Abstracts
Résumé
L’actualité du kantisme en philosophie morale et politique est illustrée par l’importance en son sein des approches formelles, notamment l’éthique de la discussion et le libéralisme politique. Ces approches estiment que le formalisme pratique implique une réduction de la sphère de la rationalité pratique à la seule réflexion morale sur l’impartialité des normes, au détriment du questionnement éthique sur la vie bonne renvoyé à la particularité subjective. Dans le présent article, nous contestons la nécessité d’une telle implication et nous voulons montrer la possibilité de penser une éthique formelle : un jugement éthique a priori peut être fondé sur la seule nécessité de donner sens à la forme de la finitude.
Abstract
The actuality of Kantism in moral and political philosophy is mirrored in the importance of formal approaches, i.e. deliberative ethics and political liberalism. These approaches underline that practical formalism implies a reduction of the sphere of practical rationality to a moral reflection on impartiality of norms. This reflection is carried out at the expense of the ethical questioning on the « good life », which is reduced to the subjective particularity. In the present article, I contest the necessity of such an implication. Also, I want to show the possibility to conceive a formal ethic, namely an a priori ethical judgement can be founded on the necessity alone to give sense to the form of finitude.
Article body
Introduction
Deux siècles après sa mort, Kant demeure une référence incontournable en philosophie morale et politique. L’éthique de la discussion habermassienne, d’une part, le libéralisme politique rawlsien, d’autre part, pour ne citer que deux exemples parmi les plus marquants, se fondent sur l’héritage du criticisme kantien. Leur kantisme s’exprime notamment dans leur attachement au cognitivisme pratique. Contre tout réductionnisme naturaliste, ils affirment la capacité de justifier rationnellement les jugements pratiques. Toutefois, les critiques, notamment néo-aristotéliciennes, de la tradition kantienne soulignent que le formalisme pratique qui caractérise cette dernière impliquerait l’exclusion de la question éthique de la vie bonne hors de la sphère de la justifiabilité rationnelle[1]. Ils perçoivent dès lors le formalisme pratique comme incapable de guider les hommes dans leur vie quotidienne.
Il s’agit en fait d’une controverse dont la source se trouve déjà dans les objections adressées par Hegel à la morale formelle de Kant. Hegel, insistant sur l’unité fondamentale du phénomène moral, récusait en fait une double réduction. D’une part, celle opérée par les morales formelles du devoir – dont la philosophie kantienne serait la meilleure illustration – qui, en se concentrant sur les seules questions de justice, conduisent à un universalisme abstrait, certes à même de garantir à chacun une égalité formelle de droits subjectifs, mais incapable de rendre compte de l’inscription de toute action dans un contexte spécifique partagé par des personnes unies dans des relations asymétriques au sein desquelles elles apparaissent comme différenciées et vulnérables. Mais, d’autre part, Hegel récusait aussi la réduction inverse pratiquée par les éthiques aristotéliciennes qui manquent l’apport définitif que représente le moment formel et qui ne peuvent dès lors que proposer des théories irréductiblement marquées par le particularisme. Hegel en appelle par conséquent à une pensée morale susceptible d’articuler ces deux dimensions du phénomène moral.
Dans cette étude, nous voudrions suggérer la possibilité d’intégrer la critique hégélienne au sein d’une morale formelle en contestant que le formalisme implique nécessairement la réduction de la moralité à la seule question déontologique de l’impartialité des normes. Nous voudrions par conséquent penser, à la suite de Weil[2], un kantisme post-hégélien[3], un formalisme ne renonçant pas à répondre à la question existentielle du sens de la vie. Nous montrerons ainsi que le formalisme pratique ne se distingue pas par le caractère formel des jugements qu’il permet de justifier, mais par sa volonté de déduire, ou de construire, des jugements substantiels fondés sur la seule forme de la raison. C’est la pureté de son mode de déduction et son rejet du réalisme moral qui définit le formalisme pratique.
Nous préciserons cette acception du formalisme pratique dans la première partie de notre texte. Dans la seconde partie, qui constitue le coeur de notre propos, nous nous efforcerons de déterminer comment il est possible de déduire des jugements substantiels à partir d’une simple exigence formelle. Notre argument reposera essentiellement sur une désubstantialisation du concept de sujet transcendantal compris comme l’Idée d’un sujet qui, en dépit de la pureté de sa volonté, demeurerait formellement fini.
Le fil conducteur de cet article est constitué par un dialogue avec les textes kantiens. Notre propos peut donc être compris comme une interprétation de la morale kantienne. Pour éviter tout malentendu, nous souhaitons toutefois souligner que notre lecture de Kant est dénuée de toute prétention exégétique dans la mesure où le principe directeur de notre interprétation n’est pas la fidélité au texte mais l’exigence de pouvoir reprendre l’argumentation à notre compte – ce qui impose de nous distancier de Kant lorsque nous sommes en désaccord avec lui[4].
1. Le formalisme pratique
Le formalisme kantien
Tout criticisme d’inspiration kantienne est nécessairement un rationalisme au sens où il ne peut reconnaître la légitimité que des jugements fondés sur la raison. Or, en l’absence de tout fondement extérieur à la raison, les seuls jugements qui peuvent prétendre à une nécessité universelle sont les jugements synthétiques a priori[5]. Les conditions transcendantales de possibilité de la connaissance, c’est-à-dire les conditions auxquelles un sujet peut concevoir la possibilité d’une connaissance, sont le moyen terme de ces jugements. Ainsi, sur le plan théorique, les conditions transcendantales de la connaissance sont l’ensemble des conditions subjectives qui rendent possible l’expérience de la nature. Quel que soit son contenu particulier, toute expérience respectera un certain nombre d’exigences formelles qui découlent de la structure de la raison du sujet expérimentant. De manière similaire, sur le plan moral, il importe de déterminer les conditions transcendantales de possibilité d’une connaissance de ce que nous devons faire. Quel que soit son contenu particulier, une maxime subjective ne peut être conçue comme morale par notre raison que si elle respecte certaines conditions formelles. Dans les deux cas, c’est la nécessité du respect de ces conditions formelles qui permet d’énoncer des jugements apodictiques.
Ce formalisme du criticisme kantien restreint la légitimité des jugements théoriques aux seuls phénomènes. Une connaissance de la substance du monde, du monde tel qu’il est en soi, c’est-à-dire indépendamment du sujet qui le perçoit, lui est inaccessible. Il lui faut par conséquent renoncer à toute prétention à l’universalité objective que posséderait une connaissance ontologique et s’efforcer d’atteindre l’universalité subjective d’une connaissance transcendantale. À défaut de pouvoir connaître le monde nouménal, nous ne pouvons connaître le monde que tel qu’il apparaît au sujet, tel qu’il est mis en forme par les intuitions et catégories transcendantales du sujet. Le formalisme de l’idéalisme kantien est ainsi son subjectivisme transcendantal, son renoncement à une connaissance ontologique de la substance de l’objet.
Sur le plan pratique, ce formalisme s’illustre par le refus de toute conception morale qui prétendrait avoir une connaissance d’un bien possédant une réalité extérieure au sujet. De la même manière que nous ne pouvons pas juger de la validité de nos jugements théoriques en vérifiant leur adéquation à la chose en soi, nous ne sommes pas en mesure d’éprouver la moralité de nos jugements en évaluant leur conformité à un bien objectif. Le rapport entre le bien et la loi morale est par conséquent renversé : le contenu de la loi morale ne dépend plus d’un bien déterminé qu’il nous faudrait accomplir, c’est le respect de la loi morale qui détermine ce qu’est le bien[6]. Plutôt donc que de s’efforcer de définir le bien en soi, il s’agit de procéder à une réflexion transcendantale sur les conditions qu’une maxime subjective – le principe que nous avons l’intention de suivre en accomplissant un acte déterminé – doit satisfaire afin qu’elle puisse respecter la loi morale. Dans la mesure où nous n’avons aucune connaissance d’un bien substantiel, ces conditions ne peuvent être que les conditions subjectives de pensabilité de loi morale.
Les conditions transcendantales de la loi morale
Or, dès qu’un sujet raisonnable s’efforce de penser une loi morale, il ne peut la concevoir que comme un principe universel obligeant inconditionnellement. La loi morale devant être fondée sur la seule raison, sa validité s’étend à tous les êtres raisonnables. De plus, à la différence des impératifs de l’habilité, la loi morale doit contraindre indépendamment de notre volonté d’agir moralement ou non. Les impératifs de l’habilité prescrivent en effet les moyens nécessaires à la réalisation d’une fin déterminée. Ce sont des propositions analytiques puisque la volonté de réaliser ces moyens est impliquée par la volonté de réaliser la fin en question. Leur validité doit donc être reconnue par tout sujet, mais elle est conditionnée à la volonté de réaliser une fin donnée. Il suffit de ne pas vouloir cette fin pour que la nécessité de réaliser les moyens s’estompe. La nécessité de la loi morale par contre s’impose inconditionnellement. Un comportement qui lui serait contraire demeure une transgression même si l’agent prétend ne pas désirer agir moralement[7].
L’inconditionnalité et l’universalité sont ainsi les conditions formelles, prescrites a priori par la raison, de tout commandement moral. Comme chacun le sait, cette double exigence est synthétisée sous la forme d’un impératif imposant de pouvoir universaliser la maxime de son action pour en faire une loi, c’est-à-dire un principe qui, à la différence d’une simple règle, s’impose inconditionnellement[8] : « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle[9]. » Cet impératif catégorique est ainsi le principe suprême de la morale kantienne. Son respect, c’est-à-dire le respect des conditions transcendantales de possibilité des commandements moraux, constitue le moyen terme permettant de fonder des jugements pratiques synthétiques a priori sur l’un des deux modèles ci-dessous que Kant a insuffisamment distingués.
Les deux modèles argumentatifs
Dans le premier modèle, l’agent se demande s’il a moralement le droit d’agir conformément à une maxime donnée. À cette fin, il vérifie si un tel droit peut être universalisé. À défaut, il peut en déduire un devoir, le commandement moral d’agir contrairement à la maxime qu’il envisageait de suivre. De l’impossibilité d’universaliser, par exemple, un droit au mensonge découle un devoir de dire la vérité[10]. Le jugement « dire la vérité est un commandement moral » est par conséquent un jugement pratique synthétique a priori dont les conditions subjectives de possibilité de la morale sont le moyen terme.
Dans le deuxième modèle, l’agent se demande s’il a moralement le devoir d’agir conformément à une maxime donnée et vérifie par conséquent si ce devoir peut être universalisé. À défaut, il peut en déduire le droit, mais non le devoir d’adopter la maxime inverse[11]. Ainsi, le devoir de sacrifier sa vie n’est pas universalisable puisque, par définition, un sacrifice requiert la subsistance d’une personne qui en bénéficie. Un devoir universel de sacrifier sa vie serait en définitive un devoir de se suicider. De l’impossibilité d’universaliser un tel devoir, on ne peut toutefois que conclure que le jugement pratique synthétique a priori selon lequel « sacrifier sa vie n’est pas un devoir moral » et en déduire par une double négation le droit de préserver sa vie. Le devoir de préserver sa vie ne peut quant à lui être déduit que de l’impossibilité d’universaliser le droit au suicide[12].
Ces deux modèles argumentatifs devant permettre de construire des jugements synthétiques a priori énonçant ce que l’agent doit faire, le formalisme pratique réside dans la définition du bien comme étant fondé, et non seulement connu, par la raison pure. Dans une telle perspective, la raison n’est en effet pas seulement la faculté qui nous permet de découvrir, d’avoir accès à un bien substantiel existant indépendamment de la raison et dont le fondement résiderait, par exemple, dans une volonté divine ou un monde supranaturel. Le propre du formalisme moral serait d’être un constructivisme : la raison est le fondement du bien, le bien est ce que la raison pense comme étant bien. Vivre conformément au bien est dès lors vivre conformément à ce que la raison par ses seules ressources, c’est-à-dire la raison pure, exige comme devant être pour que le bien soit pensable. C’est pourquoi il est nécessaire de s’engager dans une réflexion sur les conditions formelles de pensabilité du bien. Selon une telle approche, la loi morale, qui prescrit le respect des exigences de la raison pure, peut encore être comprise comme la loi énonçant ce que nous devons faire pour vivre bien.
Morale et éthique
La difficulté, toutefois, réside dans la détermination du type d’exigences que la raison peut poser à partir de ses seules ressources. Plus particulièrement, l’enjeu du débat suscité par le formalisme pratique porte sur la question de savoir si les devoirs moraux déduits de manière a priori sont nécessairement des normes impartiales qui permettent une coexistence juste des arbitres individuels ou s’ils peuvent requérir de l’agent qu’il fasse preuve d’un certain nombre de valeurs constitutives d’une vie bonne. Autrement dit, l’adoption du formalisme pratique implique-t-il nécessairement une réduction du champ de la rationalité pratique à la seule question du juste ou demeure-t-il compatible avec le questionnement éthique classique sur la vie bonne ?
Or, bien qu’il soit couramment considéré que les conditions formelles prescrites par la raison pour penser la possibilité d’une loi morale (que cela soit l’exigence kantienne d’universalisation ou celle habermassienne de pouvoir être justifiée au sein d’une discussion idéale) ne permettent que de s’assurer de l’impartialité des normes morales, nous entendons défendre l’idée que le formalisme pratique n’implique nulle rupture nécessaire avec l’interrogation éthique sur la vie bonne. Pour peu qu’il soit possible de fonder a priori une conception du bien, le constructivisme transcendantal[13], propre à tout formalisme pratique, peut tout autant être éthique que moral[14]. C’est le rejet du réalisme moral qui caractériserait donc le formalisme pratique, non le renoncement à l’élucidation des valeurs dont l’agent doit faire preuve pour mener une vie bonne. Nous essaierons de dégager dans les prochaines sections le principe d’une telle déduction transcendantale du bien à travers un essai de systématisation de la déduction a priori des devoirs pratiques, tout particulièrement de ceux proposés par Kant lui-même.
Ce faisant, nous contestons que la rupture entre éthique et morale serait un corollaire de tout formalisme pratique, parce que le critère formel est, au mieux, en mesure de démontrer l’immoralité de certaines maximes subjectives, mais serait par contre incapable de déterminer comment nous devons agir et, plus globalement, vivre. Une exigence formelle, comme celle de l’universalisation, présupposerait l’existence d’une maxime subjective dont elle éprouverait le caractère raisonnable, sans nous fournir la moindre ressource pour formuler cette maxime elle-même. À l’opposé, en faisant de l’Idée du Bien l’objet du formalisme moral, on peut attribuer une portée morale à la maxime elle-même, de telle sorte que la loi morale exigerait non seulement la subordination de la maxime à un principe formel, mais aussi l’adoption de certaines maximes.
2. La volonté du sujet transcendantal
Prenant acte de l’impossibilité de juger de la prétention à la validité d’une conception du bien en confrontant son contenu à un bien substantiel qui serait donné, les morales formelles s’interrogent sur les conditions de pensabilité des commandements moraux : quelles exigences doivent être satisfaites afin qu’une proposition puisse prétendre avoir la forme d’un jugement pratique universel ? L’apport décisif de la morale kantienne est ainsi de mettre en évidence que conférer une prétention à la validité à un jugement pratique nécessite de pouvoir lui donner la forme d’une loi universelle, c’est-à-dire d’un commandement qui s’impose inconditionnellement à tous les êtres raisonnables.
L’agent qui s’interroge sur la validité de sa conception de la vie bonne doit donc s’interroger sur la possibilité que les prescriptions éthiques inhérentes à cette conception puissent être universalisées. Or, bien que cette exigence d’universalisation soit simple dans son principe, sa signification exacte est délicate à déterminer. Les exemples, donnés par Kant dans les Fondements de la métaphysique des moeurs et dans la Doctrine de la vertu, de devoirs moraux découlant de l’impossibilité d’universaliser la maxime contraire devraient permettre de nous éclairer sur ce point. Toutefois, l’argumentation kantienne est bien souvent trop concise pour ne pas prêter à une diversité d’interprétations. Nous voudrions par conséquent indiquer comment il est possible, dans une perspective post-hégélienne, de comprendre la signification de l’exigence formelle selon laquelle il faut pouvoir vouloir que la maxime de son action puisse constituer une loi universelle. Nous donnerons de la sorte à cette exigence formelle une portée permettant d’en déduire des jugements substantiels sur la vie bonne, qui outrepassent le seul respect des règles de justice. Pour ce faire, il importe premièrement de souligner, à la suite de Kant, que l’universalisation d’une maxime peut être rejetée pour deux motifs distincts :
Il faut pouvoir vouloir qu’une maxime de notre action devienne une loi universelle : tel est le canon qui rend possible l’appréciation de notre action en général. Certaines actions sont ainsi faites que leur maxime ne peut sans contradiction être conçue comme une loi universelle de la nature : tant s’en faut dans ces conditions qu’on puisse en outre vouloir qu’elle doive le devenir. Pour d’autres actions, on ne peut certes y trouver cette impossibilité intrinsèque, mais il est pourtant impossible de vouloir que leur maxime soit élevée à l’universalité d’une loi de la nature, parce qu’une telle volonté se contredirait elle-même[15].
C’est la signification qu’il importe de donner au deuxième motif de refus d’universalisation d’une maxime – l’impossibilité de vouloir une universalisation, bien que celle-ci soit concevable – qui est essentiellement problématique et qui retiendra essentiellement notre attention. C’est en effet l’exigence que l’universalisation puisse non seulement être conçue, mais également voulue, qui permet de déduire du principe formel la prescription de fins éthiques. Précisons toutefois d’abord en quoi l’universalisation d’une maxime peut même ne pas être concevable à partir de la condamnation de la fausse promesse déjà donnée en exemple par Kant.
3. L’impossibilité de concevoir l’universalisation
Contradictions logiques et performatives
À la suite de Kant, nous justifions l’impossibilité d’universaliser le principe d’action selon lequel une promesse peut être énoncée avec l’intention de ne pas la tenir par le fait qu’une promesse ne peut être formulée que si celui à qui elle est faite peut postuler qu’elle sera tenue. Faire une fausse promesse requiert donc la possibilité de postuler que les personnes respectent leur engagement. En l’absence d’un tel postulat, personne n’aurait suffisamment confiance en la parole de quelqu’un pour être disposé, par exemple, à lui prêter de l’argent. Or l’universalisation d’un droit à ne pas tenir ses promesses contredirait précisément ce postulat. Si une loi universelle reconnaissait à chacun un tel droit, il ne serait par conséquent plus possible de tromper quelqu’un puisque plus personne n’aurait confiance en une promesse. L’universalisation du droit de mentir rendrait donc impossible les fausses promesses. La maxime mise en oeuvre par celui qui emprunte de l’argent est par conséquent contradictoire lorsqu’elle est universalisée. Il est dès lors possible de déduire de l’impossibilité d’universaliser un droit au mensonge, la validité du jugement synthétique a priori selon lequel respecter ses engagements est un commandement moral[16].
En l’occurrence, il semble que l’universalisation de la maxime engendre une contradiction performative puisqu’elle transgresserait une condition de possibilité de l’effectuation d’une promesse, à savoir la possibilité d’être cru par son interlocuteur. L’inconcevabilité de l’universalisation d’une maxime doit également être rejetée si elle est logiquement contradictoire. C’est par exemple le cas du devoir de sacrifier sa vie auquel nous avons déjà fait référence. C’est donc le caractère contradictoire – pragmatiquement ou logiquement – de l’universalisation d’une maxime qui justifierait son inconcevabilité.
Devoir de vertu et devoir de droit
Cette inconcevabilité est le moyen terme qui permet de fonder un ensemble de jugements synthétiques a priori énonçant un certain nombre de droits et de devoirs. Ces droits et ces devoirs sont, pour reprendre la terminologie kantienne, parfaits et stricts – étant entendu qu’à un droit parfait et strict reconnu à une personne correspond le devoir parfait et strict pour les autres personnes de respecter ce droit. Un devoir parfait est un devoir qu’une action précise est susceptible de satisfaire pleinement. Ce devoir pouvant être parfaitement respecté, il est par conséquent d’obéissance stricte : la conformité au devoir est binaire, et l’agent ne peut se contenter d’une conformité relative. Puisqu’un tel devoir requiert l’application d’actions déterminées, il peut non seulement constituer un devoir de vertu auquel l’agent se conforme par simple respect de la loi, mais aussi un devoir de droit dont la conformité est imposée au moyen d’une contrainte externe sanctionnant toute transgression[17].
Les devoirs de ce type garantissent un égal respect des personnes et permettent par conséquent une coexistence juste des arbitres individuels. Ils énoncent les normes morales qui doivent régir de manière impartiale les interactions humaines et non les valeurs éthiques dont doit faire preuve un agent afin de mener une vie bonne[18]. C’est ainsi en restreignant l’exigence d’universalisation à la seule concevabilité de celle-ci que l’on est conduit à considérer que les seuls jugements pratiques synthétiques a priori possibles sont des jugements dits moraux, alors que les jugements dits éthiques ne pourraient être que des jugements synthétiques a posteriori dépendant des préférences personnelles de l’agent et des caractéristiques particulières du contexte dans lequel il agit.
4. L’impossibilité de vouloir l’universalisation de la maxime
Toutefois, nous l’avons vu, selon Kant lui-même, l’universalisation ne doit pas seulement pouvoir être conçue, elle doit également pouvoir être voulue. En effet, une contradiction peut également surgir entre la volonté d’agir suivant une certaine maxime et la volonté de considérer celle-ci comme un impératif universel et inconditionnel. Une contradiction pourrait ainsi surgir entre la volonté dont témoigne l’agent lorsqu’il se propose d’adopter une maxime et les implications qu’auraient l’universalisation de cette maxime, de telle sorte que le but qui était visé par l’agent ne saurait être atteint si sa maxime était universalisée et, en ce sens, celui-ci ne pourrait vouloir cette universalisation.
Contradiction logique. Le devoir de bienveillance
Telle est précisément une interprétation possible de la condamnation kantienne de l’égoïsme. Celle-ci est en effet susceptible d’être comprise comme reposant sur l’argument selon lequel une universalisation de l’égoïsme serait impossible parce que contradictoire. La maxime décriée peut être formulée ainsi : N’agissant que selon mes intérêts personnels, je ne fournis jamais mon assistance à celui qui en a besoin. Or l’universalisation de cette maxime serait contradictoire parce qu’une fois universalisée elle produirait le contraire du but recherché. Comme nous sommes tous susceptibles d’avoir un jour besoin de l’aide d’autrui et que notre intérêt personnel est de pouvoir compter sur celle-ci, celui qui penserait maximaliser son bonheur dans un monde où chacun se comporterait de manière égoïste ferait un raisonnement contradictoire[19].
Dans un souci de clarté, précisons que l’argument kantien ne signifie pas qu’il serait irrationnel pour tout agent d’accepter de vivre dans un monde où l’égoïsme serait une loi universelle. Kant admet explicitement que « nombreux sont les gens qui admettraient qu’autrui n’a nul besoin d’agir envers eux avec bienveillance, pourvu simplement qu’ils puissent être dispensés de lui témoigner eux-mêmes de la bienveillance[20] » et, pour peu qu’ils disposent d’une situation fortement privilégiée, cela peut être conforme à leur intérêt personnel. En ce qui les concerne, il n’y aurait donc nulle contradiction à vouloir l’universalisation de l’égoïsme.
Toutefois, l’exigence d’universalisation ne peut être restreinte au seul respect de la Règle d’or[21] : Ne fait pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse. Pour qu’une maxime puisse être universalisée, il faut que cette universalisation puisse être voulue, abstraction faite de toute considération empirique, abstraction faite donc, notamment, de la situation sociale et historique qui est celle d’un sujet particulier dans le monde sensible[22]. S’il est concevable qu’un agent particulier soit prêt à voir la maxime de l’égoïsme universalisée, Kant considère que cela ne peut être le cas d’un sujet pur.
Afin de pouvoir reprendre l’argument à notre compte, il nous faudrait en proposer une justification. Or, une fois admise la nécessité de faire abstraction de tout élément empirique, il devient difficile de comprendre ce qui peut déterminer la volonté du sujet transcendantal[23], si ce n’est le seul rejet de maximes dont l’universalisation serait inconcevable parce que logiquement ou performativement contradictoire. Même le rejet de l’égoïsme ne semble pouvoir être justifié sans une prise en considération d’un minimum de données empiriques.
Certes, contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’argument n’a pas nécessairement besoin de postuler qu’un sujet transcendantal aurait nécessairement un intérêt pour la satisfaction de préférences personnelles dont il ignorerait le contenu, intérêt que l’universalisation de l’égoïsme ne parviendrait pas à réaliser. Il n’est en effet pas nécessaire d’attribuer au sujet transcendantal la volonté d’atteindre une fin même aussi abstraite que la satisfaction de préférences quelconques[24]. Il suffit de dire que vouloir adopter la maxime de l’égoïsme s’explique par la volonté de maximaliser la satisfaction de ses préférences personnelles et que l’universalisation de l’égoïsme serait logiquement contradictoire avec une telle volonté.
Ce que le raisonnement requiert, par contre, c’est la démonstration de la thèse selon laquelle vouloir l’universalisation de l’égoïsme est incompatible avec la volonté de maximaliser ses préférences[25]. La question est au coeur de tous les débats autour de la tradition hobbésienne, et il n’est pas possible de l’aborder un tant soit peu sérieusement ici. Pour notre propos, il nous suffit de souligner qu’une telle démonstration repose nécessairement sur la conscience de la finitude humaine et les implications de celle-ci. Un être non fini serait en effet nécessairement autosuffisant et n’aurait nul besoin de la bienveillance d’autrui pour être heureux.
En conséquence, pour qu’un sujet abstrait de tout enracinement empirique puisse percevoir que, s’il désirait maximaliser ses préférences personnelles, il ne pourrait vouloir l’universalisation de l’égoïsme, il importe qu’il conserve la connaissance de la forme de la finitude. Le sujet transcendantal qui doit pouvoir vouloir l’universalisation de la maxime doit ainsi être compris comme l’Idée d’un sujet raisonnable et fini qui serait parvenu à faire abstraction des caractéristiques particulières de son enracinement empirique sans ignorer pour autant sa finitude. La dimension post-hégélienne s’illustrerait ainsi dans la déconstruction que nous ferions subir au concept métaphysique de sujet transcendantal avant de le réinvoquer en tant qu’Idée régulatrice.
La forme de la finitude et le souverain bien
Le procédé est toutefois éminemment kantien, et Kant lui-même invite à une telle lecture, que cela soit lorsqu’il doute qu’une action parfaitement morale ait pu être commise sur cette terre[26] ou lorsqu’il distingue sainteté et vertu en précisant que seule celle-ci serait accessible à l’homme[27]. Alors que la volonté sainte serait celle d’un être qui ne pourrait pas même être tenté d’agir autrement que moralement, la volonté d’un être dont la raison serait la pleine nature, la volonté humaine demeure nécessairement celle d’un être fini pour qui la loi morale est nécessairement ressentie comme une contrainte que, en tant qu’être raisonnable, il s’impose à lui-même en tant qu’être sensible. C’est pourquoi Kant estime que :
[l]a moralité humaine, à son degré le plus élevé, ne peut cependant être rien de plus que vertu, et cela quand bien même elle serait entièrement pure (totalement affranchie de l’influence de tous mobiles étrangers autres que celui du devoir), dans la mesure où elle est alors, en tant qu’idéal (dont on doit continuellement s’approcher[28]), communément personnifiée, de manière poétique, sous le nom de sage[29].
Il est dès lors légitime de comprendre le sujet transcendantal – celui qui doit pouvoir vouloir l’universalisation de la maxime – comme un sujet dont la volonté est pure (c’est-à-dire un sujet dont l’intention est parfaitement vertueuse, un sujet dont l’élément formel de la volonté est moral) mais pour lequel l’élément matériel de la volonté (la fin qu’elle se donne) reste un devoir[30]. Or, comme il n’est de devoir que s’il y a quelque chose à contraindre, le sujet transcendantal doit demeurer un être formellement fini. Ce n’est ainsi que si la forme de la finitude est préservée que la loi morale est susceptible de s’appliquer à quelque chose.
Selon une telle lecture, il apparaît que, de même que sur le plan théorique l’application des concepts de l’entendement présuppose un objet = x unifié par l’imagination transcendantale dans les formes de l’espace et du temps, l’application, sur le plan pratique, de la loi morale présuppose une volonté = x que l’imagination ne peut se présenter que dans la forme de la finitude[31]. Dès lors, la volonté du sujet transcendantal n’est plus nécessairement réduite à la seule exigence de non-contradiction. L’universalisation de la maxime doit pouvoir être voulue par un sujet, dont l’intention est certes vertueuse, mais qui demeure malgré tout fini.
Or un tel sujet veut, d’une part, être vertueux – puisque sa volonté est pure – et, d’autre part, être heureux – puisqu’il est fini. Le bien auquel aspire un tel sujet doit par conséquent constituer la synthèse de la vertu et du bonheur, synthèse à laquelle Kant donne le nom de souverain bien[32]. Plus précisément, si la vertu, c’est-à-dire l’intention de respecter la loi, est la condition elle-même inconditionnée de la moralité de la volonté, le sujet transcendantal, étant raisonnable et fini, doit vouloir que le bonheur puisse venir compléter la vertu comme s’il était l’effet de celle-ci[33].
Kant, on le sait, redouble ici la réflexion transcendantale. De la même manière qu’il a mis en évidence les conditions transcendantales de la loi morale en soulignant que celle-ci ne pouvait être pensée que comme un impératif universel inconditionné, il procède à une réflexion sur les conditions transcendantales de possibilité du souverain bien qui le conduit à considérer qu’une conception de celui-ci – c’est-à-dire une conception du bien propre à un sujet transcendantal – doit nécessairement être pensée comme ayant la forme d’une doctrine théologique de la liberté puisqu’elle doit respecter le triple postulat de l’immortalité de l’âme, de la liberté du sujet et de l’existence de Dieu. L’exigence d’une proportionnalité entre vertu et bonheur n’est en effet pensable, selon Kant, que si, outre la liberté de se décider à agir par respect de la loi, un être tout puissant garantit l’existence d’un rapport de causalité entre vertu et bonheur. Par ailleurs, cette proportionnalité implique qu’un bonheur absolu requiert une perfection morale exigeant elle-même la possibilité que le sujet fini progresse infiniment vers l’idéal de la vertu. Or un tel progrès allant à l’infini n’est accessible qu’à une personne dotée d’une âme immortelle[34].
La nécessité du sens
Nous ne souhaitons pas reprendre à notre compte ces postulats, si ce n’est celui de la liberté du sujet. Les postulats de l’existence de Dieu, comme l’immortalité de l’âme, garantissent l’effectivité du souverain bien, alors que sa simple possibilité est suffisante pour dissiper toute antinomie entre la volonté inconditionnelle d’agir moralement et celle, irrépressible, d’être heureux. L’inconditionnalité de la morale est telle que l’homme vertueux n’a nul besoin de croire qu’il sera effectivement heureux s’il est digne de l’être. Il lui suffit de pouvoir supposer qu’il ne peut être heureux que s’il s’estime digne de l’être[35] pour qu’il ne perçoive pas de contradiction entre la volonté de respecter la loi morale et son désir de bonheur. En définitive, le souverain bien lui-même semble ainsi constituer un postulat que doit nécessairement poser un être formellement fini qui se veut raisonnable.
Kant n’énonce en effet jamais explicitement le principe justifiant la nécessité du souverain bien. Cette nécessité est directement déduite, comme nous venons de le rappeler, de la tension qui existe entre notre sentiment d’obligation morale et notre désir irrépressible d’être heureux. Mais pourquoi cette tension doit-elle nécessairement pouvoir être réduite ? Pourquoi l’antinomie de la raison pratique doit-elle nécessairement pouvoir être résolue ? La réponse était sans doute trop évidente aux yeux de Kant pour mériter d’être développée. Pourtant, c’est elle qui révèle ce qui constitue l’exigence ultime de la raison, à savoir – pour le dire en termes weiliens – l’exigence de sens. Une loi qui contraindrait un être fini au malheur serait insensée parce que surhumaine. S’il existait nécessairement une antinomie entre sa volonté d’agir moralement et son désir irrépressible d’être heureux, l’homme serait en effet condamné au désespoir. Il ne pourrait donner sens à sa vie, à la finitude. Celle-ci serait en effet non pas le lieu où la morale raisonnable peut se réaliser, mais l’opposé de cette morale. Elle ne serait pas ce qu’il nous faut rendre raisonnable, mais ce qu’il faut nier.
Toute réflexion transcendantale repose ultimement sur la nécessité du sens. Une condition transcendantale n’est pas en effet une simple condition logique de possibilité, elle est une condition de pensabilité. Il ne s’agit pas de déterminer les moyens nécessaires à la réalisation d’une fin, mais les caractéristiques que doit posséder l’objet de la réflexion pour que le sujet puisse le penser, c’est-à-dire lui donner sens[36]. Cette nécessité du sens n’est pas une simple exigence de non-contradiction. Il ne suffit pas que les lois naturelles se vérifient en tout temps et en tout lieu pour que le monde soit sensé. Donner sens à quelque chose, c’est pouvoir lui attribuer une finalité, un but vers lequel tendre et à l’aune duquel il est possible d’évaluer notre vie et d’orienter nos actions. Toute exigence de sens doit par conséquent se comprendre dernièrement comme une exigence que la vie – c’est-à-dire la finitude – ait un sens. Parce qu’il ne peut y avoir de raison contre la vie, c’est donc une telle exigence de sens qu’exprime fondamentalement la nécessité de résoudre l’antinomie apparente entre notre devoir moral et notre désir d’être heureux. C’est parce que nous devons pouvoir donner sens à la finitude de notre existence en pensant la conciliation possible du bonheur et de la vertu que nous devons postuler le souverain bien.
Comme Weil, dans sa lecture de la troisième Critique kantienne, le perçoit clairement :
[I]l ne s’agit plus de bonheur ; il s’agit de la possibilité de s’orienter dans le monde : toute volonté concrète présuppose un monde sensé, en tant qu’elle est – et elle l’est en son essence – volonté d’action sensée[37].
Pour l’énoncer en une métaphore brutale, l’exigence ultime de la raison est donc représentée par le revolver appuyé contre la tempe. Il nous faut une raison de vivre, de ne pas pousser sur la gâchette. Ce n’est pas innocent si la troisième question kantienne est précisément celle de la possibilité d’espérer. La raison, ultimement, se confond avec la nécessité de pouvoir espérer quelque chose de cette vie, de pouvoir donner sens à celle-ci en considérant moins ce qu’elle est que ce qu’elle doit être pour que nous la jugions digne d’être vécue.
Or, pour un être formellement fini qui se veut raisonnable, c’est cette exigence de sens elle-même qui doit être source de sens. La simple possibilité que la vie soit sensée suffit à lui donner un sens, celui de réaliser le sens en elle, celui de la rendre conforme aux exigences de la raison. L’être fini ne restreint pas la raison en lui à une simple limite au sein de laquelle il aurait la licence de satisfaire sa sensibilité. Elle est avant tout un potentiel à réaliser, un idéal vers lequel tendre. Parce qu’il est fini, parce qu’il n’est donc jamais parfaitement raisonnable, l’homme doit toujours encore s’efforcer de développer la raison en lui, de dépasser sa finitude pour s’élever à la raison. Pour l’agent qui veut inconditionnellement la raison, celle-ci est ainsi davantage projet que restriction.
Toutefois, vouloir réaliser la raison au sein du fini, c’est précisément vouloir la réalisation du souverain bien. En effet, puisque le bonheur est la satisfaction retirée de la réalisation de notre conception du bien, l’homme qui se donnera pour finalité la réalisation de la raison au sein de la finitude ne pourra être heureux que dans la mesure où il sera raisonnable. Cependant, si la volonté d’être raisonnable suffit à nous rendre digne d’être heureux, l’irréductibilité de notre finitude fait de notre projet un idéal vers lequel nous ne pourrons jamais cesser de tendre. La pureté de notre volonté, si elle devient ainsi une condition nécessaire à notre bonheur, n’en est pas pour autant une condition suffisante. Dès lors, le souverain bien en particulier et toute conception du bien en général, en nous fournissant un projet à réaliser, nous promettent moins le bonheur que la capacité de considérer que notre vie vaut la peine d’être vécue[38]. C’est pourquoi nous n’avons nul besoin de l’effectivité du souverain bien pour donner sens à notre vie, sa possibilité seule suffit pour que nous cherchions à le réaliser et orientions nos vies en conséquence.
Conditions logiques et transcendantales
Cette fois, la signification que nous donnons à la nécessité de pouvoir vouloir l’universalisation de la maxime doit être devenue claire. Un sujet pur demeurant formellement fini ne peut vouloir quelque chose qui priverait de son sens son existence finie, qui l’empêcherait de concevoir celle-ci comme consacrée à la réalisation de sa conception du bien. Il est séduisant de souligner ici la similarité entre cet argument et l’argument rawlsien selon lequel les partenaires de la position originelle s’accordent sur les principes de justice garantissant à chacun les ressources nécessaires au développement et à la réalisation des conceptions du juste et du bien[39]. Toutefois, la déduction rawlsienne demeure purement analytique. Conformément au principe selon lequel la volonté de la fin implique nécessairement la volonté des moyens, Rawls estime qu’une société juste étant une société dans laquelle les individus peuvent notamment librement poursuivre toute conception du bien compatible avec la justice, les principes de justice doivent garantir à chacun les moyens nécessaires à la réalisation d’une telle fin. Toutefois, s’il est certain qu’un sujet pur ne pourrait vouloir l’universalisation d’une maxime si cette universalisation le privait de ressources logiquement nécessaires pour pouvoir concevoir et poursuivre sa conception du bien, l’universalisation peut également être rejetée si elle ne respecte pas les conditions transcendantales d’une conception pure du bien. Or, nous venons de le montrer, un sujet pur étant un sujet formellement fini qui se veut raisonnable ne peut penser le bien que comme la raisonnabilisation de la finitude. C’est dès lors dans la capacité à transcender la singularité de sa finitude pour tendre vers l’universalité de la raison que le sujet pur percevra sa dignité.
Alors que la volonté des moyens constituant les conditions logiques de la possibilité de poursuivre le bien est déduite analytiquement de la seule volonté du bien, les principes qui doivent être postulés pour pouvoir penser la possibilité d’une conception pure du bien sont des conditions transcendantales. Par conséquent, les jugements qui énoncent l’impossibilité d’universaliser une maxime si cette universalisation contredisait une condition logique de possibilité du souverain bien sont des jugements analytiques, tandis que les jugements qui dénoncent une telle universalisation parce qu’elle contredirait une condition transcendantale de possibilité du souverain bien sont des jugements synthétiques a priori. La volonté d’universalisation serait logiquement contradictoire dans le premier cas et performativement contradictoire dans le second puisque la contradiction se situerait entre la volonté d’universaliser la maxime et les postulats inhérents à tout acte de volonté pure. Nous retrouvons ainsi, quant à la possibilité de vouloir l’universalisation de la maxime, la distinction entre contradiction logique et contradiction performative. À cette différence près, la structure de l’argumentation permettant de déduire les fins qui sont en même temps des devoirs – les fins dont la poursuite est un devoir moral, donc – est exactement la même : de l’impossibilité de vouloir l’universalisation d’un droit à poursuivre une fin est déduite le devoir de poursuivre la fin opposée.
Les devoirs envers soi. La perfection naturelle et la perfection morale
Par exemple – et l’exemple est de Kant[40] –, comme la volonté du sujet raisonnable et fini est une volonté qui se sait orientée vers des fins, elle ne peut vouloir l’universalisation d’une maxime qui réduirait sa capacité à réaliser les fins qu’elle se donne alors que cette capacité est une condition logique de la possibilité de la volonté de vouloir atteindre ses buts. Nous pouvons ainsi déduire un devoir de développer ses capacités intellectuelles physiques de l’impossibilité de vouloir l’universalisation d’un droit à l’oisiveté. La perfection de sa nature est ainsi une fin que le sujet doit moralement rechercher.
Kant, lui-même, complète ce devoir de tendre à la perfection naturelle par celui de développer sa perfection morale[41]. Il ne s’agit plus ici des moyens qui permettent la réalisation des fins, mais de l’exigence de la raisonnabilité des fins elles-mêmes. Il serait bien évidemment impossible qu’un sujet pur veuille l’universalisation d’un droit à poursuivre toute fin sans que la moralité de celle-ci soit interrogée. Pour un sujet raisonnable, le bonheur ne suffit pas. Il ne peut donner sens à la recherche de sa satisfaction sensible que dans la mesure où elle est conditionnée à la dignité. Un sujet pur ne peut donc vouloir que des fins respectueuses de la loi morale. L’intérêt de cet exemple est de mettre en évidence que, pour un être fini, ce qui était une condition inconditionnée de la moralité d’une fin devient une fin elle-même. La subordination de sa sensibilité à la raison est ainsi en même temps une contrainte déontologique et un idéal téléologique auquel ne peut correspondre qu’un devoir imparfait.
À la différence des devoirs stricts et parfaits, déduits de l’impossibilité de concevoir l’universalisation du droit opposé, les devoirs déduits de l’impossibilité de vouloir l’universalisation du droit opposé sont en effet larges et imparfaits. Plus exactement, la poursuite des fins énoncées par ces devoirs constitue un devoir parfait auquel il est possible de se conformer strictement puisqu’il suffit de s’efforcer à réaliser l’idéal posé par la raison, mais l’obligation que notre action soit effectivement entièrement conforme à un idéal de ce type est, elle, seulement large. Contrairement à la volonté d’être parfait, la réalisation effective de cette perfection par un sujet fini ne peut en effet qu’être relative et imparfaite. Il s’ensuit que de tels devoirs ne peuvent constituer que des devoirs éthiques et non des devoirs de droits. Un pouvoir extérieur ne peut en effet que contraindre les comportements et non les intentions[42]. Plus largement, ces devoirs n’énoncent plus seulement des normes qu’il nous faudrait respecter pour rendre possible une juste coexistence des normes individuelles, ils énoncent les idéaux auxquels nous devrions correspondre pour que notre vie soit souverainement bonne.
Les devoirs envers autrui. Le respect et l’amour
La portée de ce glissement de la question du juste vers celle du bien apparaît explicitement dans les exemples de devoirs envers autrui que Kant déduit de l’impossibilité de vouloir l’universalisation d’une maxime. En effet, alors que les exemples donnés jusqu’ici, la perfection physique et intellectuelle ainsi que la perfection morale, constituent des fins qui sont en même temps des devoirs de l’homme envers lui-même, il est également possible de déduire a priori l’obligation de poursuivre des fins qui correspondent à des devoirs envers autrui. Pour reprendre une fois encore les exemples kantiens, ces devoirs sont ceux qui découlent de la nécessité de respecter mais aussi d’aimer les autres sujets.
Le devoir de respect correspond à l’obligation de reconnaître en autrui le droit de poursuivre ses propres fins et ne consiste pas à voir en lui un simple moyen au service de la réalisation de nos fins personnelles[43]. L’impossibilité de vouloir l’universalisation du droit d’instrumentaliser autrui semble découler du fait que l’existence d’un état de droit permettant la coexistence des arbitres individuels est un moyen nécessaire à la poursuite du bonheur. Ce devoir est même à ce point exemplaire que Kant voit en lui la deuxième formule de l’impératif catégorique[44]. Pourtant, il n’est pas certain qu’il soit à sa place parmi les devoirs de vertu. Du moins, le devoir de respecter autrui semble pouvoir constituer également un devoir de droit et même le principe suprême du droit selon lequel est qualifié de juste l’action dont la maxime permet la libre coexistence des arbitres[45]. Le devoir de respecter autrui paraît donc se confondre avec celui d’agir de manière juste et constituer par conséquent un devoir strict et parfait. Relevons en ce sens le fait que Kant décrive la transgression de ce devoir non pas seulement comme une absence de vertu, mais comme un vice ; ce qui est caractéristique des devoirs parfaits[46]. L’universalisation de la maxime contraire du respect devrait donc non seulement ne pas pouvoir être voulue, mais plus encore ne pas pouvoir être conçue. Or, effectivement, que tout homme puisse être considéré comme n’ayant de valeur qu’en tant que moyen nous paraît contradictoire puisque, si tous les hommes sont des moyens, il n’en est plus aucun pour constituer la fin que ces moyens devraient servir. Le respect dû aux autres hommes semble ainsi être une norme qu’il nous faut strictement respecter plutôt qu’une fin à laquelle nous devons tendre.
Mais sans doute en est-il de ce devoir de justice comme de la perfection morale. En raison de notre finitude, nous sommes non seulement soumis à l’obligation stricte d’agir de manière juste, mais aussi à l’obligation large de prendre pour fin la réalisation effective de la justice. La capacité de se conformer volontairement – et non seulement sous la contrainte d’une force extérieure – au devoir de justice demeure pour un être fini un idéal auquel il doit tendre. L’homme doit dès lors combattre en lui les vices (dont l’orgueil, la médisance et la raillerie seraient, selon Kant, des exemples[47]) s’opposant à la réalisation de cet idéal, et valoriser les vertus[48] qui la rendent possible.
Toutefois la raison n’exige pas seulement la justice. Être raisonnable, c’est non seulement agir (et vouloir agir) de manière juste, c’est aussi agir (et vouloir agir) de manière bonne[49]. Il ne suffit en effet pas de respecter autrui pour s’acquitter de tout devoir envers lui. Le sujet est également soumis à ce que Kant nomme un devoir d’amour des autres hommes, consistant à faire siennes les fins des autres hommes – ce qui, d’une manière générale, signifie prendre pour fin le bonheur des autres hommes[50]. Ce devoir est celui qui correspond à la volonté de bienveillance dont la Fondation de la métaphysique des moeurs affirmait déjà le caractère obligatoire. Il apparaît toutefois maintenant que l’impossibilité de vouloir l’universalisation d’un droit à se préoccuper de son bonheur personnel ne s’explique pas tant par le fait qu’une telle volonté serait contre-productive – comme suggéré ci-dessus et comme semble l’estimer Kant[51] –, mais surtout parce qu’elle contredirait la volonté de devenir raisonnable et de donner ainsi un sens à sa finitude en faisant preuve de sa capacité à transcender celle-ci pour faire siennes les fins des autres hommes. Un être parfaitement raisonnable serait en effet détaché de toute finitude particulière (mais non de la forme de la finitude). Il ne pourrait par conséquent vouloir le bonheur d’un être fini singulier, mais souhaiterait le bonheur universel. Vouloir être raisonnable implique donc vouloir la réalisation des fins des autres hommes autant que celle des siennes.
Précisons, à la suite de Kant, que ce devoir ne nous contraint pas uniquement à souhaiter le bonheur d’autrui, mais aussi à s’efforcer d’y contribuer dans la mesure de nos possibilités. Nous devons faire preuve de bienfaisance et non seulement de bienveillance[52]. Un tel devoir est bien évidemment imparfait. Car s’il est possible de vouloir être bienfaisant, nous ne pouvons connaître avec certitude quelles actions précises ce devoir commande. La capacité à faire effectivement preuve de bienveillance est dès lors méritoire et doit susciter l’estime des autres hommes et la reconnaissance de celui qui en profite[53].
La raison voit ainsi dans la bienfaisance une fin que le sujet doit faire sienne. Celle-ci ne peut être déduite de l’exigence de respecter les droits de chacun ni même de la volonté de contribuer à l’édification d’une société dans laquelle les droits individuels seraient respectés. Dans la mesure où ce devoir nous oblige envers autrui au-delà de la reconnaissance de son droit à rechercher le bonheur – sans quoi ce devoir se réduirait à celui de respect –, l’homme qui s’y conforme n’agit pas seulement de manière juste, mais prouve sa bonté et la valeur de son existence. Le formalisme pratique kantien, tel que nous l’avons présenté, a ainsi pour prétention de répondre non seulement à la question morale de l’action juste mais aussi à celle, éthique, de la vie bonne.
Conclusion
Il est coutumier de voir dans les morales formelles des théories s’efforçant de construire un point de vue abstrait à partir duquel il serait possible d’éprouver l’impartialité de principes fournis par un contexte concret. L’impératif catégorique kantien est alors compris comme venant éprouver les maximes subjectives qu’un individu empirique souhaiterait mettre en oeuvre afin d’atteindre le bonheur ou, mieux, de mener une vie qu’il estime bonne afin de déterminer si, ce faisant, il se comporte de manière juste, c’est-à-dire respectueuses des droits de chacun. En ce sens, Habermas estime que :
[l]a formation du point de vue moral s’effectue main dans la main avec une différenciation au sein de ce qui relève du pratique : les questions morales, qui peuvent, fondamentalement, être décidées rationnellement sous l’aspect de la justice, ou de l’universabilisation des intérêts, sont désormais distinguées des questions évaluatives, qui sous leur aspect le plus général, se présentent comme des questions concernant la vie bonne (ou la réalisation de soi), et qui ne sont accessible à une explication rationnelle qu’à l’intérieur de l’horizon non problématique d’une forme de vie historiquement concrète ou d’une conduite de vie individuelle[54].
Considérer, comme le fait Habermas, que le formalisme de la raison pratique pure l’a rendue inapte à prescrire la poursuite de valeurs éthiques, c’est restreindre son champ de compétence à l’énonciation de normes morales dont le respect devrait conditionner la réalisation de principes amoraux. L’opposition entre principes formels et principes concrets serait ainsi doublée d’une opposition entre principes moraux et principes amoraux. Ce serait alors dans sa volonté de subordonner inconditionnellement les principes concrets amoraux au respect de l’exigence formelle d’universabilité que résiderait la moralité (ou la raisonnabilité) de l’agent. L’impératif catégorique enjoignant de n’adopter que des maximes susceptibles de satisfaire les exigences formelles serait alors l’unique devoir moral[55].
Synthèse
Par contraste, l’objectif de cet article a été de contester que le formalisme pratique ne pouvait se prononcer que sur les questions morales relatives au juste[56]. L’exigence formelle que le sujet agisse selon une maxime universalisable ne doit pas simplement permettre de qualifier de justes ou d’injustes les fins qu’un individu se donne à lui-même. C’est bien davantage une règle de déduction, ou de construction, de jugements synthétiques a priori énonçant autant de devoirs pratiques. Il est vrai qu’une part importante de ces devoirs nous impose essentiellement de ne pas empiéter sur les droits d’autrui et permet par conséquent une coexistence harmonieuse des arbitres individuels. Bien qu’il soit toujours possible de les formuler positivement, de tels devoirs sont essentiellement des devoirs négatifs condamnant la poursuite de certaines fins. Ce sont ainsi des devoirs de justice susceptibles d’être consacrés juridiquement et dont la démonstration repose sur le fait que l’universalisation de la maxime contraire est inconcevable parce que logiquement ou performativement contradictoire.
Mais l’universalisation ne doit pas seulement pouvoir être conçue, elle doit également pouvoir être voulue par un sujet certes raisonnable et abstrait de tout contexte empirique concret, mais qui demeure formellement fini et exige de pouvoir donner sens à la finitude de son existence en concevant celle-ci comme orientée par un projet idéal de vie dont la réalisation le rendrait heureux. Un sujet ne peut donc vouloir l’universalisation d’une maxime incompatible avec son désir de poursuivre sa conception du bien et de tendre ainsi vers le bonheur. Mais un sujet pur ne peut non plus accepter l’universalisation d’une maxime incompatible avec sa volonté inconditionnelle d’être vertueux. Double exigence d’apparence antinomique dont la possible conciliation en une synthèse constitue l’idéal du souverain bien dont la réalisation doit nécessairement être la fin voulue par un sujet pur. Il est dès lors possible de justifier a priori les devoirs dont la maxime contraire serait logiquement ou performativement contradictoire avec la volonté de réalisation d’une vie souverainement bonne. De tels devoirs ne se contentent plus d’éprouver la justice de maximes données empiriquement. Ils portent sur le contenu des maximes elles-mêmes en nous enjoignant d’adopter les fins conditionnant la possibilité du souverain bien.
Exigences empiriques et transcendantales de sens
Parce que la forme de la raison pratique se confond ultimement avec une exigence de sens, le formalisme pratique n’impose en rien de restreindre son pouvoir de justification aux seules normes morales propres à une action juste. Le rejet d’une morale fondée sur un bien qui existe indépendamment du sujet au profit d’une approche formaliste nous invite bien plutôt à distinguer entre deux types de jugements relatifs à la vie bonne. Qu’il soit empirique ou transcendantal, le sujet s’efforce en effet de répondre à la même question : quel idéal de vie bonne dois-je poursuivre pour pouvoir donner sens à ma vie ? La raison pratique doit ainsi déterminer à quelles conditions une vie est sensée.
Lorsque la raison pratique est pure, elle ne peut déduire ces conditions que de la seule forme de la finitude. Nous sommes alors en présence de ce que nous appelons des exigences transcendantales de sens constituant des jugements synthétiques a priori. Les exigences transcendantales de sens permettent dès lors de conférer à des jugements éthiques une prétention à l’universalité subjective et à la nécessité transcendantale. Elles légitiment l’idée d’une telle éthique formelle et élargissent par conséquent considérablement le champ de la raison pratique. C’est le caractère formel de la méthode de déduction des jugements pratiques, non ces jugements eux-mêmes, qui définit le formalisme pratique.
Lorsque, par contre, la raison énonce des conditions dont la satisfaction est nécessaire afin de donner sens à une vie empirique particulière, elle pose des exigences empiriques de sens qui ne peuvent constituer que des jugements synthétiques a posteriori. Si nous reconnaissons donc à la raison la capacité de justifier la légitimité des jugements éthiques, l’étendue de cette légitimité rationnelle dépend de la capacité du sujet à faire abstraction de son enracinement empirique pour que son jugement puisse ne reposer que sur des exigences de sens qui découlent de la seule forme de la finitude et soient donc communes à l’ensemble des sujets finis.
Ce n’est toutefois que de manière abstraite que l’on peut opposer un jugement déterminé par des exigences empiriques et un jugement reposant sur des exigences transcendantales. Il n’y a pas de sens à parler d’un sujet qui formulerait un jugement rationnel ou raisonnable préalablement à son inscription intersubjective, dans un monologisme abstrait, clos sur lui-même. C’est parce qu’il se constitue au sein de l’intersubjectivité qu’un sujet est capable de raison. C’est parce que sa réflexion monologique est toujours déjà ouverte à l’intersubjectivité qu’il peut conférer une prétention à la rationalité de ses jugements subjectifs. Un jugement pratique, pour peu qu’il prétende à une validité rationnelle, pour peu qu’il ne soit pas l’oeuvre d’un sujet refusant la raison et ne recherchant que l’affirmation de sa volonté de puissance, est donc toujours plus ou moins médiatisé intersubjectivement et disposera par conséquent d’une validité dont l’extension sera proportionnelle à la profondeur de cette médiation[57].
Cette capacité à faire abstraction de son enracinement empirique, si elle est présente en tout homme, doit être développée et éduquée. Seul un homme parfaitement raisonnable, parfaitement éduqué, serait à même de faire, en connaissance de cause, entièrement abstraction de son enracinement empirique. Lui seul serait à même de pouvoir pleinement discriminer les exigences de sens qui ne se justifient qu’en raison de la situation empirique particulière qui est la sienne et celles communes à tout être fini. Lui seul serait à même de discriminer avec certitude un jugement pratique a posteriori et un jugement pratique a priori. Lui seul serait à même de fixer avec précision l’étendue de la validité à laquelle un jugement pratique peut, à bon droit, prétendre. Qu’un tel homme ne soit qu’une Idée, nous en convenons. Mais c’est à une telle Idée qu’il nous faut tendre lorsque nous posons un jugement pratique auquel nous conférons une prétention à l’universalité et à la nécessité. L’étendue de la validité de notre jugement dépendra de notre capacité à nous élever à la hauteur de cette Idée.
Appendices
Notes
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[1]
Habermas, par exemple, peut certes imaginer des discussions argumentées portant sur des questions d’évaluation éthique. Il est même exact que c’est essentiellement par la médiation de ses relations avec les autres personnes qu’un individu est susceptible de s’élever à une compréhension consciente de lui-même. Toutefois, Habermas doit reconnaître que les interlocuteurs adoptent dans de telles discussions l’attitude de critiques non concernés, à même de fournir des conseils depuis leur position d’observateurs extérieurs, mais incapables de faire leur des prétentions à la validité portant sur des normes appelées à régir leurs interactions. Ils pourront au mieux jouer le rôle thérapeutique d’un analyste. – Cf. J. Habermas, De l’éthique de la discussion, Cerf (Passages), Paris, 1992, p. 104 et 114. Cette position de Habermas suggère qu’il comprend les jugements éthiques relatifs à la vie bonne sur le modèle des impératifs hypothétiques assertoriquement pratiques qui ne peuvent constituer pour Kant que des conseils de la prudence. – Cf. I. Kant, Métaphysique des moeurs, I – Fondation, Introduction, trad. A. Renaut, GF – Flammarion, Paris, 1994, p. 86 sqq. [IV 413 sqq.]. Alain Renaut publie ensemble sa traduction des Fondements de la métaphysique des moeurs et celle de la Métaphysique des moeurs sous le titre général de Métaphysique des moeurs. Le premier tome regroupe la Fondation, c’est-à-dire le texte antérieurement traduit sous le nom des Fondements de la métaphysique des moeurs, et l’Introduction de la Métaphysique des moeurs proprement dite. Le deuxième tome regroupe quant à lui la Doctrine du droit et la Doctrine de la vertu.
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[2]
Cf. notamment E. Weil, Philosophie morale, Vrin (Problèmes et controverses), Paris, 1992 et E. Weil, Problèmes kantiens, Vrin (Problèmes et controverses), Paris, 1990, seconde édition revue et augmentée.
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[3]
Selon l’expression que, d’après Ricoeur, Weil utilisait pour qualifier son approche philosophique, cf. P. Ricoeur, Le conflit des interprétations, Seuil, Paris, 1969, p. 402-403. Si l’expression de kantisme post-hégélien peut être utilisée pour désigner toute lecture de Kant centrée sur la troisième Critique, la position que nous défendons témoigne d’une dette particulière envers Weil et Ricoeur.
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[4]
L’importance de cette prise de distance dépendra de l’interprétation que l’on adopte de Kant au risque que notre démarche soit considérée comme davantage fichtéenne ou hégélienne que kantienne.
-
[5]
En effet, premièrement, dans la mesure où le prédicat d’un jugement analytique est contenu dans le sujet, il ne peut nous apprendre rien de plus que ce que nous connaissons déjà. Il présuppose par conséquent un jugement synthétique qu’il ne fait que décomposer. Deuxièmement, comme le moyen terme d’un jugement synthétique a posteriori est l’expérience, la validité d’un tel jugement reste confinée aux limites particulières de cette expérience.
-
[6]
Cf. I. Kant, Critique de la raison pratique, trad. L. Ferry et H. Wismann, Folio (Essai n° 113), Paris, 1985, p. 93 sqq. [62 sqq.].
-
[7]
Cf. I. Kant, Métaphysique des moeurs, I – Fondation, op. cit., p. 88 sqq. [IV, 414, sqq.].
-
[8]
Cf. I. Kant, Métaphysique des moeurs, I – Fondation, op. cit., p. 91 [IV, 416].
-
[9]
Ibid., p. 97 [IV, 421].
-
[10]
Pour la limpidité du raisonnement, nous excluons la possibilité de se taire en considérant que le silence constitue un mensonge par omission.
-
[11]
Notons que le fait qu’une maxime énonçant un devoir puisse être universalisée ne démontre pas que cette maxime est effectivement un devoir moral mais seulement la possibilité qu’il en soit ainsi. Seule l’impossibilité d’universaliser une maxime qui pose le droit contraire permet de déduire l’effectivité d’un devoir moral.
-
[12]
Il est surprenant que Kant n’ait pas explicitement distingué ces deux modèles argumentatifs alors que leur distinction repose sur la différence entre une opposition de principes contraires et une opposition de principes contradictoires, différence qui est au coeur de la résolution des antinomies de la raison.
-
[13]
Le formalisme est un constructivisme transcendantal, car les normes ne proviennent pas d’une négociation entre une pluralité de sujets empiriques mais sont posées par un sujet pur.
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[14]
Une troisième interprétation, nettement plus étroite, de l’objet du formalisme moral mérite d’être relevée : tandis que l’objet d’une morale substantielle serait la définition du comportement que nous devons adopter, l’objet de la morale formelle serait l’énonciation des conditions de possibilité de la validité de nos jugements pratiques concrets. L’objet d’une morale formelle ne serait donc ni le juste ni le bien, mais la réflexion transcendantale visant à énoncer les conditions de pensabilité d’un jugement pratique synthétique a priori. Cf. E. Weil, Philosophie morale, op. cit.
-
[15]
I. Kant, Métaphysique des moeurs, I – Fondation, op. cit., p. 101 [IV, 424].
-
[16]
Cf. I. Kant, Métaphysique des moeurs, I – Fondation, op. cit., p. 99 [IV, 422]. Il est éventuellement possible de contester l’argument kantien en considérant que dans un monde où il ne serait pas immoral de mentir, il resterait possible de fonder sur le calcul intéressé des agents une présomption à dire la vérité précisément parce qu’il serait contraire à leur intérêt d’être considérés comme des personnes sur qui on ne peut se fier. Il n’est cependant pas certain que cette dernière prémisse soit exacte, surtout dans des communautés importantes.
-
[17]
Sur la distinction entre les devoirs stricts et parfaits, d’une part, et les devoirs larges et imparfaits, d’autre part, et sur le fait que le lien entre devoirs stricts et devoirs de droit, cf. I. Kant, Métaphysique des moeurs, II, Doctrine de la vertu, trad. A. Renaut, Flammarion (GF n° 716), Paris, 1994, p. 231-232 [VI, 390-391].
-
[18]
Sur l’opposition entre normes morales énonçant ce que l’agent doit faire pour poser une action juste et les valeurs éthiques déterminant la bonté d’une action, cf. par exemple, J. Habermas, De l’éthique de la discussion, op. cit.
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[19]
Cf. I. Kant, Métaphysique des moeurs, I, Fondation, op. cit., p. 100-101 [IV, 423]. Cf. aussi, I. Kant, Métaphysique des moeurs, II, Doctrine de la vertu, op. cit., p. 319-320 [VI, 453].
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[20]
I. Kant, Métaphysique des moeurs, I, Fondation, op. cit., p. 110 [IV, 430] en note.
-
[21]
Dans la note précitée des Fondements, Kant justifie également l’insuffisance de la Règle d’or par le fait qu’elle ne contient pas le principe des devoirs envers soi-même (c’est-à-dire des devoirs que l’homme, en tant qu’il est un être raisonnable, s’impose à lui-même, en tant qu’il est un être sensible, cf. I. Kant, Doctrine de la vertu, op. cit., p. 268-269 [VI, 417-418]). Autre objection intéressante adressée à la Règle d’or dans cette même note : elle ne permet pas de justifier les devoirs de charité – sans doute est-ce à dire les devoirs surérogatoires. Autrement dit, le juste ne suffit pas. L’impératif catégorique exige aussi le bien.
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[22]
Exigence qu’entend rendre l’artifice rawlsien du voile d’ignorance.
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[23]
Herbert Hart a formulé une objection similaire à l’encontre de la volonté rawlsienne de déduire les principes de justice de l’accord auquel aboutiraient des partenaires placés en position originelle sous un voile d’ignorance. Nous ne pensons pas utile de revenir ici sur la théorie de Rawls. Il nous suffit, pour que l’analogie avec le problème qui nous occupe soit perceptible, de souligner que le voile d’ignorance a précisément pour fonction de garantir que les partenaires se comportent de manière raisonnable parce qu’ils ne connaissent pas les caractéristiques empiriques de la position qu’ils occuperont dans la société. Le déficit motivationnel est bien lié à l’abstraction par rapport à tout enracinement empirique.
Rawls s’efforce de résoudre cette difficulté sur la base de sa conception de la personne comme dotée de deux facultés morales relatives respectivement au sens de la justice et à la capacité d’avoir une conception du bien. Il lui est dès lors possible de considérer que les partenaires vont s’accorder pour donner un statut privilégié à ce qui constitue une condition de la possibilité de poursuivre une conception du bien quelle qu’elle soit, ainsi que du développement de leurs facultés morales. Cf. notamment J. Rawls, « Les libertés de base et leur priorité », trad. C. Audard et F. Piron, in Justice et démocratie, Le Seuil (« La couleur des idées »), Paris, 1993, p. 153 sqq.
-
[24]
Si attribuer un intérêt de ce type au sujet transcendantal n’est pas nécessaire pour la validité du présent raisonnement, remarquons toutefois que, comme nous le verrons, une telle attribution est légitime puisqu’elle peut être déduite de la seule connaissance de la forme de la finitude : tout sujet fini se donne spontanément pour fin son bonheur sensible. Cf. notamment, I. Kant, Doctrine de la vertu, op. cit., p. 226 [VI, 386].
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[25]
Nous proposerons ultérieurement une autre démonstration du devoir de bienveillance qui puisse faire l’économie d’une telle présupposition.
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[26]
Cf. I. Kant, Métaphysique des moeurs, I – Fondation, op. cit., p. 78 [IV, 407].
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[27]
Cf. I. Kant, Doctrine de la vertu, op. cit., p. 222-223 [VI, 383].
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[28]
C’est nous qui soulignons.
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[29]
I. Kant, Doctrine de la vertu, op. cit., p. 223 [VI, 383].
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[30]
Rappelons que Kant distingue parmi les devoirs éthiques, d’une part les devoirs de vertu qui énoncent les fins – l’élément matériel de la volonté, donc – que nous devons vouloir poursuivre et, d’autre part, un unique devoir éthique qui n’est pas un devoir de vertu et qui porte uniquement sur l’élément formel de la volonté : l’intention vertueuse, l’intention d’agir moralement. – Cf. I. Kant, Doctrine de la vertu, op. cit., p. 222 [VI, 383].
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[31]
La forme de la finitude n’est-elle d’ailleurs pas précisément la combinaison des formes de l’espace et du temps ?
-
[32]
Cf. I. Kant, Critique de la raison pratique, trad. L. Ferry et H. Wismann, Gallimard (Folio Essais, n° 133), Paris, 1985, p. 152 [V, 110].
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[33]
Kant donne le principe de l’argument complémentaire : un être raisonnable mais non fini – tout puissant par conséquent – voudrait nécessairement que la vertu soit la cause du bonheur parce qu’il ne pourrait accepter qu’un être digne d’être heureux ne le soit pas – cf. ibid., p. 152-153 [V, 110].
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[34]
Cf. I. Kant, Critique de la raison pratique, op. cit., p. 167 sqq. [V, 122 sqq.].
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[35]
Ce ne serait bien entendu pas pour autant que le respect de la loi morale deviendrait un moyen d’être heureux et cesserait donc d’être une fin inconditionnelle, puisque la moralité n’est une condition du bonheur que pour l’homme vertueux. Seul celui qui veut inconditionnellement agir moralement ne pourra être heureux que s’il est vertueux.
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[36]
Pour l’ensemble des considérations relatives à la nécessité du sens, cf. E. Weil, « Sens et fait » in Problèmes kantiens, op. cit., p. 57-107.
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[37]
E. Weil, « Sens et fait » in Problèmes kantiens, op. cit., p. 88.
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[38]
En ce sens, cf. C. Taylor, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, traduit sous la direction de Jean-Pierre Dupuy, Le Seuil (« La couleur des idées »), Paris, 1998, p. 15 sqq.
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[39]
Cf. J. Rawls, « Les libertés de base et leur priorité », trad. C. Audard et F. Piron, in Justice et démocratie, Le Seuil (La couleur des idées), Paris, 1993, p. 174.
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[40]
Cf. I. Kant, Métaphysique des moeurs, I – Fondation, op. cit., p. 99-100 [IV, 422-423] et I. Kant, Doctrine de la vertu, op. cit., p. 305-307 [VI, 444-446]. Voir aussi I. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 377-382 [V, 429-434].
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[41]
I. Kant, Doctrine de la vertu, op. cit., p. 307-308 [VI, 446]. Voir aussi I. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 382-384 [V 434-436].
-
[42]
Cf. I. Kant, Doctrine de la vertu, op. cit., p. 308-309 [VI, 446-447].
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[43]
Cf. I. Kant, Doctrine de la vertu, op. cit., p. 315 [V, 450].
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[44]
Cf. I. Kant, Métaphysique des moeurs, I – Fondation, op. cit., p. 108 [IV, 429].
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[45]
Cf. I. Kant, Doctrine du droit, op. cit., p. 17 [VI, 230].
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[46]
Comparer I. Kant, Doctrine de la vertu, op. cit., p. 232 [VI 390] et p. 336 [VI, 465]. Remarquons en outre l’absence de questions casuistiques liées au devoir de respect.
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[47]
Cf. ibid., p. 336-339 [VI, 465-467].
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[48]
Puisque, si la justice doit également constituer une fin que nous devons nous donner, il doit y correspondre des vertus qui contribuent à sa réalisation. Lorsque Kant estime que le devoir de respecter les autres hommes n’est qu’un devoir négatif interdisant les actions qui leur porte atteinte, il ne peut que se référer au devoir strict. – Cf. ibid., p. 339 [VI, 467].
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[49]
C’est en raison de cette thèse que notre démarche résiste à toute tentative de réduction aux approches de Rawls ou Habermas qui, bien qu’elles se veuillent, selon les termes de Rawls, strictement politiques – parce qu’elles n’entendent garantir que la simple possibilité d’une coexistence respectueuse des arbitres individuels, ou l’impartialité des normes morales, et non la valeur bonne de la vie – , estiment l’une et l’autre possible de déduire un certain nombre de considérations relatives au bien sur la base de deux types d’arguments que l’on peut approximativement résumer comme suit : premièrement, la justice devant permettre la poursuite individuelle de sa conception du bien doit garantir à chacun les ressources nécessaires à une telle démarche. Deuxièmement, la justice pouvant elle-même être comprise comme un bien qu’il nous faut poursuivre, il est également possible de valoriser ce qui contribue à sa réalisation.
Notre démarche intègre ces arguments mais ne se restreint pas à ceux-ci. Plus généralement, nous complexifions le rapport de priorité entre le juste et le bien en considérant qu’agir bien implique nécessairement agir de manière juste. Il y a ainsi, en un sens, priorité du bien sur le juste puisque c’est la volonté d’agir bien qui crée le devoir d’agir de manière juste et, en un autre sens, priorité du juste sur le bien puisqu’il ne peut y avoir de conception de bien que respectueuse des principes de justice.
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[50]
Cf. I. Kant, Doctrine de la vertu, p. 315 [VI, 450].
-
[51]
Cf. ibid., p. 319-320 [VI, 453].
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[52]
Cf. I. Kant, Doctrine de la vertu, p. 319 [VI, 452].
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[53]
Cf. ibid., p. 322 sqq. [VI, 454 sqq.]. Par ailleurs, la capacité de sympathie et peut-être encore davantage celle d’empathie doivent être considérées comme des vertus dans la mesure où elles contribuent à l’effectivité de notre bienveillance.
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[54]
Cf. J. Habermas, De l’éthique de la discussion, op. cit., p. 39-40.
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[55]
Kant, pour sa part, considère que le respect de la loi est l’unique obligation de vertu mais qu’il y a de multiples devoirs de vertu qui sont autant de fins que nous devons poursuivre. Cf. I. Kant, Doctrine de la vertu, op. cit., p. 258 [VI, 410].
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[56]
Par contre, nous suivons Habermas lorsqu’il estime que le formalisme moral entend se prononcer sur la question de la justification des principes moraux et non sur celle de leur application. – Cf. J. Habermas, De l’éthique de la discussion, op. cit., p. 27. C’est pourquoi nous considérons que le formalisme moral n’épuise pas la réflexion morale mais ne constitue qu’un moment de celle-ci. Sur ce point, nous renvoyons à de Briey, L., « Euthanasie et autonomie », in Revue philosophique de Louvain, 101 (2003), p. 35-41.
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[57]
Un jugement pratique a posteriori, fondé donc sur des exigences de sens propres au sujet particulier qui énonce le jugement, est d’ailleurs susceptible de voir sa validité reconnue par une forme faible de consensus : l’ensemble des sujets reconnaîtront la validité particulière que de ce jugement possède étant donné les raisons sur lesquelles le sujet qui l’énonce l’a fonde.