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J’ai rencontré l’oeuvre de Carl Schmitt vers 1980 en lisant le seul livre de lui qui était alors disponible en France : la traduction de Der Begriff des Politischen (1928), suivie de la Théorie du partisan (1962). À vrai dire, cette rencontre n’était pas tout à fait le fruit du hasard. Me réclamant alors, comme beaucoup, du marxisme, j’étais frustré de l’absence d’une véritable théorisation du politique chez Marx et ses successeurs ; d’où l’idée d’aller chercher ailleurs — même aux antipodes du marxisme — des éléments permettant de pallier cette carence. Cette première lecture me fascina (un sentiment dont il me fallut apprendre à me défaire), et m’engagea à me lancer dans une lecture extensive des écrits de Schmitt. Comme souvent dans la recherche, ce que j’ai trouvé (une pensée forte du droit dans son rapport à la politique, mais aussi à d’autres domaines) fut bien différent ce que je cherchais au départ. Ma lecture de Schmitt a compté dans la constitution de mon identité philosophique. Durant mes études, je travaillais avec passion sur Hegel (d’abord sur la Logique, puis sur la philosophie juridique et politique), et je me proposais de lui consacrer une thèse de doctorat d’État, en m’intéressant plus particulièrement au rapport qui s’institue chez ce philosophe entre spéculation et positivité ou, si l’on veut, entre raison et entendement, dans le domaine de ce que Hegel nomme l’esprit objectif. La découverte incidente de Schmitt donna un nouveau cours à ce projet. J’entrepris de lire « en miroir » les écrits de Hegel et ceux de Schmitt, mon hypothèse de travail étant que l’image déformante et déformée que le décisionnisme schmittien offre du hégélianisme permet de mettre en lumière certains aspects inaperçus. C’est ainsi que mon projet de thèse sur Hegel et la positivation du droit donna naissance à un livre sur Hegel et Schmitt, dans lequel ce dernier joue le rôle de révélateur (au sens chimique du terme) de la complexité de la pensée hégélienne du droit et de la politique.
Pourquoi consacrer, près de vingt ans après, un deuxième livre à Carl Schmitt, alors même que la confrontation avec Hegel m’avait permis d’établir les limites d’une pensée brillante, mais bornée par la logique « décisionniste » du « ou bien, ou bien », une logique dont Hegel considérait qu’elle interdit à la pensée de faire éclore ses plus beaux fruits ? Je l’ai fait pour solder les comptes, comme je l’ai fait naguère avec Hegel en publiant en 2008 L’effectif et le rationnel. Il m’a paru utile de tirer le bilan de ma fréquentation de Carl Schmitt en établissant ce que peuvent apporter ses écrits à une pensée au présent du droit et de la politique (cet angle d’attaque explique les références à des auteurs comme Benjamin, Habermas, Derrida ou Agamben, et à des questions actuellement débattues, comme celle du « retour de la guerre juste »). Mais je voulais aussi marquer les limites de l’aide que ces écrits peuvent nous apporter. Il s’agissait donc pour moi de « partir de Carl Schmitt », aux deux sens que peut recevoir l’expression : le prendre pour point de départ et le quitter. Il est parfois fécond de s’appuyer sur ses écrits, car ils aident à formuler des questions « impertinentes » (unzeitgemäss) mais en réalité très pertinentes. Par exemple : la conjonction entre droit et démocratie est-elle si évidemment nécessaire que Habermas nous le dit ? Mais il faut aussi donner congé à Schmitt lorsque son questionnement devient un obstacle. Un seul exemple : au chapitre V, je montre qu’après avoir pris en considération les arguments (consistants) développés par Schmitt dans Légalité et légitimité contre l’illusion d’une autosuffisance de l’ordre légal, il est possible, par une voie différente de celles de Habermas, de réintroduire l’idée d’une norme et de procédures immanentes permettant de justifier ultimement le formalisme de la loi et l’État de droit dénigrés par Schmitt.
Ce qui reste acquis, de mon point de vue, c’est que c’est à partir de Schmitt — de positions théoriques conquises grâce à lui — que l’on peut partir de lui, qu’on peut le « dépasser-conserver » (aufheben !) de manière féconde. En revanche, la dénégation vertueuse de ses positions ne me paraît guère fructueuse. Par exemple, je ne crois pas très fécond d’opposer à la thèse (rarement bien comprise) : « le politique est la distinction de l’ami et de l’ennemi », l’idée que la politique participant de la philia ne peut être qu’une « politique de l’amitié » (je ne vise pas ici Derrida lui-même, qui s’est astreint à un dialogue sans concessions mais « charitable » avec Schmitt). À propos des cinq objets dont traite la deuxième partie du livre, je considère que le passage par Schmitt permet de modifier les questions habituelles, et par là d’avancer. Ainsi, s’agissant de l’éventuel fondement théologique de la politique, le chapitre IV (« Théologie ») montre que si Schmitt peut se dire un « théologien de la science du droit », c’est au sens suivant lequel le juriste est un « rétenteur » (c’est le motif paulinien du katekhon, que Schmitt s’approprie d’une manière discutable) et où la science juridique apparaît comme un « asile » face à la désagrégation entropique de l’ordre du monde. Le chapitre IV (« Normativité ») analyse le débat entre l’épistémologie juridique normativiste (Kelsen) et l’épistémologie décisionniste du Schmitt des années 1920, et en tire certaines conséquences non « schmittiennes » quant au statut de la rationalité normative. Le chapitre V (« Légitimité ») montre qu’on peut, sur la question du rapport entre légalité et légitimité, emprunter une voie différente de celle que suit Schmitt, en tenant compte de la dialectique de la délégitimation et de la relégitimation de la légalité. Le chapitre VI (« Politique ») revient sur le texte le plus connu de Schmitt (La notion de politique) et propose d’aller au-delà des simplifications auxquelles il a donné lieu : dire que le politique a pour index le rapport d’hostilité ne signifie pas que ce rapport en constitue l’essence ; mais cela nous incite à prendre en considération ce que j’appelle le moment politique du droit. Enfin, le chapitre VII (« Monde ») établit que la théologie de l’histoire cryptée invoquée par Schmitt à l’encontre de l’idée d’une unification politique du monde n’est pas nécessaire au propos, dont on peut en revanche retenir une leçon ; si le droit a quelque chose à voir avec l’idée d’une prédation originaire (la Landnahme, conçue sur le modèle de la conquête du Nouveau Monde), « le monde » comme tout reste hors de prise : l’unité du monde n’est pas un objet juridique. Sur tous ces points, le passage par Schmitt modifie la formulation commune des questions. Que les réponses qu’il apporte heurtent de plein fouet nos convictions les mieux assises, c’est certain ; mais il nous contraint à affiner les nôtres, et aussi à repenser certaines de nos questions.
Quand on parle de Carl Schmitt, on ne peut pas ne pas évoquer le nazisme. Schmitt a été, entre 1933 et 1945, un national-socialiste sans états d’âme, il en a même rajouté. Mais je n’ai pas pris cette question pour axe de lecture car, une fois les faits établis, elle n’est pas très fructueuse. En effet les écrits de Schmitt, mis à part quelques-uns, résistent à la reductio ad Hitlerum dont parlait ironiquement Leo Strauss à propos de certains commentaires faits sur Heidegger. S’ils n’étaient que de la littérature nazie, il y a longtemps qu’on les aurait oubliés. Mais ce n’est pas le cas, et c’est là le problème — comme avec Heidegger. Cela conduit à une question abyssale : comment peut-il se faire que des esprits puissants et inventifs aient pu se reconnaître dans le national-socialisme ? À une telle question, nullement secondaire, je n’ai malheureusement pas de réponse philosophique. Le ralliement de Schmitt au nazisme n’est certes pas un détail ; mais il est parfois fructueux, voire nécessaire, de prendre en considération ses arguments. On peut discuter les écrits de Carl Schmitt, et abandonner leur auteur au sort qu’il s’est choisi.
Appendices
Note
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[1]
Jean-François Kervégan, Que faire de Carl Schmitt ?, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2011, 328 p.