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L’auteure de ces pages a fait paraître aux éditions du Cerf des traductions de Cassirer et de Fichte (2005-2006) et chez Vrin, Présentation de la doctrine de la science (1999), Critique de la représentation (2000), Fichte, réflexion et argumentation (2004), Référence et auroréférence (2006). Professeure agrégée de philosophie à l’Université d’Ottawa, Isabelle Thomas-Fogiel occupait tout récemment (2007-2009) la chaire d’études de la France contemporaine au Cérium de l’Université de Montréal. Au premier coup d’oeil, son ouvrage semble s’ancrer dans la problématique du statut philosophique de l’esthétique (M. Devereaux). Au milieu des années 90 et sur un autre continent, R. Rochlitz avait distingué, dans ses discussions avec J.-M. Schaeffer, entre esthétique philosophique, histoire de l’art et critique d’art. Mais l’esthétique ne se confond pas avec la philosophie de l’art et n’épuise pas non plus le champ théorique, ajoutait de son côté A. Cauquelin, tandis que D. Chateau envisageait de plein front les questions territoriales. Dans sa rétrospective des idées esthétiques, M. Seel avait évoqué auparavant deux tendances : la « surenchère » et la « conception privative » des oeuvres d’art. L’auteure prétend, pour sa part, ne faire ni philosophie de l’art ni verser dans les définitions, et avoue plutôt s’interroger sur les spécificités et dialectiques en se concentrant sur la relation entre art et philosophie, laquelle présente diverses figures, dont l’exclusion et l’inclusion. Le livre veut aborder cette relation comme une « liaison sans dissolution » (page 13). Certains des textes sont des communications de colloque ou des séminaires élaborés dans la mouvance du groupe de recherches le Cicada (B. Rougé). Il faut se placer, pour bien saisir son approche, dans le décentrement de regards fixé par les hétérotopies foucaldiennes, autrement dit sous des perspectives plus spatiales que temporelles, plus geschichtlich que historisch, — pourrions-nous dire —, perspectives où s’esquissent des « fertilisations croisées » (p. 21 et ailleurs). Voilà le « lieu » dont il est question dans le titre.
Dans l’introduction, Mme Thomas-Fogiel définit cette relation d’annexion en deux figures, dont la première est celle de « l’art comme philosophie inaccomplie », et la deuxième, celle d’un rabattement de la philosophie sur l’art (le romantisme allemand, Nietzsche, Heidegger, Rorty, Lyotard, Blanchot, Valéry), figures que Schaeffer aurait confondues sous le verdict de « théorie spéculative de l’art » (1991). Elle propose pour sa part une « expérience de pensée » qui évitera d’aborder cette relation en termes de fusion. Le premier chapitre de la première partie (« Les mises en relation illusoires ») aborde le passage de la synthèse dialectique aux ressemblances de famille. Cette transition permet d’apercevoir des zones de contact entre les deux domaines, au détriment d’une réduction à l’identité. L’auteure pose d’emblée une question importante : son entreprise permettra-t-elle de « dévoiler quelque chose que nous ignorions au départ » (p. 34) ? Alternative à ces approches décevantes (annexion, opposition, subordination, sursomption, classification) comme mise en relation entre disciplines, la spatialisation comme méthode proposée permet d’envisager « la mise en relation à partir des concepts de la topologie » (chapitre II). Ce chapitre favorise Merleau-Ponty. Pensons à l’empiètement (contact, embrassement, pli), à la promiscuité, au chiasme, à la réversibilité et à l’entrelacs, concepts qui opèrent toujours, chez ce dernier, au niveau de l’insertion du corps dans le monde. Une équivoque entre la description phénoménologique et la description littéraire est pourtant repérée. Quel concept autorisera de caractériser cette différence, tout en dénonçant l’aporie du retour au modèle temporel ? Poursuivant dans ces interrogations pertinentes, la deuxième partie, plus substantielle que la première et intitulée « Expérimentations », veut examiner comment une question identique peut se décliner différemment selon les contextes artistique et philosophique, faire voisiner les domaines respectifs. Le chapitre I, « Figure et défiguration » convoque Genette, Didi-Huberman, Damisch, Lyotard, Schelling, mais aussi Fichte, Levinas, Kandinsky à propos d’une illimitation de la limite comme mode d’accès au savoir. Le chapitre II, « La liaison comme remise en cause de la représentation », compare la composition musicale chez Kandinsky à la notion de système. Encore une fois, art et philosophie se croisent sur les mêmes choses, échangent à partir de frontières précises, mais tout en préservant précieusement leurs acquis. Le partage entre les diverses sphères est davantage un échange d’inquiétudes ; un même aspect de la phénoménalité peut être appréhendé depuis des angles différents. Le peintre n’est pas le philosophe, et aucun n’a à modifier son rôle. Personne en art contemporain ne songe à amender une oeuvre, comme le ferait éventuellement l’interlocuteur qui discuterait avec un philosophe, — bien que le spectateur puisse dynamiser l’interaction esthétique. Le chapitre III, « Le nain géant ou l’oxymore comme figure radicale de l’identité », compare l’oeuvre littéraire à une thématique logico-philosophique, interroge la contradiction absolue qui ne peut être ni réduite, ni transformée, ni dépassée. Bien que le nain géant de Marc Petit soit irreprésentable, sa signification comporte divers niveaux de lecture. Nous repérons ici la structure de toute oeuvre d’art (chez Merleau-Ponty, mais aussi chez Marin et Arasse). Il y aurait un moment où la peinture se présente comme peinture et conteste la fonction mimétique qu’elle met en oeuvre ; ce moment rejoindrait la vision de l’invisible chez Kandinsky (p. 153). Or la pensée est un mouvement vers soi et un mouvement vers l’autre, et l’oxymore, repéré dans l’exemple de Petit, une manière d’exprimer cette paradoxale identité. Le troisième chapitre conduit à un balancement entre les dimensions transitive et réflexive, entre référence et autoréférence. Le contenu artistique est en fonction de la forme que lui donne l’artiste, cette forme relevant toujours d’une impertinence sémantique. L’art exprime plus qu’il ne signifie ; la chose même (le contenu) procède ici du « comment ». S’estompe par le fait même la différence entre description littéraire et description phénoménologique, rencontrée à propos de Merleau-Ponty. « La question du “lieu de l’oeuvre” comme destruction de l’art ou affirmation de l’universel ? », chapitre IV de la deuxième partie, dévoile l’objet d’art par le lieu où il s’inscrit, et non pas par ses qualités intrinsèques (Les Ménines en sont un exemple). Didi-Huberman disait dans son Fra Angelico : « La figure est le lieu » (p. 166). Mais, en quel sens doit-on poser la question « où ? » pour que réapparaisse l’oeuvre comme différente de l’objet industriel ? La Jambe de Giacometti ne peut être dite d’aucune autre manière, ne renvoie à rien d’autre que son absence de fonction (« pur surgissement d’une présence séparée », disait J. Dupin). L’énoncé poétique ne recouvre pas l’énoncé de la physique. Pourtant, étonnamment, dans les deux domaines concernés, la question du lieu peut devenir facteur d’universalité. Ici, l’auteure s’inspire de Kant et de Fichte. De plus, cela nous mène à réinterpréter la relation sujet-objet. Didi-Huberman l’a bien vu dans L’homme qui marchait dans la couleur : le jeu de lumière chez Turrell crée un horizon perceptif. Les résultats du chapitre IV de la deuxième partie sont substantiels, phénoménologiquement parlant : le « Je suis » de Genet, subjugué devant l’oeuvre de Giacometti, marque la singularité, le caractère insubstituable du monde de l’oeuvre. Il institue, nous dit-elle, une rationalité intuitive à travers une communication par l’affect, que l’on nomme « expérience esthétique ». Cette expérience fait d’elle un événement, l’oeuvre renvoyant à elle-même en même temps qu’elle fonde un monde futur depuis l’infinité de ses appréciations. Mais ce caractère autoréférentiel diffère de celui des énoncés philosophiques. L’art nous confronte à un « singulier universel » alors que la philosophie présente un « universel singulier ». Il traite de l’affect, elle, du concept. Le chapitre V, « Appel philosophique et adresse artistique », approfondit l’expérience esthétique, tout en spécifiant l’« histoire d’un rendez-vous manqué » entre l’art et la philosophie. Cette expérience exhiberait une affection qui n’est pas blessure, une passivité qui n’est plus soumission, bref, un « ravissement » qui dépasse les analyses (emprise, blessure, injonction) de Marion. La détermination phénoménologique de l’appel ne pourrait rendre compte de la relation d’adresse qui s’instaure avec l’oeuvre d’art. En témoignent des auteurs comme Merleau-Ponty, Heidegger, Derrida, Levinas, Richir, Marion, Janicaud, Récanati, Chrétien, Wittgenstein, Austin (p. 204). Depuis l’effondrement de l’épistêmè moderne, on a tenté de substituer à la relation ontologique traditionnelle une relation intersubjective de type éthique. Pourtant, l’art ne peut exclusivement être pensé depuis une relation dialogique, et la notion pragmatique d’adresse ne peut rendre compte non plus de l’adresse artistique. Plus précisément, dans la philosophie continentale, l’adresse nous aiderait à penser la relation intersubjective comme éthique, tandis que les anglo-saxons pointent la détermination de la communication et du contexte. Le « sacré » (dont se préoccupe la phénoménologie qui « en dit trop ») contraste avec le « marché » (qui intéresse la pragmatique qui « n’en dit pas assez »). Le chapitre VI, « Connaissance de l’objet, reconnaissance de l’oeuvre, savoir des deux » présente l’art comme lieu de reconnaissance (concept ricardien, peu exploité dans le champ de l’art). Dans quelle mesure ce modèle initialement éthique serait-il susceptible de nous apprendre quelque chose à propos de l’oeuvre d’art ? À la lumière de Honeth, Caillé, Rodrigo, et Marin, qui ont pour leur part examiné les mirages de la reconnaissance comme identification, référence, essence, contexte social, ce chapitre révèle l’impact heuristique de la différence entre reconnaissance éthique (de l’autre) et reconnaissance artistique (de l’oeuvre), à condition de distinguer connaissance (Erkenntnis), reconnaissance (Anerkennung) et savoir (Wissen).
La troisième partie consiste en « Réflexions ». Dans le chapitre I, « Autoréférence et fin de l’art chez A. Danto, I », Thomas-Fogiel remet efficacement en question le lien entre l’autoréférence et la fin hégélienne de l’art, en proposant l’autoréférence comme concept permettant de rompre avec les périodisations. Danto aurait croupi dans le schéma de l’annexion, opération qui sacrifie l’une des disciplines à l’autre, tandis qu’une spatialisation de la relation permet de montrer l’évitement de la surenchère et de la privation esthétiques, pour ainsi dire. La figure de Marin est interpellée au chapitre II de cette partie, dans le but d’alimenter la critique de la représentation et son oxymore. Ses couples d’opposés « passent » facilement entre les disciplines. À la différence de Ricoeur, sa notion de réflexivité, bien qu’intrinsèque à la définition de la représentation, fait signe vers l’irreprésentable, « est » l’irreprésentable de la représentation, sa « condition ». Autrement dit, en « nouant » deux notions contradictoires, il confirme la fécondité de l’hypothèse d’une spatialisation de la question. Le chapitre III aborde la relation entre langage philosophique et langage poétique chez Levinas, penseur qui revendique une écriture poétique en même temps qu’il critique la discipline artistique. Ce penseur du sacré semble se mouvoir dans des catégories esthétiques ou littéraires (dans un sens péjoratif ici) (p. 334). Mais, étant donné qu’il maintient la prétention à la vérité, il se révèle comme un cas-limite de la proximité des registres religieux et philosophique, un « prophète-philosophe » (Derrida) et non un contre-exemple pour l’hypothèse de départ de l’auteure. Tandis que Marin pense les couples d’opposés comme entrelacés, Levinas est attiré par la littéralité. On s’y abreuve amplement, malgré les paradoxes, pour saisir ce qui travaille certains artistes contemporains : l’écriture de l’impossible, du désastre, du silence. Skyscapes de Turrell (oeuvre qu’avait fort bien analysée Didi-Huberman) illustre au plus haut point les découvertes des dernières pages et réactive la problématique de l’expérience esthétique : 1) le dispositif lumineux crée l’espace et en recule les limites ; 2) le spectateur produit l’oeuvre ; 3) l’oeuvre donne à voir le voir ; 4) elle fait appréhender la vertigineuse perte des repères spatiaux.
« À Merleau-Ponty, je répondrai par des arguments […] ; avec Baudelaire je m’abandonnerai à l’impression qu’il a reçue de la passante », nous dit la chercheuse en concluant (p. 361-362) : les deux régimes sont ainsi « fertilisés », dans un dialogue souple entre philosophes et artistes. Bien qu’aucun des penseurs n’ait été « utilisé » ici pour sa conception esthétique, des rencontres inusitées se sont produites, nous dit-elle : Monet et Fichte, Kandinsky et Schelling, Petit et Russell, Aristote et Giacometti, Levinas et Turrell, Merleau-Ponty et Rauschenberg, entre autres. Toutefois, des domaines si différents n’auraient pu être mobilisés dans une analyse « sur » l’art (objet de temporalité et de périodisation), ils ne le peuvent que dans une analyse « en compagnie » de l’art (objet de cohabitation, de voisinage, de spatialisation), où l’expérience consiste à orchestrer ponctuellement, à l’aide d’instruments divers, un ensemble prometteur. Selon nous, ces compagnonnages sont rarement pratiqués dans la perspective philosophique, et souvent maladroitement dans celle de l’histoire de l’art. Mais revenons à la question initiale des concepts topologiques : c’est la rationalité spécifique de l’art, distincte de la rationalité philosophique, qui est « ce qui sans eux serait resté dans l’ombre » (p. 364, voir p. 34). La solide formation en phénoménologie française de Mme Thomas-Fogiel est ici mise à profit et supportée par les « résultats » de ses chapitres qui ne cessent de cultiver l’attention du lecteur. L’index des noms propres ainsi que de nombreuses notes nous indiquent à la fois des points de repère et une vaste documentation. De cet oeil philosophique si perçant, attentif au renouvellement de l’esthétique actuelle, ne pas aborder les questions coutumières de l’esthétique philosophique, comporte des avantages. Peut-être l’auteure a-t-elle voulu trop dire, peut-être ses exemples en art contemporain sont-ils déjà bien exploités ailleurs. Avouons tout de même que son ouvrage arrive à contrecarrer les préjugés négatifs des historiens et des artistes, et même des théoriciens de l’art, selon lesquels les philosophes ne feraient que s’enfermer (intemporellement) dans la théorie. Enfin, en refermant le livre, il convient de nous demander quels interlocuteurs heureux, inscrits dans les lieux de l’art, lui réserveront l’accueil qu’il mérite.