Article body

Cernes. 2023.

Photographie de Cécile Belleyme.

-> See the list of figures

Par « poésie », j’entends ici ce qui nourrit le sentiment d’habiter un lieu et un temps;

et par « habiter », le fait de ne ressentir aucune coupure entre soi et ce qui nous entoure.

François Flahault, Le sentiment d’exister

Les rapports intrafamiliaux fondent les oeuvres de Joël Pommerat[1] depuis ses débuts, irriguant son exploration de la dimension sensible du monde contemporain. Élaborées avec les comédien·nes et artistes de la Compagnie Louis Brouillard, ses dramaturgies s’appuient sur l’escamotage de vérités, de secrets ou de non-dits dévastateurs, mais jamais révélés. Les vies se construisent les unes sur les autres, les unes à côté des autres, bancales, incertaines, mais précisément très humaines par ces déséquilibres. Elles semblent se situer à l’opposé des grandes destinées héroïques emblématiques de l’histoire mythologique du théâtre occidental. Cependant, l’artiste sait aussi en porter la mémoire dans Ça ira (1) Fin de Louis (2015), spectacle appréhendant la période 1789-1791 en revisitant notamment les débats des États généraux. L’auteur a également relu trois contes qui interrogent les rapports de filiation : Le petit chaperon rouge (2004), Pinocchio (2008) et Cendrillon (2011), dans un mouvement initialement destiné à montrer à sa fille en quoi consistait son travail. Ces spectacles entrechoquent des vies minuscules avec des destins lumineux, dont la poignante modestie et la richesse symbolique d’une part, tout comme la superficialité criante et la déraison révélée d’autre part, résonnent immanquablement dans l’espace de nos consciences contemporaines.

Si ces productions s’inscrivent intimement autant qu’universellement dans les enjeux sociétaux les plus actuels, elles reflètent aussi l’expérience de leur auteur, orphelin de père à l’âge de quinze ans, tressant sans relâche les sensations mémorielles proches et lointaines (Auzolle, 2017). Il déploie aussi bien la sagacité d’une observation acérée du contemporain que la volonté de s’ancrer dans l’histoire culturelle occidentale, notamment à travers l’écriture en palimpseste. Rappelons que l’une des origines du théâtre de Pommerat est l’écoute du disque de l’opéra Pelléas et Mélisande (1902) de Claude Debussy d’après le drame en cinq actes de Maurice Maeterlinck (1892). L’auteur cherche à s’approcher de la conjonction miraculeuse de la prosodie du compositeur français et de sa virtuosité orchestrale, colorant l’action de touches tour à tour lyriques ou subliminales (Auzolle, 2023). Il faut se rappeler la fin de cette oeuvre fondatrice : Mélisande, couchée sur son lit d’agonie, près de la petite fille à qui elle vient de donner naissance sans en avoir conscience, mais dont elle pressent le destin d’orpheline.

Arkel. – Veux-tu voir ton enfant?

Mélisande. – Quel enfant?

Arkel. – Ton enfant, ta petite fille…

Mélisande. – Où est-elle?

Arkel. – Ici…

Mélisande. – C’est étrange, je ne peux pas lever les bras pour la prendre…

Arkel. – C’est que tu es encore très faible… je la tiendrai moi-même; regarde…

Mélisande. – Elle ne rit pas… Elle est petite… Elle va pleurer aussi… J’ai pitié d’elle… (Debussy et Maeterlinck, 1907 : 297-299).

À l’instar de la pénombre dans laquelle les scènes closes de ses spectacles adviennent, parfois rompue de lumières stroboscopiques, fragmentant, déstructurant la perception de l’espace, ce que Pommerat livre de sa vision du monde, à travers la projection scénique de ses propres interrogations, appelle toujours une reconstruction par l’imagination des spectateur·trices. Là est toute la puissance de ce théâtre : convoquer regardant·es hors d’eux·elles-mêmes pour mieux les renvoyer à leur expérience et leur individualité. Au coeur des débats soulevés dans ces oeuvres se trouve l’enfant et ce qu’il cristallise d’amour, de haine ou de projection de la part des adultes. Cette expérience a nécessairement été vécue par chacun·e, enfant spectateur de sa famille puis du monde qui l’entoure avant de devenir celui de l’auteur. En effet, rares sont les productions de Pommerat qui éludent la question de la filiation, depuis le fantasme de grossesse et d’enfant (Des suées [1993]; Les marchands [2006]; L’inondation[2] [2019]) et du désir d’enfant (Qu’est-ce qu’on a fait [2003]; Cet enfant [2006]; Pinocchio; La réunification des deux Corées [2013]; L’inondation), sa gestation (Au monde [2004]; Les marchands), son éducation (Qu’est-ce qu’on a fait, Cet enfant, Le petit chaperon rouge, Pinocchio, Cendrillon), sa maladie (Mon ami [2000]; Contes et légendes [2019]), jusqu’à sa mort (Au monde, Cercles / Fictions [2010]; Ça ira (1) Fin de Louis) et même son meurtre (Les marchands; Je tremble (1 et 2) [2008]; L’inondation).

Dans cette dynamique, quelles stratégies esthétiques et poétiques Pommerat met-il en oeuvre pour donner à ressentir, représenter et problématiser l’attente et l’engendrement, la naissance et les remous qu’elle entraîne dans la psyché des parents? Tout d’abord, je verrai comment est abordée la conception de l’enfant dans Les marchands, Au monde, La réunification des deux Corées et Des suées; ensuite, avec deux scènes de Cet enfant, comment la gestation aide le parent en devenir à se construire tout en lui révélant qu’il ne peut assumer son rôle. Enfin, je m’attacherai à deux scènes de mise au monde, dans Cet enfant et dans Pinocchio.

Concevoir un enfant

Le mystère de la maternité innerve les spectacles de Pommerat : l’artiste de genre masculin, deux fois père de filles, s’interroge sur le fait de concevoir un enfant, sciemment ou non, puis de le porter, en l’acceptant ou non. Apprendre que l’on attend un enfant n’est jamais anodin : le déni est souvent la première réaction des personnages de Pommerat.

« Un enfant?! / Moi?! »

Les marchands[3] traite de la question de la marchandisation des corps et des âmes dans le monde capitaliste : « Nous sommes pareils à des commerçants, / des marchands. / Nous vendons notre travail / nous vendons notre temps. / Ce que nous avons de plus précieux. / Notre temps de vie » (Pommerat, 2006 : 31). L’auteur y aborde également la nécessité de correspondre au modèle dominant pour trouver sa place dans la société.

Or L’amie de la narratrice, qui justement conte l’histoire de cette marginalité, est exclue de l’entreprise locale de produits chimiques, grande pourvoyeuse d’emplois, en raison de sa fragilité psychologique peut-être provoquée par la mort de son père lors d’une explosion à l’usine Norscilor. Elle vit seule avec son enfant de neuf ans, que l’on découvre le jour de son anniversaire (sixième scène), fête gâchée par une coupure d’électricité, conséquence de factures impayées. Cette scène se déroule entièrement sur le fond musical ténu du début de Pelléas et Mélisande, mystérieuse musique de forêt, de nuit et de source qui semble monter du bout des âges comme des profondeurs de la psyché humaine. Lorsque la fermeture de Norscilor est annoncée, L’amie défenestre son enfant, pensant que cet acte désespéré sauvera la situation. L’usine rouvre; la narratrice, soudain épuisée, s’aperçoit qu’elle est elle-même enceinte, venant en quelque sorte réparer le drame de son amie, désormais internée :

Au bout de plusieurs jours / on découvrit que j’attendais un enfant,

Depuis déjà de nombreux mois.

Un enfant?! / Moi?!

Comment cela se faisait-il? / Que s’était-il bien passé?

Qu’avais-je donc bien pu faire pour en arriver là?

Quelle catastrophe!

Le pire évidemment / c’est que je n’étais vraiment pas sûre / je n’étais plus tout à fait sûre / d’avoir vraiment / fait / ce qu’une femme doit / vivre / pour en arriver / là (ibid. : 50).

L’humour avec lequel l’auteur traite la scène adoucit le pathos qui pourrait accompagner cette nouvelle : peut-on jamais remplacer un enfant mort? La collusion entre la voix d’Agnès Berthon, identifiée depuis le début du spectacle comme vecteur du drame, et cette assertion surréaliste invite à sourire, mais aussi à prendre conscience du déni dans lequel peuvent vivre les femmes, aussi bien dans leur rapport à la maternité que dans celui de leur puissance d’action au coeur du monde capitaliste. Toutefois, cette réparation symbolique risque de tourner en reproduction, compte tenu de la dimension impitoyable de cet univers. La référence sonore subliminale à l’opéra de Debussy lors de la présentation de l’enfant-roi quelque temps avant son assassinat prend alors tout son sens : peut-on à bon droit mettre au monde un enfant dont on sait d’emblée que le destin sera tragique?

« je ne sais même pas de qui est cet enfant »

La constatation de cette impossibilité est également filée dans Au monde, spectacle au titre étrange et révélateur, évoquant aussi bien la mise au monde de l’enfant, les paradoxes de l’existence et la mondialisation. Dans la famille d’un magnat du fer, La soeur aînée est enceinte. Elle porte un enfant, cela se voit, sa nouvelle silhouette l’embarrasse − « Je ne me supporte plus dans cette robe » (Pommerat, 2004 : 40)  et elle continue à porter des robes ajustées et des talons vertigineux. Pourtant, elle ne parle jamais de son état et on ne sait pas de qui est l’enfant, ce qui donne lieu à quelques répliques comiques dont Pommerat a le secret pour égratigner une atmosphère pesante :

La seconde fille. – Quand on te regarde, on dirait que tu vas déborder maintenant, on dirait que ça fait des années que tu attends cet enfant. […] Est-ce que tu t’es déjà demandé à qui ou à quoi est-ce qu’il pourrait ressembler? À notre père? À notre frère? À Ori, ou bien à lui, l’autre, ton mari?

La fille aînée. – Non je ne me le suis jamais demandé, la vérité c’est que je crois que je ne sais même pas de qui est cet enfant, là à l’intérieur. Je ne le sais pas. Je l’ignore en fait (ibid. : 62).

De son côté, en miroir de cette mystérieuse gestation, La seconde soeur est irascible, car comme le rapporte La plus jeune aux trois hommes de la maison, « ce sont ses petits problèmes de femme qui la font souffrir. […] On sait bien ce que ça représente pour nous toutes, ces jours-là. On est toutes un peu dans un état second, de grande détresse, pour ne pas dire de grande tragédie mais dans le fond ce n’est rien » (ibid. : 34). Dans la bouche de cette adolescente nommée Asside, adoptée par le père pour remplacer une fille morte, Phèdre, les règles sont présentées comme une tragédie mensuelle, la perte régulière d’un enfant imaginaire. À la scène suivante, elle se réveille et son bras saigne : s’est-elle scarifiée? Pour répondre à quel obscur malaise? De vastes ombres de désir incestueux planent sur ce spectacle elliptique, inspiré par Les trois soeurs (2002 [1901]) d’Anton Tchekhov.

« je ne savais pas que ça faisait souffrir à ce point là » 

En 1993, dès sa troisième création, Des suées, Pommerat aborde la question des relations réelles et fantasmées entre enfants et parents, sous le signe de L’étranger (1942) d’Albert Camus : « La conscience de Pole (au public). – La soirée avait commencé normalement … Ma mère était morte![4] » (Tapuscrit inédit.)

Le spectacle envisage aussi bien la question de la maternité que celle de la paternité, à l’heure où l’auteur attend pour la première fois d’être père, et entre en écho avec les bouleversements que représentent la grossesse de sa compagne et la naissance de sa première fille. Pommerat résume : « Pole et Inné [sans « e »] ont presque dix-sept ans. Ils n’ont pas encore fait l’amour. Pourtant Pole est convaincu que cet enfant qui pousse dans le ventre d’Inné est le sien[5] » (synopsis inédit).

Dans la version développée pour le spectacle, Innée [avec un « e »], « jeune fille très lymphatique » (tapuscrit inédit), a mal au ventre : elle est tombée dans les escaliers quinze jours plus tôt. Irène, jeune fille « énergique […] gaie et démonstrative », interprète ce mal de ventre et ment à Pole, jeune homme « [i]déaliste » et « [i]nsatisfait » (idem), son ancien amant, dont elle échange la tendresse puis l’amour contre des révélations fantaisistes : Innée serait enceinte de lui! « J’aurais tout fait pour le retenir… même mentir » (idem), avoue sa conscience. Mais déjà dans ce spectacle, l’enfant, le désir d’enfant ou la pensée d’enfant matérialise l’amour : faire un enfant, attendre un enfant signifie qu’on aime, dans toute la quête désespérée de cet Amour[6]. S’ensuit un enchaînement de situations cocasses, comme lorsque le père supposé annonce à la mère qu’elle attend un enfant de lui :

Pole. – Il faut que tu te reposes Innée!

Innée. – Pourquoi Pole?

Pole. – Dans ton état c’est ce qu’on recommande?

Innée. – Dans quel état?

Pole. – Je m’en doutais, que tu refuses de l’accepter, si simplement.

Innée (insistante). – Quoi donc?

Pole. – Que cet enfant que tu attends puisse être à moi…

Innée (vivement). – Mais je n’attends rien Pole… pas un enfant… ni même autre chose… encore moins de toi… tu le sais mieux que moi… (idem).

Un autre exemple se retrouve dans la scène où la conscience d’Irène révèle qu’elle a le ventre gonflé, qu’elle ferait une grossesse nerveuse : « j’avais mal à mon ventre, il avait enflé lui aussi… je me demandais si je n’étais pas en train d’attendre quelque chose, moi » (idem). Finalement, Irène accepte la situation, « s’adressant au public puis à son ventre » : « C’est mon ventre qui me tire, et qui a au moins doublé de volume. […] [J]e ne savais pas que ça faisait souffrir à ce point là [sic], c’est une grossesse qui commence mal? » (Idem.) Elle cherche un père à l’enfant, en plein délire d’autosuggestion et de projection :

Ce n’est pas la peine que je me fatigue à chercher un responsable à mon état, je vais m’allonger très tranquillement… et je vais me dire que je le connais… qui aimerais-tu? Pôle? ce serait le plus simple, on le connaît et il habite dans notre quartier… Ne t’inquiète pas ce qui sera dur c’est pas de trouver, ce qui sera dur ce sera d’y croire… jusqu’à la fin… mais tout ira bien, j’en suis certaine, on va dormir et puis demain, on va se mettre à croire à tout ce qu’il faut… pour que ça se passe bien, et tu verras ce sera très drôle (idem). 

« Tout va bien se passer puisque je me sens heureuse… »

Cette confiance frôlant les limites du raisonnable revient, à l’acmé de La réunification des deux Corées qui, en palimpseste de La ronde (Schnitzler, 1975 [1897]), interroge les rapports d’amour dans le monde contemporain. L’avant-dernière scène, intitulée « enceinte », pose la question du désir d’enfant et l’euphorie de la gestation : peut-on refuser la maternité à une jeune femme en situation précaire et manifestement amoureuse d’un homme violent et peu fiable, et l’inciter à l’avortement? La femme, jeune et vulnérable, est enceinte après avoir avorté plusieurs fois. La scène se déroule dans « [u]n cabinet de consultation dans un établissement médico-social. Une femme est assise. Un homme se tient debout en face d’elle. Derrière lui une infirmière en blouse observe » (Pommerat, 2013 : 88). Annie est enceinte de Frédéric, avec qui elle a une liaison au sein de la structure qui l’accueille. L’homme, éducateur ou médecin, la reçoit pour l’inciter à avorter. Très calmement, elle lui répond : « c’est mon bébé c’est l’enfant de mon amour » (idem). Cette croyance, développée autour de la grossesse, est stimulée par une forme d’euphorie : « j’ai de la joie cela me donne de la force » (ibid. : 89). L’homme, sortant peu à peu de son calme professionnel, la reprend en lui signalant qu’il s’agit simplement d’un « petit bouleversement hormonal », mais la femme persévère : « Non c’est l’amour » (idem). L’homme insiste sur le danger représenté par son compagnon : « Il est sans doute à l’origine de ta grossesse mais c’est certainement pas un père sur qui tu pourrais compter » (idem). Elle persiste, et il insiste encore : « tu es en train de foncer au-devant d’une très grande tragédie […] tu vas être malheureuse […] tu vas souffrir » (ibid. : 90). Mais Annie s’entête : « pourquoi je me sens aussi heureuse?? » (Idem.) L’homme analyse : « c’est une simple réaction neurochimique […] un très bon antidépresseur […] bon quand est-ce qu’on avorte Annie?? » (Ibid. : 90-91.) Elle fait mine de ne pas le comprendre, demande l’autorisation de sortir du cabinet et le laisse désarmé après l’avoir rassuré : « Vous faites pas de souci. Tout va bien se passer puisque je me sens heureuse[7]… » (ibid. : 91). La scène est accompagnée par une boucle de piano en fond sonore, valse sur trois temps oscillant entre un balancement ternaire sur les deux premiers temps puis une division binaire du dernier. Cette hésitation métrique provoque au fil de la scène un sentiment de malaise qui accentue le dialogue de sourd·es entre la future mère, bercée de son illusion d’amour, et son interlocuteur, clairvoyant : l’être humain ne peut échapper au désir de croire en la vie et à la pulsion de faire ses propres expériences. Pommerat confronte ainsi, sans les juger, l’enthousiasme juvénile à la raison mature. Mais, au fond, ce qui est pointé ici une fois encore, c’est le manque d’amour qui provoque des réactions réparatrices.

Dans ces spectacles, tout passe par la parole des protagonistes et les relations verbales tissées entre eux·elles ou nouées implicitement avec le public. Lorsque la grossesse n’est pas considérée comme une « catastrophe » ou même ignorée, concevoir un enfant, c’est accéder à un autre monde, « drôle » ou « joyeux », ouvrant des perspectives positives à un univers incertain.

Devenir parent

La grossesse invite à l’altérité tout en centrant la mère sur elle-même. Remontent alors les sensations de l’enfance, de l’adolescence, le rapport à la mère, la construction de la personnalité dans un aller-retour entre attraction et répulsion pour la parentalité et ce qu’elle représente de changement radical dans l’existence. Des suées montre la solitude d’Irène avec elle-même et la vie qu’elle sent en elle, qu’elle soit réelle ou fantasmée, que cette vie vienne d’un rapport en tout début de vie sexuelle ou de l’imaginaire de ce rapport. Or cette vie la projette dans un avenir qu’elle veut différent de la vie qu’elle a menée jusqu’alors.

« je serai vraiment heureuse et mon enfant aussi sera heureux »

Dix ans plus tard, Pommerat connaît un épisode de création singulier avec la commande, par la Caisse d’Allocations Familiales[8] du Calvados et le Centre Dramatique National de Normandie, d’un travail de mise en abyme d’entretiens sur la parentalité avec des allocataires volontaires[9] : « Dans mon écriture je n’ai pratiquement jamais repris une histoire, un récit, un témoignage qui m’avait été confié lors de la période d’échanges » (Pommerat, 2003 : 81). Ce spectacle, titré Qu’est-ce qu’on a fait?, est revu trois ans plus tard et intitulé Cet enfant, un spectacle plébiscité en France et à l’étranger pendant une tournée de cinq ans qui mène la Compagnie de Bucarest à Montréal. À Moscou, en 2007, des comédien·nes russes s’approprient le texte traduit et adapté dans la langue de Tchekhov et dont la reprise au théâtre Praktika est supervisée par l’auteur.

Dans les deux éditions[10], la première scène présente une femme enceinte en fin de grossesse, jouée par la comédienne Ruth Olaizola, à la tenue négligée, aux cheveux sales et au visage ravagé, à qui l’attente d’un enfant donne envie de croire qu’elle aura la force et le courage de changer, d’être fière d’elle-même. Peu à peu émerge de cet enthousiasme sa relation avec sa propre mère, qui l’a dénigrée et avilie. Cette grossesse lui permettra de donner à l’enfant une autre vie que la sienne, de faire bouger les lignes, avec toute l’énergie du désespoir ou plutôt de l’espoir mis dans cette attente et le fantasme d’échapper à la reproduction d’une situation traumatique :

Elle sera bien obligée de voir que je suis capable d’être quelqu’un / elle ne pourra pas ne pas le voir / et elle en crèvera à l’intérieur / elle en crèvera de voir ce que je suis capable de faire / ce que je suis capable de faire pour mon enfant / elle crèvera de voir que je suis capable de faire mieux que ce qu’elle a fait elle pour nous ses enfants / elle en crèvera de voir que mon enfant est heureux alors que nous nous avons été malheureux / et elle en crèvera de voir que je suis heureuse et que je m’en sors que je m’en sors et que je n’ai plus besoin d’elle / elle en crèvera et alors là je serai vraiment heureuse / je serai heureuse / vraiment heureuse / je serai vraiment heureuse et mon enfant aussi sera heureux / il sera heureux / il faudra bien qu’il soit heureux / il le faudra bien (Pommerat, 2003 : 12; 2005 : 68).

Aux antipodes de la calme déraison d’Irène, échevelée et négligée, sous le regard méfiant d’un homme renfrogné les poings serrés dans les poches de son blouson, elle émerge du noir pour finir en pleine lumière : sa parole, proférée à la limite du cri, est littéralement accompagnée d’une boucle de quatre mesures de blues au tempo très lent, jouée par un ensemble composé d’une basse, d’une batterie, d’un orgue Hammond et d’une guitare. Cette voix-cri semble une mélopée aussi désespérée que les chants de Bessie Smith, Billie Holiday, Janis Joplin ou Amy Winehouse. Composé par Antonin Leymarie, ce blues occupe presque deux minutes de noir après la scène, laissant le chant résonner dans l’espace théâtral et l’imaginaire du public : pourquoi fait-on un enfant? Chacun·e n’a-t-il·elle pas une réponse à apporter à cette question? S’il invite à l’introspection, le noir place aussi les spectateur·trices dans la position de l’enfant dans le ventre de sa mère, venant de ressentir la détresse de celle qui le porte et dont la musique, bien calée sur les temps comme sur les battements des deux coeurs à l’unisson, se fait l’écho.

« je suis jeune je pourrais refaire d’autres enfants un jour… »

Quelques scènes plus tard, on retrouve la silhouette et la voix au timbre et à l’accent si caractéristiques de Ruth Olaizola, portant dans ses bras un nouveau-né. Même s’il s’agit probablement, dans les témoignages d’origine, d’une autre mère et d’une autre situation, impossible pour le·la spectateur·trice de ne pas rapprocher les deux. L’espoir d’une renaissance de la mère grâce à la naissance de l’enfant laisse place à l’impossibilité d’assumer cette nouvelle fonction. Dans l’escalier de son immeuble  la scène vide habituelle − la jeune mère rencontre ses voisin·es, un couple d’une cinquantaine d’années sans enfants. La femme dit à son mari : « Ne regarde pas le bébé comme ça. Tu vas gêner cette personne c’est gênant » (Pommerat, 2003 : 6, 37; 2005 : 5, 80). Pourtant, la jeune maman leur confie un instant son enfant. Puis elle annonce : « Je vous le donne » (Pommerat, 2003 : 38; 2005 : 81), et s’explique :

Je vous dis que je vous le donne cet enfant… Je vais très bien… n’ayez pas peur… je l’aime cet enfant… je l’aime vraiment et je veux vraiment qu’il soit heureux cet enfant… c’est pour ça que je vous le donne… moi vous savez je suis jeune je pourrais refaire d’autres enfants un jour… mais pour l’instant celui-là je vous le donne (Pommerat, 2003 : 39; 2005 : 81-82).

Passant rapidement d’une voix douce à un ton vindicatif, elle avoue qu’elle n’est « pas une mère », qu’elle n’aime pas son enfant « comme une mère », mais « d’un autre amour » (Pommerat, 2003 : 40; 2005 : 83). À ce moment-là entre en fond sonore une musique rock, jouée par la batterie et l’orgue bientôt rejoints par la trompette; la musique monte doucement en intensité pour s’achever dans le noir, laissant les nouveaux parents interloqués. Une fois passé le tourbillon d’hormones euphorisantes qui accompagne la grossesse, la responsabilité est trop lourde à endosser : la venue d’un enfant n’est pas la solution magique pour prendre de la distance avec soi-même. Tout en traitant la situation par l’absurde, Pommerat laisse alors se déployer une parole effrayante, inaudible, à la fois inhumaine et trop humaine, révélant, certes, la désespérance d’une allocataire du Calvados au début des années 2000, mais aussi les inévitables sursauts de l’âme bouleversée à la fois par la reproduction et par l’altérité, en dehors de toute inscription temporelle, géographique ou sociale[11].

À la fin de la première représentation de Qu’est-ce qu’on a fait?, le 8 janvier 2003 au Centre Dramatique National de Normandie, pour le « public mélangé » (Boutigny, 2003 : 102) des participant·es aux ateliers et d’habitant·es d’Hérouville-Saint-Clair, Patrick Boutigny, médiateur culturel qui a accompagné les sessions, revient sur ses impressions, soulignant la dimension poétique que revêt la médiation de ces situations dramatiques par le théâtre :

La poétique révélant des situations graves tendues dans une atmosphère souvent pesante, la densité de ce temps de la représentation produit un questionnement sur le rôle des uns et des autres sur la parentalité. Où sont les pères dans toutes ces histoires et pourquoi traînent-ils une image négative? Pourquoi culpabiliser les mères dans leur relation avec leurs enfants? Comment être toujours autour des blessures de l’amour?

Joël prend le temps de la réponse ou plutôt de l’explication : les choix qu’il a faits, le dispositif mis en place par la Caisse d’Allocations Familiales du Calvados, son rôle en tant qu’écrivain et metteur en scène. Le théâtre permet de libérer la parole. De se dire les mots qui vont aider. Ne pas résoudre les problèmes mais savoir en parler. Le théâtre comme espace d’exposition des conflits humains. Communiquer avec un art archaïque à une époque de multiplication des moyens de communication (ibid. : 103).

Animant lui-même les bords de plateau de la série de représentations en Normandie, dans son retour sur l’expérience, l’écrivain dédie ce spectacle à ceux·celles qui, en butte avec leurs doutes et leurs remords, se croient marginaux·ales d’un monde idéal qu’il·elles finissent par prendre pour réalité (Pommerat, 2003 : 82).

On le voit, la parentalité déclenche des remous psychologiques d’ordre sismique qui peuvent conduire à des actes désespérés. Le théâtre s’en fait le lieu d’expression, et ce, dès l’Antiquité, aux racines de l’art occidental. Que serait le théâtre de Sophocle ou celui d’Euripide sans la déclinaison et l’analyse des sentiments tragiques générés par les relations intergénérationnelles?

Mettre au monde

L’une des premières protagonistes de Pommerat se nomme Innée : In-née, celle qui est née sans naissance? Celle qui n’appartient à personne d’autre qu’à un capital génétique, transmis en dehors de tout lien humain de filiation? Quel don possède Innée? D’ailleurs, Innée devient Inné dans la deuxième version de l’oeuvre, non plus Des suées, mais Filières, référence plus explicite aux ramifications de la lignée plutôt qu’à l’épanchement d’humeurs donnant la vie. Masculin, féminin, Pommerat floute volontiers le genre et joue avec ses limites, même lorsqu’il s’agit de donner la vie, tout comme il imagine une mise au monde symbolique, à nouveau sans naissance, dans un cadre incongru :

Un jour donc mon amie / nous présenta / un homme jeune / qu’on ne connaissait pas.

Le plus déconcertant pour nous c’est quand elle prétendit qu’il était son fils.

D’après elle, ce fils aurait été un fils qu’elle aurait eu il y a très longtemps dans des conditions très particulières et très secrètes.

Aujourd’hui cet homme avait repris contact avec elle et elle souhaitait elle aussi renouer des liens avec lui…

Elle nous invitait à le considérer nous aussi comme son fils à partir de l’instant d’aujourd’hui…

Il y eut un grand silence / révélateur.

Plusieurs personnes toussèrent comme dans les films quand il y a un malaise.

Malheureusement la réputation de mon amie de légèreté voire même d’irresponsabilité et surtout d’inconséquence fut aggravée encore par cet événement : cette naissance très particulière d’un enfant dans un bar.

[…] Tout ce qu’il y avait de plus certain par contre c’est que cet homme, même assez jeune, était de toute évidence trop vieux pour prétendre être sorti du ventre de mon amie (Pommerat, 2006 : 17-18).

Cette brève scène des Marchands permet la révélation d’un lien de filiation dans un lieu inapproprié, à la consternation de tous·tes. Son humour acéré joue avec l’incestuel afin, notamment, de brouiller les cartes de cet imbroglio paternaliste, où l’entreprise fait office de famille au même titre que les familles de sang. En amont et en aval de cette scène, l’auteur aborde par deux fois la réalité de la mise au monde. Une mère (Cet enfant) puis un père (Pinocchio) donnent tour à tour la vie sur scène. Au-delà de la réalité physiologique de la mise au monde par la mère et, pour le père, de la double métaphore de la création originelle de l’homme et de la création artistique, quels liens se créent entre parents et enfants à l’orée de leur découverte mutuelle? Quels fantasmes préexistent à la naissance et quelles angoisses, ou quels émerveillements, accompagnent ces premiers instants de vie partagée?

Entre femmes

La cinquième scène du spectacle Cet enfant[12] présente un accouchement où l’illusion théâtrale naît de la pleine obscurité dans laquelle est plongé le public, en miroir de celle qui entoure l’enfant dans le ventre de sa mère. À l’inverse du long solo logorrhéique de la première scène, dont la lenteur symbolise celle des mois de grossesse, la scène de l’accouchement est très courte et d’une froide violence. Lorsqu’il s’agit de mettre au monde un être humain, plus aucune place n’est possible pour les ressentis, les sentiments : seule l’efficacité a droit de cité. Peut-on alors parler de maltraitance envers la parturiente dans ce qui est ici montré des usages de la société française au tournant des XXe et XXIe siècles? Le fait que ce récit se fasse entendre lors des ateliers de parole libérée montre le point de fracture entre la fantasmagorie liée à la gestation et le pragmatisme de la mise au monde.

Deux sages-femmes assistent la mère sur la table d’accouchement, commentant l’avancement du travail dans un triple mélange d’adresses : « vous n’êtes pas détendue / vous ne vous détendez pas / n’ayez pas peur de crier / mais elle crie suffisamment » (Pommerat, 2003 : 9, 53-54; 2005 : 90). On note le style direct affirmatif reçu comme une accumulation de reproches, l’impérieux impératif et le froid langage infirmier à la troisième personne du singulier du présent. Or la femme semble vouloir retenir son enfant : « ne le retenez pas / elle est fatiguée / mais l’enfant ne sort pas / elle retient l’enfant / ne le retenez pas madame » (Pommerat, 2003 : 54; 2005 : 90). Lorsqu’il est question d’un père, un rai de lumière apparaît en diagonale blanche de cour à jardin, laissant percevoir à cour, de profil vers jardin, la silhouette d’une femme debout, habillée, seule. Puis retour du noir. La femme finit par avouer qu’elle redoute que l’enfant ne veuille pas sortir et qu’elle sent qu’il a peur; la sage-femme arbitre : « C’est vous qui avez peur, il faut en finir maintenant » (Pommerat, 2003 : 55; 2005 : 91). Cette scène est de nouveau accompagnée par la boucle de quatre mesures de blues de la scène de la femme enceinte. Le son strident de la trompette − symbolisant peut-être la voix de l’enfant, sa douleur du passage puis son soulagement à travers le cri primal − s’est substitué à celui de la guitare. Le blues succède longuement à la scène, cette fois très fort, laissant aux spectateur·trices le temps de décrypter le sens de ce qui vient d’advenir, cette fois non dans le noir mais, après une vingtaine de secondes d’obscurité, avec la vision estompée d’un orchestre de rock derrière un rideau floutant les musiciens.

L’enfant découvre-t-il la violence rythmée du monde de ses yeux encore maladroits à discerner autre chose que couleurs et contours? Plus d’échange entre la mère et les aidantes, pas d’attendrissement sur la venue de l’enfant contre sa mère : juste le symbolisme de la naissance, ourdi par la musique; point de chanson douce, mais toute la violence du monde en partage. Le nouveau-né, puis la personne qu’il deviendra, passera sa vie à chercher sa place dans un monde hostile, incompréhensible, dont il devra acquérir les codes et surmonter les épreuves et les injustices pour trouver son équilibre.

Entre hommes

Dans un tout autre ordre d’idées, Pinocchio[13] permet d’appréhender la spécificité du don de la vie par un homme et la naissance en ricochet de la créature, de l’enfant, du couple enfant / parent et enfin de la personne. Ce conte, imaginé à la fin du XIXe siècle par Carlo Collodi (2001 [1883]), qui n’avait pas d’enfant, fait de la sculpture du pantin dans un morceau de bois une métaphore de la création artistique et des affres de la relation de son créateur avec elle, en palimpseste du mythe grec de Pygmalion et Galatée. Ainsi, dans la réécriture de Pommerat, L’homme âgé donne la vie, façonnant son double non pas avec de la glaise, comme le fait Dieu avec Adam, mais avec un morceau du tronc d’un « arbre sombre » couché par une tempête « imprévisible » (Pommerat, 2015 [2008] : 9) qui peut se lire comme la métaphore du coup de foudre amoureux. Leur lien préexistait à la péripétie puisque L’homme âgé engageait régulièrement avec l’arbre « une sorte de longue conversation sérieuse et incompréhensible », ayant parfois l’impression d’obtenir une réponse de son miroir végétal « qui avait connu moins de bonheur que de malheur dans l’existence » (idem).

L’histoire de Pinocchio est contée par Le présentateur, également directeur d’une troupe de théâtre[14] semblant figurer le double de l’auteur[15]. Il s’agit d’un mélodrame, au sens d’un texte proféré − le micro à main du présentateur soulignant l’adresse de cette parole − sur une musique se voulant aussi bien scansion qu’illustration. Sur une boucle d’accordéon puis de piano d’une mesure à quatre temps, rythmant le discours de façon à la fois hypnotique et obsessionnelle comme battrait le coeur de L’homme âgé ragaillardi par son entreprise, Le présentateur explique qu’après réflexion, cet homme dont il est précisé qu’il est âgé et « n’avait jamais eu d’enfant, / ni même de femme d’ailleurs, / car il était timide » (ibid. : 8) décide de sculpter, dans un morceau d’arbre abattu qu’il scie et rapporte chez lui, « quelque chose… / Une chose la plus ressemblante possible à un modèle humain / et qui pourrait lui tenir compagnie pour le restant de ses jours » (ibid. : 10).

Une fois la tronçonneuse mise en marche pour tailler la pièce de bois, le pantin en devenir apparaît, gesticulant et criant, derrière un rideau estompant l’image, exactement comme dans la scène d’accouchement de Cet enfant : effet un instant horrifiant, puis délibérément comique, de l’accord rythmique et harmonique du son de l’outil et des cris de l’enfant à naître[16], ou plutôt à apparaître. Le présentateur pointe la dimension extraordinaire de l’entreprise, accompagné par une boucle d’une mesure à quatre temps de contrebasse en pizzicato et caisse claire. Cet ostinato rappelle l’assise rythmique répétitive du Boléro (1928) de Ravel comme les roulements de tambour des musiques circassiennes pendant les tours de prestidigitation ou les actions périlleuses des acrobates, des montreur·euses d’animaux, tension sonore matérialisant l’attente et accompagnant la montée vers un climax à la fois attendu et redouté. Un dialogue improbable s’instaure entre les morceaux du pantin en devenir et L’homme âgé : la naissance, « cela va faire mal? » (Ibid. : 11.) Une fois assemblée, la créature − être filiforme grimé en mannequin de couture en tissu − finit par marcher et s’adresse à son créateur pour lui reprocher de ne pas l’avoir finie et de l’avoir laissée nue. Interloqué mais vaillant, déjà charmé par l’incongruité de la situation et la forte personnalité de celui qu’il appellera bientôt « [s]on petit chéri » (ibid. : 12), L’homme âgé termine son travail accompagné de bruits de menuiserie et de l’ostinato, mais cette fois la contrebasse joue arco, semblant ainsi montrer un degré supérieur de sophistication : « le résultat en fut extraordinaire, / tellement extraordinaire que ça en était presque effrayant. / C’était un résultat qui se rapprochait quasiment de la vérité » (idem). Apparaît alors la terrifiante vérité d’un autre soi, d’une reproduction sans mère, sans altérité, en somme, de la vie clonée, le paradoxe de la paternité[17] : l’acte de donner la vie sans la porter. Point d’attendrissement devant la construction de la relation entre le nouveau-né et son parent : aux vagissements affamés du nourrisson fait directement place l’insolence d’une créature préadolescente, habillée et coiffée, réclamant froidement « à manger [s’te] plaît » (idem).

***

En introduction, j’évoquais le charme ineffable de la musique de Debussy et des mots de Maeterlinck exercés sur l’imagination du jeune Pommerat. L’écrivain de spectacles refuse pourtant par trois fois de mettre en scène cette oeuvre fondatrice, au Théâtre Royal de la Monnaie puis à l’Opéra de Lyon et au Festival d’Aix-en-Provence. Mais lorsqu’en 2014 Olivier Mantei, alors directeur de l’Opéra Comique, lui propose une expérience de création lyrique inédite, l’auteur choisit sans hésiter une nouvelle russe de 1929 qui peut sembler, à bien des égards, parente de la pièce symboliste de 1892 tant elle regorge de désir incestuel, de non-dits et de violence sourde sur fond de phénomènes naturels. L’inondation, opéra conçu avec le compositeur Francesco Filidei d’après Evgueni Zamiatine et créé en 2019, enchevêtre dans une danse à la fois sensuelle, macabre et hystérique le désir d’enfant insatisfait, l’adoption d’une adolescente juste orpheline, le désir entre L’homme mûr et La jeune fille et la folie meurtrière de La femme trahie, qui assassine l’orpheline. Libérée de sa stérilité par son crime, elle apparaît sur son lit de convalescence après son accouchement pour deux dernières scènes qui semblent le négatif du cinquième acte de Pelléas et Mélisande. En effet, après quatorze scènes placées dans un décor chargé très inusuel en regard de l’univers minimaliste de Pommerat, L’homme annonce, sur une scène dépouillée, que La femme a mis au monde une enfant, mais qu’elle a encore de la fièvre. L’accouchée se dresse alors sur son lit et revit l’assassinat avouant ses détails les plus sordides dans un chant hystérique rappelant les solos finaux du Crépuscule des dieux (Wagner, 1876) de Salomé (Strauss, 1905) ou d’Elektra (Strauss, 1909).

La conception, la gestation, la mise au monde, l’apprentissage de la parentalité et les sursauts de l’âme confinant jusqu’à la morbidité qui les accompagnent sont autant d’étapes du mystère de la vie dont Pommerat montre toute la gravité en même temps qu’il les met en abyme avec le décalage souriant autant que grinçant qui caractérise le ton de ses spectacles. Mystère, oui, malgré le développement, depuis les années 1970, de la reproduction humaine in vitro, des observations et diagnostics intra-utérins (échographies, amniocentèses) ainsi que des analyses d’ADN, puis leur banalisation à l’époque où Pommerat conçoit ses spectacles (et ses enfants), techniques qui tendent à lever tous les voiles qui entouraient la naissance depuis les origines de l’être humain.

Ce que disent les exemples que j’ai présentés, n’est-ce pas que faire un enfant et créer une oeuvre sont deux impulsions à la fois irrépressibles, déraisonnables, angoissantes et monstrueusement engageantes, mais aussi d’inépuisables sources d’émerveillement, de joie et d’optimisme? Une dualité que Pommerat ne cesse de filer, funambule au-dessus de l’abîme des doutes et des certitudes de l’humanité qui, peut-être, trouvent leur ancrage dans la nécessité de poétiser le naissant. Dans ce théâtre, cela passe à la fois par les mots et les voix qui les profèrent et, plus encore que par l’image, toujours estompée, incertaine, par la précision de la musique et du son qui ouvrent, à tous les sens du terme, un espace de réflexion.