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Michel Seymour se propose dans ce livre de défendre une conception « institutionnelle  » du langage d’après laquelle le langage humain est le produit de conventions et de règles irréductiblement sociales. Comme il nous le dit dans son introduction, il entend se rattacher à une tradition qui va de Humboldt à Wittgenstein, en passant par Sapir, Whorf, Bloomfield, Dummett, Kripke, Geertz et Cavalli Sforza, et il entend s’opposer à la fois aux conceptions « idéa­listes  » qui modèlent les langues naturelles sur les langues logiques, comme celles de Frege, de Church, ou de Montague, aux conceptions « psychologistes  » d’auteurs comme Chomsky, Grice, Searle, en même temps qu’aux concep­tions holistes d’auteurs comme Quine, Davidson, Putnam ou Brandom. Comme une liste de noms ne permet pas de faire un portrait, mieux vaut essayer d’énoncer directement les thèses principales défendues ici par Seymour:

  1. Parler un langage est une activité gouvernée par des règles.

  2. Le sens des expressions est donné par leurs conditions d’usage.

  3. Ces conditions reposent essentiellement sur des conventions sociales.

  4. Le sens est déterminé par les conditions d’assertabilité des expressions.

  5. La signification est essentiellement indéterminée.

  6. La signification n’est pas holistique, mais moléculaire.

(1) et (3) ont une tonalité évidemment wittgensteinienne, et de fait une bonne partie du livre est consacrée à une lecture engagée des thèses de Wittgenstein; (4) et (6) sont des thèses qui ont été plutôt défendues par un auteur comme Dummett; (5) est une thèse le plus souvent associée aux noms de Quine et de Davidson. Mais comme Dummett rejette (5) au nom de sa sémantique des condi­tions d’assertabilité et de son molécularisme, que Davidson et Quine refusent la sémantique en termes de conditions d’assertabilité, et que Davidson critique la notion de convention linguistique et les thèses (1) et (2), on ne parvient pas, quand on a énoncé simplement cette liste de thèses, à se faire une idée exacte du type de conception que défend Seymour. Cela suffit à indiquer qu’il y a, pour le moins, des tensions potentielles entre ces diverses thèses. Tout dépend donc de la manière dont elles sont articulées entre elles.

Dans son livre Pensée, langage et communauté (Montréal, Bellarmin, 1994), Seymour avait défendu une conception anti-individualiste et communautaire de la pensée, à partir d’un argument externaliste social du type de ceux proposés par Tyler Burge. Ici, Seymour met de côté ce type d’argumentation (p. 38-40) et entend défendre avant tout une certaine conception communautaire de la signification linguistique. Sa démarche est autant histo­rique que systématique, la partie historique étant assurée par un examen des thèses de Wittgenstein dans les chapitres 1 à 6 et la partie systématique étant développée ensuite. Mais comme il le souligne, même sa partie historique vise plus à introduire des thèmes et à préfigurer les arguments qui suivent qu’à proposer une exégèse de la pensée du Viennois, ce dont on ne saurait se plaindre (le lecteur parta­gera, je l’espère, ma préférence, qui est aussi celle de Seymour, pour un mode de réflexion argumentée à partir de Wittgenstein, plutôt qu’une herméneutique WAVDAQRAR (ce-que-Wittgenstein-a-vraiment-dit-et-à-quoi-il-n’y-a-rien-à-rétorquer). Après un exposé assez rapide des positions du Tractatus, qui attribue à Wittgenstein une conception « idéaliste  » du langage (au sens de la thèse selon laquelle la forme logique est déterminée par les conditions de vérité dans un langage idéal), Seymour présente une utile confron­tation entre les interprètes de W. qui prônent une interprétation purement anti-théorique et thérapeutique de sa philosophie (en gros Hacker/Baker, Diamond) et ceux qui lui attribuent des thèses bien spécifiques (Dummett, Kripke), et il prend position, à mon avis correctement, pour les seconds. La lecture de Wittgenstein par Seymour, exposée dans les chapitre 2 à 6, s’inspire beaucoup de celle de Kripke, qui distingue, dans le fameux paradoxe des règles présenté au § 201 des Recherches philosophiques, une phase négative (scepticisme quant aux règles) et une phase positive (détermination des règles par la communauté). Contre des interprètes comme Hacker et Baker, Seymour soutient qu’il y a bien une indétermination des règles, et à mon sens il a raison (Hacker et Baker invoquent une « harmonie entre le langage et la réalité  » qui est une parfaite ignoratio elenchi). Cette indétermination tient au fait qu’une règle ne détermine pas d’avance ses conditions d’application. Pour autant, Seymour ne soutient pas qu’on doive en rester au « scepticisme quant aux règles  » avancé par Kripke ni qu’il n’y ait pas de fact of the matter quant à savoir quelle règle est suivie. Il défend, là aussi plus ou moins dans la ligne de la « solution sceptique  » de Kripke, la thèse selon laquelle c’est la communauté sociale qui détermine le sens des règles (« community view »). Le langage est une pratique communautaire, gouvernée par des règles constitutives, des conventions qui instituent le sens. La solution du paradoxe sceptique des règles consiste, selon Seymour, à admettre qu’il y a des actes de langage (correspondant à des conditions locutoires d’utilisation d’un type d’expression), qui sont reconnues par les locuteurs et correspondent à des dispositions communes entre les locuteurs ( p. 136-138). Ces actes de langage conventionnels sont introduits par des définitions stéréotypes spéci­fiant des règles sémantiques pour certains mots (du genre « l’or est un métal jaune » ou « le chat est un petit félin animal de compagnie », etc.). Selon Seymour ces règles sémantiques font l’objet d’un ensemble de conventions qui seraient instituées non pas d’un coup, mais progressivement. Elles sont donc indéterminées, car elles ne spécifient pas, à la différence des définitions analytiques, toutes les applications possibles d’un terme. La page 406 donne un assez bon résumé de sa position:

les expressions du langage reçoivent des définitions stéréotypes indéterminées qui n’anticipent pas par conséquent toutes les applications futures du mot. Les définitions stéréotypes fournissent les balises à l’intérieur desquelles les locuteurs utilisent les expressions. Les usages effectifs exploitent régulièrement des zones grises d’application des mots que les définitions n’avaient pas prévues. Dans la vie courante ces usages sont régulièrement tolérés jusqu’à ce que, pour diverses raisons, certains d’entre eux entraînent une modification dans la signification initiale de l’expression qui se trouve désormais enrichie par le fait qu’on tient compte de ces nouvelles applications.

Selon Seymour, cette inclusion de composantes locutoires, illocutoires, et perlocutoires dans la connaissance des énoncés fait reposer la conception institutionnaliste qu’il propose sur une sémantique en termes de « conditions d’assertabilité », car celle-ci repose non pas sur les conditions de vérité des énoncés, mais sur leurs conditions d’assertion. Le fait que les définitions stéréotypes soient des spécifications du sens des mots au moyen d’autres mots, et d’autres définitions associées, fait, selon Michel Seymour, de sa conception une conception moléculariste, à la fois opposée à un atomisme sémantique du type de celui défendu par les empiristes classiques, par Russell ou par des contemporains comme Fodor, et à un holisme sémantique du type de celui de Quine et de Davidson. On peut donc voir pourquoi la conception institutionnelle de Seymour, bien qu’elle se revendique d’une théorie des conditions d’assertabilité et d’un molécularisme, n’est pas celle de Dummett (comme il le montre bien dans son chapitre final, qui transpose les principales thèses du livre sur le plan de la philosophie de la logique, cf. p. 407-409). Contrairement à la thèse de Dummett les conditions d’assertabilité ne sont pas des conditions de vérification ou de justification des énoncés, et il n’est pas question d’envi­sager un révisionnisme en faveur d’une logique intuitionniste ou d’un anti-réalisme épistémologique. Seymour défend au contraire une forme de déflationnisme ou de minimalisme quant à la vérité. Dummett utilisait les réquisits d’une théorie moléculariste, en particulier pour les constantes logiques, pour défendre, contre Quine, une thèse anti-holiste et une forme de distinction entre énoncés analytiques (vrais en vertu des règles sémantiques) et synthétiques (vrais en vertu de leur relation à l’expérience). Il défendait aussi, toujours contre Quine, la thèse du caractère déterminé de la signification. Seymour rejette le holisme généralisé de Quine également, mais comme ses définitions stéréotypiques sont interdépendantes, il admet une forme de holisme local. Et il admet l’indétermination de la signi­fication (en vertu de l’argu­ment wittgensteinien des règles et non pas en vertu de l’argument quinien à cette fin).

Il ne m’est pas possible ici de discuter tous les aspects d’une conception du langage comme celle de Seymour, qui a le mérite non seulement de discuter un grand nombre de problèmes de philosophie du langage telle qu’elle a été formulée depuis un demi-siècle, mais aussi de chercher à proposer une concep­tion à la fois cohérente et originale qui soit une solution de rechange aux théories courantes. Je me limiterai donc à quelques points saillants seulement, sans commenter les analyses et discussions sur Wittgenstein et les règles qui mériteraient un traitement séparé et qui me semblent en général fort justes.

  1. Seymour appelle souvent « conventionnaliste » sa conception de la signification, le sens consistant en un ensemble de conventions. Il la distingue à la fois de ce qu’on appelle le conventionnalisme modéré d’un Carnap et du conventionnalisme radical d’un Wittgenstein (pour reprendre une autre distinction de Dummett dans son célèbre article « Wittgenstein’s philosophy of mathematics »). Mais on ne trouve pas, dans son livre, de réponse claire à des questions classiques au sujet du conventionnalisme de la signification, comme la suivante: les conventions linguistiques sont-elles explicites ou implicites? Si elles sont explicites, comme semble le suggérer l’analyse des conditions d’introduction des sens des expressions par des actes de langage, comment expliquer que nombre d’actes de langage ne sont pas marqués syntaxiquement (une théorie gricienne en termes d’intentions appliquées à des conventions répondrait à cette question, mais Seymour la refuse au nom de son anti-psychologisme)? Si elles sont tacites, comment éviter que la notion de convention ne soit dépourvue de toute force explicative? Quant au sens des constantes logiques (dont il est question dans le dernier chapitre) il me semble que l’argument de circularité de Quine dans « Truth by Convention » (on ne peut fonder la logique sur des conventions que moyennant la logique) est toujours valable, et je ne vois pas en quoi le molécularisme ici proposé y répond).

  2. Les définitions stéréotypiques jouent, comme on l’a vu, un assez grand rôle dans la conception de Seymour. Cela soulève au moins deux problèmes. Toutes proportions gardées, celles-ci jouent, dans sa conception, un rôle simi­laire à celui joué par les « statuts déontiques » dans la sémantique inférentialiste de Robert Brandom (Making it explicit, Harvard 1995) qui a, dans son caractère institutionnel et social, certaines affinités avec la sienne. Toute la difficulté, pour une conception de ce genre, est de savoir comment les locuteurs peuvent se considérer mutuellement comme compétents sémantiquement et s’imposer les uns aux autres les règles d’usage des expressions. Brandom utilise explicitement (!) l’idée qu’une telle reconnaissance est implicite. Mais comment peut-on introduire la signification d’une expression à quelqu’un d’autre sans connaître déjà implicitement la signification en question? C’est une variante du célèbre problème de Wittgenstein: comment apprendre le langage sans connaître déjà le langage? Autant que je sache, Wittgenstein donne une réponse plutôt holiste à cette question (la lumière s’étend graduellement sur l’ensemble). Seymour répond (p. 145 sq.) qu’il faut d’abord supposer la performance d’un « proto-énoncé » introduisant un terme (par exemple: « une table est un meuble à quatre pieds »), ensuite reconnu par les autres locuteurs, qui adoptent la même attitude vis-à-vis de cette définition, laquelle se standardise. Seymour commente: « le fait sémantique n’existe pas en dehors de l’utilisation de la règle ». Mais je ne vois pas comment on peut soutenir cela sans d’une part accepter un minimum de holisme (le sens se fixe de proche en proche, et non plus par introduction de conventions, Seymour parle d’ailleurs d’une « lutte pour l’établis­sement des normes »), et d’autre part sans accepter la circularité en question (une sorte de bootstrapping de la signification quand on introduit les définitions). Le second problème que j’ai avec les dé­finitions stéréotypiques qui sont supposées introduire les significations est un peu le même que celui que Fodor oppose aux théories du « rôle inférentiel » ou « conceptuel »: comment se composent-elles? À aucun moment du livre, sauf erreur de ma part, Seymour ne mentionne le réquisit de compositionnalité du sens qui figure dans la plupart des théories classiques de la signification post-fregéennes. On doit bien pouvoir passer de la compréhension de « chat = petit félin familier » et de celle de « tapis = pièce de tissu étalée sur les planchers » à celle de « le chat est sur le tapis ».

  3. La conception institutionnelle de Michel Seymour rejette, tout comme celle de Quine, la distinction entre des énoncés analytiques et des énoncés synthétiques. Les énoncés qui rendent les stéréotypes explicites ne sont pas des définitions analytiques (p. 322). De même, quand il s’agit des constantes logiques, leur sens n’est pas donné par leurs règles structurales d’élimination et d’introduction (p. 402), et Michel Seymour rejette explicitement la notion de néces­­sité logique fondée sur la signification. Cela va de pair avec l’indétermination de la signification. Pourtant, il me semble qu’une concep­tion wittgensteinienne des règles sémantiques doit bien s’appuyer d’une manière ou d’une autre sur l’idée que certains énoncés ont un statut « grammatical » ou des règles, et d’autres pas (et la notion de « règle consti­tutive » employée par Seymour doit bien revenir à cela). Une notion de quasi-analyticité doit au moins être possible, et nombre de conceptions conventionnalistes l’admettent. En d’autres termes peut-on à la fois rejeter le holisme de Quine, sa version de l’indétermination, et en même temps refuser la distinction analytique/synthétique?

  4. La théorie institutionnelle de la signification de Seymour est basée sur une conception externaliste-sociale de la pensée. Elle repose donc sur un refus de doctrines telles que le psychologisme, l’internalisme sémantique ou l’individualisme. Seymour discute ces thèses au chapitre 8, mais il limite sa discussion à une opposition entre l’expérience de pensée de Terre-Jumelle et les thèses internalistes de Searle. Mais rien sur la conception de Grice, à mon avis la plus puissante parmi celles qui admettent une forme de psychologisme (modéré). Pourtant, la théorie de Grice et de ses successeurs est une rivale très sérieuse pour résoudre la plupart des problèmes que soulève une conception conventionnaliste-wittgensteinienne de la signification. Certes, on imagine qu’il opposerait à cette conception l’argument wittgensteinien des règles, mais il n’est pas évident que le gricien ne puisse y répondre. On est aussi surpris de lire, page 375, que la conception institutionnelle du langage accueille des notions comme celle de structure innée des représentations perceptuelles, des catégories sémantiques, qu’il faut conce­voir une connaissance tacite et innée de certaines règles, ce qui est, sauf erreur, une thèse à la saveur un peu psychologiste. On est également surpris de lire, page 376, que la structure conceptuelle peut échapper à une forme de rela­tivisme des schèmes conceptuels. Si c’est le cas, cela distingue nettement les thèses de Seymour de celles de Sapir, Whorf, et autres relativistes auxquels sont associés en général les conceptions communautaires du langage, et c’est à mes yeux bienvenu. Mais Seymour nous dit très peu sur la manière dont il parvient à concilier toutes ces thèses.

  5. J’ai déjà indiqué que Seymour, à la suite de Crispin Wright, semble adopter une forme de minimalisme, de déflationnisme, voire de quiétisme quant à la vérité (p. 198, 212, notamment). Mais il est trop averti des discussions complexes de la philosophie contempo­raine pour ne pas se rendre compte qu’il va un peu vite en besogne quand il affirme, page 212, que le minimalisme en question est compatible avec un pluralisme qui permet des engagements réalistes dans divers domaines (par exemple pour le discours mathématique) mais pas dans d’autres (le discours éthique, ou esthétique). Je suis loin d’être convaincu, pour ma part, que le quiétisme dont il se recommande « conduit à la fin du débat métaphysique sur la vérité mais non à la fin de l’emploi à l’échelle locale de notions de vérité substantielles » (cf. mon livre Truth, Acumen, 2002). Je n’ai pas non plus compris comment cette maxime peut s’appliquer au propre conventionna­lisme de Seymour lui-même, qui permet de dire que des discours pourraient être à la fois conventionnels et conformes à une notion objective de vérité. À mes yeux, ou bien le discours en question n’est pas conventionnel, ou bien il n’a pas de conditions objectives de vérité. Et quand on nous dit, page 217, que « le renvoi à une réalité métaphysiquement objective est aussi une affaire de convention », je dois avouer que je ne vois plus la différence entre ce conventionnalisme et le relativisme-quiétisme-pragmatisme d’un Rorty.

Au total, bien que j’admire la capacité de Michel Seymour à intégrer des discussions complexes en un tout cohérent, je ne suis pas totalement sûr qu’il soit toujours parvenu à montrer la compatibilité des thèses (1) et (6) ci-dessus. Sur tous ces points comme sur d’autres, le lecteur reste un peu sur sa faim et regrette que la formulation explicite des conditions d’une théorie sémantique, qui était un peu la marque des conceptions proposées depuis Davidson et Dummett, ait disparu des discussions ultérieures (peut-être parce que, comme en témoigne ce livre, on a peut-être renoncé à des théories compréhensives de la signification pour se confiner à des théories plus modestes, comme en témoignent les livres récents de Schiffer et Horwich). Dans son souci d’entrer en discussion avec les principales théories rivales, tout en introduisant à la philosophie du langage, il est possible aussi que Michel Seymour ait été amené à se réapproprier un vocabulaire (molécularisme, holisme, conventionnalisme, etc.) si chargé de sens que ses réorientations dans une théorie nouvelle peuvent quelquefois égarer. Mais quoi qu’il en soit, il y a peu d’auteurs, en langue française, capables d’écrire avec la compétence, la clarté et l’énergie qui se dégage de ce livre. Michel Seymour écrit avec beaucoup de force, et son argument est soutenu; il bataille comme un lion au milieu des conceptions contemporaines et il donne une image très convaincante du langage, qui restaure, entre autres, la conception saussurienne de la distinction langue/parole et donne des bases convaincantes à la priorité des dialectes sur les idiolectes. L’ouvrage est à la fois une excellente introduction à certains des problèmes centraux de la philosophie du langage et une contribution originale. Le lecteur débutant comme le lecteur avancé en tireront le plus grand profit.