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Si la notion d’idéalisme est centrale chez Hegel, elle est rarement étudiée pour elle-même. « Ce qui est bien connu est en général, pour cette raison qu’il est bien connu, non connu[1] », cette sentence célèbre de la philosophie hégélienne pourrait ici servir de maxime à cet ouvrage subtil. Loin de se réduire à la question d’une simple étiquette, la question de l’idéalisme auquel s’attache le livre d’Olivier Tinland catalyse des questions philosophiques centrales et conditionne une réhabilitation éventuelle de la pensée de Hegel. Si l’idéalisme est une fuite abstraite hors du réel ou s’il est cette réflexion subjective critiquée par Kant, alors il paraît vain de vouloir ressusciter un quelconque idéalisme. Mais, si au lieu de s’en remettre à une lecture superficielle de Hegel pour prôner un retour à Kant on analyse, comme le propose Tinland, l’« idéalisme hégélien », il apparaît qu’une définition plus nuancée de celui-ci existe. Cette définition repose sur un renvoi au concept d’idéalité, lequel, loin de dénoter un antiréalisme, réfère à l’élévation du réel à sa vérité dans la clarté d’un discours qui réfléchit ses propres conditions. C’est en tout cas ce que l’auteur nous montre de façon convaincante au fil d’un périple cathartique qui s’ouvre sur une critique des présupposés dogmatiques du projet ontologique classique (chapitre I), se poursuit par une critique du cadre égologique abstrait dans lequel opère le concept kantien puis fichtéen de la réflexion (chapitre II), et se conclut en statuant sur le sens de l’idéalisme que développe la philosophie hégélienne (chapitre III). On notera que, de façon didactique, l’auteur préfère ainsi à un plongeon pur et dur dans la logique hégélienne une approche empreinte d’une minutieuse attention à l’histoire des idées et à la façon dont Hegel se place par rapport à celle-ci.
Dans le premier chapitre, l’auteur, dans le souci de distinguer l’originalité de Hegel de certaines notions dans lesquelles on l’enfermerait, remet en cause l’association de son idéalisme à l’ontologie. Il remarque tout d’abord que le terme d’ontologie apparaît rarement dans l’oeuvre de Hegel, et jamais pour qualifier son système, mais toujours en regard d’éléments relevant de l’histoire préalable à ce système. L’ontologie, dont Hegel fait conformément au modèle wolffien la première partie de la métaphysique, demeurerait prise dans les malentendus de l’entendement en confondant l’exactitude et la complétude avec la vérité et la nécessité des concepts.
Certes, Hegel critique le point de vue kantien qui se méfie de l’ontologie, mais il ne restaure pas pour autant l’ontologie. Olivier Tinland, en s’inspirant largement de la démarche de Gérard Lebrun[2], montre alors que Hegel reconduit plutôt le kantisme et l’ontologie dos à dos en montrant que l’un comme l’autre reste prisonnier d’une pensée représentationnelle. Incapable de rendre compte des représentations, qu’elle articule dans les jugements, la pensée kantienne fonctionnerait comme un « empirisme linguistique » (p. 61), utilisant les termes tels qu’elle les trouve. Pour Hegel, le kantisme et l’ontologie seraient des discours incapables de rendre compte d’eux-mêmes. Comme dans l’empirisme, ils présupposeraient la réalité et s’y rapporteraient de façon atomistique. Le retour de Hegel à une certaine métaphysique ne serait donc pas à comprendre comme une régression en deçà du kantisme à la Schulmetaphysik, mais comme une prise de conscience métacritique d’un substrat linguistique à l’oeuvre dans l’exercice de la philosophie, substrat qu’il entend intégrer à la pensée par le biais de la réflexion.
En caractérisant l’idée de réflexion chez Hegel, le chapitre II du livre de Tinland a l’intérêt de ne plus situer la démarche de Hegel par rapport à la question de la métaphysique en général, mais par rapport au contexte plus précis de ce qu’on a appelé, à la suite d’Engels, l’idéalisme allemand. Comme le montre Tinland, un des intérêts majeurs de la révolution critique de Kant tient pour la génération qui lui succède au fait de mettre en avant, contre tout dogmatisme, l’idée qu’un savoir doit, pour s’avérer, réfléchir ses propres conditions de possibilité. Si une telle démarche est louable, elle n’irait toutefois pas sans difficulté pour Fichte, Schelling et Hegel. L’auteur, après une brève thématisation de la critique de Jacobi, se penche alors sur la critique de Schulze qui remet en cause dans le criticisme sa capacité à intégrer la validité de ses propres énoncés. Il montre ensuite l’influence que cette critique a sur Fichte et, à travers celui-ci, sur Hegel. Même si Hegel, dans son écrit sur la relation du scepticisme à la philosophie, semble méconnaître l’intérêt de Schulze, il essaye de passer de la réflexion à l’autoréflexion, laquelle manquait encore chez Kant comme le relevait pertinemment Schulze. L’auteur distingue ensuite la mise en oeuvre de l’autoréflexion chez Fichte et chez Hegel. Fichte en serait resté à une pensée formelle, il n’aurait pas fait porter l’autoréflexivité sur le système même, mais seulement sur son principe, la réflexion transcendantale d’une conscience finie, accomplissant un mouvement qui aurait pris son départ dans le cogito cartésien. Hegel aurait élargi le spectre de l’autoréflexion au réel en faisant tourner son idéalisme non plus autour d’un sujet transcendantal, mais autour d’un concept novateur d’idéalité.
Le troisième chapitre, en s’appuyant sur les parties précédentes consacrées à l’ontologie et à la réflexion, a pour but de définir ce qui fait la spécificité de l’idéalisme hégélien. Le terme d’idéalisme, comme le note l’auteur, est un terme assez confus qui est rapporté à des pensées aussi diverses que celles de Platon et de Husserl ou encore de Descartes et de Berkeley. À cela il faut ajouter que l’emploi de ce terme relativement récent — on le devrait à Leibniz — ne serait pas neutre, puisqu’il serait dans bien des cas utilisé de façon rétrospective pour qualifier une doctrine. Il importe donc de ne pas se laisser désorienter par l’une ou l’autre préconception et de se tenir fermement à ce qu’il en est de l’acception que ce mot reçoit chez Hegel. Or l’emploi du terme chez le philosophe allemand ne peut manquer de surprendre. En effet, celui-ci l’utilise moins pour caractériser sa philosophie, en la distinguant des autres pensées, que pour caractériser l’essence de toute philosophie. En qualifiant sa philosophie d’idéalisme, Hegel n’entend donc pas référer à une tradition particulière, mais à l’idée qu’il serait parvenu à réfléchir le statut de l’idéalité résidant en toute philosophie. Il n’y a donc pas à voir dans l’idéalisme un principe particularisant. On pourrait penser alors que c’est en spécifiant cette notion d’idéalisme que Hegel caractériserait sa pensée. Olivier Tinland explore alors la notion d’« idéalisme absolu », laquelle, dans la littérature secondaire, est souvent rapportée à Hegel. Il signale tout d’abord le peu de référence littérale à cette lexie dans le corpus hégélien, cinq — pas plus, et le fait que celles-ci ne se trouvent pas dans les oeuvres publiées du vivant de Hegel. L’analyse de ces occurrences montre en outre, comme le fait voir Olivier Tinland, que celle-ci ne désigne qu’indirectement un point de vue philosophique et que, comme doctrine philosophique, elle peut tout aussi bien désigner la démarche de Schelling. Contre l’idée d’une triade qui passerait par l’idéalisme subjectif et l’idéalisme objectif pour culminer dans un « idéalisme absolu » qualifiant la philosophie de Hegel, l’auteur fait remarquer que la ligne de partage est plutôt entre un idéalisme subjectif et un « idéalisme objectif » qui réfèrerait à la fois à la philosophie de Schelling et à celle de Hegel. Pour lui, en essayant de penser l’idéalisme à partir de l’idéalité, Hegel essaye de définir, contre une tradition qui va de Descartes à Fichte, « un idéalisme libéré du primat de la subjectivité finie » (p. 188). L’auteur montre alors qu’un idéalisme subjectif ne va pas sans inconséquences puisqu’il est obligé de faire fond sur une concession inavouée au réalisme. En se rapprochant d’un thème heideggérien, Tinland dit d’un tel idéalisme qu’il repose sur un « réalisme de la subjectivité » (p. 193). L’idéalisme objectif de Schelling et de Hegel, dans la mesure où il ne se présente pas comme un « antiréalisme épistémologique » (p. 183), serait plus cohérent. Hegel, ainsi que le rappelle l’auteur, affirme expressément que « l’opposition de la philosophie idéaliste et de la philosophie réaliste est dépourvue de signification » (p. 202). Olivier Tinland, après avoir débarrassé la réception de la pensée hégélienne de cet obstacle épistémique que serait une association hâtive de la philosophie spéculative à une conception naïve de l’idéalisme, s’efforce alors de définir ce sur quoi l’idéalisme bien compris repose. Il montre alors que le noyau de cet idéalisme est constitué par la notion d’idéalité, laquelle concernerait chez Hegel le réel pris sous la norme aléthique de l’idée du vrai. Au sein de cet idéalisme objectif, c’est la méthode utilisée qui distinguerait la position de Hegel de celle de Schelling. La méthode hégélienne serait processuelle. Elle serait ce qui permet d’élever la substance à sa substantialité. C’est ce qui manquerait à Schelling qui s’en tiendrait à une totalité préconstituée, statique et fusionnelle. À l’idéalisme objectif de Schelling Hegel substituerait ainsi une « épistémodicée » (p. 229), une « reconstruction dialectique de la hiérarchie épistémique des diverses formes d’investissement théorique et pratique du monde réel en vue de rendre compte de l’élévation graduelle du sujet fini au point de vue proprement spéculatif » (p. 231).
L’enjeu de la démarche hégélienne est, comme le montre Olivier Tinland, de faire tenir ensemble des traditions que l’on s’empresse de séparer, voire d’opposer. La recherche du sens de l’être se voit ainsi couplée à une réflexion transcendantale dans un même geste spéculatif reposant sur une idéalisation progressive du monde objectif par l’esprit fini. Par rapport à ce projet, le livre de Tinland fait office, comme il le reconnaît lui-même, de prolégomènes. Il ne produit pas l’odyssée idéaliste de l’esprit, le système hégélien en sa concrétude, mais une clarification des concepts structurant le système. À notre sens, les thèses de l’auteur gagneraient à s’appuyer sur une analyse plus fournie du langage chez Hegel. Tout le livre semble dominé par l’idée que Hegel aurait produit un discours au fait de ses conditions discursives. Or nulle part n’est vraiment analysée la fonction que joue le langage chez Hegel, et l’usage qu’il en fait. Le philosophe allemand, dans la préface à la seconde édition de sa Science de la logique, ne manquait pourtant pas de donner des indications quant à ce problème. Par ailleurs, une littérature non négligeable a été consacrée à ce sujet[3], ce que l’auteur néglige en ne citant que le livre de Lebrun. On peut également regretter que certains concepts propres à la logique hégélienne, comme ceux de la relation ou de la vie, soient peu thématisés. Mais il est évident que l’on ne peut prétendre à l’exhaustivité quand on traite d’un thème aussi central que ne l’est l’idéalisme pour une philosophie dont l’ampleur et la complexité sont largement reconnues.
Hormis ces remarques, somme toute assez accessoires, touchant à la complétude de cette introduction à l’idéalisme hégélien, on ne peut donc que saluer la clarification qu’apporte l’auteur quant à des thèmes majeurs de la philosophie hégélienne et de sa réception. Il s’agit donc d’un ouvrage particulièrement bienvenu qui préviendra de nombreux malentendus dans l’interprétation et qui situera les principaux enjeux de la pensée du philosophe allemand. Nul doute qu’il ne devienne à terme un classique de la littérature hégélienne.
Appendices
Notes
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[1]
Hegel, Préface et introduction de la Phénoménologie de l’esprit, Paris, Vrin, 1997, p. 91.
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[2]
Gérard Lebrun, La patience du concept. Essai sur le discours hégélien, Paris, Gallimard, 1972.
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[3]
Pour une bibliographie détaillée sur le langage chez Hegel, on consultera : Guillaume Lejeune, Sens et usage du langage chez Hegel, Paris, Hermann, 2014.