remplacement proposé d’un point de vue catholique ne va pas à l’encontre des objectifs fondamentaux du programme ÉCR. En édulcorant les objectifs d’ÉCR, la Cour en arrive malheureusement à considérer qu’un programme adoptant un point de vue catholique est, en mesure de les réaliser, ce qui rendrait ce programme équivalent à ÉCR.. Il y a de quoi susciter une profonde inquiétude.

2) J’aborde plus brièvement le second point qui peut faire problème dans la mise en oeuvre du programme ÉCR : le défaut d’en respecter les exigences. J’illustrerai cela en prenant pour exemple la manière de viser le développement de la troisième compétence du programme, soit la compétence au dialogue. Mon commentaire ne porte pas tant sur la lecture que nous propose G. Leroux de cette troisième compétence du programme ÉCR que sur l’importance accordée dans son livre au modèle de la philosophie pour les enfants afin d’en faciliter le développement. Les commentaires — par ailleurs nombreux — de G. Leroux à l’endroit de cette approche du dialogue sont pour le moins très enthousiastes. Or, me semble-t-il, une certaine prudence s’impose.

Il importe tout d’abord de replacer très rapidement la question du dialogue dans l’économie d’ensemble du programme ÉCR. Bien qu’il soit un programme d’éthique et de culture religieuse, on ne saurait en rendre compte adéquatement si l’on passait sous silence la compétence au dialogue. Cette troisième compétence, dont le développement est visé par le programme ÉCR, est celle qui rend possible l’atteinte de ses finalités par la manière dont elle assure la complémentarité des deux autres compétences dans une perspective d’éducation au pluralisme et de construction d’une culture publique commune. De cela, l’ouvrage de G. Leroux rend compte de façon très convaincante. Faut-il pour autant la voir comme la « compétence fondamentale » de ce programme ? (Leroux, 2016, p. 194). Je préfère la considérer comme une compétence charnière, celle qui garantit le lien entre les autres compétences et assure la cohérence de l’édifice. La différence de vocabulaire peut sembler sans importance, mais je crois qu’il n’y a rien à gagner, au regard des finalités de ce programme, à établir une forme de hiérarchisation entre les compétences. Surtout, et j’y reviens à l’instant, lorsqu’une telle hiérarchisation peut être utilisée afin de s’éloigner des exigences du programme.

J’en arrive maintenant au point essentiel. Comme le montre avec soin G. Leroux, « la règle du dialogue est […] fondamentalement différente [en matière de culture religieuse] de celle qui prévaut en éthique » (Leroux, 2016, p. 205). Alors que l’éthique ne trouve « sur le chemin du dialogue aucun seuil interdit, aucune limite à ne pas franchir autre que celles consignées par les droits, le dialogue sur des questions de culture religieuse […] s’arrête sur le seuil toujours contingent de la différence » (Leroux, 2016, p. 207), ce qui implique de « renoncer à mettre en question la croyance » (Leroux, 2016, p. 207). Les conséquences pour l’enseignant sont directes : alors que le recours au dialogue doit soutenir le travail critique de la raison dans les matières qui concernent l’éthique, il s’adressera plutôt au fait religieux en tant que fait historique et culturel. Le recours au dialogue permettra à la classe d’interroger la signification des éléments constitutifs du fait religieux, mais en évitant toute forme de remise en question critique. Dans le contexte de l’éducation au pluralisme, cette distinction entre les deux registres du dialogue est fondamentale.

On peut très certainement recourir à l’approche de la philosophie pour les enfants pour aider au développement de cette compétence au dialogue ainsi comprise. À une condition toutefois : tant qu’on y voit une méthode — un instrument —, et non pas un modèle théorique pouvant imposer ses propres finalités aux contextes pédagogiques du programme ÉCR. Selon ma lecture, l’ouvrage de G. Leroux appuie clairement cette distinction sans toutefois qu’il en soit fait mention nulle part. Cela n’apparaissait manifestement pas comme étant nécessaire. Si j’y insiste, c’est que cette précision n’est certainement pas admise par tous ceux et celles qui oeuvrent à la promotion de la philosophie pour les enfants[5]. Ce qui conduit malheureusement à ne pas respecter les exigences du programme ÉCR. On trouvera une illustration de ce que j’avance (mais il y en aurait de nombreuses autres) dans un texte récent de Mathieu Gagnon que G. Leroux mentionne à juste titre comme un des représentants importants du courant de la philosophie pour enfants au Québec et qui, par ailleurs, est professeur en didactique du programme Éthique et culture religieuse à l’Université de Sherbrooke. Dans ce texte, M. Gagnon avance que la capacité à penser de manière critique « devrait se retrouver également dans les éléments de contenu touchant à la culture religieuse » (Gagnon, 2016, p. 114), que la pensée critique devrait occuper davantage d’espace en culture religieuse à l’école (Gagnon, 2016, p. 116). Cela implique que l’on devrait pouvoir, en classe, « remettre en question les fondements épistémologiques ou la valeur de vérité des textes sacrés, des récits ou des croyances » (Gagnon, 2016, p. 114). Sans surprise, il est amené du même coup à questionner la posture enseignante permettant de soutenir la critique en éthique mais l’empêchant en culture religieuse. Nous sommes loin des positions avancées par G. Leroux sur ces questions.

Je réfère à cet exemple simplement pour souligner qu’en philosophie pour les enfants comme ailleurs on rencontre cette tendance largement répandue qui consiste à envisager la théorie de référence comme pouvant imposer sa propre logique aux objets et contextes de son application. Ce qui est en jeu, c’est la question du point de vue à partir duquel aborder ÉCR. En fait-on une lecture de l’intérieur du programme en fonction de ce qui le constitue comme projet d’éducation au pluralisme, ou en propose-t-on une lecture de l’extérieur, ce qui implique de le subordonner à des impératifs autres que les siens ? Le livre de G. Leroux adopte le point de vue de l’intérieur. Il s’agit, à mon sens, d’un formidable travail d’interprétation interne du programme qui — pour reprendre une image utilisée par R. Dworkin — présente ÉCR sous son meilleur jour. Ce travail d’interprétation à partir de l’intérieur même d’une pratique sociale (le droit, chez R. Dworkin) ou d’un programme visant un projet social (ÉCR, chez G. Leroux) cherche à rendre compte de la manière la plus complète, la plus cohérente et la plus convaincante possible de son objet et du sens qu’il fait pour la société où il se déploie. Un point de vue externe sur ce même objet donne de tout autres résultats puisqu’il n’est pas assujetti aux mêmes contraintes que l’interprétation interne. Il ne s’agit plus de présenter l’objet ou la pratique sous son meilleur jour (ce qui implique un travail à la fois descriptif et normatif comme celui que nous soumet G. Leroux), mais de le modeler de manière à le faire correspondre à des impératifs qui en affectent inévitablement la nature propre. L’écart entre les résultats obtenus par ces deux démarches variera en fonction de la violence qu’imposent les finalités externes à l’objet ou à la pratique sociale.

C’est pourquoi il me paraît nécessaire de plaider pour que l’on poursuive la logique propre au pluralisme normatif, si bien présentée par G. Leroux, et ce jusque dans la manière qu’on aura de se rapporter à des cadres théoriques susceptibles de contribuer à l’atteinte des finalités du programme ÉCR. Ainsi, on ne devrait soumettre ÉCR à aucune théorie de surplomb qui entendrait réorganiser ou réorienter ÉCR. Si de nombreux modèles théoriques peuvent être mobilisés dans la mise en oeuvre de ce programme — et il en va de l’intérêt d’ÉCR qu’ils soient nombreux — il importe qu’ils le soient à titre de moyens mis au service du projet d’éducation au pluralisme qui donne sens à ÉCR.