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Traduit de l’anglais par Xavier Inchauspé et Jocelyne Couture

Introduction

Dans cet article, je me propose de défendre la position selon laquelle les devoirs de justice sont des devoirs de type associatif. Ils doivent leur existence au principe d’égal respect qui s’applique dans le cadre de certaines associations. Le principe d’égal respect a des implications fondamentalement égalitaristes en matière de justice, mais je ne discuterai pas ici du contenu spécifique des principes de justice qui en découlent. Je soutiendrai aussi que la base associative des devoirs de justice nous permet de mieux comprendre les diverses exigences morales reliées à la citoyenneté au sein d’un État et à la participation à l’économie mondiale. Ces exigences découlent de sources morales fondamentalement différentes, et elles s’appliquent à des objets moraux différents. Elles peuvent rivaliser entre elles lorsqu’il s’agit de l’allocation de ressources ou de l’attention qu’on doit leur accorder; mais une telle concurrence ne fait que réfléchir la complexité de la vie moderne, et il n’y a aucune raison principielle de faire primer dans tous les cas un ensemble de devoirs sur l’autre.

I.

Il sera utile dans le cours de cette discussion de se rappeler que les devoirs de justice imposent un fardeau particulièrement lourd. Très souvent, les devoirs de justice exigent une action, et pas seulement l’absence d’interférence. Par exemple, une réponse appropriée à la violation de libertés importantes appelle une intervention en vue de la faire cesser, et peut-être même la poursuite et la punition des responsables. De plus, comme cet exemple le suggère, même si les devoirs de justice sont généralement des devoirs d’individu à individu, ils exigent souvent une action et une coordination collectives plutôt que des actions individuelles isolées. Souvent, les devoirs de justice appellent la création et la défense d’institutions. Lorsqu’une injustice survient, il est souvent nécessaire d’y apporter une réponse institutionnelle, ou d’établir des institutions visant à empêcher des injustices similaires de se produire dans l’avenir.Une façon de concevoir la source des devoirs de justice fait appel à la notion de personne. Elle stipule que les devoirs de justice découlent seulement de la considération morale due aux personnes.

P1:

Chacun a des devoirs de justice envers toute autre personne[1].

La proposition P1 est certainement contre-intuitive dans la mesure où elle implique que nous manquons actuellement à nos devoirs de justice à l’égard de milliards de personnes dans le monde, dont nous ignorons même jusqu’à l’existence. Cette implication contre-intuitive peut être corrigée en ajoutant à la proposition une clause subjective. Il y a au moins deux façons de le faire:

P2:

Chacun a des devoirs de justice à l’égard de toutes les personnes dont il devrait raisonnablement connaître l’existence.

P3:

Chacun a des devoirs de justice à l’égard de toutes les personnes au sujet desquelles il entretient des croyances susceptibles d’influencer le cours de sa conduite[2].

La proposition P2 est plus exigeante que P3 puisqu’elle n’excuse pas certains cas d’ignorance. Cependant, même P3 n’est pas plausible au regard du fardeau particulièrement lourd qu’imposent les devoirs de justice.

Une simple expérience de pensée nous permet d’entrevoir le fardeau excessif qu’impose P3. Imaginons deux sociétés séparées par une grande distance (ce qui est bien sûr technologiquement relatif) et qui n’entretiennent pas d’interactions fréquentes. Les personnes appartenant à chaque société connais­sent l’existence de celles qui appartiennent à l’autre et disposent d’une compréhension générale des circonstances respectives dans lesquelles elles vivent. Peut-être ces sociétés ont-elles envoyé des émissaires à une ou deux occasions ou reçoivent-elles des rapports annuels concernant l’autre société? Les personnes appartenant à chaque société entretiennent des croyances concernant celles qui appartiennent à l’autre dans la mesure où, par exemple, elles supposent que les autres ne représentent pas une menace à leur existence ou à leur bien-être. J’admets volontiers que les devoirs (humanitaires) moraux de base existent entre ces gens malgré la distance qui les sépare. Mais la position selon laquelle ces deux sociétés auraient en plus des devoirs de justice l’une envers l’autre implique que si les membres d’une société ne jouissent pas, par exemple, de la liberté de conscience, alors les membres de l’autre société ont le devoir, prima facie, d’intervenir pour protéger les libertés des premiers, ce qui pourrait même aller jusqu’à l’établissement et au maintien d’institutions visant à garantir l’exercice de ces libertés. Cette exigence est dépourvue de plausibilité. De plus, il est difficile de comprendre pourquoi l’activité intellectuelle consistant à faire des suppositions concernant autrui créerait un devoir de justice qui n’existait pas préalablement à cet exercice mental.

Si le problème des propositions P1, P2 et P3 est qu’elles échouent à délimi­ter de façon adéquate les classes de personnes qui font l’objet des devoirs de justice, il apparaît raisonnable de rechercher des conceptions plus sélectives. Parmi celles-ci, on peut commencer par la suivante:

H1:

Chacun a des devoirs de justice uniquement à l’endroit des personnes à qui il cause du tort[3].

Mais cet énoncé est trop restrictif puisqu’il ne prend pas en considération le devoir de justice qui consiste à ne pas causer de tort à ceux auxquels on n’a précisément pas causé de tort. Ce problème peut être corrigé par la formulation suivante:

H2:

Chacun a des devoirs de justice seulement à l’égard des personnes auxquelles il cause du tort ou auxquelles il serait capable de causer du tort.

Cependant, cet énoncé ne constitue pas une réelle amélioration relativement à P3 puisqu’il implique que des devoirs de justice existeraient entre les personnes des deux sociétés que nous donnions en exemple plus tôt. Adoptons un autre point de vue:

M:

Chacun a des devoirs de justice seulement à l’égard des personnes avec qui il coopère en vue d’un avantage mutuel[4].

Ce principe, comme H1, est trop restrictif. En effet, il implique que si quelqu’un opprime suffisamment une autre personne, alors leur relation échappe aux exigences de la justice. L’accent mis sur la coopération semble cependant aller dans la bonne direction. La meilleure conception, à mon avis, reposerait sur le principe suivant:

A:

Chacun a des devoirs de justice seulement à l’endroit des personnes qui sont ses co-membres dans des associations d’un certain type.

Les devoirs de justice naissent entre des personnes dans le seul cas où leur lien associatif est relativement fort, où il est en grande partie non volontaire et où ses règles sont présupposées par la plupart des multiples relations qu’entretiennent les membres dans leur vie publique. Une association est forte si elle est durable, régie dans son ensemble par des normes institutionnelles, et si elle affecte couramment les intérêts moraux d’ordre supérieur des personnes qui en font partie. Elle est non volontaire s’il n’existe aucune solution de rechange raisonnable pour ceux qui pourraient vouloir s’en dissocier.

Pour plusieurs raisons, la mise en pratique concrète de cette conception des devoirs de justice doit tenir compte des situations empiriques précises et de leur pertinence morale. La première raison à cela est qu’il n’y a aucune frontière claire nous permettant de distinguer les associations de ce qui ne cons­tituerait que de simples interactions. La deuxième raison est que ce ne sont pas toutes les associations qui engendrent des devoirs de justice. Cela tient à deux choses. Premièrement, toutes les associations ne produisent pas des effets ayant la portée et la force qui leur permettraient de structurer la participation d’une personne à la vie publique. Par exemple, dans les sociétés libérales, l’appartenance à une église ne structure pas les relations que ses membres entretiennent dans la sphère publique, même si elle peut à l’occasion être la source d’un avantage significatif. Qu’une association ait ou non une portée ou une influence suffisamment grande pour encadrer la vie publique des gens peut être difficile à déterminer et peut dépendre des institutions et des normes sociétales particulières. Par exemple, la question de savoir si la structure familiale génère des devoirs de justice entre ses membres dépendra de l’étendue accordée aux effets de l’appartenance familiale. Deuxièmement, la participation d’une personne à une association n’est pas toujours suffisamment involontaire. Pour en décider, il faut évaluer le caractère raisonnable ou non des diverses possibilités offertes à ceux qui voudraient s’en dissocier. Voilà une autre raison pour laquelle les églises ne sont pas régies par des devoirs de justice dans les sociétés libérales: l’appartenance à une église n’est pas involontaire.

Rappelons-nous qu’en commentant H3 j’ai critiqué l’idée que l’activité intellectuelle puisse faire naître des devoirs de justice. Est-il plus plausible de soutenir que les associations d’un certain type peuvent engendrer des devoirs de justice? Il n’y a rien d’étonnant à soutenir que les relations peuvent modi­fier le caractère des devoirs moraux généraux, tel que le devoir d’égal respect. Supposons, par exemple, que nous ayons un devoir de respecter tous et chacun également, mais que je fasse la promesse à un collègue de l’aider à déménager ses biens. Dans ce cas, le principe d’égal respect peut exiger que je traite mon collègue différemment de tous les autres, à savoir, que je l’aide, lui, et pas les autres, à déménager ses biens. Il en va de même pour les associations.

Je ne soutiens pas que le modèle de la promesse puisse servir à expliquer les devoirs de justice. Les promesses sont des exemples d’obligations morales spéciales volontairement contractées. Dès lors que les devoirs de justice naissent dans le cadre d’associations involontaires, ils ne peuvent être expliqués de la même façon que l’obligation de tenir ses promesses. Tous les devoirs spéciaux ne naissent pas de circonstances dans lesquelles une obligation a été volontairement contractée. Une personne qui reçoit une aide particulièrement précieuse se doit d’être reconnaissante envers celui qui l’a aidée. Une personne a le devoir de réparer le tort qu’elle a causé à autrui de façon non intentionnelle[5].

Comment une association engendre-t-elle un devoir spécial? Une première réponse à cette question consisterait à dire que certaines associations créent des relations auxquelles nous accordons une valeur particulière et que les raisons pour lesquelles nous leur accordons cette valeur particulière constituent la justification des devoirs que nous avons à l’endroit de ceux qui en font partie[6]. L’avantage de cette réponse est qu’elle reconnaît que différentes formes d’asso­ciations engendrent différents types de devoirs moraux. Son mérite peut être avéré dans plusieurs cas, mais j’estime qu’une conception adéquate des devoirs de justice doit plutôt être centrée sur le principe d’équité, compris comme une exigence de respect égal envers les membres d’une même association. Par exemple, si des personnes faisant face à une situation d’urgence se trouvent réunies dans un même refuge et décident de répartir les provisions disponibles d’une façon qui privilégie certains au détriment des autres, il sera naturel de s’interroger sur l’équité de cette distribution. Le problème qu’elle pose ne réside pas dans le fait qu’elle ne puisse pas être justifiée sur la base des raisons qui poussent ces personnes à accorder de la valeur aux relations qu’elles entretiennent entre elles. Il réside plutôt dans le fait que la distribution nous apparaît inéquitable dans la mesure où chacun peut prétendre à un respect égal. Bien sûr, cette distribution peut aussi, selon les circonstances, ne pas être inéquitable.

La position selon laquelle les devoirs de justice constituent des devoirs associatifs a deux conséquences importantes. Premièrement, différents types d’associations peuvent engendrer des principes de justice dont le contenu est différent. Les principes de justice qui s’appliquent à une association ne protègent fondamentalement que les intérêts moraux que celle-ci affecte. Par exemple, supposons que toute personne ait un droit fondamental à la sécurité. Du fait que deux personnes soient engagés dans une association qui affecte leur accès aux ressources, il pourrait ne pas découler que l’une d’elle a le devoir d’établir et de maintenir des institutions garantissant à l’autre la jouissance de son droit à la sécurité. Deuxièmement, les associations engendrent des devoirs de justice lorsqu’elles déterminent en partie le cadre des différentes relations que les gens entretiennent entre eux dans le domaine public. Le monde moderne est complexe, et chacun est membre de plusieurs associations qui engendrent des devoirs de justice, telles que les provinces, les États et l’économie mondiale. Puisque les devoirs de justice de chacun découlent de plusieurs sources, ils peuvent, conséquemment, entrer en conflit.

II.

Puisque le principe d’égal respect interdit de considérer les autres comme de simples moyens, il impose une limite à la justification des politiques et des institutions[7]. Éviter de traiter autrui comme un simple moyen implique une certaine forme de consentement de la part des personnes affectées par les politiques publiques. Les devoirs imposés par une justice égalitariste pour ce qui est des membres de certaines associations résultent de la contrainte justificatrice issue du principe d’égal respect. Il existe toute une variété de conceptions concernant le type de consentement requis par ce principe [8]. Il n’est pas nécessaire, pour les besoins de cet article, de spécifier le type de consentement exigé. Il suffira de souligner que cette contrainte tend à orienter le processus justificatif vers un résultat égalitariste, pour peu que l’on reconnaisse que le principe d’égal respect présuppose lui-même une référence aux valeurs égalitaristes. Or il y a de bonnes raisons de reconnaître cela. En effet, examinons la solution qui consisterait à prendre comme point de référence l’avoir actuel des personnes. Adopter un tel point de référence équivaut à fermer le livre de l’histoire. C’est adopter un point de vue qui soustrait arbitrairement à l’examen moral les acquisitions passées. Pourquoi devrions-nous supposer que les acquis actuels des personnes constituent un critère moral pertinent? Cependant, si le respect égal établit une présomption en faveur de l’égalitarisme, il s’agit en principe d’une présomption qu’il est possible de déconstruire. Nous ne voudrions pas tenir pour acquis qu’il n’existe aucune raison moralement pertinente de s’écarter de l’égalitarisme.

Une présomption en faveur de l’égalité comporte deux aspects. Le premier fait appel à l’égalité procédurale. De ce point de vue, la proposition d’un ensemble de règles autorisant, lors de leur utilisation, une protection inégale des personnes ou encore des capacités inégales de les appliquer doit paraître justifiée aux yeux des personnes qui risqueraient de s’en trouver fragilisées ou affaiblies. Le second aspect met l’accent sur l’égalité de résultat. Une règle qui autorise une situation s’écartant de l’égalité doit paraître justifiée aux yeux des personnes qui, en vertu de cette règle, seraient relégués à des positions inférieures. Ainsi, dans les deux cas, la présomption en faveur de l’égalité a pour effet de placer le fardeau de la justification sur les épaules de ceux qui défendent des règles autorisant des inégalités.

La présomption en faveur de l’égalité oriente la justification de politiques publiques dans une direction généralement égalitariste. Imaginons une politique qui conduirait à des disparités majeures quant aux conditions de vie et qui, comparativement à une politique égalitariste, appauvrirait consi­dé­ra­ble­ment les conditions de certaines personnes tout en améliorant de façon signi­ficative celles des autres. Supposons que le seul argument à la défense d’une telle politique soit qu’elle permet d’améliorer le sort de certaines personnes. Le principe d’égal respect pour tous invaliderait cet argument puisqu’il justifie le fait que certains souffrent pour permettre aux autres d’accroître leur bien-être. Cela ne signifie pas qu’il n’existe aucune base à partir de laquelle l’inégalité pourrait être défendue. Ce dont nous avons besoin, cependant, c’est une explication des raisons pour lesquelles l’inégalité échouerait à rencontrer le consentement requis. Une telle explication exigerait une discussion plus approfondie de la nature du consentement requis. Mais cette discussion nous emmènerait trop loin de notre propos. Pour les fins de cet article, j’espère seulement avoir établi clairement qu’en ce qui concerne les principes de base, le respect égal exige un engagement égalitariste.

III.

Les États sont des associations qui engendrent des devoirs de justice. Les États ont, de façon caractéristique, une existence durable. Ils comprennent des institutions et des pratiques de reconnaissance, ainsi que des institutions et des normes juridiques qui font que chacun jouit de nombreux biens importants. Même si les États reconnaissent souvent un droit à l’émigration, les consi­dérations culturelles, économiques et familiales qui entrent alors en ligne de compte rendent le plus souvent l’exercice de ce droit extrêmement onéreux. La structure institutionnelle juridique des États laisse à penser que l’égalité procédurale ou l’égalité citoyenne constitue un aspect important (mais peut-être pas le seul) de l’égalité à l’intérieur de ceux-ci.

L’égalité citoyenne est un idéal de justice exigeant. Il réclame une égale protection juridique, des libertés égales, un processus de prise de décision démocratique et, on peut le penser, des possibilités égales d’influencer le processus démocratique. Une interprétation entièrement adéquate de la notion d’égalité citoyenne exige, à mon avis, non seulement une protection contre certaines formes de privation qui rendent la participation démocratique impossible, telle que le manque de logement adéquat, d’assurance santé et de revenu, mais aussi des dispositions visant à immuniser le processus politique contre les inégalités socio-économiques. Il y a tout lieu de croire que l’interpré­tation adéquate de l’exigence voulant que le processus politique reflète correctement les principes d’égales libertés et d’égalité des chances implique éga­lement la protection contre la discrimination et la domination au sein de la société civile [9].

Je suis sceptique quant à l’idée que les nations, en tant qu’elles sont distinctes des États, soient des associations qui engendrent des devoirs de justice, ou que l’égalité entre les membres d’une même nation constitue un devoir de justice. Pour sa part, David Miller propose une défense complexe de la position selon laquelle l’appartenance à la nation engendre des devoirs de justice. L’argumentation de Miller repose sur la signification éthique de l’identité nationale. Miller énumère cinq caractéristiques constitutives de l’identité nationale: 1) des croyances partagées et des engagements mutuels, 2) une histoire commune, 3) un caractère actif, 4) des frontières territoriales, et 5) une culture publique distincte[10]. Je ne doute pas qu’une certaine compréhension de leur identité nationale constitue, pour plusieurs, un aspect important de l’identité personnelle. Cependant, je doute que cette compréhension prenne la forme que décrit Miller, et que ces identités aient une quelconque incidence sur la question des devoirs de justice.

Miller argue que les devoirs découlant de l’appartenance nationale sont en grande partie déterminés par le cinquième élément de sa caractérisation. « Dans le cas de la nationalité, nous ne sommes pas en position de pouvoir saisir directement les revendications et les attentes des autres membres, pas plus qu’eux les nôtres. Dans cet espace émerge ce que j’ai appelé la culture publique, c’est-à-dire un ensemble d’idées qui ont trait au caractère de la communauté et permettent aussi de déterminer les responsabilités[11]. » Ou encore, comme il l’exprime de façon succincte: « Il semble bien en définitive que les obligations elles-mêmes émanent d’une culture publique façonnée de longue date par les débats politiques[12]. » Cette position tient tout simplement pour acquis que le débat public n’existe qu’entre les membres d’une même nation plutôt qu’entre les compatriotes appartenant à diverses nations. Plus précisé­ment, il y a ici deux présupposés. Le premier est que l’identité nationale repose essentiellement sur un attachement à la culture politique, par opposition, disons, à un attachement à certaines formes d’expression artistique, à un ensemble de coutumes concernant les repas, les fêtes, les présentations, à un goût pour une cuisine particulière ou à l’allégeance à certaines équipes sportives. Or il n’est en aucune façon évident qu’un attachement à la culture politique fasse partie du sentiment d’identité nationale qu’éprouvent la plupart des gens. Miller présente une conception éminemment politique, et par conséquent très discutable, de l’identité personnelle et nationale.

Le second présupposé sur lequel repose la position de Miller est que l’iden­tification de chacun à une culture politique engendre des devoirs de justice. Cela est pour le moins discutable. Évidemment, on peut très bien avoir des devoirs moraux à l’égard de ceux avec qui on entretient une relation de co-participant dans un processus politique. J’ai défendu plus haut ce point de vue lorsque j’ai parlé des devoirs de justice entre compatriotes. Cependant, à la différence des États, les nations ne constituent pas nécessairement des associations fortes. On peut supposer qu’une nation trouve forcément son expression politique sous la forme d’institutions gouvernementales; mais les nations ne sont pas nécessairement gouvernées entièrement par des normes institutionnelles qui affectent les intérêts d’ordre moral supérieur des personnes ou constituent une partie significative des règles encadrant la vie publique de ses membres. Lorsque les nations ont cette influence, c’est en vertu de leurs institutions politiques, ce qui tend à appuyer la position suivant laquelle c’est l’association, créée par les institutions politiques plutôt que par l’identité nationale, qui engendre des devoirs de justice.

Le marché mondial et la division du travail, qui représentent, entre autres, l’investissement direct étranger, les échanges internationaux, la finance internationale et plus particulièrement le prêt et l’échange de devises, constituent un cadre institutionnel. Les règles de coopération qui le caractérisent imposent aux personnes des bénéfices et des pertes, et ont ainsi des effets sur leurs condi­tions de vie qui sont (pour reprendre l’expression de Rawls) « profonds dès le départ[13] ». Elizabeth Anderson a habilement défini la division du travail dans un système économique comme une entreprise de coopération:

Le caractère général et englobant de la division du travail dans une économie mo­derne implique que nul, par ses seuls efforts, ne produise tout, ou même rien, de ce qu’il consomme. En considérant la division du travail comme un système général de production conjointe, les travailleurs et les consommateurs considèrent qu’ils confient collectivement à tous les autres le soin de jouer le rôle économique que ceux-ci ont choisi de jouer. En jouant son rôle dans une division efficiente du travail, chaque travailleur est considéré comme un agent par les gens qui consomment ses produits, et les autres travailleurs, n’ayant plus à jouer ce rôle, deviennent libres de vouer leurs talents à des activités plus productives[14].

La coopération peut être équitable ou inéquitable, et le fait qu’elle soit qua­lifiée comme telle ne dépend pas seulement de ce qu’un ensemble reconnu de règles de coopération soit respecté ou non, puisque ces règles peuvent conduire à des résultats inéquitables [15]. D’un point de vue intuitif cela nous apparaît évident en ce qui a trait aux dispositifs concurrentiels. Un événement concurrentiel peut être inéquitable parce que les règles d’équité existantes ne sont pas appliquées, ou encore parce que le fondement de ces règles est en lui-même inéquitable. Ainsi, même si le marché global était entièrement régi par des règles institutionnelles dûment appliquées, cela ne nous fournirait aucune garantie d’équité.

Les conditions de vie, selon la place que chacun occupe dans la division mondiale du travail, sont extrêmement inégales. Le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) souligne que le revenu total des gens les plus riches du monde (1 % de la population) est égal au revenu total des 57 % les plus pauvres[16]. L’actif des trois personnes les plus riches du monde vaut plus que le PNB combiné de tous les pays les moins développés[17]. Cette inégalité comprend la pauvreté extrême pour presque la moitié de la popula­tion mondiale, qui vit avec moins de 2 $ PPP par jour[18]. Plus grave encore, 1,15 milliard de personnes survivent avec moins de 1 $ PPP par jour [19]. Environ 1,3 milliard de personnes n’ont pas accès à de l’eau potable; et 840 millions d’enfants souffrent de malnutrition[20]. D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), « plus de 60 % des décès surviennent après l’âge de 70 ans dans les pays développés, comparativement à environ 30 % dans les pays en voie de développement[21] ». Le Fonds d’urgence international des Nations Unies pour les enfants (UNICEF) rapporte que 30 500 enfants de moins de 5 ans meurent chaque jour de causes qui, pour la plupart, peuvent être préve­nues[22]. Selon l’OMS: »À chaque heure, plus de 500 mères africaines perdent leur enfant; si elles avaient vécu dans un pays européen, près de 490 de ces mères et leurs enfants n’auraient pas subi le même sort[23]. »

Il est très difficile de penser qu’il puisse exister des perspectives décentes de développement économique pour un État sous-développé à l’extérieur d’un système international d’échange de biens, de services et de propriété intellectuelle. Cependant, puisque ces pays doivent entrer en concurrence pour l’investissement direct étranger, cette voie de développement implique des contraintes significatives sur les politiques nationales. Par exemple, les politiques nationales ayant trait à l’organisation du travail sont affectées par la concurrence d’autres lieux d’affaires potentiels. Le PNUD souligne que « les pressions exercées par la concurrence mondiale ont conduit les pays et les em­ployeurs à adopter des politiques de travail plus flexibles; de plus, les contrats de travail sans engagement à long terme entre l’employeur et l’employé sont de plus en plus nombreux[24] ». En juin 2005, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) comptait dans ses rangs 148 pays[25], représentant plus de 97 % du marché de l’échange mondial[26]. L’appartenance à l’OMC exige l’acquiesce­ment aux accords qui contraignent les diverses politiques nationales[27].

Les chefs d’État sont en principe libres d’accentuer leur implication au sein du marché mondial, mais s’ils n’ont aucune autre perspective raisonnable de développement, cette liberté de choisir est dépourvue de signification morale. De plus, les citoyens des pays qui s’engagent dans une telle voie de développement n’exercent, à toutes fins utiles, aucun choix sur cette question. Le fardeau de l’inégalité dans les conditions de vie et celui des contraintes imposées sur les politiques nationales par le marché mondial ne sont donc pas, dans un sens moralement significatif, volontairement assumées.

Sur la base d’un point de vue moral qui promeut l’égal respect de toutes les personnes, nous pouvons conclure que l’association économique mondiale crée des devoirs de justice économique ou de justice distributive. Cette association économique dispose d’une immense capacité d’affecter les intérêts moraux fondamentaux de chacun, y compris la santé, la longévité, l’éducation, les conditions de vie et de travail, l’emploi et le travail valorisant, le revenu et les loisirs ainsi que les perspectives de développement personnel. De plus, si l’on considère les effets politiques des perturbations et des pressions économiques, cette association peut indirectement influencer le spectre des options politiques qui s’offrent aux États ainsi que l’éventail des libertés civiles et politiques dévolues à leurs citoyens. De tous nos intérêts politiques et sociaux, ceux que nous venons d’énumérer sont, moralement parlant, les plus importants. Finalement, l’immense disparité entre les conditions de vie dont jouissent les membres de l’association économique mondiale paraît incompatible avec les exigences de l’égal respect dû aux personnes.

IV.

Dans la section précédente, j’ai conclu que le devoir de garantir l’égalité citoyenne existe entre compatriotes et que les devoirs de justice distributive égalitariste existent entre les membres de l’association économique mondiale. Ainsi, il ne va pas de soi que les habitants d’un pays aient, à l’égard des personnes vivant dans un autre pays, des devoirs autres que ceux que ces derniers peuvent revendiquer en vertu d’une conception adéquate d’une justice distributive égalitariste. La justice exige-t-elle aussi que nous intervenions pour faire respecter les droits de la personne dans les autres États?

Deux raisons nous poussent à croire que la justice n’exige rien de moins. Premièrement, l’obtention des avantages promis par l’association économique requiert la provision de libertés de base, parmi lesquelles on compte, entre autres, la liberté de contracter, de circuler et de se syndiquer. De plus, la liberté de conscience et la liberté de pensée sont nécessaires pour que chacun puisse évaluer les fruits de l’association économique. Deuxièmement, même si l’association mondiale est essentiellement de nature économique, les intérêts moraux sur lesquels elle influe ne le sont pas uniquement. Habituellement, les économies influent sur les possibilités de chacun de mener une vie libre et pourvue de sens. Dès lors, l’existence d’une associa­tion économique engendre des devoirs de justice qui s’ajoutent à ceux imposés par la seule justice distributive.

Les États doivent-ils également agir, dans certains cas, afin de protéger les droits démocratiques de ceux qui ne sont pas leurs citoyens? Supposons que les États soient justifiés d’intervenir parce qu’ils satisfont ainsi, en tant qu’agents des citoyens, au devoir qu’ont ceux-ci de protéger les libertés de base des autres. Si les États démocratiques garantissent ces libertés mieux que les États non démocratiques, ils ont dès lors, dérivativement, le devoir d’aider ces derniers à établir et à maintenir des structures étatiques démocratiques. Bien évidemment, ce point de vue instrumentaliste n’est pas le seul qui puisse se porter à la défense de la démocratie. Les institutions qu’exige la justice mondiale doivent, de toute façon, fonctionner selon des principes cohérents avec les valeurs de base qui engendrent des devoirs de justice globale. Aussi le principe d’égal respect de chacun peut-il exiger que les institutions publiques soient régies par la règle de la majorité et un principe de non-exclusion. De plus, la délibération démocratique peut constituer le meilleur moyen d’élucider la teneur et l’extension des besoins économiques[28].

Si l’on a le devoir de garantir, pour ceux qui ne sont pas nos compatriotes, la jouissance des droits démocratiques, quelles sont les limites de ce devoir d’intervention? Si l’espace de la souveraineté étatique n’est pas délimité, alors le principe du droit à l’autodétermination démocratique est menacé[29]. L’idée de démocratie suppose déjà qu’une population a la capacité de déterminer son destin politique. Aussi le devoir de promouvoir la démocratie à l’intérieur des autres États restreindrait-il de façon considérable la portée du principe d’autodétermination. Pourtant, nous supposons que les États ont le devoir, à l’égard de ceux qui ne sont pas leurs citoyens, d’établir et d’appuyer des États susceptibles de garantir les libertés de base et les droits démocratiques. La protection égale juridiquement garantie et les chances égales de participer à la gouvernance semblent faire partie de ces libertés de base et de ces droits démocratiques. Il y a là une bonne raison de penser que la protection et la participation égales constituent l’objet de devoirs à l’échelle mondiale. Et une telle proposition peut malgré tout demeurer cohérente dans une certaine mesure avec le respect du principe d’autodétermination démocratique. Les États peuvent toujours invoquer le droit de conduire eux-mêmes leurs propres affaires lorsque celles-ci sont régies par une structure de base juste. De plus, même quand les États ne peuvent se prévaloir de ce droit, il n’en découle pas que toute intervention soit, tout bien considéré, toujours justifiée[30].

V.

Puisque tant la citoyenneté étatique que l’appartenance à l’association économique mondiale engendrent des devoirs de justice qui exigent un soutien institutionnel, une personne membre de ces deux associations peut être confrontée à des devoirs conflictuels. Les ressources allouées à l’accomplissement d’un devoir national ne peuvent pas en même temps être allouées à l’accomplissement d’un devoir mondial. Il y aura donc des conflits lorsque les ressources seront insuffisantes pour permettre l’accomplissement des deux types de devoirs. Cependant, reconnaître cette possibilité ne constitue pas une concession au prétexte selon lequel les ressources sont actuellement insuf­fisantes. Les obstacles que nous rencontrons présentement ont davantage trait à la manipulation ou à l’édification de processus politiques visant à servir les intérêts des privilégiés qu’à la rareté des ressources. Néanmoins, une importante question de théorie morale peut être soulevée ici. Y a-t-il quelque raison de croire que les devoirs généraux de justice à l’égard de nos compatriotes devraient primer sur les devoirs que nous avons à l’égard de ceux qui ne sont pas nos compatriotes ou, au demeurant, de croire l’inverse? Une des raisons qui milite en faveur de la position selon laquelle les devoirs de justice à l’égard de ceux qui ne sont pas nos compatriotes sont relativement moins pressants que ceux que nous avons à l’endroit de nos compatriotes est que l’importance des devoirs de justice est proportionnelle à l’étroitesse du lien associatif. Cette affirmation a une certaine plausibilité puisque les devoirs de justice sont par nature des devoirs associatifs. Les liens associatifs faibles ou ténus peuvent engendrer des devoirs relativement moins importants que des liens forts. Ainsi, d’après cette position, si les États jouent le rôle de médiateurs entre les devoirs de chacun, ils peuvent être justifiés de tenir pour moins importants les intérêts de ceux avec qui leurs citoyens ne sont que faiblement associés.

L’avantage pratique de cette position est que, dans des conditions de rareté des ressources, les États auront une raison d’accorder la priorité à leurs citoyens lorsqu’ils auront à choisir entre les intérêts de ceux-ci et les intérêts de ceux avec qui ils ne sont que faiblement associés. En revanche, d’autres raisons peuvent militer en faveur de la priorité accordée aux besoins des non-compatriotes. Par exemple, l’étendue et la sévérité de leurs besoins peuvent être bien plus importantes. Cette position, pour être mise en application, exi­gerait toutefois une évaluation des cas qui risquerait d’être fort complexe.

La position selon laquelle les devoirs devraient être ordonnés selon la force du lien associatif qui les engendrent connaît aussi des limitations pratiques. Une première limitation découle du système de gouvernance mondiale qui confère aux États un rôle de médiateur dans le respect des devoirs de chacun. Supposons que les citoyens d’un État donné aient une association plus forte avec les habitants d’une région particulière d’un autre État, par exemple, avec les habitants d’une région frontalière. Le fait que les devoirs des citoyens du premier État à l’égard des citoyens du second soient médiatisés par les interactions entre ces deux structures étatiques exigera le plus souvent que les citoyens du premier État traitent tous les citoyens du second de façon égale. En effet, le second État doit garantir une protection juridique égale à tous ses citoyens. Une autre limitation découle de notre incapacité à mesurer avec précision le degré d’intensité du lien associatif. Toute mesure serait approximative, imparfaite et d’une certaine façon intuitive. Traiter les divers non-citoyens de façon différente selon leur appartenance citoyenne particulière, alors que la citoyenneté est comprise comme un indicateur de la force du lien associa­tif peut engendrer un ressentiment qui ne sera d’aucune aide pour d’autres formes de coopération mondiale.

Une façon de contourner ces limitations est de ne pas différencier les non-compatriotes d’après la force des devoirs que nous avons à leur endroit, mais de maintenir seulement la distinction entre compatriotes et non-compatriotes. Cependant, la cohérence d’une telle pratique est mise à l’épreuve par le fait que nous sommes souvent associés plus fortement avec des non-compatriotes qui partagent une frontière avec nous qu’avec ceux de nos compatriotes qui vivent éloignés de nous. Bref, il est pour le moins difficile d’imaginer qu’une politique visant à prioriser les devoirs à l’égard de nos compatriotes sur la base de la force de l’association puisse être justifiée de façon générale et cohérente.

On pourrait être tenté de croire que la priorité accordée aux devoirs à l’endroit des compatriotes puisse être justifiée de façon générale sur la base de la priorité temporelle de l’association étatique[31]. Si l’existence de l’État précède l’existence de l’association économique mondiale, alors les devoirs qui découlent des associations étatiques ont préséance sur ceux qui découlent de l’association économique mondiale. Cette position présente toutefois deux problèmes sérieux. Le premier est que dans la vie de tous et chacun, il est loin d’être évident que les devoirs à l’égard de ses compatriotes existent avant les devoirs à l’égard des autres. Plus jeune est une personne, moins il semble que ce soit le cas, tant l’intégration mondiale économique ne cesse de croître. Le second problème que soulève cette position est que, de façon générale, la prio­rité temporelle constitue une raison insuffisante pour justifier la priorité morale. Le fait que j’ai eu des devoirs moraux à l’égard de mes collègues avant la naissance de mon fils ne constitue pas une raison suffisante de croire que, lorsqu’ils entrent en conflit, mes devoirs moraux à l’égard de mes collègues l’emportent sur mes devoirs moraux envers mon fils.

Conclusion

Du point de vue selon lequel toute personne a droit à un égal respect, les États et l’économie mondiale donnent naissance à des devoirs de justice parce qu’ils constituent des associations de type approprié. Les nations, étant différentes des États, ne sont pas des associations qui engendrent des devoirs de justice. Les devoirs de justice envers les compatriotes visent à assurer l’égalité citoyenne. L’association économique mondiale donne naissance à des devoirs de justice distributive égalitariste autant qu’à un devoir de protéger les droits de la personne. Les devoirs engendrés par les États et l’économie mondiale sont différents parce que la nature de ces associations est différente. Parce que ces devoirs ont des sources différentes, il n’est pas possible de soutenir que, de façon générale, un type de devoir devra primer sur l’autre. Il peut exister des situations non idéales où, à cause de l’intransigeance de ceux qui ont contrôlé ou contrôlent les ressources, il est impossible de respecter pleinement ces différents devoirs, mais je n’ai pas discuté de ce qui devrait être entrepris à l’encontre d’une telle résistance[32].