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Voici un ouvrage à retenir pour tous ceux, spécialistes ou non, qu’intéressent l’éthique et la philosophie morale, car il développe une réflexion personnelle et rigoureuse en ce domaine tout en démontant avec profit certains des obstacles persistants qui l’encombre. L’auteure est bien placée pour accomplir ce double travail : on la connaît en effet pour son remarquable travail de direction de la collection « Philosophie morale » aux PUF et du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale chez le même éditeur (3 édition 2001), mais peut-être un peu moins comme spécialiste de la philosophie grecque (Éthiques grecques, PUF, 2001). Le présent ouvrage, dont le beau titre rappellera sans doute à certains celui de Jacques Lavigne (L’inquiétude humaine, Aubier, 1953, d’une tout autre facture toutefois), est un ensemble composite dont l’unité thématique est certaine mais le fil argumentatif moins facile à suivre. Une première partie, « L’inquiétude morale », qui occupe le deux-tiers du livre, regroupe trois études (dont l’une déjà publiée sous une autre forme dans Esprit) se donnant pour mission de défendre la spécificité, l’autonomie et les exigences de la philosophie morale dans un contexte encombré par la mode éthique en France ; une seconde partie, « La vie humaine », plus courte, présente la contribution propre de Canto-Sperber à ce sujet, contribution qui veut montrer que la philosophie peut et doit prendre au sérieux la question de la « justification existentielle » en éthique, rejoignant en cela certains travaux de Bernard Williams, à qui le volume est d’ailleurs dédié.
L’enjeu de la première partie est fixé dès les premières lignes : « montrer que sans philosophie morale il n’y a pas de réflexion éthique et que sans réflexion éthique il n’y a pas d’éthique qui vaille » (p. 3). La philosophie morale en question est ici une forme de rationalisme ou d’intellectualisme (« le travail de la pensée est au fondement de l’éthique », « pour bien agir il faut d’abord bien penser », p. 109 et 107) qui permet de définir la réflexion éthique comme un travail d’analyse normative, une « recherche des meilleures raisons (…) selon des méthodes et avec des arguments bien éprouvés » (p. 109). Une telle conception des tâches de la philosophie morale se trouve à l’aise aussi bien avec les éthiques antiques, le rationalisme français classique que la philosophie analytique contemporaine car, soutient Canto-Sperber, « la substance de l’éthique est toujours la même » (p. 131), et le travail de la philosophie en ce domaine « recouvre l’ensemble des questions qui lui sont spécifiques depuis 2002 ans ». Voilà de quoi relativiser la rhétorique de la « renaissance » ou du « renouveau » éthique actuel, mais qui risque de négliger la spécificité du phénomène des « éthiques appliquées ». Cette conception fournit d’ailleurs à l’auteure un ensemble de critères lui permettant un diagnostic sévère de l’omniprésence de l’éthique. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, dit-elle, la philosophie morale n’est pas florissante, car les conditions intellectuelles et institutionnelles indispensables ne sont pas réunies (dédain pour la réflexion sérieuse au profit de la conviction, absence de véritables débats d’idées et d’un réel pluralisme, peu de place reconnue à l’enseignement de la discipline). Ce diagnostic ne vaut sans doute pas exclusivement pour la France, mais il est clair qu’il s’applique surtout à la situation de ce pays. Canto-Sperber se livre à cet égard à quelques règlements de compte typiquement hexagonaux (surtout envers Alain Badiou p. 15-25, mais également vis-à-vis Luc Ferry et Gilles Lipovetski) mais aussi, plus utilement pour le lecteur outre atlantique, à l’analyse des obstacles pouvant freiner les ambitions de la réflexion éthique (le volontarisme du bien, le fétichisme des normes particulières, la méconnaissance de la spécificité de la réflexion éthique, p. 136) et des idées freinant la consolidation de la philosophie morale (celle soutenant que derrière cette réflexion se cache toujours un rapport de forces, ou celle voulant que l’éthique n’ait plus rien à voir avec la religion, ou que la modernité et le kantisme représentent des ruptures décisives, p. 36). Monique Canto-Sperber discute également ce faisant une large variété de questions (la responsabilité, l’avortement, la notion de personne, le clonage), mais brièvement et rarement pour elles-mêmes. Nous avons là une défense vigoureuse, parfois dispersée sur plusieurs fronts, de l’importance de la recherche des raisons en éthique ; et si on a déjà vu des plaidoyers de ce genre pour un « retour de l’éthique » qui ne soit pas complaisant, la valeur de celui-ci teint à l’équilibre entre la partialité reconnue des thèses philosophiques et son souci constant de rigueur.
C’est ce même souci qui traverse le dernier essai de la première partie, « Les passés malheureux de la philosophie morale en France » (on remarquera le pluriel). Les tentatives de faire l’histoire contemporaine de la philosophie morale sont rares, et on se réjouira que Canto-Sperber s’y risque en ce qui concerne la France. À la fin du 19e siècle et au début du 20e, soutient-elle documents à l’appui, se forme une communauté philosophique de recherche et de discussion à l’échelle internationale, marquée par un renouveau rationaliste, un esprit oecuménique et le rejet du positivisme et du mysticisme (p. 149-156). L’apparition de l’existentialisme et des morales de l’engagement marque en France un certain recul de la philosophie morale, cela jusqu’aux années soixante, où elle perd son autonomie et s’efface presque (un « presque » que nuance Ricoeur dans son compte rendu de cet ouvrage, Esprit, octobre 2001). Pourquoi cela ? L’antihumanisme et le marxisme des années 1960-1980, répond l’auteure, ne suffisent pas à l’expliquer ; davantage que des thèses philosophiques propres à cette époque, c’est le fait que « ces thèses ont été énoncées comme des vérités de fait »(p. 178) qui rend compte de ce passé malheureux. Mais si un dispositif idéologique marquant l’affaiblissement de l’esprit critique (et autocritique) prévalait alors, pourquoi son apparition et son succès durant ces années seulement, et des effets destructeurs principalement sur la philosophie morale ? L’hypothèse paraît trop générale pour la spécificité du phénomène, et finalement redécrit en d’autres termes ce qu’on cherche à expliquer. C’est à une sociologie de la politique et de la rhétorique de la « posture de l’intellectuel français » qu’il faudrait sans doute faire appel ici, entreprise à peine esquissée par l’auteure, ce qui laisse son intéressant bilan historique en attente de complément.
Dans la seconde partie de son ouvrage, Canto-Sperber entend démontrer que la « philosophie a beaucoup à dire sur ce qu’est la vie humaine, sur la condition humaine d’existence, tâche fort peu explorée par nos contemporains » (p. 193). Elle s’attache à l’analyse de nos demandes de sens et tente de montrer « que la réflexion sur la vie humaine est soumise à des contraintes qui ont trait, pour une part, aux traits généraux de l’existence et, pour une autre part, aux biens et aux valeurs auxquels se rapportent nos raisons d’agir » (p. 195). Cette analyse recourt à la philosophie antique et à la littérature moderne (principalement le roman), mais aussi à la philosophie analytique, dont la question du sens de la vie, on s’en étonnera peut-être, est un des thèmes récurrents depuis Russell. La ressource principale réside dans l’idée de « justification existentielle » et l’examen de ses particularités : elle entretient un rapport particulier au sujet, ne s’épuise pas dans la prise de décision, est intimement liée au temps et possède une dimension pratique (elle modifie le moi qui s’y livre) ; elle n’en est pas moins une entreprise rationnelle et objective, soutient Canto-Sperber. C’est en intégrant ce type de justification que la moralité revêt son sens le plus complet (p. 277), la moralité au sens strict se contentant d’un type de justification plus impersonnelle (comme celle des devoirs). La justification existentielle devient pressante lorsque nous sommes dans une « condition cognitive particulière » (p. 215), celle du constat de l’absurde. Celle-ci n’est pas l’apanage de la littérature et de la philosophie de l’existence, mais relève plutôt d’un de ces invariants que l’analyse philosophique peut révéler : il s’agit d’un des « effets naturels du travail de la pensée » (p. 221), résultant de la rencontre d’un point de vue interne et d’un point de vue externe sur sa propre vie (p. 232). L’auteure dégage de ces réflexions un certain nombre de critères généraux et formels susceptibles de permettre l’évaluation et la comparaison des vies humaines : la capacité d’être le sujet de sa vie et de l’inventer, la fidélité à ses engagements et l’habileté à répondre aux coups du sort, le caractère révisable de nos raisons, et l’appréciation de ce qui constitue une décision grave (p. 234). L’examen de quelques cas typiques tirés de la littérature et amplement discutés en philosophie anglo-saxonne récente (le dilemme du capitaine Vere, un personnage de Herman Melville traité par Peter Winch, celui du Gauguin imaginaire examiné par B. Williams, par exemple) illustre l’explicitation de ces invariants en même temps qu’il reprend une thèse défendue naguère par Ricoeur, celle de l’importance des récits pour donner cohérence à la trame temporelle d’une vie humaine.
L’entreprise de justification existentielle et la découverte des invariants de la vie humaine ne semble pas encore nous engager dans l’entreprise de la philosophie morale telle que défendue dans la première partie du livre, ce que Canto-Sperber concède volontiers : l’évaluation d’une vie répond à des « critères intellectuels, formulés à partir d’une exigence de rationalité et de cohérence » (p. 234). Mais à moins de confondre de façon platonicienne rationalité morale et raison tout court, il faut que cette analyse puisse intégrer la dimension proprement morale, celle du bien et du juste, pour revêtir la validité et la pertinence revendiquée. C’est ce qu’entreprend le dernier chapitre, « Le bien dans la vie humaine », en distinguant d’abord les aspects subjectifs (la satisfaction) et objectifs (ce dont nous sommes heureux) des biens humains, puis en soutenant que l’objectivité des biens peut être prudentielle ou intrinsèque, « répondant à des nécessités de notre pensée » (p. 284), affirmation qui mériterait une investigation métaéthique, que l’auteure signale seulement pour passer à ce qui l’intéresse, la forme de bien humain qu’est la « vie bonne ». Canto-Sperber termine son ouvrage en défendant la thèse d’un bien formel et d’un ordre des biens (p. 290), afin de répondre à l’exigence normative, à la contrainte de cohérence et à l’objection pluraliste dans le contexte contemporain. La philosophie, conclut-elle, est « une forme à imprimer dans la vie », ce qui requiert une « élaboration individuelle » (p. 292) On retrouve ainsi le projet socratique : réfléchir plus pour vivre mieux ; il s’agit toutefois d’une conception formelle et générale du rôle du bien dans une vie humaine, qui ne se confond donc pas avec la prétention de dicter comment vivre.
On peut souhaiter que ce travail en inspirera d’autres qui feront progresser ce type d’entreprise. Car tout ne va pas de soi dans la conception rationaliste de l’auteure : est-il si évident que les pensées et les croyances peuvent modifier la conduite du moi ? L’autonomie de la philosophie morale ne peut signifier isolement, et la psychologie morale peut être ici une aussi bonne alliée que la littérature. Par ailleurs, quelles conceptions des « biens publics » et des questions politiques découleraient de ces invariants de la vie humaine ? Canto-Sperber se demande comment rendre vivante la réflexion éthique au sein de la société civile (p. 135) ; cela irait-il jusqu’à défendre l’idée d’une « social-démocratie aristotélicienne » comme l’a fait récemment Martha Nussbaum ? Malgré ces quelques lacunes, il reste que cet ouvrage contribue dès maintenant à l’échange d’idées en philosophie morale, aussi bien en France qu’ailleurs.