Abstracts
Résumé
Cet article porte sur les stratégies et les approches axées sur le travail corporel privilégiées par cinq professeur·es (Francine Alepin, Martine Beaulne, Pascal Belleau, Huy Phong Doan et Mélanie Demers) dans le cadre de différents cours de voix, d’interprétation et de mouvement offerts à l’École supérieure de théâtre (ÉST) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). En m’appuyant sur la théorie de l’activité (Engeström, 2000), je tisse des liens entre les diverses composantes (sujet, objet, communauté, règles, division du travail, outils, finalité) associées à ces contextes de cours et j’approfondis leur finalité commune d’autorégulation vis-à-vis du travail du corps, un corps à la fois charnel, performant, personnifiant et en relation avec d’autres.
Mots-clés :
- formation,
- travail du corps,
- stratégie d’enseignement,
- théorie de l’activité,
- autorégulation
Abstract
This article examines various strategies and approaches of corporeal training experiences favoured by five professors (Francine Alepin, Martine Beaulne, Pascal Belleau, Huy Phong Doan and Mélanie Demers) in different voice, acting, and movement courses within a professional actor training program. Drawing on Activity theory (Engeström, 2000), we establish connections among multiple components associated with these courses (subject, object, community, rules, division of labour, instruments, outcomes) and further deepen their shared outcome of self-regulation in relation to the actor’s body (which is at once physical flesh, performer, character and relational body).
Article body
Dans un contexte où « l’artiste dramatique n’est plus un interprète mais un créateur et un porteur de sens » (Le Blanc, 1992 : 208), la formation professionnelle de l’acteur·trice propose une variété d’expériences d’apprentissage au corps étudiant « pour que non seulement [celui-ci] apporte des réponses pertinentes à différentes formes d’interprétation, mais [pour] qu’il puisse aussi prendre des initiatives créatrices » (Knapp, 2001 : 126-127). Cet article jette une lumière sur des stratégies et des approches axées sur le travail du corps et privilégiées par cinq professeur·es offrant des cours de voix, d’interprétation et de mouvement dans un programme de formation professionnelle de l’acteur·trice. J’y présente d’abord les cinq contextes de cours où s’est tenue la recherche ainsi que les personnes qui en offraient l’enseignement, puis j’aborde comment chacune d’elles veillait à l’établissement d’un climat de confiance et invitait les apprenant·es à se mettre en état de disponibilité au jeu, notamment par la proposition d’échauffements et d’exercices spécifiques au contexte de cours, par l’utilisation d’un travail de visualisation, de musiques ou de silence. J’explique ensuite comment les séances en sous-groupes, l’apprentissage au contact des autres, l’aide d’un·e assistant·e d’enseignement et la responsabilisation des étudiant·es pouvaient favoriser la différenciation pédagogique au sein des différents cours. Je souligne enfin la manière dont ces stratégies et ces approches convergeaient toutes vers une finalité d’autorégulation des apprenant·es.
L’étude des expériences de formation du corps au regard de la théorie de l’activité
Omniprésent tout au long de la formation professionnelle, le travail du corps de l’acteur·trice prend plusieurs formes. Ce type de travail amène les étudiant·es à mieux préparer et utiliser leur corps au service du jeu, à mieux le comprendre et le sentir, ainsi qu’à mieux le contrôler, le façonner ou le modeler (Mossa, 1997). Dans le cadre de ma recherche doctorale[1] (Skelling Desmeules, 2017), je me suis intégrée, pendant l’année 2013-2014, à quatorze contextes de cours (de voix, d’interprétation et de mouvement) afin de cerner comment y étaient conçues et vécues les expériences de formation du corps. Les principales stratégies de collecte de données étaient l’observation participante (cent trente heures), les entrevues individuelles (trente-huit) et les groupes de discussion (quatre) auprès de trente participant·es (un directeur, quatorze formateur·trices, dix étudiant·es). Aux fins de ma thèse, j’ai approfondi l’étude de cinq de ces cours, soit un cours de voix, un cours d’interprétation et trois cours de mouvement (danse, mime et combat scénique) et leurs mises en relation au regard de la théorie de l’activité développée par Yrjö Engeström (2000). La théorie de l’activité m’a permis de comprendre les différentes composantes liées aux expériences de formation. Pour chaque contexte de cours, elle m’a invitée d’abord à porter un regard sur le « sujet » (le·la formateur·trice), l’« objet » (les objectifs établis), la « communauté » (les étudiant·es et l’assistant·e d’enseignement, s’il y a lieu), les « règles » (les manières d’agir lors des interactions), la « division du travail » (la répartition des responsabilités selon les objectifs établis), les « outils » (les ressources matérielles, conceptuelles, intellectuelles) et la « finalité » (les visées à plus long terme vers lesquelles s’oriente la formation offerte), et ensuite à mettre en rapport ces composantes. Cet article reprend donc les résultats qui ont émergé de la mise en relation entre les cinq contextes de cours étudiés durant ma recherche doctorale, mais en insistant particulièrement sur les composantes « règles », « division du travail » et « outils » qui offrent une meilleure compréhension des stratégies et des approches priorisées pour chaque situation pédagogique.
Les cinq contextes de cours approfondis
Les expériences de formation relèvent d’une singularité inhérente au contexte dans lequel elles prennent place ainsi qu’aux personnes qui les conçoivent et à qui elles s’adressent. Il importe donc d’identifier l’institution et, plus précisément, les cinq cours concernés ainsi que les professeur·es qui en dispensaient l’enseignement et qui ont accepté de se faire reconnaître par leur nom réel. Le choix de l’établissement s’est arrêté sur l’École supérieure de théâtre (ÉST) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), où le travail corporel occupe une place privilégiée dans le programme de formation de l’acteur·trice. Les cinq cours qui ont été retenus pour l’étude sont les suivants : Mime, offert en première année de programme, puis Voix et interprétation I, Atelier de jeu II (Répertoire tragique et classique), Préparation aux combats scéniques et Danse pour acteurs, offerts en deuxième année de programme.
Les cinq professeur·es (composante « sujet ») provenaient du milieu artistique professionnel en tant qu’acteur et spécialiste en voix et diction (Pascal Belleau), metteure en scène (Martine Beaulne), spécialiste en mime decrousien (Francine Alepin), chorégraphe de combat (Huy Phong Doan) et de danse (Mélanie Demers). Au moment où s’est tenue la collecte de données, Pascal Belleau, Martine Beaulne, Francine Alepin et Huy Phong Doan avaient déjà accumulé de nombreuses années d’expérience (de 17 à 28 ans) en enseignement au sein de l’ÉST. Par contraste, Mélanie Demers en était à sa première expérience d’enseignement dans ce contexte universitaire. Celle-ci donnait un cours à titre d’artiste invitée. Trois de ces professeur·es (Pascal Belleau, Francine Alepin et Huy Phong Doan) bénéficiaient de la présence d’un·e assistant·e d’enseignement (composante « communauté »). Par ailleurs, parmi ces cinq cours, un seul (Mime) était destiné au groupe-cohorte de première année, alors que les quatre autres (Voix et interprétation I, Atelier de jeu II, Préparation aux combats scéniques et Danse pour acteurs) s’adressaient au même groupe-cohorte de deuxième année. Chaque groupe était composé de vingt étudiant·es, soit dix femmes et dix hommes, tous et toutes au début de la vingtaine.
La prise en considération de la composante « objet » permet, quant à elle, de saisir les objectifs vers lesquels s’orientaient les stratégies et les approches rapportées ici-bas. D’emblée, si chaque professeur·e construisait son cours à partir de ce qui relevait de son champ d’expertise, aucun·e ne prétendait à ce que les apprenant·es deviennent des spécialistes de la technique qu’il·elle enseignait. Mis au service du jeu, ces cours du programme de formation incitaient les étudiant·es à se définir en tant qu’acteur·trices et à apprendre sur le contexte de la scène professionnelle tout en profitant de cette zone de sécurité qu’assure le contexte pédagogique. Faisant vivre des approches diversifiées, ces cours permettaient notamment qu’advienne une fusion entre le travail vocal et le travail d’interprétation, que soient acquis des outils liés à la construction physique de personnages, à l’interprétation de combats scéniques, de scènes tragiques et comiques ainsi qu’à la mise en scène d’une écriture du corps. Il va de soi que chacun·e mettait de l’avant certains objectifs tantôt spécifiques aux techniques et domaines enseignés, tantôt tournés, de manière plus générale, vers le jeu théâtral et le métier d’acteur·trice.
Le prochain tableau rend compte, sous forme de synthèse, des différents éléments en lien avec la composante « objet » que la recherche a permis d’identifier pour chaque cours étudié. Les prochains paragraphes se concentrent sur les composantes « règles », « division du travail » et « outils », qui soulèvent les expériences et les approches privilégiées au regard de ces objectifs.
Établir une relation particulière entre le·la professeur·e et les étudiant·es
Dans le domaine de la formation professionnelle de l’acteur·trice, la qualité du rapport entre le·la fomateur·trice et les étudiant·es peut grandement influer sur l’investissement physique et émotionnel nécessaire au cheminement d’apprentissage. La mise en relation des cours à l’égard de la composante « règle » a conduit à nuancer les rapports sujet / communauté ainsi que les manières d’agir en salle de classe. Ces relations étaient d’emblée influencées par le parcours de formation respectif de chaque professeur·e ainsi que par les visées de leur cours. À cet égard, Pascal Belleau, Martine Beaulne, Francine Alepin et Huy Phong Doan considéraient avoir appris auprès de « maîtres ». Ces « maîtres » provenaient du domaine des arts martiaux (pour Huy Phong Doan) et de celui des techniques corporelles japonaises, plus précisément du butô et du nô (pour Martine Beaulne). Cette posture pouvait aussi être attribuée à certains professeur·es, comédien·nes, metteur·es en scène et spécialistes ayant marqué la trajectoire de formation en voix et en diction (pour Pascal Belleau) et en mime decrousien (pour Francine Alepin). En ce sens, ces quatre pédagogues étaient devenu·es, à leur tour, les maîtres de qui les étudiant·es pouvaient apprendre des techniques de combat, des techniques corporelles japonaises, des techniques en pose de voix et en diction, ainsi que des techniques en mime decrousien[2]. Pour sa part, Mélanie Demers, chorégraphe et danseuse professionnelle, voulait rendre la danse accessible plutôt que d’enseigner une technique particulière. Puisque c’était les étudiant·es qui avaient fait la demande de la recevoir en tant qu’artiste invitée, elle tenait à être attentive à leurs attentes ainsi qu’à établir un « contrat tacite » avec eux et elles (Mélanie Demers, entrevue du 15 mai 2014). Confrontée à leurs nombreuses appréhensions en début de session, elle a pris soin de considérer ces dernières et d’accompagner les étudiant·es à surmonter leurs limites physiques et, surtout, psychologiques. Tout en restant une figure d’autorité, notamment par le fait de les évaluer en cours et en fin de session, elle a développé une relation conviviale avec eux et elles : « Ce qui m’a surprise de cette expérience-là, c’est mon attachement aux étudiant[·e]s. […] Je me sentais comme une mère avec eux [et elles]. […] Il[·elle]s m’ont tellement dit comment il[·elle]s avaient peur en début de parcours et je les ai tellement trouvé[·e]s courageux[·euses] » (idem).
La prise en compte de la diversité
La mise en relation des cinq contextes de cours selon les composantes « règles » et « division du travail » a permis de faire ressortir certaines normes, conventions et habitudes instaurées ou privilégiées par chaque professeur·e afin de favoriser un accompagnement individualisé au sein de leur classe respective. Tous les corps étant différents, les apprenant·es sont leur propre instrument et travaillent avec leurs forces et leurs limites. La formation offerte se veut donc orientée par la « lecture » que fait le·la formateur·trice de ses étudiant·es et de l’ensemble du groupe, et s’appuie sur l’engagement actif de chacun·e. Par ailleurs, si les candidat·es admis·es à cette formation professionnelle partagent un fort intérêt pour ce champ d’études, la formation antérieure, le bagage expérientiel, l’âge et les conditions situationnelles, eux, peuvent considérablement varier d’une personne à l’autre. Les exigences de formation diffèrent donc au sein d’un groupe en fonction des particularités physiques de chaque apprenant·e. La personne offrant la formation doit alors entreprendre cette tâche délicate que représente le travail du corps, c’est-à-dire s’adapter et répondre à l’hétérogénéité des besoins présents dans une même classe. Ainsi, bien que cette formation soit vécue collectivement, chacun·e en tire une expérience personnelle.
N’étant pas plus de vingt par groupe-cohorte, tant en première qu’en deuxième année de programme, les étudiant·es recevaient des commentaires individualisés en cours de travail (verbaux et / ou écrits) de la part de leurs professeur·es, ainsi que deux rétroactions plus formelles par année sur leur cheminement personnel en fonction de l’ensemble des cours – chaque apprenant·e bénéficiait d’un temps de rencontre avec ses professeur·es à la mi-session d’automne et à la fin de la session d’hiver. Parce que le travail du corps, en raison de la singularité de ce dernier, relève d’une dimension subjective, la prise en compte de la diversité des étudiant·es et de leurs besoins particuliers était essentielle à leur progression. C’est du moins ce qui ressort des témoignages des participant·es interrogé·es au sujet de ces retours personnalisés : « Ça reste entre nous et c’est pour trouver quelque chose » (étudiante, groupe de discussion, 17 décembre 2013). Cette reconnaissance de leur unicité les aidait à se sentir plus à l’aise et à se concentrer sur leur propre évolution plutôt que de se soucier de ce que les autres auraient pu penser à leur sujet (étudiante, groupe de discussion, 29 avril 2014).
Les séances de coaching pédagogique
À l’exception de Préparation aux combats scéniques, les différents cours faisaient place, à un moment ou à un autre de la session, à des séances de coaching en contexte pédagogique. Durant celles-ci, les professeur·es travaillaient avec un petit groupe à la fois, composé de deux à cinq étudiant·es, ce qui leur permettait de varier leurs interventions en respectant les besoins divers en termes de caractéristiques et / ou de conditions physiques spécifiques, de tensions corporelles, voire de certaines limites psychologiques[3]. Les étudiant·es recevaient ainsi un accompagnement unique en lien avec la scène ou la chorégraphie à interpréter :
Le fait de travailler en sous-groupes me permet de les arrêter durant leurs scènes. On corrige, il[·elle]s reprennent et il[·elle]s continuent. C’est-à-dire que corporellement, il[·elle]s comprennent ce qu’il[·elle]s doivent améliorer au niveau vocal, de la projection, des résonateurs, de l’articulation, ou s’il y a des tensions. Il[·elle]s le perçoivent corporellement, il[·elle]s l’analysent, il[·elle]s le refont correctement ou il[·elle]s le refont à nouveau jusqu’à ce qu’il[·elle]s y parviennent
(Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013).
Je ne savais pas à quel point j’étais dans ma gorge. C’est inconscient. Des fois, ça sort du ventre; d’autres fois, ça sort de la gorge. Je n’étais pas consciente de ça jusqu’à tant qu’on me le dise et que je le travaille
(étudiante, groupe de discussion, 17 décembre 2013).
Ces séances de travail se déroulaient parfois sous le regard de leurs pairs – qui étaient alors en situation d’écoute et d’apprentissage par observation – et d’autres fois uniquement avec le·la professeur·e. Outre le fait de donner lieu à une différenciation pédagogique, ces séances de coaching faisaient aussi vivre aux étudiant·es des expériences de formation similaires aux expériences de travail en contexte théâtral professionnel. Pour ce qui est du cours Préparation aux combats scéniques, les étudiant·es apprenaient en même temps une chorégraphie de combat. Chaque personne pouvait toutefois demander une aide supplémentaire à Huy Phong Doan pendant que les autres poursuivaient leur pratique. Ce professeur s’assurait également de prendre le temps nécessaire pour que les apprenant·es puissent être confronté·es à leurs limites personnelles afin de les surmonter. Par exemple, lorsqu’il·elles devaient exécuter à tour de rôle un mouvement technique, le temps qui leur était accordé – quelques secondes à quelques minutes – dépendait de leurs besoins.
L’apprentissage au contact des autres
Si les cinq cours incitaient les étudiant·es à mieux comprendre leur propre corps et à mieux l’utiliser, ils mettaient également tous l’accent sur le rapport à l’autre. Dans chaque contexte d’apprentissage, les apprenant·es travaillaient au contact de leur professeur·e et de leurs collègues. Par exemple, le cours Voix et interprétation I leur faisait réaliser certains contacts physiques (ciblant le visage, la gorge, le torse ou l’abdomen) parfois nécessaires au travail vocal et les invitait à veiller au confort physique de leurs pairs à travers différentes explorations. Le cours Atelier de jeu II, quant à lui, leur proposait d’apprivoiser le concept du ma[4]. Le cours Préparation aux combats scéniques les poussait à s’entraider et à s’encourager pendant l’exécution d’exercices techniques et la répétition de chorégraphies, tandis que les autres cours (Voix et interprétation I, Mime et Danse pour acteurs) les conviaient à entrer dans un travail de choeur. Le cours Danse pour acteurs avait de surcroît comme visée de faire de la danse une expérience communautaire. Lors des séances en sous-groupes, les étudiant·es se pratiquaient habituellement sous le regard de leurs pairs. Était ainsi développée une ouverture à l’autre, au fait d’être observé·es : « Cet état d’ouverture est aussi celui qu’il[·elles] d[evaient] maintenir face aux jugements et aux suggestions des autres » (Kuhlke, 2003 : 100). C’est donc dire que le travail du corps, bien qu’unique pour chaque étudiant·e, se réalisait constamment en relation aux autres, comme c’est le cas dans le milieu professionnel. Les nombreuses règles explicites ou implicites au sein de ces cours, rapportées dans le prochain tableau, conduisaient toutes à l’établissement d’un respect de soi et d’autrui, d’un sentiment de confiance, ainsi qu’à la création d’un climat de partage et d’entraide.
L’apport d’un·e assistant·e d’enseignement
Au sein du programme de formation professionnelle, les professeur·es qui offraient des cours techniques en voix et en mouvement pouvaient assigner certaines responsabilités à un·e assistant·e d’enseignement. Les professeur·es de Voix et interprétation I, Mime et Préparation aux combats scéniques collaboraient dès lors avec un·e auxiliaire (composante « communauté »). Si les assistant·es des cours Voix et interprétation I et Mime accompagnaient les apprenant·es à toutes les semaines, celui du cours Préparation aux combats scéniques n’était présent qu’à une seule des trois séances hebdomadaires dont il avait la charge. Puisque seuls les cours dispensés par les professeur·es faisaient l’objet de ma collecte de données, je n’ai pas considéré la perspective de cet auxiliaire contrairement à celle des deux autres assistant·es d’enseignement prenant part à mes séances d’observation. J’ai néanmoins tenu compte de sa présence au sein du contexte de cours.
Les fonctions de ces assistant·es variaient considérablement selon l’entente établie auprès de chaque professeur·e associé·e. Il pouvait notamment leur être demandé :
d’offrir des exemples du travail à faire, des rétroactions individuelles et une aide supplémentaire au besoin pendant que le·la professeur·e dirigeait un exercice réunissant tout le groupe (dans les cours Voix et interprétation I et Mime);
de prendre en charge le travail avec un sous-groupe d’étudiant·es pendant que le·la professeur·e travaillait avec d’autres étudiant·es (dans le cours Voix et interprétation I);
d’être responsable d’une des trois séances hebdomadaires avec l’ensemble du groupe-cohorte afin d’approfondir et de proposer de nouvelles pistes de travail (dans le cours Préparation aux combats scéniques).
La responsabilisation des étudiant·es
En ce qui concerne les étudiant·es, chaque contexte de cours les responsabilisait à leur propre corps. Par leur engagement dans les exercices proposés et leur écoute attentive des commentaires qui leur étaient adressés par leurs professeur·es et les assistant·es, chacun·e apprenait à connaître l’instrument que constitue son corps et se familiarisait avec ses forces, ses limites, ainsi qu’avec ses besoins en matière de travail corporel. Lorsqu’un·e étudiant·e faisait face à une difficulté technique spécifique, il était de sa responsabilité de demander aux professeur·es un accompagnement supplémentaire afin de la surmonter, en se référant au besoin à Pascal Belleau durant ses temps de disponibilité à l’extérieur des heures de classe, à Huy Phong Doan à l’intérieur des séances en salle de classe, à Martine Beaulne durant les séances de coaching pédagogique ou à Francine Alepin durant un temps hors cours réservé à cet effet. Expert·es de leur propre corps, les apprenant·es développaient l’intuition de sélectionner parmi les outils proposés dans le cadre des cours ceux qui leur étaient les plus efficaces dans leur travail. Il·elles prenaient ainsi conscience des exercices qui leur apportaient un maximum d’effets bénéfiques. Le tableau suivant rapporte une synthèse, mise en lumière par la présente recherche, des éléments associés aux composantes « division du travail ».
Ainsi, dans ces cours, les étudiant·es se voyaient responsables de leur apprentissage. Il·elles s’engageaient à la fois physiquement et émotionnellement durant chacun des exercices en salle de classe. En plus de développer leurs habiletés physiques, il·elles devaient se surpasser corporellement (surtout dans les cours Préparation aux combats scéniques et Voix et interprétation I), affronter leurs barrières physiques et psychologiques (surtout dans les cours Danse pour acteurs et Préparation aux combats scénique), tout en respectant leurs limites physiques (dans tous les cours). Enfin, les apprenant·es devaient s’assurer d’investir les efforts et le temps de répétition nécessaires à leur progression. À cet effet, si la mise en relation entre ces cours permet de souligner l’importance accordée à leur concentration, elle amène aussi à nuancer les différentes manières dont s’y prenaient les professeur·es pour renforcer la rigueur au travail. Par exemple, Pascal Belleau et Martine Beaulne exigeaient des apprenant·es une attention constante en salle de classe, alors que Huy Phong Doan tenait à ne pas leur imposer de mesures disciplinaires. Plutôt que de rappeler à l’ordre les étudiant·es distrait·es, il préférait les laisser réaliser qu’il aurait été possible de progresser davantage et plus rapidement s’il·elles avaient fait preuve de plus de concentration. J’ai été en mesure de constater que ce contexte d’initiation à la pratique a ouvert les étudiant·es à une nouvelle compréhension de la prise en charge de leurs apprentissages :
Je pense qu’on aurait pu aller plus loin, mais on est comme resté[·e]s purement dans le plaisir. […] Parce que Phong ne nous imposait pas de rigueur, on ne se l’est jamais imposée nous-mêmes. Et je pense que ça, c’était une leçon, justement, d’apprendre qu’il ne faut pas que tu attendes que les gens t’imposent une discipline personnelle que tu peux t’imposer personnellement
(étudiante, groupe de discussion, 17 décembre 2013).
Selon le professeur, cette approche valait tant pour ce cours que pour l’ensemble de la formation de l’acteur·trice et pour le milieu théâtral professionnel vers lequel cette dernière conduit. Il est d’ailleurs à noter qu’après avoir suivi les cours Voix et interprétation I, Atelier de jeu II et Préparation aux combats scéniques à la session d’automne 2013, les étudiant·es ont pris l’initiative, à la session suivante, de demander à Mélanie Demers un projet à faire durant son absence planifiée afin de continuer d’évoluer pendant ce temps. Cette demande de leur part montrait bien leur responsabilisation vis-à-vis de leur progression personnelle et collective.
Se mettre en état de disponibilité
Durant leur formation, les étudiant·es apprennent à se mettre en état de disponibilité au jeu, un état favorisant la concentration, la réceptivité et l’engagement actif. En mettant en relation les différents cours au regard de la composante « outils », il est possible de faire ressortir certains types d’outils récurrents d’un cours à l’autre afin d’augmenter la capacité des apprenant·es à être entièrement présent·es lors du travail de scène. Ces outils se rapportent notamment à l’adoption d’une routine d’échauffement, à la poursuite d’un travail de visualisation, à l’utilisation d’environnements sonores, de musiques ou de silence, puis à la création d’exercices spécifiques à chaque cours.
L’instauration d’un échauffement particulier
Chacune des séances des cinq cours s’amorçait par un échauffement. Dans le cours Voix et interprétation I, l’échauffement physique variait selon le choix des étudiant·es qui en avaient la responsabilité à tour de rôle. Dans les cours Atelier de jeu II, Préparation aux combats scéniques et Danse pour acteurs, les échauffements conservaient au fil des semaines la même structure et étaient dirigés par les professeur·es. Finalement, le cours Mime était toujours précédé d’un entraînement physique obligatoire encadré par un entraîneur du centre sportif de l’institution. La professeure, Francine Alepin, le complétait au besoin. L’échauffement réunissait les étudiant·es du groupe et suscitait une prise de conscience corporelle ainsi qu’une préparation physique liée au travail en salle de classe qui allait suivre. Particulièrement dans le cadre des cours Atelier de jeu II et Danse pour acteurs, il semblait instaurer un rituel pendant lequel les apprenant·es prenaient la mesure de leur énergie et de l’espace dans lequel se mouvaient leur corps et celui des autres. Il·elles plongeaient dans un état de grande concentration, les amenant à se centrer sur soi et sur autrui, à développer une écoute interne et externe ainsi qu’une sensibilité au dedans et au dehors, puis les prédisposant au travail collectif.
Le travail de visualisation
Si les étudiant·es doivent rencontrer la capacité de concentration nécessaire au métier d’acteur·trice, d’abord faut-il qu’il·elles apprennent sur quoi se concentrer :
Se concentrer est une chose. Savoir sur quoi se concentrer en est une autre. Et si jouer demande de se concentrer, construire un personnage exige de déterminer la série d’objets sur lesquels l’acteur[·trice] va se concentrer, qui le détermineront et l’animeront, point par point, dans l’espace
(Tremblay, 2001 : 159).
Dans tous les contextes de cours étudiés, un type d’outil revenait constamment afin d’aider les apprenant·es à savoir sur quoi axer leur concentration : le travail de visualisation. En Voix et interprétation I, il·elles étaient guidé·es par Pascal Belleau à travers des exercices de visualisation que ce dernier conçoit comme étant
un peu magiques. […] [C]elui du roseau [par exemple], un exercice où il[·elle]s se balancent, qui peut durer une demi-heure. […] Les étudiant[·e]s ferment les yeux et il[·elle]s doivent visualiser qu’il[·elle]s ont des racines qui sortent de la plante de leurs pieds et que, peu à peu, elles descendent partout. […] [Ç]a les amène dans un certain contrôle au niveau du tonus et [dans] une posture faisant que la voix va être dans une détente
(Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013).
Dans le travail vocal, la visualisation aidait particulièrement les apprenant·es à prendre conscience de leur corps, à maximiser leur ancrage au sol, à adopter une posture favorable aux exercices de voix ainsi qu’à minimiser les tensions corporelles pouvant faire obstacle au travail de projection. Dans le cours Atelier de jeu II, Martine Beaulne les amenait à se nourrir d’images et d’impressions percutantes telles que sentir du sang s’écouler de leurs mains, un aigle se déployer dans leur ventre, des faucons se tenant sur leurs épaules ou un papillon figé sur le bout de leur nez. Ce type de visualisation leur permettait de focaliser sur certaines parties de leur corps, ce qui modifiait leur manière d’être et leurs gestuels en plus d’alimenter l’état tragique dans lequel il·elles étaient entré·es. Dans le cours Mime, Francine Alepin pouvait demander aux apprenant·es de s’imaginer devenir un animal, voire une matière, dans le cadre du travail anthropomorphique. Elle pouvait aussi leur proposer de transformer une partie de leur corps en différents objets (leurs coudes, par exemple, pouvaient se métamorphoser en couteaux ou encore en pinceaux). Ces mises en scène, en plus d’élargir leur registre de mouvements, contribuaient à préciser ces derniers ainsi qu’à varier leurs dynamiques. Dans le cours Préparation aux combats scéniques, Huy Phong Doan suggérait aux apprenant·es d’entrevoir les coups offensifs ou défensifs que leur adversaire aurait pu faire si le combat avait eu lieu dans un autre contexte. Cette visualisation leur permettait de comprendre la logique du dialogue d’une scène d’affrontement et le geste à exécuter afin de donner l’illusion d’un réel face-à-face. Finalement, dans le cours Danse pour acteurs, Mélanie Demers pouvait demander à un·e étudiant·e de croire que son coeur, qu’il·elle devait ouvrir aux autres plutôt que de le fermer, reposait dans ses mains. Cette image lui donnait le sens du mouvement et la raison de le faire.
Même si ces exercices de visualisation différaient les uns des autres et visaient des objectifs distincts, ceux-ci ciblaient des objets précis. Ils faisaient en sorte que les étudiant·es étaient « disponibles à la création » (Martine Beaulne, entrevue du 24 octobre 2013). En ce sens, ces exercices, en constituant des stratégies privilégiées pour comprendre l’instrument qu’est le corps et pour utiliser celui-ci au maximum de ses capacités, donnaient lieu à des « outils nécessaires au développement de [leur] propre créativité » (Ronfard, 2003 : 225).
L’utilisation de musiques, d’environnements sonores et du silence
Plusieurs cours (Mime, Atelier de jeu II et Danse pour acteurs) utilisaient des musiques ou des environnements sonores. Ici encore, ce type d’outil encourageait les étudiant·es à se concentrer sur quelque chose en particulier, à savoir le rythme et l’énergie de certains mouvements à reproduire (Mime) ou à créer (Danse pour acteurs), ainsi que l’état émotif à interpréter (Atelier de jeu II). L’absence de sons pouvait aussi être intentionnelle. Le silence pendant quelques exercices déplaçait la conscience des apprenant·es vers leur respiration et vers celle des autres, les centrait sur leurs perceptions internes et externes, sur leur connexion aux autres.
Des exercices spécifiques à chaque contexte de cours
La composante « outils » cerne également plusieurs exercices spécifiques à chaque contexte de formation lié :
à la diction, à la pose de voix et à la projection, toutes intégrées au travail d’interprétation, ainsi qu’à différents espaces où se tiennent les explorations dans le cours Voix et interprétation I;
à l’exécution de mouvements techniques dans le cadre de l’entraînement et des marches d’inspiration japonaise, ainsi qu’au travail de manipulation d’objets symboliques (kimonos, urnes) nourrissant le travail d’interprétation dans le cours Atelier de jeu II;
à la pratique de diverses techniques en mime decrousien (gammes, grandes figures et marches de style) ainsi qu’à l’utilisation de tenues particulières (neutre / noire ou de ville, de manière à influencer les démarches) ou encore d’un voile afin de couvrir le visage et mettre le corps en évidence dans le cours Mime;
aux techniques spécifiques au combat à mains nues, avec bâtons et avec épées dans le cours Préparation aux combats scéniques;
à la prise en compte des appréhensions des étudiant·es ainsi qu’au travail de certains mouvements liés à des pratiques telles que la gyrokinésis, le Qi Gong et la méditation dans le cadre du cours Danse pour acteurs.
En proposant une panoplie d’activités aux étudiant·es pour aiguiser leur concentration, chaque cours les outillait au service du jeu théâtral et favorisait
l’acquisition de moyens qui les aideront à produire un personnage sur une scène de théâtre, sur un plateau de télévision, de cinéma, ou encore par le biais de la postsynchronisation. Cette visée générale semble répondre et correspondre aux besoins des différents secteurs de productions artistiques — théâtre, cinéma, télévision, etc.
(Rocheleau, 2001 : 294-295; souligné dans le texte).
Le tableau suivant présente une dernière synthèse, cette fois liée aux éléments de la composante « outils » issus de la recherche, et la prochaine section ouvre, finalement, sur l’autorégulation des étudiant·es en tant que finalité commune aux cours étudiés.
Amener les aprenant·es à s’autoréguler
Rappelons que, selon la théorie de l’activité, la composante « objet » s’oriente vers un but plus large. En ce sens, les cinq contextes de cours répondaient à divers objectifs d’apprentissage tout en convergeant vers une finalité commune, partageant certaines approches et stratégies. D’entrée de jeu, le travail du corps dans chacun des cours se voulait une ouverture à l’apprentissage. L’étudiant·e était constamment au centre de son éducation : il·elle devait développer une bonne connaissance et compréhension de son propre corps avant de pouvoir s’en servir à son plein potentiel. Il faut aussi reconnaître qu’à « l’issue de sa période de formation, l’étudiant[·e] en art dramatique n’aura pas terminé le processus qui fera de lui[·elle] un[·e] acteur[·trice]. Il[·elle] mettra toute sa vie à y parvenir » (Chouinard, 2001 : 110). Si « une école de théâtre, c’est une école où l’on apprend à travailler » (Braunschweig, 2003 : 317), la formation de l’acteur·trice n’est donc que le début d’une progression qui advient tout au long de la carrière théâtrale. En ce sens, elle est
avant tout une mise en mouvement de l’[étudiant·e], puisqu’un jour il[·elle] quittera l’école et se mouvra seul[·e]. Une mise en mouvement vers cette partie inconnue de lui-même[, elle-même] et de l’autre qu’il[·elle] aura à jouer, une mise en habitude du voyage, de la rencontre, de la découverte, de la curiosité
(Nadeau, 2003 : 66).
Dans cette mise en mouvement vers la pratique autonome, l’étudiant·e doit apprendre à devenir « son propre maître » (Dusigne, 2003 : 193), à cerner ses besoins et à y répondre efficacement.
À la lumière de l’ensemble des résultats, il est aussi apparu que cette autorégulation fait référence à différentes manières de travailler le corps. Pour décortiquer celles-ci, je me baserai notamment sur le concept du corps multiple. Ce concept, initialement abordé par David Graver (1997, 2005), détaille « sept corps distincts sur le plan ontologique » (« seven ontologically distinct bodies »; Graver, 1997 : 221) propres à l’acteur·trice[5]. Il a également été repris par Erin Hurley (2008, 2016) spécifiquement pour le domaine du cirque. S’intéressant « à ces corps qui peuplent les spectacles du Cirque du Soleil dans leur nature physique brute et leur unicité » (Hurley, 2008 : 135), Hurley s’est appuyée sur trois types de travail corporel, à savoir celui du corps charnel, du corps performant et du corps personnifiant, sur lesquels je m’appuie à mon tour. L’analyse des données de la présente recherche permet également d’ajouter à cette liste le travail du corps en relation avec d’autres.
Vers une autorégulation du travail du corps charnel
Le travail du corps charnel réfère à celui de « l’enveloppe corporelle identitaire, non sémiotique, de la peau, des cheveux, de la chair, du sang, du gras et des muscles » (ibid. : 149). Dans le cadre de leurs différents cours, les étudiant·es devaient développer une attention à leur identité corporelle, à leurs sensations physiques, et accepter leur corps « en tant que tel » (ibid. : 150). Il·elles aiguisaient leur conscience corporelle par le biais de l’échauffement et d’exercices touchant notamment la visualisation. Il·elles étaient en mesure de concevoir la fonction de leurs muscles et de leurs organes pour ensuite mieux s’en servir dans diverses explorations techniques. Tous les corps ayant des potentialités uniques, les apprenant·es se rapportaient aux savoirs qu’il·elles détenaient du leur pour avancer dans les exercices proposés. En ce sens, les séances de coaching pédagogique invitaient les professeur·es à tenir compte de l’hétérogénéité des corps en jeu, de leurs caractéristiques et de leurs besoins respectifs.
Dans la formation de l’acteur·trice, les étudiant·es sont encouragé·es à reconnaître la valeur de leur simple présence corporelle, en prenant aisance et plaisir à être physiquement sur scène, avant même de travailler à interpréter un personnage. Mélanie Demers, dans le cadre du cours Danse pour acteurs, leur faisait aussi réaliser que peu importe leurs caractéristiques et leurs habiletés physiques, tous les corps pouvaient danser. En cherchant à assumer leur identité corporelle sous le regard de leurs pairs et du public, les étudiant·es confrontaient leurs barrières psychologiques. Il·elles s’engageaient alors à surmonter ces obstacles et à valoriser ce qui faisait l’unicité de leur corps à la fois sensible et authentique. Parce que tout corps évolue et se transforme au fil du temps, la connaissance et la compréhension qu’on tire du sien sont aussi appelées à évoluer. La formation consistait donc, entre autres, à permettre l’autorégulation du travail du corps charnel par l’apprenant·e qui devra, tout au long de sa carrière, afficher sa singularité à travers son identité et sa présence corporelle.
Vers une autorégulation du travail du corps performant
Le travail du corps performant concerne « la maîtrise technique » (ibid. : 143) du corps en tant que « matière et instrument » (Copeau, 1955 : 19). Il va sans dire que de nombreux objectifs vers lesquels s’orientaient les cours étudiés se rapportaient à des apprentissages techniques : les étudiant·es développaient des compétences liées à la diction, à la pose de voix et à la projection dans le cours de Voix et interprétation I; il·elles se familiarisaient avec les techniques corporelles japonaises dans le cours Atelier de jeu II et celles en mime decrousien dans le cours Mime; il·elles apprenaient différents mouvements spécifiques au combat scénique dans le cours Préparation aux combats scéniques et à la danse dans le cours Danse pour acteurs, même si ce dernier n’avait pas pour visée principale la promotion d’une méthode particulière. C’est pour préparer le corps aux types de travail technique visant une maîtrise corporelle que chaque cours débutait par un échauffement assurant le bon déroulement de la séance.
L’importance de la différenciation pédagogique au sein des cinq cours découlait notamment de ce travail du corps performant adapté aux capacités de chacun·e. Par exemple, en procédant par coaching pédagogique, les professeur·es offraient des rétroactions et des conseils individualisés aidant les étudiant·es à maximiser le potentiel de leur instrument qu’est leur corps. Cet accompagnement donnait à chacun·e une direction à son travail technique en fonction de ses particularités physiques, de ses forces et de ses limites corporelles. Trois des cinq professeur·es profitaient d’ailleurs de la collaboration d’un·e assistant·e d’enseignement qui fournissait aussi aux étudiant·es des rétroactions personnelles et un support supplémentaire. Le développement des habiletés techniques et de la maîtrise corporelle des apprenant·es nécessitait un grand investissement physique, mais aussi psychologique. Il·elles devaient faire preuve de discipline, de rigueur au travail, de concentration et prévoir de nombreuses heures de répétition hors cours afin de progresser efficacement. Il·elles apprenaient à se responsabiliser et à persévérer lors de difficultés techniques, en prenant l’initiative de demander de l’aide à leurs professeur·es.
Ce travail du corps performant peut également être considéré comme une prédisposition à l’apprentissage en ce qu’il réfère à des échauffements, à un entraînement spécifique à chaque contexte de cours et à des outils (exercices de visualisation, utilisation de musiques ou de silence), qui créent tous l’état de concentration nécessaire à l’acteur·trice pour l’exécution de mouvements précis.
Vers une autorégulation du travail du corps personnifiant
Le travail du corps personnifiant vise les « gestes et [les] expressions de l’acteur qui rendent la vie et l’expérience d’un personnage de fiction à l’intérieur d’un monde fictif » (Graver, cité dans Hurley, 2008 : 138). Même si les contextes de cours donnaient aux apprenant·es des aptitudes pour investir diverses habiletés physiques, ils étaient tous voués au jeu théâtral. En ce sens, le travail du corps charnel et celui du corps performant mènent au travail du corps personnifiant : « La technique ne s’apprend pas pour elle-même, mais pour faire de l’acteur un meilleur instrument » (Chouinard, 2001 : 102), capable, comme nous l’avons vu, de « produire un personnage » (Rocheleau, 2001 : 295; souligné dans le texte), de « répondre et [de] correspondre aux besoins des différents secteurs de productions artistiques » (idem). Si les cours Atelier de jeu II et Voix et interprétation I proposaient aux étudiant·es de peaufiner leur performance de différentes scènes théâtrales, les trois cours de mouvement contribuaient également à la construction physique de leurs personnages et à leur incarnation. Les outils qu’ils rendaient disponibles pouvaient par exemple découler des exercices de visualisation, lesquels conduisaient à s’inspirer d’images chargées de sens forts, d’animaux ou de matières, de même qu’ils pouvaient provenir de l’utilisation de musiques ou d’environnements sonores dynamisant certains états émotifs. Les différents cours invitaient ainsi l’apprenant·e à « découvrir son potentiel créateur » (Michaels, 2003 : 127), à élargir ses possibilités de création, ainsi qu’à s’outiller aux fins d’une « pleine autonomie » (Féral, 2003 : 22). La formation liée au travail du corps offrait donc un éventail de stratégies enrichissant le travail de création, d’improvisation et d’interprétation. Ce type de travail étant à recommencer à chaque nouveau projet artistique, la formation proposée dans ces cinq cours réitérait, pour les étudiant·es, le rôle de l’autorégulation dans leur personnification d’êtres de fiction.
Vers une autorégulation du travail du corps en relation avec d’autres
Si le travail du corps charnel, performant et personnifiant que rencontre l’apprenant·e se révélait une démarche « sur [soi]-même » (Magnat, 2001 : 232) et « pour [soi]-même » (Féral, 2003 : 22), la formation liée au travail du corps, elle, se faisait constamment en relation avec d’autres. « Tout parcours dans une école est donc ce double voyage vers soi et vers l’autre » (Nadeau, 2003 : 66), écrit Michel Nadeau. Les étudiant·es progressaient sous le regard d’autrui, à son contact. Il·elles devaient commenter le travail de leurs pairs et faire preuve d’humilité afin d’accueillir les remarques sur le leur. Si les explorations de leur corps pouvaient les placer dans un état de vulnérabilité physique et émotionnelle, le fait d’être constamment en rapport avec d’autres pouvait aussi intensifier ce sentiment de fragilité. Les étudiant·es se sentaient parfois mis·es à nu devant leurs collègues, d’où l’importance d’établir dans ce contexte d’apprentissage un profond respect et des liens de confiance.
Ce travail du corps, qui conçoit la présence d’autrui, faisait prendre conscience aux étudiant·es de leurs partenaires de jeu et de la possibilité de se connecter à eux et elles. Dans chaque contexte de cours, les échauffements et les entraînements en début de séance se faisaient avec tout le groupe. Outre le fait de s’inscrire dans la préparation physique pour le travail à venir lié au corps performant, ces échauffements étaient aussi l’occasion de développer une conscience de soi et de l’autre, de se synchroniser les un·es aux autres, d’accorder les respirations et les énergies. En préparation au contexte professionnel, cette formation ouvrait sur l’occasion de créer un rapport sensible entre son corps et l’espace, entre soi et autrui. Multiples étaient les occasions pour les apprenant·es de s’investir au service d’un projet commun, de participer à quelque chose de plus grand que soi :
Où, mieux qu’à l’école d’art dramatique, l’acteur[·trice] pourrait-il[·elle] faire l’apprentissage du don de soi? Une école est un lieu relativement fermé où l’on vit en famille. Comme parfois la vie professionnelle, la vie scolaire oblige chacun[·e] à passer une longue période avec le même groupe de camarades. On peut y développer des tics, des habitudes, des affinités et des aversions. Il faut apprendre à les surmonter, [à] les dépasser, pour s’engager dans une véritable entreprise artistique collective visant à bâtir un objet d’art doté d’une unité incontestable
(Chouinard, 2001 : 105).
Sur scène, un·e acteur·trice joue avec autrui et pour autrui. Tout au long de sa carrière, il·elle poursuit le travail de son corps en relation avec d’autres : les professionnel·les qui le dirigent, les partenaires de jeu avec qui il·elle interagit, le public à qui il·elle s’adresse.
***
C’est ainsi que les témoignages recueillis et les observations réalisées dans cette étude de ces cinq contextes de cours d’une formation professionnelle de l’acteur·trice ont permis de mettre en lumière les expériences et les stratégies privilégiées en lien avec le travail du corps. En m’appuyant sur la théorie de l’activité d’Engeström, j’ai d’abord pu tisser des liens entre les situations pédagogiques réelles et les composantes de cette théorie, puis j’ai relevé une finalité commune à ces différents cours : l’autorégulation qui prévoie, dans le processus d’apprentissage, une attention accrue au développement de soi, face aux autres et aux environnements rencontrés. J’ai ainsi mis de l’avant comment les professeur·es participant·es amenaient les étudiant·es à
se forger un instrument d’apprentissage pluridisciplinaire pour qu’il[·elle]s acquièrent, au fil du temps et en fonction de leurs besoins, les connaissances qui leur manquent, et pour qu’il[·elle]s deviennent des créateur[·trice]s et des artistes responsables dans un monde qui se complexifie sans cesse
(Rocheleau, 2001 : 281; souligné dans le texte).
La façon dont ces professeur·es concevaient l’enseignement et les expériences qui en découlaient pourraient éventuellement aussi servir de référence à d’autres milieux. C’est notamment en ce sens que mes études postdoctorales et mon programme actuel de recherche explorent de nouvelles perspectives en visant toujours une meilleure compréhension des expériences d’enseignement et d’apprentissage liées au travail du corps, mais cette fois dans le domaine des arts du cirque.
Appendices
Note biographique
D’abord formée en interprétation théâtrale à l’École supérieure de théâtre (Université du Québec à Montréal), puis en éducation artistique à l’Université d’Ottawa, Marie-Eve Skelling Desmeules est professeure (nomination à long terme) à la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa. Ses études doctorales (Université d’Ottawa) portent sur le travail du corps dans la formation professionnelle de l’acteur·trice et ses études postdoctorales (Université Concordia) traitent des expériences de formation en arts du cirque. Elle est aussi membre du Groupe de travail de Montréal sur la recherche en arts du cirque et vice-présidente de la Société québécoise d’études théâtrales (SQET).
Notes
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[1]
Deux articles issus de cette recherche sont parus dans le numéro 63-64 de L’Annuaire théâtral et dans le numéro 1-2 de Percées.
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[2]
Notons par exemple « Maro Akaji, directeur du groupe de danse butô Dairakudakan, Shogo Ohta, metteur en scène du Théâtre Tenkei, et maître Nognuchi, réputé pour ses entraînements corporels liant la gestuelle de la calligraphie au mouvement physique » (Beaulne, 2004 : 37), qui ont marqué le cheminement de Martine Beaulne. Pensons aussi aux artistes du Laban / Bartenieff Institute of Movement Studies où Francine Alepin a été formée en analyse du mouvement, à ceux et celles auprès de qui elle a suivi des formations professionnelles à l’École de mime corporel d’Étienne Decroux; aux différents maîtres liés à la pratique de l’aïkido et du taekwondo, à la pratique aussi de nombreuses formes d’arts martiaux (escrime ancienne, bình định sa long cương, wushu traditionnel et moderne, tai-chi styleChen, tai-chi style Yang, aïkido et taekwondo), qui ont enrichi la formation de Huy Phong Doan; ainsi qu’à madame Huguette Uguay, spécialiste et professeure de diction, dont l’enseignement et la collaboration auprès de Pascal Belleau ont grandement marqué le parcours.
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[3]
Ces limites peuvent être liées, par exemple, à des préjugés, à une grande pudeur ou gêne, à l’image que les apprenant·es ont de leur corps.
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[4]
En fonction de ce concept, les étudiant·es cherchaient à occuper, par le prolongement de leur énergie, l’espace entre deux corps, entre deux personnes. Un article portant spécifiquement sur l’enseignement de Martine Beaulne (Skelling Desmeules, 2019) approfondit ce type de travail.
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[5]
« Les acteurs sont (selon leurs activités, leur apparence et leur histoire) des personnages, des interprètes, des commentateurs, des personnalités, des membres de groupes socio-historiques, des entités de chair et des récipients de sensations privées » (« Actors are (to greater or lesser extents depending on their activities, appearance, and histories) characters, performers, commentators, personages, members of socio-historical groups, physical flesh, and loci of private sensations » [Graver, 1997 : 222]). Cette citation en anglais a été traduite par mes soins.
Bibliographie
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