Article body
Comme l’a maintes fois souligné Jerry Fodor, il existe une différence épistémologique patente entre les sciences cognitives et les autres sciences de la nature. Depuis la révolution scientifique, les sciences de la nature ont renoncé à expliquer et prédire le comportement des particules élémentaires, des atomes, des molécules, des cellules et des étoiles en leur attribuant des perceptions, des émotions, des intentions, des croyances et des désirs. Mais, depuis la « contre-révolution » anti-béhavioriste qui leur a donné naissance au milieu des années 1950[2], contrairement à la physique, la chimie et la biologie moléculaire (mais comme les sciences humaines et sociales), les sciences cognitives expliquent et prédisent certains comportements humains en attribuant aux agents des représentations mentales possédant un contenu ou ce que Franz Brentano nommait l’« intentionnalité ». Non seulement un agent humain est supposé former des représentations mentales, mais de surcroît certains de ses gestes sont supposés dépendre causalement du contenu de ses représentations mentales.
Au début des années 1990, à la suite de Fodor et Dretske, cette asymétrie entre les sciences cognitives et les autres sciences de la nature m’est apparue comme une raison suffisante pour m’engager dans le programme métaphysique dit de « naturalisation de l’intentionnalité ». Naturaliser l’intentionnalité, c’est chercher à concilier le réalisme intentionnel avec une ontologie moniste physicaliste. S’engager dans ce programme, c’est assumer deux tâches. En conformité avec le monisme physicaliste, la première tâche consiste à indiquer la voie d’une réduction de l’intentionnalité d’un agent à des propriétés physiques, biologiques ou computationnelles (elles-mêmes non intentionnelles) de son cerveau et de son corps. Conformément aux exigences du réalisme intentionnel, la seconde tâche consiste à montrer que l’intentionnalité des représentations mentales d’un agent n’est pas dépourvue d’efficacité causale dans la production de ses gestes corporels[3].
Ce programme engendre une double tension. D’une part, le fait de souscrire au monisme physicaliste pousse à réduire l’intentionnalité à des propriétés non intentionnelles. Mais souscrire au réalisme intentionnel, c’est supposer que, dans le processus comportemental d’un agent, l’intentionnalité possède une efficacité causale dont sont dépourvues les propriétés non intentionnelles du cerveau et du corps de l’agent. D’autre part, les monistes physicalistes sont enclins à admettre conjointement que les relations causales sont des relations locales entre une cause et son effet et que les propriétés d’une cause ne sont pas toutes causalement efficaces dans le processus par lequel la cause engendre son effet. Or les programmes de réduction de l’intentionnalité les plus prometteurs — la sémantique informationnelle et les théories téléosémantiques — sont des programmes externalistes. Pour autant que la réduction soit réalisable, l’intentionnalité d’un agent ne s’avère pas réductible aux propriétés intrinsèques de son cerveau et de son corps: elle dépend des relations historiques extrinsèques entre le cerveau de l’agent et son environnement. Les programmes de réduction les plus prometteurs font donc peser une menace sur l’efficacité causale de l’intentionnalité.
Ce livre n’est pas un ouvrage d’érudition. Il est né de la volonté de clarifier cette double tension. Or, en lisant et relisant une page célèbre du chapitre 1 du Livre II de l’ouvrage de Brentano, la Psychologie d’un point de vue empirique[4] (de 1871), j’ai cru voir se dessiner non seulement les racines de la tension, mais aussi les contours du paysage de la philosophie de l’esprit et du langage du vingtième siècle. J’ai voulu restituer le pattern cohérent des problèmes et des controverses que me révélait la lecture de ce texte. Dans ces quelques lignes, Brentano fait deux choses. Il offre une définition complexe de l’intentionnalité et il soutient la fameuse thèse selon laquelle l’intentionnalité est la marque ou le critère des phénomènes mentaux ou psychologiques.
Selon la définition de Brentano, l’intentionnalité est le pouvoir mental de viser des objets. Le mot qu’on traduit en français par « intentionnalité » est formé sur la racine du verbe latin tendere: l’intentionnalité est la capacité mentale de viser une cible ou de tendre l’esprit vers un objet. On ne peut en effet désirer, percevoir, croire, aimer ou vénérer sans désirer, percevoir, croire, aimer ou vénérer quelque chose. De surcroît, Brentano attribue aux objets visés par l’intentionnalité ce qu’il nomme l’« inexistence intentionnelle ». Par « inexistence intentionnelle », Brentano voulait-il signifier que les objets visés par l’intentionnalité sont privés d’existence ou qu’ils n’ont d’existence qu’à l’intérieur de l’esprit? L’esprit vise manifestement tantôt des objets qui existent, tantôt des objets qui n’existent pas dans l’espace et dans le temps. Grâce à l’intentionnalité au sens de Brentano, l’esprit peut donc se représenter des objets indépendamment du fait qu’ils existent ou non dans l’espace et dans le temps.
Il ne faut confondre le concept d’intentionnalité ni avec le concept exprimé par le mot « intention » ni avec celui qu’exprime le mot « intensionnalité ». Selon la thèse centrale de Brentano, l’intentionnalité est la marque de tous les phénomènes psychologiques. Or les intentions sont des états psychologiques parmi d’autres. L’intensionnalité est une caractéristique logique des énoncés linguistiques qui s’oppose à l’extensionnalité. Un énoncé est extensionnel à deux conditions: s’il se prête conjointement à la généralisation existentielle et à la substitution salva veritate de deux expressions coréférentielles. Si un énoncé n’est pas extensionnel, alors il est intensionnel. Au chapitre 5, j’expose les limites de la conception linguistique de l’intentionnalité (développée par Chisholm), en vertu de laquelle l’intensionnalité d’un énoncé serait un critère de l’intentionnalité du phénomène décrit par l’énoncé.
La définition brentanienne de l’intentionnalité a immédiatement soulevé un ensemble d’énigmes ontologiques. Une théorie satisfaisante de l’intentionnalité exige-t-elle d’introduire dans l’ontologie des objets inexistants? Tout ce qui est existe-t-il? Y a-t-il des objets qui n’existent pas? Ces questions ont provoqué un véritable schisme dans la logique philosophique et la philosophie du langage du vingtième siècle. Certains élèves de Brentano, dont Meinong, ont plaidé pour une ontologie ultra-libérale et ont maintenu qu’il y a des objets inexistants ou que tout ce qui est n’existe pas. Mais dans leur grande majorité, les philosophes analytiques ont suivi Russell et Quine en admettant que l’existence n’est pas une propriété et que le verbe « exister » fonctionne comme un quantificateur, et non comme un prédicat. Comme je le fais valoir au chapitre 3, Frege et Russell se sont donnés notamment pour tâche de résoudre l’énigme des énoncés existentiels négatifs: comment peut-on en énonçant la phrase « Pégase n’existe pas » exprimer une proposition vraie?
Mais dans le même chapitre, j’indique aussi que la distinction frégéenne entre le sens et la référence d’un nom propre et la théorie russellienne des descriptions définies ont certaines conséquences contre-intuitives. Intuitivement, en énonçant la phrase (1), on exprime une proposition historique vraie:
1. Les Grecs de l’Antiquité adoraient Zeus
Or, Frege aurait conclu que cette proposition est dépourvue de valeur de vérité parce que la phrase (1) contient le nom propre vide « Zeus ». En appliquant sa théorie des descriptions définies au nom propre vide en question, Russell aurait conclu que la proposition exprimée par un énoncé de (1) est fausse. Quoique les partisans de l’ultra-libéralisme ontologique incarné par Meinong soient minoritaires, le débat entre les ultra-libéraux et leurs adversaires n’est pas clos[5]. Au chapitre 4, j’examine de surcroît les objections dirigées par les partisans de la théorie de la référence directe (dont Saul Kripke et David Kaplan) contre la distinction frégéenne entre le sens et la référence d’un nom propre et contre la thèse russellienne selon laquelle la plupart des noms propres des langues naturelles sont des descriptions définies déguisées.
Considérons à présent la célèbre thèse de Brentano: l’intentionnalité est la marque du mental. Comme je le fais valoir dans le livre, cette thèse est la conjonction de deux thèses: l’intentionnalité est une caractéristique de tous les phénomènes mentaux ou psychologiques et c’est une caractéristique des seuls phénomènes mentaux ou psychologiques. Manifestement, ces deux thèses sont séparables: l’intentionnalité pourrait être vraie des croyances, non des douleurs, et n’être exemplifiée par aucun phénomène physique non psychologique. Dans le livre, je soutiens que l’examen de ces deux thèses permet d’organiser l’ensemble du panorama de la philosophie analytique de l’esprit au vingtième siècle.
Souscrire à la première thèse de Brentano, c’est admettre l’unité des phénomènes mentaux ou psychologiques. Au chapitre 10, je classe l’ensemble des positions prises par les philosophes analytiques de l’esprit en fonction de leurs réponses aux questions suivantes: toute conscience est-elle conscience de quelque chose (comme le soutenaient Husserl et Sartre)? Une expérience douloureuse a-t-elle une intentionnalité? Le caractère phénoménal ou qualitatif d’une douleur est-il une manifestation de son intentionnalité? Si une expérience douloureuse possède une intentionnalité, quel objet vise-t-elle? Quel état de choses représente-t-elle? Lorsqu’un agent souffre, le caractère phénoménal de sa douleur dépend-il de l’intentionnalité de certaines de ses croyances? Si oui, lesquelles? Parmi les partisans de la thèse de Brentano (que je qualifie d’« intentionnalistes »), je distingue les partisans de l’« intentionnalisme pur » (dont Fred Dretske et Michael Tye), les partisans d’une conception « métareprésentationnelle » du caractère phénoménal de l’expérience (dont la théorie des pensées d’ordre supérieur de David Rosenthal est un exemple) et les « qualophobes » (dont Dan Dennett). Parmi les adversaires de l’intentionnalisme, je distingue ceux qui se contentent d’admettre la dualité entre l’intentionnalité et le caractère phénoménal d’une expérience subjective (dont Ned Block et Sydney Shoemaker) et ceux qui (comme John Searle et Galen Strawson) tiennent le caractère phénoménal d’une expérience pour une propriété des phénomènes mentaux plus fondamentale que l’intentionnalité.
Selon la seconde thèse de Brentano, seuls les phénomènes mentaux ou psychologiques possèdent l’intentionnalité. Au chapitre 7, j’examine la transformation linguistique de cette thèse effectuée par Chisholm et Quine: le contenu du vocabulaire intentionnel ne se réduit pas au contenu des descriptions non intentionnelles des dispositions comportementales d’un agent. Dans la célèbre section 45 de Word and Object, Quine assimile explicitement cette thèse à sa propre thèse de l’indétermination de la traduction radicale, selon laquelle il n’existe pas de faits physiques susceptibles de départager des manuels de traduction rivaux d’une langue L dans une autre[6]. Or, comme le montre la lecture de sa controverse méthodologique avec Chomsky, lorsque Quine affirme qu’il n’existe pas de faits physiques permettant de départager des manuels rivaux de traduction d’une langue L dans une autre, il présuppose, sous l’emprise du béhaviorisme, que l’ensemble des faits physiques pertinents est épuisé par la totalité des dispositions au comportement verbal des locuteurs de L[7].
Quine s’accordait donc avec Brentano pour admettre l’incompatibilité entre le réalisme intentionnel et le monisme physicaliste, mais contrairement à Brentano, il épousait le physicalisme et rejetait le réalisme intentionnel. Comme je le fais valoir au chapitre 7, le projet naturaliste visant à réconcilier le réalisme intentionnel avec le monisme physicaliste est né de la critique de la seconde thèse de Brentano: les physicalistes qui rejettent le dilemme de Quine supposent que les rudiments de l’intentionnalité sont exemplifiés par des processus non psychologiques. Ils peuvent se prévaloir du fait que le dilemme de Quine repose en partie sur une prémisse béhavioriste controversée et qui a été rejetée pour des raisons scientifiques.
Au chapitre 8, j’examine les mérites et les faiblesses respectives des deux tentatives les plus abouties de la naturalisation de l’intentionnalité: la sémantique purement informationnelle (de Fred Dretske) et l’approche téléosémantique (de Ruth Garrett Millikan). Selon la première, la relation informationnelle est la converse de la dépendance nomique: la longueur d’une barre métallique indique la température parce que la première est sous la dépendance nomique de la seconde. Selon l’approche purement téléosémantique, le contenu d’une représentation dépend de sa contribution à la prolifération des organismes qui en sont dotés au cours de l’évolution. La sémantique purement informationnelle achoppe sur le problème de la méprise représentationnelle. La théorie téléosémantique pure sous-estime les contraintes psychophysiques qui gouvernent les mécanismes de formation des représentations mentales. Les petites bactéries marines rendues célèbres par Dretske prolifèrent dans les fonds océaniques dépourvus d’oxygène[8]. Elles sont dotées d’un aimant interne nommé « magnétosome » dont la direction covarie avec celle du Nord géomagnétique. Selon la théorie téléosémantique pure, la direction de cet aimant est supposée représenter les conditions anaérobiques de l’océan (pauvres en oxygène) parce que ces conditions ont contribué à la prolifération des ancêtres de ces bactéries. Il est plus plausible d’admettre que le magnétosome a pour fonction d’indiquer (ou représente) la direction du Nord géomagnétique dans un environnement océanique dans lequel celle-ci coïncidait le plus souvent avec les conditions anaérobiques favorables à la prolifération des bactéries.
Le chapitre 9 est consacré aux deux principales tentatives métaphysiques effectuées pour octroyer à l’intentionnalité une efficacité causale: la théorie computo-représentationnelle de l’esprit (défendue par Jerry Fodor) et la théorie componentielle du comportement (défendue par Fred Dretske). Selon la théorie computo-représentationnelle, les lois psychologiques qui expliquent certaines actions humaines sont intentionnelles, mais les mécanismes dont dépendent ces lois sont purement computationnels et non intentionnels. Selon la conception componentielle, le processus comportemental au cours duquel une gazelle fuit un lion n’est pas identique aux mouvements corporels de la gazelle. Les mouvements corporels d’une gazelle sont l’un des constituants du comportement de fuite des gazelles, dont l’autre constituant est la perception d’un prédateur. Une chose est de connaître le circuit grâce auquel les neurones du cortex moteur de la gazelle contrôlent les mouvements de ses membres inférieurs. Autre chose est d’expliquer le comportement des membres de l’espèce des gazelles en présence des lions: la sélection naturelle a favorisé l’évolution phylogénétique des ancêtres des gazelles chez lesquels la perception d’un ancêtre des lions engendrait régulièrement des mouvements de fuite. Les mouvements d’une gazelle en fuite à l’instant t sont simplement l’effet de la décharge des neurones de son cortex moteur. Mais cette gazelle avait des ancêtres qui ont survécu à l’épreuve de la sélection naturelle en fuyant les lions grâce au fait que dans leur cerveau, une structure a été recrutée comme cause de mouvements de fuite parce qu’elle servait à détecter la présence des ancêtres des lions.
Comme je le souligne dans l’introduction de mon livre, les questions centrales de la philosophie de l’esprit lui sont léguées par ce que les sciences cognitives nomment « la psychologie naïve ». Comme je le dis dans la conclusion, je suis sensible au caractère métaphysique et non scientifique du programme de naturalisation de l’intentionnalité. Mais bien qu’il n’ait pas lui-même directement engendré des connaissances expérimentalement corroborées sur la nature de l’esprit humain, ce programme résulte néanmoins de l’essor des sciences cognitives.
Appendices
Notes
-
[1]
Anne Tüscher a lu et critiqué une antérieure version de ce Précis. Je l’en remercie.
-
[2]
Dans « The Cognitive Revolution: a Historical Perspective » (Trends in Cognitive Sciences, 7, 3, 141-144, 2003), l’un des acteurs de ce qu’on nomme « la révolution cognitive », le psychologue Georges Miller, a souligné de manière convaincante que cette révolution n’était qu’une réponse « contre-révolutionnaire » à la révolution béhavioriste.
-
[3]
Cf. Pierre Jacob, What Minds Can Do, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, et Pourquoi les choses ont-elles un sens? Paris, Odile Jacob, 1997.
-
[4]
Franz Brentano, Psychologie d’un point de vue empirique (trad. franç. Maurice de Gandillac), Paris, Éditions Aubier, 1871-1911-1944, p. 102.
-
[5]
Comme l’atteste notamment le brillant livre de Terence Parsons, Nonexistent Objects, New Haven, Yale University Press, 1980.
-
[6]
Willard Van Orman Quine, Word and Object, Cambridge, Mass., MIT Press, 1960, p. 221.
-
[7]
Cf. Noam Chomsky, New Horizons in the Study of Language and Mind, Cambridge, Cambridge University Press.
-
[8]
Fred Dretske, « Misrepresentation », in Radu Bogdan (dir.), Belief, Oxford, Oxford University Press, 1986.