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Dans une société peuplée d’agents aux motivations moralement parfaites, un mode d’organisation anarcho-capitaliste serait préférable au socialisme. C’est cette thèse que Jason Brennan veut démontrer dans sa plaquette intitulée Why Not Capitalism ? Il la reformule de diverses façons : le capitalisme est en soi moralement bon (p. 20), et la meilleure société possible est une société capitaliste (p. 21). Un gros programme pour un texte qui court sur 99 petites pages ; il va de soi que le lecteur qui n’était pas déjà convaincu reste sur sa faim.
Brennan a comme cible le philosophe marxiste G. A. Cohen, et principalement sa propre plaquette de 2009 portant le titre Why Not Socialism ? [10] Dans ce livre, Cohen voulait nous convaincre de la désidérabilité du socialisme vis-à-vis du capitalisme tout en demeurant agnostique quant à sa faisabilité. Brennan nous dit que Cohen a tout faux : même dans les conditions les plus favorables, le système le plus désirable est capitaliste.
Brennan procède en deux temps. D’abord, il soutient que l’argument de Cohen pour la désidérabilité du socialisme est fallacieux (p. 47-69) : il serait basé sur une comparaison entre une situation socialiste où les agents sont parfaits et une situation capitaliste où ils seraient vils. Ensuite, il propose de réparer la structure argumentative de Cohen en comparant les deux systèmes avec des agents parfaits. Il soutient alors que le système organisé sur des bases anarcho-capitalistes sort clairement vainqueur (p. 77-99). Ici, je reprends les deux étapes en montrant quelques éléments insatisfaisants dans le traitement de Brennan. Je termine en identifiant une différence majeure entre Cohen et Brennan qui condamne leur débat à être un dialogue de sourds : ils ont des conceptions différentes de ce qu’est la perfection morale. Pas étonnant qu’ils arrivent à des conclusions différentes sur le mode d’organisation préférable dans une société avec des agents moralement parfaits !
Un point terminologique s’impose avant tout : qu’entend-on par la distinction entre capitalisme et socialisme ? Le coeur de leur distinction, en tant que termes référant à des modes d’organisation économique, tient aux types de propriété des moyens de production : dans un système capitaliste les moyens de production peuvent être détenus par un individu, tandis qu’ils sont propriété collective dans un système socialiste. La distinction ne s’arrête toutefois pas là, chacun des auteurs ajoutant des caractéristiques qui ne se déduisent pas de la distinction entre deux types de propriété des moyens de production. Brennan et Cohen mettent surtout l’accent sur le marché comme outil d’allocation des ressources dans un système capitaliste : les agents peuvent céder leurs droits de propriété sur certaines ressources en échange de droits de propriété sur d’autres ressources. Cohen semble être d’avis que, bien que certains auteurs proposent des socialismes de marché, une organisation authentiquement socialiste ferait l’économie de tout système de marché, puisque tout marché est, selon lui, « a system of predation »[11].
Nous avons donc, d’un côté, Brennan qui défend une production économique basée sur la propriété privée des moyens de production, et une allocation des ressources basée sur un système de marché. De l’autre côté, nous avons Cohen qui souhaite un monde sans propriété privée des moyens de production et un système d’allocation centré sur le besoin, où un agent sert un autre agent parce que ce dernier en a besoin, et non pour en tirer un bénéfice monétaire[12].
L’argument de Cohen pour la désidérabilité du socialisme est d’une simplicité désarmante, mais Brennan nous met en garde : cet argument serait fallacieux. Cohen nous invite à considérer comment nous nous organisons lors d’un voyage de camping en groupe : l’équipement est contrôlé collectivement, et chacun s’efforce d’avoir du bon temps tout en contribuant à l’épanouissement des autres, par exemple en réalisant une partie du travail. Des principes d’égalité et de réciprocité sont à l’oeuvre, et la concrétisation de ces principes passe par un mode d’organisation de type socialiste. Cohen nous demande ensuite d’imaginer le voyage organisé sur une base capitaliste : chacun revendique des droits de propriété sur les instruments de production (par ex., les casseroles), sur les ressources premières (par ex., l’étang aux poissons) et sur les fruits de son talent, et un processus de marchandage a lieu lorsqu’un agent veut utiliser les possessions d’un autre (par ex., le droit d’utiliser une casserole pendant une heure contre le droit de pêcher sur l’étang un matin). Cohen s’exclame : la majorité des gens haïraient cette deuxième organisation. Elle est en tension avec l’esprit de camaraderie d’un voyage de camping et se montrerait même inefficace étant donné l’énergie dépensée dans le marchandage incessant. La conclusion à tirer, selon Cohen : « Most people are drawn to the socialist ideal, at least in certain restricted settings[13]. »
Cohen veut ensuite nous convaincre que cette désirabilité du socialisme dépasse le cadre très particulier d’un voyage de camping ; le socialisme serait aussi désirable, même s’il est peut être non réalisable pour l’organisation d’une vaste société[14]. Selon moi, l’argument de Cohen est beaucoup moins convaincant à cette étape. Cependant, Brennan choisit d’attaquer Cohen à l’étape précédente : même dans une microsociété, Cohen n’aurait pas démontré qu’une organisation socialiste est plus désirable qu’une organisation capitaliste.
L’objection de Brennan est que Cohen comparerait une microsociété socialiste fictive composée d’agents moralement vertueux à une microsociété capitaliste composée d’agents vils (p. 58). Il va de soi que l’on préfère l’organisation socialiste. Pour une comparaison équitable, il faudrait que les deux systèmes soient peuplés d’agents aux caractéristiques morales similaires. Pour rendre le sophisme apparent, Brennan utilise une stratégie surprenante (chap. 2) : il construit une parodie de l’argument de Cohen où le groupe socialiste de campeurs est remplacé par rien de moins que Mickey Mouse et ses amis dans l’émission « Mickey Mouse Clubhouse ». Les amis de Mickey sont présentés comme moralement vertueux et organisés sur une base capitaliste. Brennan nous invite ensuite à imaginer le même village basé sur une organisation totalitaire rappelant bien des régimes socialistes du xxe siècle. Le choix est facile : le capitalisme tel que vécu dans l’émission est plus désirable qu’une version où Donald se prend pour Lénine.
Par cette parodie qui prend le quart de son livre (p. 22-46), Brennan veut nous montrer l’aspect fallacieux de l’argument de Cohen. Cette tentative échoue puisque, dans sa parodie, Brennan transforme la structure de l’argument.
Premièrement, le village de Mickey est une fiction, tandis que le groupe de campeurs de Cohen n’en est pas une. Des campeurs qui ne sont pas moralement parfaits et qui ne sont pas des socialistes convaincus semblent s’organiser spontanément comme le décrit Cohen. Si vous êtes déjà allés camper en groupe, vous avez probablement fait l’expérience d’une organisation semblable à celle décrite par Cohen. En comparaison, le village de Mickey est une microsociété fictive pour les enfants d’âge préscolaire : la configuration des situations et des personnages est hautement stéréotypée et peu plausible comme description de microsociétés réelles. Brennan dénature donc l’argument de Cohen en substituant une collectivité fictive à une collectivité réelle comme pôle d’attraction. Dans sa fiction, Brennan postule que les amis de Mickey sont moralement vertueux tandis que Cohen n’a pas besoin de ce postulat : les conditions particulières d’un voyage de camping font que les principes d’organisation qui sont chers à Cohen ont tendance à se réaliser.
Deuxièmement, Brennan construit son mode d’organisation repoussoir différemment de Cohen : les villageois socialistes sont vils, tandis que les campeurs capitalistes ne le sont pas nécessairement. Cohen nous demande d’imaginer le groupe de campeurs s’organiser sur des bases capitalistes. Il s’agit cette fois d’une fiction puisqu’une telle organisation de campeurs ne semble pas se produire spontanément. La description de Cohen est initialement minimale : il y a propriété individuelle des ressources et un mécanisme de marché est institué pour l’allocation. Rien n’a encore été dit des motivations des agents, mais Cohen conclut déjà que ce mode d’organisation fictif est moins désirable que l’autre, qui est bien réel. Le fait que les groupes de campeurs optent en majorité pour une organisation socialiste de leur campement semble donner raison à Cohen. Même si celui-ci utilise des qualificatifs moralisants (par ex., « shmuck » et « greed »[15]) lorsqu’il discute plus loin de situations qui pourraient survenir sur un campement capitaliste, l’argument ne dépend pas, contrairement à ce qu’affirme Brennan (p. 58), de la présence de comportements clairement mauvais. En comparaison, les comportements intuitivement immoraux abondent dans le village totalitaire de la parodie de Brennan (p. 25-28) : on force les habitants à travailler, on fait des dons d’organes sans consentement, on torture et tue les dissidents. S’il fallait faire le choix, le village de Mickey — bien qu’ayant aussi un aspect effrayant — serait bien sûr préféré à ce régime sanguinaire.
En somme, Brennan se méprend lorsqu’il maintient que l’argument de Cohen repose sur une comparaison problématique entre une version idéalisée d’un type de système et une version réaliste et imparfaite d’un autre type (p. 60). Il demeure tout à fait raisonnable de croire que, dans le cas très particulier d’un groupe de campeurs, une organisation de type socialiste est préférable.
La deuxième partie de l’argument de Brennan, la partie positive, pourrait survivre au rejet de la première partie. Il s’agit ici de comparer le capitalisme et le socialisme dans des circonstances idéales, c’est-à-dire en présumant que les agents sont parfaitement moraux, dans un camp comme dans l’autre. Brennan veut nous convaincre que le capitalisme sort victorieux de cette comparaison : il est plus désirable dans ces circonstances idéales. Les arguments avancés ici sont ceux qu’on entend habituellement. Certains arguments soutiennent que l’organisation capitaliste assure une plus grande liberté aux agents dans la réalisation de leurs projets de vie (p. 78-81 et 92-98) et cela demeurerait vrai, selon Brennan, même en comparaison d’un socialisme idéalisé. Les autres arguments soulignent l’enjeu de l’information (p. 83-84 et 90-92) : la propriété privée et le mécanisme des prix permettent d’allouer les ressources plus efficacement qu’un système centralisé non omniscient.
On pourrait en dire long sur ce qu’un socialiste peut rétorquer, mais je souhaite plutôt mettre en doute la cohérence de la société capitaliste que Brennan dépeint dans la deuxième partie de son exposé. Le capitalisme idéal est-il un oxymoron ? Brennan offre une réponse négative à cette question dans une petite section (p. 72-75). Il doit contrer l’objection selon laquelle des agents aux motivations moralement parfaites n’auraient rien à faire des droits de propriété. Si votre intérêt est aussi important à mes yeux que le mien, et vice versa, pourquoi tiendrais-je à affirmer que cet étang m’appartient ? Ne devrais-je pas plutôt vous laisser l’utiliser à votre guise puisque je peux présumer que vous allez aussi prendre mon intérêt en considération ? La réponse de Brennan est simple : « Watch the show » (p. 78) ! Selon lui, le village de Mickey montre que le capitalisme idéal est possible et qu’il est même plus désirable que le socialisme idéal.
Des doutes subsistent : que Disney puisse faire une émission pour enfants dans laquelle des agents moralement parfaits s’organisent autour de mécanismes de marché ne prouve en rien que cet agencement est cohérent — l’émission ne prouve pas non plus que les canards et les souris communiquent entre eux en anglais. Ce que Brennan devrait nous expliquer en priorité, c’est le mécanisme de fixation des prix dans un capitalisme idéal. Il nous dit simplement que les amis de Mickey échangent valeur pour valeur (« trade value for value » ; p. 25 et 32), sans nous faire comprendre comment cette valeur d’échange est déterminée. Mais cette valeur n’aura pas la vertu de signaler la rareté relative des ressources si elle est fixée arbitrairement. Le problème pour Brennan est que le mécanisme standard de fixation des prix semble incompatible avec des motivations purement altruistes. La pensée économique dépeint les agents économiques comme étant motivés par leur propre intérêt ; le prix reflète la rareté relative parce que le système est mû, d’un côté, par le « désir inquiet qu’a tout capitaliste d’abandonner un placement lucratif pour un autre qui le soit davantage[16] » et, de l’autre, par les acheteurs potentiels qui veulent se procurer des biens au plus faible coût possible. Dans le capitalisme idéal de Brennan, les agents sont-ils mus par le désir de vendre cher et d’acheter bon marché ? Si ce n’est pas le cas, on ne voit pas comment les prix se fixeraient pour refléter la rareté relative. Si un tel désir motive les agents, Brennan a une compréhension de la perfection morale pour le moins particulière.
De fait, Brennan a une conception de la perfection morale particulière, tout comme Cohen a sa conception. Cohen offre deux principes moraux qui devraient guider l’organisation sociale[17], Brennan en offre cinq (p. 30-34), manifestement en tension avec ceux de Cohen. Par exemple, Cohen propose un principe de « communauté » qui requiert de faibles inégalités dans la distribution des résultats. Tout au contraire, les principes de Brennan n’impliquent rien par rapport à l’égalité matérielle qui, selon lui, est un objectif prenant sa source dans la jalousie, une émotion socialement destructrice (p. 34). Avec des principes diamétralement opposés, il n’est pas surprenant que Cohen et Brennan finissent avec des visions de la société idéale incompatibles.
En somme, le petit livre de Brennan contient des arguments standards pour préférer une société anarcho-capitaliste à une société socialiste. Brennan énonce aussi des principes qui sous-tendent cette préférence. Pour ce qui est d’attaquer la position de Cohen — par ailleurs hautement critiquable — il manque toutefois sa cible : il diagnostique un sophisme où il n’y en pas ; il propose une société idéale sans démontrer sa cohérence, et il évalue les modes d’organisation sur la base de principes moraux qui ne sont pas ceux de Cohen.
Appendices
Notes
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[10]
G.A. Cohen, Why Not Socialism ?, Princeton, Princeton University Press, 2009.
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[11]
Ibid., p. 82.
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[12]
Ibid., p. 38-45.
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[13]
Ibid., p. 6.
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[14]
Ibid., sec. 3.
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[15]
Ibid., p. 7-9.
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[16]
David Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt, traduction de Francisco Solano Constancio et Alcide Fonteyraud, Osnabrück, Otto Zelle, 1817, chap. XVIII.
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[17]
Cohen, Why Not Socialism ? § 2.