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À lire certains mémoires et certaines questions de la classe philosophique de l’Académie berlinoise de la seconde moitié du xviiie siècle, on est frappé par les continuités méthodologiques et thématiques. Ces mémoires semblent non seulement exprimer des orientations philosophiques, voire un programme méthodologique commun, mais une véritable réflexion collective sur certains grands chantiers philosophiques du moment. Certains de ces sujets, qui servent de fil rouge aux mémoires de Formey, Kästner, Mérian, Sulzer, des années 1750 à 1780, semblent même liés, et leur reformulation au fil du temps, l’émergence de nouveaux leitmotivs, semblent signaler une évolution philosophique collective et le règne de cet « esprit académique » qu’évoquait Maupertuis, le président de l’Académie, dans un discours lu à l’Assemblée publique de 1750 sur les Devoirs de l’académicien. Cet esprit collectif serait marqué par la volonté de se prêter un secours mutuel dans l’acquisition d’un certain « sentiment du vrai », une orientation universaliste — Maupertuis relève que cette Académie embrasse dans ses quatre classes un champ plus vaste que les autres ; une orientation pratique enfin, associée à une circonspection métaphysique, interdisant la spéculation sur les causes premières[1].

Ma recherche portera ici sur l’académicien Johann Georg Sulzer (1720-1779), et sa contribution au débat sur la connaissance et l’aperception. Sulzer fut déjà très actif au sein de l’Académie dès 1750, avant de se vouer à son projet de dictionnaire dans les années 1770[2]. Au sein de l’Académie berlinoise, le débat sur la connaissance fut relancé en 1749 par son confrère Johann Bernard Merian ou Jean Bernard Mérian (1723-1807), dont l’influence philosophique reste largement méconnue[3]. Selon l’hypothèse que j’aimerais développer, la contribution de Sulzer consiste à élaborer un nouveau modèle spéculatif et théorique de la connaissance qui emprunte des éléments de réflexion à l’esthétique de son temps, et notamment à Du Bos. Sulzer poursuit ici la même ambition double propre à la première tradition esthétique allemande : celle de conjuguer la théorie de la connaissance (de la raison et de la sensibilité) à celle du beau et de ses facultés, et notamment du goût. Tandis que Kant, dans une note célèbre de la Critique de la raison pure[4], jugera ambiguë une telle perspective esthético-épistémologique, Sulzer, lui, reste animé par la conviction que le domaine de l’art peut nous éclairer sur celui de la connaissance. Au sein du wolffianisme, il suit néanmoins une piste originale en centrant sa réflexion sur la figure du spectateur — spectateur du tableau, du monde : pour lui, l’art relève de la contemplation, de la spéculation ou de la vision, au même titre que la connaissance. À l’origine, les deux sens se confondent en effet. Les termes grec « qewrei`n » et latins « speculare », « speculatio » signifient « contempler, observer, examiner », et ils s’appliquent tant à la vision de l’oeil qu’à celle de l’esprit. C’est un modèle spéculatif aux dimensions multiples que Sulzer, entre 1751 et 1775, développe dans un certain nombre de mémoires académiques dont je suivrai la chronologie dans le plan de mon article. Dans la première section, je montrerai en quel sens cette réflexion sur le spectateur signifie un changement de paradigme au sein de l’esthétique allemande : dans les deux sections suivantes je me tournerai vers le débat plus épistémologique entre Mérian et Sulzer.

I. 1751 — Un nouveau modèle spéculatif

Dès ses Recherches sur les origines des sentiments agréables et désagréables, de 1751, Sulzer met en place un nouveau modèle de la spéculation. Son originalité reste masquée par l’usage d’une terminologie wolffienne, par une certaine modestie et par un désir d’inscrire son esthétique dans un projet collectif, la « science esthétique » wolffienne. Selon la présentation qu’en donnera Sulzer plus tard, dans l’entrée « Esthétique » de son dictionnaire, sa contribution consisterait simplement à pallier certains défauts des doctrines respectives de Wolff et de Baumgarten. Il ne ferait qu’achever ce qui était déjà contenu en germe dans l’Aesthetica de Baumgarten et que, par manque de temps et de connaissance des beaux-arts, son auteur n’avait pas pu accomplir. Cependant, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que se cachent sous la terminologie commune des divergences d’approches cruciales.

Si Wolff et Baumgarten empruntent eux aussi des modèles artistiques pour repenser la sensibilité, et s’ils insistent sur la richesse et la vivacité des images sensibles, ils ne s’appuient tout d’abord pas sur les mêmes modèles de l’art[5], et ils restent tributaires d’un paradigme créatif, pratique, technique et scientifique du plaisir esthétique[6]. Dans son De voluptate ex cognitione veritatis percipienda (Traité sur le plaisir que l’on peut tirer de la connaissance) auquel se réfèrent les interlocuteurs de Sulzer (notamment en 1749 l’académicien Abraham Gotthelf Kästner[7]), Wolff porte son attention sur le plaisir créatif de la découverte et de l’invention : parmi les exemples qu’il cite figurent la démonstration mathématique, l’invention d’artefacts (l’horloge) et les productions des beaux-arts et des arts libéraux (le poème, la peinture et le bâtiment). Il convient de juger de toutes ces inventions à partir de leur perfection ou finalité (Absicht)[8] — les deux termes sont ici synonymes —, de sorte que le plaisir esthétique est un plaisir pratique et créatif de réinvention : nous nous mettons à la place de l’inventeur pour reconstruire le processus de son invention.

Sulzer, quant à lui, remplace ce paradigme pratique par un autre, contemplatif et théorique. Ce qu’il appelle la « perfection » ou « l’unité dans la variété » ne dépend pas de la possibilité de cerner une intention ou une finalité dans un ouvrage, et de s’identifier avec son auteur. Sulzer abandonne l’idée du spectateur-artiste et acteur dans ce monde ; il se concentre d’abord sur le spectateur. Dans cette nouvelle perspective, Sulzer souscrit à la thèse d’origine cartésienne, réhabilitée par Kästner, selon laquelle le plaisir esthétique relève d’un sentiment que l’âme prend à connaître sa propre perfection (et non celle d’un autre — l’artiste et inventeur selon Wolff) et qu’il témoigne par là d’un effort de l’âme. Il la précise en relevant la dynamique psychophysique sous-jacente à un tel plaisir et l’implication d’une certaine sensibilité : pour que le spectateur puisse déployer l’activité de son âme et y réfléchir, l’objet doit d’abord le frapper.

Cet argument s’inspire d’un autre auteur cartésien, l’abbé Du Bos, dont Sulzer relèvera explicitement la grande contribution à l’esthétique un peu plus tard, dans l’entrée « Esthétique » de son dictionnaire Allgemeine Theorie der Schönen Künste[9]. Il suffit de lire la première section des Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture de Du Bos pour y retrouver les mots-clés de la théorie sulzerienne, y compris la distinction entre spéculation ou méditation et sentiment, sur laquelle Sulzer reviendra en 1763.

Section 1. De la nécessité d’être occupé pour fuir l’ennui et de l’attrait que les mouvements des passions ont pour les hommes.

L’âme a ses besoins comme le corps et l’un des plus grands besoins est celui d’avoir l’esprit occupé. L’ennui qui suit bientôt l’inaction de l’âme est un mal si douloureux pour l’homme qu’il entreprend souvent les travaux les plus pénibles afin de s’épargner la peine d’en être tourmenté.

Il est facile de concevoir comment les travaux du corps, même ceux qui semblent demander le moins d’application, ne laissent pas d’occuper l’âme. Hors de ces occasions, elle ne saurait être occupée qu’en deux manières, ou l’âme se livre aux impressions que les objets extérieurs font sur elle, et c’est ce qu’on appelle sentir ; ou bien, elle s’entretient elle-même par des spéculations sur des matières, soit utiles, soit curieuses, et c’est ce qu’on appelle réfléchir et méditer.

Sulzer emprunte d’abord à Du Bos l’idée d’un intellect contemplatif ou théorique, nuançant par là l’idéal pratique de la Weltweisheit comme sagesse à l’usage du monde et infléchissant sensiblement le modèle leibnizo-wolffien de la raison, en le concevant non plus simplement comme une faculté de liaison, mais comme une faculté de contemplation[10]. Pour Sulzer, l’âme éprouve un besoin intellectuel qui sous-tend même toutes sortes d’activités humaines pratiques — la recherche de la gloire de l’ambitieux, celle du pouvoir par le politique — toutes les activités de la vita activa qu’Aristote et ses successeurs avait bien pris soin de distinguer du champ théorique et de la vita contemplativa.

Que le philosophe s’occupe de ses spéculations, le politique de ses projets ; que le petit maître folâtre, ou que l’homme le plus borné cause avec ses voisins, ils n’ont tous qu’un même but, celui de fournir chacun à son esprit une quantité d’idées et de pensées convenables à son goût et à l’étendue de ses connoissances. Ceci doit s’entendre surtout de ces occupations qui demandent l’application de l’esprit. Chaque entreprise est une espèce de problème, dont la solution nous attache, en contentant le besoin primitif de notre nature, et tous les genres de vie sont autant de sciences, qui à la fin se rapportent toutes à la faculté intellectuelle de notre âme[11].

Cependant, le plaisir intellectuel de la contemplation est loin de relever d’une simple inaction de l’esprit. Sulzer, dans le sillage de Du Bos, va même jusqu’à qualifier l’inaction négativement d’« ennui[12] » dans la mesure où elle ne saurait satisfaire le besoin de nourriture de l’esprit, l’empêchant au contraire de fixer son attention sur les objets. De ce fait, loin de produire un plaisir, elle produit de la douleur, des « tourments », voire un « chagrin mortel » dans l’âme.

C’est une des situations les plus pénibles et qui cause un chagrin mortel. Il vient visiblement de ce que l’action de l’âme est alors empêchée, quelles qu’en soient les causes. On sent le besoin pressant de la nature, on souhaite ardemment de le contenter, on vole d’un objet à l’autre sans pouvoir s’arrêter. Mes idées refusent pour ainsi dire de se prêter à l’âme ; elle se désespère du vide horrible qu’elle voit dans son action sans pouvoir le remplir. Etat affreux, et qui prouve combien il importe à l’homme d’apprendre à s’occuper, pour prévenir ces terribles éclipses de la raison ! [13]

L’âme a en effet besoin de « s’amuser continuellement l’esprit ou l’imagination par des objets qui lui fournissent matière à penser ; c’est pour ainsi dire la nourriture de l’âme[14] ». C’est pourquoi elle aime contempler les oeuvres d’art. Sulzer emprunte ici l’essentiel de son argument à Dubos. À travers les « fantômes de passions » qu’il produit, l’art donne à l’esprit l’occasion de déployer son activité. Une pièce de théâtre ou un tableau — Du Bos cite à titre d’exemple le massacre des Innocents de Le Brun[15] — ne saurait m’emporter ou m’affliger réellement, il ne produit aucune passion réelle ne touchant, affirme Du Bos (après Descartes), que la « superficie de l’âme », qui me permet de m’attacher et de me détacher de l’objet. Tout en supposant une certaine affection de l’esprit, le plaisir esthétique provient en ce sens de ce que je prenne conscience, à travers le déplaisir, de l’activité de mon esprit et de sa maîtrise sur les passions.

C’est en ce sens que le sentiment désagréable finira par produire un sentiment agréable et un plaisir intellectuel. Ce sentiment commence par ce que Sulzer appelle « aisance », par la « tranquillité » et « par une espèce d’équilibre dans l’âme »[16], et « il est aisé de voir que quand l’âme réfléchit sur cet état d’aisance dans lequel elle se trouve, elle en doit avoir un sentiment agréable, surtout si elle se souvient de la peine qu’elle a eu quelquefois lorsque son action étoit empêchée[17] ». Cependant, le plaisir intellectuel est en quelque manière un état extraordinaire de l’âme qui se distingue de cette aisance et

du simple contentement, en ce qu’il a quelque chose de vif et de piquant […] l’action de l’âme est alors précipitée ; elle ne va plus simplement son train, elle voit une multitude de choses, sur lesquelles elle peut travailler avec plus de facilité et de vitesse qu’elle n’a ordinairement dans l’état de simple aisance. Telle doit nécessairement être l’action de l’âme lorsqu’elle se représente un objet, duquel comme d’une source féconde, découle une quantité d’idées particulières qu’elle prévoit, pour ainsi dire, de loin. Elle sent qu’elle aura de l’ouvrage, & de l’ouvrage aisé. Ce pressentiment d’abondance de nourriture, si je puis m’exprimer ainsi, lui fait naître un désir de s’attacher à cet objet, et c’est principalement de ce désir que naît la vivacité du plaisir ; car je ne crois pas que sans désir, il y ait aucun sensible degré de plaisir dans le monde[18].

On voit ici que le plaisir propre à l’art que Sulzer prend soin de distinguer de l’aisance et du sentiment agréable réside en sa vivacité qui, elle, dépend de la « matérialité » ou de la complexité, de la composition et de l’arrangement des parties de son objet. Car une trop grande simplicité, uniformité ou hétérogénéité des éléments ne saurait toucher l’esprit.

Supposez un tableau, qui représente un paysage, si vous n’y voyez qu’une vaste campagne sans variété, vous ne direz surement pas que c’est un beau paysage ; & quelque variété qu’il y ait, si toutes les parties ne sont pas liées ensemble, vous en jugerez de même[19].

Une telle « matérialité » de l’objet est à l’origine de la réceptivité et de l’« intérêt »[20] que l’esprit porte à un objet lui permettant d’y exercer son esprit : de relier ses composantes et de cerner une unité dans la diversité.

II. 1763 — Contemplation, méditation et sentiment

Se dessine ici le passage d’un paradigme créatif à un paradigme contemplatif qui prévaudra jusqu’à Kant et aura donc des conséquences tout à fait importantes pour l’histoire de l’esthétique. Cependant, les raisons philosophiques profondes motivant un tel changement de paradigme en esthétique ne sont-elles pas tout d’abord d’ordre épistémologique et métaphysique ? La mise en place d’un tel modèle spéculatif permet en effet à Sulzer de repenser la connaissance et l’aperception dans les termes fixés par celui qui est son tout premier interlocuteur à l’académie : Mérian.

Dans deux mémoires intitulés respectivement Mémoire sur l’apperception de sa propre existence[21] et Mémoire sur l’apperception considérée relativement aux idées ou sur l’existence des idées dans l’âme[22] publiés deux ans avant les mémoires sulzeriens sur les sentiments, Mérian avait invité son lecteur à revenir à une question ancienne, celle de la connaissance de soi auquel exhorte l’oracle de Delphes :

La matière de l’apperception de soi-même n’est point encore approfondie autant que je me l’imagine soit à cause de sa difficulté, soit parce qu’on la juge trop commune et indigne d’arrêter le métaphysicien qui veut s’élever à des spéculations plus sublimes : Platon en juge différemment croyant qu’il seroit ridicule de tourner ses vues sur des objets étrangers tandis qu’on n’a point satisfait à l’inscription de Delphes qui exhorte à se connoitre soi même[23].

Selon Mérian, ses contemporains ont accordé peu d’intérêt à cette question. Cette négligence serait due soit à sa prétendue banalité « indigne d’un métaphysicien » — soit, et c’est plus probable, à sa grande difficulté : elle invite à concevoir le comment de l’apperception. La difficulté tient à la contradiction inhérente « à la proposition je m’appercois appercevoir ». Elle est contradictoire « car il faudrait pour que cela fut que je fusse en même temps moi-même et un autre », que je puisse me placer dans une position d’extériorité qui m’est impossible au moment même où je pense. Le fait est — note Mérian — que je ne peux connaître les facultés de l’esprit qu’a posteriori, une fois que je me « retourne sur mes pas », que je me souviens d’avoir aperçu un objet et que je réfléchis sur l’acte par lequel je l’ai aperçu.

Pour illustrer cette difficulté de l’acte de l’intellection, Mérian se sert de la métaphore visuelle : l’analogie entre l’esprit réfléchissant sur ses propres opérations et l’oeil qui voit. Il affirme que, de même que « l’oeil ne se voit pas voir, n’étant pas placé derrière soi-même[24] », l’esprit ne s’aperçoit pas apercevoir :

Dans la physique on a découvert la structure & le mécanisme de l’oeil, on connaît la vue, en tant qu’elle se passe dans l’organe corporel, mais de cette modification de l’âme qui est la vue proprement dite, nous ne connaissons rien que son existence, & il en est de même de toutes les opérations des intelligences, en tant qu’intelligences[25].

Même Descartes, « ce grand restaurateur des sciences » que Mérian ne « se lasse point d’admirer[26] » n’a ni résolu ni même thématisé cette difficulté, n’allant pas jusqu’à questionner ce à quoi renvoie le pronom « je » dans le « je pense » (un « je » exprimant l’égoïté qu’« engloutit » le mot latin cogito). Ce « je », Descartes l’aurait d’emblée réduit à un « je » abstrait qui manque d’exprimer son individualité et se caractérise par le seul attribut de pensée, censée fonder la communauté avec Dieu. Dans la seconde partie, le Mémoire sur l’apperception considérée relativement aux idées ou sur l’existence des idées dans l’âme, Mérian applique cette même critique à d’autres auteurs, dont Wolff qui, en fondant le soi sur la distinction[27], aurait lui aussi omis ou contourné la question de l’aperception primitive. Dans ce débat avec la tradition rationaliste et dans la volonté de la purger des termes vides de sens (termes parmi lesquels figurent également les perceptions obscures de Leibniz) transparaissent des enjeux multiples[28], dont des enjeux physiques qui ne peuvent pas nous retenir ici. Il est néanmoins clair que Mérian introduit une coupure nette avec les perspectives cartésiennes antérieures et repose la question de la conscience ou de la connaissance de soi à nouveaux frais et dans une perspective qui sera déterminante pour la seconde moitié du xviiie siècle allemand. Mérian se réfère d’ailleurs explicitement au récent discours de Maupertuis sur les Devoirs de l’académicien pour inviter ses confrères à participer à sa recherche.

[…] bien loin de m’imaginer […] d’avoir conduit (mon sujet) à un point de précision, qui ne laissât rien à désirer, je serois sensiblement flatté, si mon travail méritoit la moindre attention des connoisseurs, & pouvoit donner occasion à des esprits plus pénétrants que le mien d’entrer dans la même carrière, & de la parcourir avec plus de succès[29].

Nous avons vu que Sulzer relève ce défi philosophique dès 1751 lorsqu’il met en place un nouveau concept de spéculation. À la différence de Mérian qui restreint son regard aux conditions de la connaissance et de la « spéculation » au sens épistémologique du terme, Sulzer adopte une perspective plus large, épistémologique et esthétique, sur la question. Pour lui, l’art est un domaine susceptible de nous éclairer sur les difficiles questions épistémologiques et métaphysiques soulevées par Mérian ; un domaine, en outre, qui permet de renverser les perspectives de la tradition antérieure, de valoriser l’attachement du spectateur à son objet à titre de condition de son détachement et de la connaissance distincte de soi-même et de son objet ; de concevoir enfin un spectateur humain et l’implication de ses facultés proprement humaines et de son corps dans l’acte de connaissance. Pour lui, la contemplation engage un sentiment physique et un corps : « une douleur qui resserre la poitrine, un plaisir [qui] l’élargit au contraire. La circulation du sang et les nerfs des intestins qui sont sensiblement affectés lorsque l’âme éprouve un sentiment tant soit peu fort. »

C’est dans les Observations sur les divers états où l’âme se trouve en exerçant ses facultés primitives, celle d’apercevoir et celle de sentir, de 1763[30], que Sulzer reprend le fil de cette réflexion et qu’il précise sa nouvelle doctrine des facultés. Tandis qu’en 1751 il avait porté l’accent sur l’unité de la sensibilité et de la raison, et sur le fondement sensible de l’état de contemplation et de connaissance, il s’emploie désormais à différencier les trois activités que Du Bos avait nommées dans l’ouverture de son traité la sensibilité, la réflexion et la méditation. Sulzer opère une distinction entre deux, voire trois états : la connaissance (ou la méditation), le sentiment (ou l’émotion — Sulzer emprunte ce terme à Du Bos), et cet état intermédiaire de va-et-vient entre les deux qu’il appelle en 1763 la contemplation.

En prenant de nouveau appui sur l’analogie entre la vision de l’oeil et celle de l’esprit, Sulzer relève que la connaissance distincte de l’esprit lui permettant de percevoir des formes « avec clarté, netteté et précision » est analogue à l’effort qui « consiste en ce que l’on dirige l’axe de l’oeil vers le milieu de l’objet » et que par un mouvement de balayement, le regard se fixe successivement sur une multitude de parties de l’objet, de telle sorte qu’un grand nombre d’images viennent se peindre successivement sur le fond de l’oeil. Le plaisir accompagnant cet effort (visuel ou intellectuel) est proportionnel à la richesse ou à la complexité de l’objet. Une toute nouvelle tripartition entre connaissance, sentiment et méditation, et une nouvelle doctrine des facultés, résulte de cette analyse.

1. La connaissance

Tout en partageant sa dimension théorique et contemplative, le modèle de la connaissance adopté par Sulzer est aux antipodes de la définition, néoplatonicienne, du connaître comme ascension vers l’un et le divin et éveil à soi-même par la libération progressive de l’esclavage des sens[31]. Elle se fonde elle aussi sur l’idée de l’approche de l’Un dans le multiple, mais ce n’est pas la connaissance qui occasionnerait, à travers l’appropriation (qewrei`n) de son objet ou l’union avec lui, l’expérience réflexive d’un moi pour un esprit. Selon la nouvelle définition restreinte que propose ici Sulzer, d’inspiration dubossienne, la connaissance n’offre pas un tel accès au moi. Tout au contraire, elle désigne précisément cet état où l’âme dirige l’attention sur un objet hors d’elle-même, où elle ne se sent pas elle-même, où, puisqu’elle est totalement absorbée par son objet, les sensations même perdent leur force au point où « elle s’oublie elle-même » et « ne sent aucun motif qui tende à des actions relatives à sa personnalité » ; où « l’homme devient lui-même un être abstrait qui ne tient à rien dans le monde », à l’instar d’Archimède dont Sulzer rappelle les fameuses distractions « auxquelles tous les philosophes qui se livrent à des profondes méditations sont quelquefois sujets », mais qui « présente tous les symptômes d’un imbécile[32] ». De ce point de vue, l’activité de connaissance ressemble à un état de rêve, de sommeil, ou à ces états pathologiques de perte partielle de conscience — qui empêchent l’homme de savoir qui il est, où il est.

2. L’état de sentiment (ou d’émotion)

Le sentiment (ou l’émotion), quant à lui, ne se rapporte pas à l’objet mais au sujet :

J’appelle sentiment, toute perception en tant qu’elle est agréable ou désagréable, où en tant qu’elle produit le désir ou l’aversion. Le sentiment est donc un acte de l’âme qui n’a rien de commun avec l’objet qui le produit, ou qui l’occasionne[33].

Cette faculté se définit non pas par la qualité d’une connaissance, mais par la force du déplaisir ou du plaisir qui l’accompagne. Il n’est pas objectif, mais subjectif, car il ne concerne en rien l’objet mais seulement la manière dont le sujet est affecté par l’objet. Il convient désormais d’isoler le sentiment à titre de faculté, car la réflexion sur son propre état (de peine ou de déplaisir) conditionne l’effort et la capacité de l’esprit à en atteindre une connaissance distincte. Cela revient à réintroduire une dimension réceptive au fondement de la sensibilité, et donc de pleinement réhabiliter la doctrine aristotélicienne dans un schéma leibnizo-wolffien. D’une simple faculté active, discursive, productrice d’images qu’elle était encore pour les wolffiens, y compris pour Baumgarten, la sensibilité redevient ici une faculté réceptive, et donc « matérielle », corrélative à une raison qui retrouve, elle, du coup, une dimension « formelle ». Cette manière, pour Sulzer, de concevoir la tripartition des facultés, restera tout à fait déterminante pour Kant et permet d’éclairer sa psychologie[34].

3. L’état de contemplation

Cet état désigne le passage d’un état à l’autre, de la méditation au sentiment, comme lorsque le géomètre occupé à résoudre un problème après avoir concentré son activité sur son objet et après avoir « fait quelque progrès dans sa découverte, […] rassemble rapidement les idées qu’il vient de développer, dont l’ensemble lui fait comprendre la justesse de sa solution alors que son âme fait un retour sur elle-même ». Pour que l’esprit puisse passer d’un objet à l’autre et ainsi élargir et approfondir sa connaissance, il faut qu’il y ait une succession entre les deux états — que donc précisément quelque chose l’incommode et le pousse à chercher plus loin — tout comme l’oeil gêné par l’éclat de la lumière qui frappe tellement les nerfs de l’oeil que la vision se change en tact.

C’est toujours quelque chose qui ressemble à l’éblouissement qui produit ce passage. La cause de ce changement est ordinairement une idée, qui en se présentant, en réveille subitement un grand nombre d’autres ; cela nous confond, et alors nous faisons attention à notre état ; nous quittons brusquement l’objet que nous avions contemplé, et nous entrons dans l’état du sentiment[35].

En 1763, Sulzer s’appuie sur un ensemble d’observations médicales et psychologiques pour dégager la double composante paradoxale de l’activité contemplative : elle témoigne de la passivité et de l’activité de l’âme ; l’affection que produit l’impact de la représentation est ce qui renvoie l’esprit à son propre état de peine, elle est ce qui l’incite à déployer une plus grande activité et à passer à de nouveaux objets.

III. 1764 — S’apercevoir apercevoir

Sulzer tire un certain nombre de conséquences de son nouveau modèle de la connaissance contemplative, relatives à la nature de l’aperception et du soi qu’il détaille dans un mémoire intitulé « Sur l’apperception, et son influence sur nos jugements[36] ». Ce mémoire, publié en 1764, a été lu dix ans plus tôt[37]. Prolongeant les perspectives critiques esquissées par Mérian, et s’appuyant en même temps sur un certain nombre d’observations médicales[38], Sulzer y disqualifie la conscience philosophique comme abstraite, appauvrie et incomplète. Pour évoquer cette conscience oublieuse de la réalité et des réalités de la vie, il se sert de l’exemple de Démocrite, qui, selon la lettre d’Hippocrate à Damagète, fut jugé fou par la foule rassemblée devant ses portes parce que, « livré tout entier à une philosophie transcendante », il « ne savait ni ce qu’il voulait, ni ce qu’il faisait »[39] et riait de tout. Selon Sulzer, une conscience complète intègre dans son champ de réflexion toutes les particularités de l’individu, pris comme une entité composée d’une âme et d’un corps.

Pour étayer son idée de conscience incomplète, Sulzer cite l’exemple d’un homme blessé au cerveau qui souffre d’une perte partielle de conscience, ne pouvant temporairement plus rapporter ce qu’il entend et vit à sa propre personne. Une même conscience partielle peut s’observer d’après lui au moment de l’éveil. Dans ce nouveau modèle anthropologique ou psychophysique de la conscience, le corps intervient à un double titre. Il est tout d’abord impliqué dans le sentiment par lequel ce « je » accessible par le seul sens interne, fait retour sur lui-même, à l’occasion d’un sentiment de déplaisir suivi par un sentiment de plaisir, et par lequel il acquiert une idée de lui-même. Celle-ci, affirme Sulzer, « nous vient par les sens. Parmi les corps qui frappent nos sens, nous en voyons & nous en sentons un, si constamment et si essentiellement lié à notre existence, que nous l’appelons notre corps, ou bien nous-mêmes[40] ». Enfin, une telle conscience dépend aussi du corps en ce que celui-ci est l’outil permettant d’exécuter les intentions et d’agir dans le monde.

Perspectives

On retrouve de multiples prolongements du questionnement sulzerien sur la nature de la contemplation et le sentiment, d’une part, dans son grand dictionnaire Allgemeine Theorie der Schönen Künste, de 1771-1773, notamment dans les entrées concernant la beauté, les beaux-arts et l’esthétique. D’autre part, la formulation de la Preisfrage de 1775 fait directement écho au mémoire sulzérien de 1763, en invitant à développer la réflexion sur les deux facultés primitives que sont la faculté de connaître et celle de sentir. Voici l’intitulé exact de la question :

L’âme possède deux facultés primitives qui forment la base de toutes les opérations ; la faculté de connoitre & la faculté de sentir.

En exerçant la première, l’âme est occupé d’un objet qu’elle regarde comme une chose hors d’elle et pour laquelle elle a de la curiosité : son activité paroit alors ne tendre qu’à bien voir. En exerçant l’autre, elle s’occupe de son état, étant affecté en bien et en mal. Alors son activité semble uniquement déterminée à changer d’état, lorsqu’elle se trouve désagréablement affectée, et à jouir lorsqu’elle est agréablement affectée.

Cela supposé, on demande :

  • Un développement exact des déterminations originaires de ces deux facultés & les lois générales qu’elles suivent.

  • Un examen approfondi de la dépendance réciproque de ces facultés & de la manière dont l’une influe sur l’autre.

Des principes qui servent à faire voir comment le génie & le car. d’un homme dépendent du degré de force & de vivacité & des progrès de l’une & et l’autre de ces facultés, & de la proportion qui se trouve entre’elles[41].

La question rencontre un certain écho — l’Académie accuse réception d’une quinzaine de mémoires[42], qui toutefois ne convainquent pas complètement leurs lecteurs. Par conséquent, le jury annonce le report de l’adjudication du prix du 31 mai 1775 au 1er janvier 1776[43], et il donne quelques précisions supplémentaires[44]. Parmi les mémoires recueillis figure un traité de Herder Vom Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele, ce traité-clé qui témoigne d’un débat profond avec Sulzer dont il cite l’« excellent » mémoire de 1763 dans ses deux éditions[45].

Nul doute que Herder saisit tous les fils de la question et ses intuitions fondamentales[46]. Il renoue très directement avec la question anthropologique[47] de la connaissance de soi telle qu’elle avait été posée par Mérian et élaborée par Sulzer. On peut même considérer que Herder prend cette question de plus haut, en développant cette connaissance plus radicalement à partir d’une « physique de l’âme » qui déduit la psychologie de la physiologie[48]. D’un point de vue herderien, il convient de repenser généalogiquement l’activité et la connaissance de l’âme par lesquelles elle se détache de son objet, s’arrache du dynamisme des forces et s’ouvre au monde, à partir de sa réceptivité. Il faut donc supposer que la connaissance et « les dons les plus divins de l’homme » sont déjà contenus en germe dans ses facultés les plus humbles, dans cette propriété du nerf qu’est la sensibilité, et même dans celle du muscle qu’est l’irritabilité. La forme peu scolaire et l’ouverture très indirecte du mémoire herderien a certainement pu dérouter le jury[49]. Le prix est finalement décerné au mémoire du pasteur de Charlottenburg, Johann August Eberhard, intitulé Allgemeine Theorie des Denkens und Empfindens[50].

Cependant, la portée de la pensée sulzérienne dépasse très manifestement le cadre de la Preisfrage. Sulzer, nous l’avons vu, marque irréversiblement l’esthétique de son temps en lui conférant une nouvelle orientation épistémologique et spéculative, et en initiant un nouveau débat sur les sentiments mixtes en Allemagne. Ce sujet occupe le centre de la correspondance entre Lessing, Mendelssohn et Nicolai sur la tragédie[51]. Mais il exerce également une influence significative sur Kant, qui a toujours grandement estimé Sulzer, cet homme « excellent[52] ». Selon Kant, Sulzer « était presque le seul qui ait su lier l’entendement et la beauté[53] ». Comme l’a récemment montré Marion Heinz, Sulzer fait usage avant Kant d’une tripartition des facultés, en faculté de connaissance, faculté de plaisir et de déplaisir, et faculté de désirer[54]. Nous avons vu plus haut en quel sens ce réagencement dépend aussi de la redéfinition de la sensibilité comme une faculté réceptive. Mais plus fondamentalement, Kant semble s’inspirer du modèle spéculatif de Sulzer dans la construction de l’architectonique même de son système et de sa distinction entre théorique et pratique. Cela est manifeste, tant dans l’une des prémisses épistémologiques de la Critique de la Raison pure, dans l’idée de ce que Kant nomme, après Mérian et Sulzer, l’aperception primitive, que dans la position du problème de la Critique de la faculté de juger. La lecture de Sulzer jette une lumière nouvelle sur l’unité de cet ouvrage, car elle montre en quel sens il importe dans les sciences de la nature (au centre de la seconde partie) de pouvoir présupposer de la part du spectateur et du chercheur cet « intérêt désintéressé » et purement théorique ou spéculatif dont la culture esthétique occupe la première partie. Autant de raisons pour nous pencher de nouveau sur Sulzer et ses confrères de l’Académie, et pour déplacer le cadre chronologique de ces débats philosophiques et anthropologiques plus tardifs vers le milieu du siècle.