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Introduction[1]

L’avènement dans le panorama international de l’intervention du Cirque du Monde[2], un programme d’action sociale visant les jeunes des rues et prônant une approche ludique, vient stimuler l’appréhension de la problématique dans son internationalité. Un tel programme suscite l’intérêt quant aux fondements de l’intervention auprès des jeunes des rues, dans une perspective internationale.

Le phénomène des jeunes des rues suscite des mobilisations à l’échelle planétaire : dans l’opinion publique, chez les groupes communautaires et scientifiques, et auprès des instances politiques et gouvernementales. Au cours de la dernière décennie, parallèlement à son amplitude, les études autour du phénomène se sont multipliées et traitent d’ailleurs d’une population de plus en plus jeune, les enfants des rues. Le sujet fait l’objet d’une littérature considérable, quoique très disparate et de valeur scientifique inégale (Invernizzi, 2000). Malgré tout, de grandes interrogations demeurent quant à la définition des jeunes/enfants des rues, du phénomène en soi et des concepts connexes[3]. Forcément, elles viennent toutes, tôt ou tard, questionner la manière d’agir. Le présent travail postule que le jeune doit être au centre de toute démarche qui le concerne, qu’il s’agisse du discours ou des pratiques (Ennew, 1995). Inspiré de cette prémisse, l’article se déploie en trois temps qui examinent d’abord des liens entre les représentations construites autour des jeunes/enfants des rues[4], des allégeances théoriques ou idéologiques[5] et le choix des interventions, et ensuite leur évolution dans le temps. L’existence de ces liens sera démontrée à deux niveaux : à l’échelle internationale et par un survol de deux continents : l’Amérique latine et l’Afrique, et depuis la littérature et les discours qu’elle véhicule. Enfin, le troisième temps vise à mettre ces liens en dialogue avec le courant dit « alternatif ».

Les organisations internationales s’imposent dans la littérature, en tant que groupe d’acteurs collectifs qui produisent un discours et des pratiques. Le premier niveau étudie les représentations inhérentes aux jeunes/enfants des rues qui se dégagent de celles-ci et les philosophies qui supportent son action. Le deuxième niveau aborde les mêmes dimensions à partir d’exemples plus « locaux ». Le choix de l’Amérique latine et de l’Afrique est fonction de l’accessibilité de la documentation et de l’important poids numérique, pour n’évoquer que celui-là, de la jeunesse dans ces deux parties du globe. Ces continents révèlent de surcroît un phénomène des jeunes/enfants des rues qui s’illustre à la fois dans toute son intensité et sa diversité. Enfin, la littérature inhérente à certaines positions originales ou alternatives en émergence[6] apporte un éclairage intéressant sur les dimensions précédemment énumérées. Cette contribution cherche à se distinguer de la tendance dominante à aborder le phénomène des jeunes/enfants des rues à partir d’une perspective disciplinaire, individualisante ou problématisante. Elle pose un regard qui traverse le discours des institutions, des réalités continentales et des différents types d’approches en émergence et cherche à dégager ce qu’ils disent ou ce qu’ils renoncent à dire sur le sujet.

Les représentations entourant les jeunes/enfants des rues

Mais de qui parle-t-on ? Jeunes, enfants ou adolescents ? Des rues ou en difficulté ? Les représentations liées à l’enfance, à la jeunesse et à l’adolescence de même qu’à cet espace-lieu qu’est la rue ne sont pas neutres. Elles ont été fortement influencées par les mutations socioéconomiques, politiques et familiales des xviiie et xixe siècles et plus récemment des années 1960-1970. Les conceptions qui entourent ces périodes de la vie varient considérablement dans le temps, se chevauchent souvent et sont parfois même en opposition. Prises dans leur ensemble, on constate qu’elles sont simultanément responsables des actions entreprises à l’intention des jeunes/enfants des rues et tributaires des visions du monde qui dominent à une époque donnée (Alexandre-Bidon, 1997 ; Calmettes, 1994 ; Dallaire, 1998 ; Glauser, 1990 ; Lucchini, 1993 ; Parazelli, 2002 ; Shumway Warner, 1995 ; Tessier, 1994 ; 1998c).

L’usage des mots pour définir ou cerner davantage les jeunes est également illustratif des représentations que l’on se fait d’eux (Invernizzi, 2000). Les terminologies « jeune des rues » et « jeune en difficulté » sont, au chapitre des ambiguïtés, assez représentatives, même en faisant abstraction de la confusion habituelle entre les concepts jeune et enfant et de toutes les difficultés d’ordre linguistique associées aux traductions. Le terme « jeune en difficulté » serait apparu en réponse aux réticences et aux tabous reliés à la notion de rue. En Chine, par exemple, cette notion est absente. La représentation sociale qui prédomine renvoie à l’eau et à la cécité pour évoquer l’imprévisibilité des « enfants de la vague aveugle » (Stöecklin, 1998 : 202). Au Sénégal, les enfants eux-mêmes refusent d’être appelés « enfants de la rue », synonyme de bâtard et considéré comme une insulte (Marguerat et Poitou, 1994). Le concept de jeunes/enfants « en circonstances particulièrement difficiles[7] » fait alors son apparition, promu par les Nations Unies et défini par l’UNICEF[8] à partir des problèmes qu’ils vivent (exploitation, travail, violence, abus sexuels, etc. ; Lindblad, 1996). Pourtant, les expressions « jeune/enfant des rues » (streets kid / children) sont encore largement utilisées et présentées en tant que sous-groupe[9] ou synonyme de la catégorie jeunes/enfants « en circonstances particulièrement difficiles » (Campos, Antunes, Raffaelli et al., 1994 ; Connoly, 1990 ; Ennew, 1995 ; Glauser, 1990 ; Lucchini, 1993 ; Pronk, 1996 ; Rizzini et Lusk, 1995 ; UNICEF, 1996).

Les conceptions relatives aux jeunes/enfants, qu’on les dise « en difficulté », « dans/de la rue » ou « dans des circonstances particulièrement difficiles », demeurent complexes et en mouvance et elles jouent un rôle considérable dans le choix des interventions. En somme, c’est toute la jeunesse qui reste une catégorie sociale relativement floue (Deniger, 1996 ; Rocheblave-Spenlé, 1988). Ce constat est saisissant si l’on s’attarde quelque peu aux textes des organisations internationales.

Les organisations internationales (oi) qui s’intéressent aux jeunes/enfants

Les OI sont des agences spécialisées[10] qui ne constituent qu’une partie du système international dont l’ONU représente théoriquement la superstructure administrative. C’est l’ONU en effet qui fournit les fondements théoriques ou idéologiques formels et normatifs, qui orientent l’action des OI. C’est à travers elle, du reste, que l’enfant et, par extension, le jeune se trouvent dotés d’un statut juridique et de droits, notamment en matière d’éducation et de protection sanitaire et sociale, en vertu de la Convention relative aux droits de l’enfant (ratifiée à ce jour par tous les États membres, sauf deux : les États-Unis d’Amérique et la Somalie ; Raab, 2002).

Plusieurs points de correspondance rallient les OI. Par exemple, toutes sont mues par des idéologies de paix et d’universalisme, en conformité avec l’ensemble du système onusien. Ces idéologies peuvent se traduire par leur objectif commun d’atteindre de meilleures conditions d’existence pour tous. Par ailleurs, la rue est perçue par chacune d’elles comme un espace de vie hors norme, un « non-lieu » (UNESCO/BICE, 1995) présentant des risques pour la santé physique et mentale des enfants (Tay, 1994)[11]. Ces organisations représentent les seules structures mondiales qui abordent de façon cohérente les problèmes massifs de marginalisation et d’urbanisation observés à l’échelle planétaire. Néanmoins, chacune d’elles dispose de ses spécificités et de ses champs de compétences[12] et leur mission respective ne va pas sans chevauchements et rivalités en ce qui a trait à la thématique de la jeunesse/enfance des rues (Tay, 1994 ; Tessier, 1998a).

Sur le plan des représentations du jeune/enfant, l’ONU constitue l’un des maillons de la chaîne dans le transfert d’une image idéalisée, propre aux pays industrialisés et devenue norme universelle (Brannigan et Caputo, 1993 ; Fortier et Roy, 1996 ; Invernizzi, 2000 ; Kuyu, 1998b ; Lucchini, 1993 ; Pilotti, 1996). S’il est vrai que la Convention relative aux droits de l’enfant est une référence incontournable (Jouan, 1998), elle est fréquemment critiquée. On souligne le décalage entre les droits des jeunes/enfants qu’elle prône et la réalité juridique, culturelle et économique de ces derniers lorsqu’ils sont marginalisés (Jouan, 1998 ; Tay, 1994). On relève également son imprécision relative à la définition de l’enfant qui va de l’innocence et de l’immaturité (avec des droits et sans obligations), à l’être à part entière, conscient, autonome, libre et responsable, correspondant étrangement à la notion d’adulte (Bruckner, 1995 ; Jouan, 1998). Cette ambiguïté s’étend jusqu’à la catégorie des 15-24 ans, simultanément présentés par l’ONU comme des agents, « ressource humaine majeure pour le développement et le changement social » (ONU, 1996 :1)[13], des bénéficiaires ou encore des victimes des changements et des mutations sociales (Ibid.). Nombre d’articles de cette Convention affecteraient directement les jeunes des rues[14]. Ennew (1995) en cite 27 où leurs droits sont susceptibles d’être bafoués, en commençant par le droit à la non-discrimination (Article 4 ; ONU, 2003).

Les philosophies de ces organisations sont également marquées par la disparité ; celle-ci s’enracinerait dans deux logiques théoriquement en opposition : la logique institutionnelle et la logique fonctionnelle (Le Roy, 1998). Elles donnent lieu à un raisonnement qui hésite entre la territorialité et l’universalisme, entre des idéologies véhiculant des valeurs humanistes ou compréhensives et d’autres plus économiques. Elles mettent de l’avant des idéologies parfois individualistes, parfois collectives et des orientations ou bien psychomédicales ou bien à visées sociales plus larges. Tantôt la société sera tenue responsable de la situation des jeunes/enfants des rues, tantôt ces derniers seront pointés du doigt. Enfin, le système d’éducation, fort valorisé en Occident, malgré son inadéquation et ses faiblesses flagrantes, est présenté par toutes les OI, comme le fer de lance d’un développement durable.

Les approches ou modèles qui en découlent, nés d’antagonismes, sont pour ainsi dire prédestinés à les reproduire. Certains véhiculent des notions protectionnistes, individuelles ou collectives, par le biais du contrôle des groupes ou des facteurs de risque (OMS, 1993). D’autres favorisent une approche écologique, des visées de réinsertion sociale, d’autonomisation et de responsabilisation par des moyens classiques comme l’éducation, la famille et l’emploi (Lindblad, 1996 ; UNICEF, 1994) ou encore, en exploitant des méthodes qui valorisent la créativité et le patrimoine culturel (UNESCO, 1999a). Enfin, la fin du xxe siècle a vu l’un des fruits du modèle épidémiologique, la « promotion/prévention/sensibilisation », s’imposer dans l’univers des OI, elle aussi affectée par une dualité qui oppose le désir d’un meilleur contrôle par la persuasion à un objectif de capacitation ou d’empowerment (Bessant, 2001 ; Dallaire, 1998 ; Louis, 1991-1992).

Le paysage idéologique des OI tend vers le changement et s’ouvre à des fondements nouveaux. Or, l’UNESCO et l’UNICEF sont les agences qui font le plus clairement preuve de conceptions favorables envers le jeune, Sujet et Acteur, dans leur discours et par certaines mesures qu’elles ont mises en place. En effet, toutes deux ont prévu des mécanismes concrets pour conserver et alimenter leurs liens avec les jeunes du monde. Pour l’UNESCO, il s’agit de trois instances en son sein où un espace leur est réservé (UNESCO, 1999b). Quant à l’UNICEF, elle s’inscrit dans le développement d’un vaste mouvement d’enfants des rues né au Brésil en 1985 le « Brazilian Movement of Street Children » (Ennew, 1995). Néanmoins, on parle ici de stratégies qui évoluent peu, bien qu’elles soient confrontées à des contextes divers qui fluctuent très rapidement (Tay, 1994).

L’examen du système international et plus particulièrement de certaines OI révèle deux conceptions dominantes des jeunes/enfants dont les fondements sont marqués par l’imprécision : innocents et immatures ou autonomes et responsables. Ces représentations aboutissent à des modèles qui misent sur la protection ou encore sur la réinsertion sociale. La complexité de la situation tient sans doute au fait que discours, approches, représentations et réalités des jeunes/enfants des rues sont soit en décalage, soit en contradiction avec la logique de ces organisations. « Les enfants et les jeunes, ne serait-ce que par leur nombre, sont aux premières lignes de cet affrontement où des époques et des modèles de développement viennent se heurter » (Vélis, 1993 :153). Les OI sont des témoins privilégiés des variations et des hésitations inhérentes aux courants de pensée dominants relativement au phénomène des jeunes/enfants des rues, mais elles s’en font également l’écho principal. Si le discours des OI correspond à une réelle volonté d’ouverture, les années à venir sont susceptibles d’être les complices de changements notables, puisque toutes sans exception font appel à la collaboration et à la complémentarité des approches. Deux exemples permettent, dans ce qui suit, d’illustrer l’ancrage des dimensions qui nous intéressent, dans une réalité géographiquement circonscrite.

Le phénomène des jeunes/enfants des rues en Amérique latine et en Afrique

L’Amérique latine

Les deux tiers des jeunes/enfants des rues du monde se retrouvent sur ce continent, avec une majorité au Brésil (Campos et al., 1994). Ici, on parle largement des enfants des rues. Pour certains auteurs, non seulement ce phénomène prendrait-il de l’ampleur, mais il s’étendrait depuis les années 1980 jusqu’aux centres urbains périphériques des grandes métropoles et même dans des petites villes (Lindblad, 1996). Pour d’autres, ces données doivent être interprétées avec réserve, considérant les problèmes d’ordre méthodologique ou liés à la définition et inhérents au phénomène (Invernizzi, 2000).

Le continent latino-américain est caractérisé par sa diversité contribuant à la complexité du phénomène. La grande hétérogénéité des enfants des rues est maintes fois soulevée, de même que l’importante disparité intrinsèque entre enfants riches et pauvres, en ce qui a trait à leur chance de survie (Glauser et al., 1987 ; Glauser, 1990 ; Lindblad, 1996 ; Lucchini, 1996 ; Pilotti, 1996 ; Rizzini et Lusk, 1995 ; UNICEF, 1996 ; Zamudio, Tessier et Lecomte, 1998).

Les repères sur les conceptions de l’enfant dans une situation de marginalité feraient, en Amérique latine, l’objet de deux systèmes de représentations contradictoires qui, dans leur essence, rallient plusieurs auteurs. Le premier système illustre l’opposition de « l’enfant-charge » à « l’enfant-bénéfice » (UNICEF, 1996 ; Zamudio, Tessier et Lecomte, 1998). Lorsque le corps social les voit comme une charge, on cherche à s’en débarrasser. Ils sont abandonnés par la famille, le soutien communautaire leur est dénié et la structure économique ne leur permet pas d’avoir accès aux moyens de subsistance les plus élémentaires. Perçus comme un bénéfice, les enfants sont exploités au profit des adultes. Ils représentent alors une main-d’oeuvre bon marché, parfois gratuite et un bassin de ressources potentielles en vue de services sexuels[15].

Le second système oppose les « enfants victimes »[16] aux « enfants coupables » (Lucchini, 1996 ; Zamudio, Tessier et Lecomte, 1998). S’ils sont victimisés, les enfants sont considérés comme invalides, incapables de se valoriser par eux-mêmes. On préconise alors des stratégies de protection, généralement de type assistance caritative. En Amérique latine, cette idéologie serait largement véhiculée par les médias qui utilisent la sensiblerie pour capter l’attention du public (Ennew, 2003). L’enfant est perçu comme « récepteur passif de tout type d’aides qui pallient ses carences mais qui ne lui permettent pas de devenir un adulte autosuffisant, ni de s’intégrer à la société » (Zamudio, Tessier et Lecomte, 1998). Objet de sollicitude, il évoque aussi une charge pour la société. Ce discours prive l’enfant de ses droits politiques dans la société, le limitant aux espaces qui traditionnellement lui étaient réservés, c’est-à-dire l’école et la famille.

Les enfants coupables, pour leur part, se voient attribuer les capacités d’un adulte et les mêmes responsabilités. Les enfants sont vus par la société comme une menace, celle-ci doit s’en protéger ; un point de vue qui s’apparente d’ailleurs à la conception nord-américaine du « délinquant » (Bessant, 2001). Paradoxalement, cette position ouvre des voies sur le sujet, perceptible dans le discours, mais malgré une certaine positivité discursive, les pratiques restent sévères. La réponse que suscite la vision de l’enfant coupable est pénalisante et répressive. Elle prendra la forme, dans le pire des cas, de groupes de « nettoyage social », dont la seule évocation rappelle les cas extrêmes du Brésil (Galéano cité dans Vélis,1993 : 155-156), de la Colombie et du Guatemala (Ennew, 2003). Enfin, une nouvelle image de l’enfant des rues serait en émergence à l’échelle internationale (Ennew, 2003). À travers cette image, issue des travaux de l’UNICEF et de l’ONG Childhope, on le définit par ses caractéristiques héroïques que Rizzini (cité dans Ennew, 2003 : 4) lie d’abord à ses stratégies de survie, mais aussi au rôle social qu’il joue en tant que dénonciateur d’une société injuste qui a fui ses responsabilités. Le sujet des fondements théoriques ou idéologiques est rarement abordé explicitement dans les documents. Les approches restent donc la seule voie d’accès à des fondements qui restent hypothétiques. Rizzini (1995) et Lucchini (1998) s’entendent sur quatre approches de base présentes en Amérique latine.

Le modèle correctionnel, d’inspiration anglo-saxonne, constituait jusqu’à tout récemment l’approche dominante. Il prend ses sources dans la perception du phénomène des enfants des rues comme « problème ». Ici, « le délinquant » a besoin de plus de supervision et de structure. Il doit être éloigné du milieu de la criminalité et dirigé pour ce faire vers des institutions judiciaires, lesquelles ont par ailleurs très mauvaise réputation (Rizzini et Lusk, 1995).

L’approche qui préconise la réhabilitation est née de l’influence du clergé et de travailleurs sociaux. Elle considère l’enfant comme une victime des préjudices associés à ses conditions de vie. Cette perspective tient de l’approche humaniste à laquelle s’associent certaines influences disciplinaires. Elle se rapproche de l’orientation des OI en visant la réhabilitation à travers des programmes qui agissent sur les problèmes des enfants : désintoxication, éducation, milieu substitutif à la famille. De nombreuses organisations de volontaires et associations caritatives la préconisent sur tout le continent. Bien que cette approche puisse atteindre ses buts chez certains enfants, on lui reproche de ne pas intervenir sur les véritables causes du problème et de n’être pas adaptée à un phénomène qui implique des millions d’enfants des rues (Lucchini, 1993 ; Taracena et Tavera, 1993).

L’approche en milieu naturel (outreach) est plus récente, semble faire de plus en plus d’adeptes et correspondrait à l’image nouvelle de « l’enfant héroïque ». Cette stratégie, basée sur un modèle d’éducation qui s’inspire de l’idéologie freirienne, est l’apanage de groupes religieux et d’ONG. Des éducateurs de rue (street teachers) viennent rencontrer les enfants dans leur propre milieu et travaillent avec eux à l’apprentissage d’habiletés à la fois pratiques et politiques en mettant l’accent sur la conscientisation, la participation communautaire et, éventuellement, le soutien des familles.

Enfin, l’approche préventive reconnaît que les solutions au phénomène des enfants des rues mettent au défi les réponses politiques simplistes (Rizzini et Lusk, 1995). En Amérique latine, les auteurs avancent que ces solutions sont fondamentalement liées à l’économie ainsi qu’aux droits humains. Cette approche est articulée ici par l’UNICEF et influencée par plusieurs idéologies qui mettent de l’avant des programmes centrés sur la communauté, qui valorisent le pouvoir économique et politique, tout en favorisant l’autonomie et les initiatives.

L’Amérique latine aurait une longue expérience de réflexion en ce qui a trait aux enfants des rues, ce phénomène n’y étant pas nouveau (Taracena et Tavera, 1993). Pourtant, la situation de l’enfant « n’est ni meilleure, ni pire qu’ailleurs » (Zamudio, Tessier et Lecomte, 1998 : 217). Des recherches ont permis en effet de circonscrire le sujet et de favoriser la mise au jour d’orientations idéologiques ou théoriques étroitement liées à une image de l’enfant qui reste conçue par des adultes. La typologie des systèmes de représentations et des approches qu’ils engendrent est un bon exemple du lien ténu existant entre les représentations et les pratiques d’intervention. Quoique certaines philosophies témoignent en Amérique latine d’un effort pour le renouvellement des approches et des fondements qu’elles sous-tendent, la réponse dominante resterait encore fortement répressive.

L’Afrique

C’est en Afrique qu’on trouve les taux de mortalité générale et infantile les plus élevés de la planète, l’espérance de vie la plus basse, le taux de croissance économique le plus faible, le revenu par habitant le plus bas et la croissance démographique la plus forte (UNESCO, 1995). Les enfants et les jeunes constituent plus de la moitié de la population de la plupart des pays africains (Ennew, 2003).

Le phénomène des enfants des rues y apparaît comme assez récent, pourtant, Kinshasa, Dakar, Cotonou… et certaines cités périurbaines témoigneraient de sa réelle existence (d’Almeida-Topor et al., 1992 ; Kuyu, 1998a ; Marguerat et Poitou, 1994). Tout comme l’Amérique latine, cette région du monde parle de ses enfants[17] en recourant à des définitions constamment tiraillées entre des conceptions traditionnelles et d’autres plus occidentales.

La place et le rôle conférés à l’enfant dans la société africaine traditionnelle se trouvent aujourd’hui bousculés par des facteurs tels que l’urbanisation rapide, l’explosion démographique, la crise économique et celle de la famille, associés à d’autres plus spécifiquement culturels. De sa position fondamentale de « promesse pour l’avenir » (Marguerat et Poitou, 1994 :23), l’enfant tend à devenir une charge et l’objet de processus d’exclusion de la famille, de l’école et de la société (Vélis, 1993). Dans la littérature, les conceptions de l’enfant africain au sein du corps social ramènent essentiellement à ces deux points de vue, dont l’intensité varie d’une société à l’autre : « African childhoods are very diverse » (Ennew, 2003 :10). Quant au terme « enfant des rues », on rapporte qu’il est « inappropriate, offensive and [that it] gives a distorted message » (Dallape, cité dans Ennew, 2003 : 7).

Un survol des traditions indique que « l’enfant est à la fois don de Dieu, réincarnation des défunts, lien entre l’invisible et le visible, sécurité sociale des parents, valeur du couple, etc. » (Kuyu, 1998b : 220). Dans cette perspective, tous les enfants appartiennent à la communauté. Ils ont des droits relatifs à l’alimentation, à l’héritage et à l’éducation, qui correspondent aux devoirs des parents. « L’éducation socialisante » (Ibid.) occupe d’ailleurs une place capitale puisque la reproduction biologique de la société en dépend. Par le truchement de divers moments initiatiques, elle assure l’apprentissage des normes coutumières liées à la vie adulte, à l’endurance, au travail et au rôle de consommateur en tant qu’acteur économique à part entière. « S’ils ne réfèrent pas à l’Afrique traditionnelle, les discours sur l’enfant sont en général calqués sur ceux du droit positif » (Kuyu, 1998a : 278). Cette perspective, issue du courant juridique positiviste, se rapporte principalement aux faits et privilégie « le caractère positif ou nominal du droit, au détriment des aspects moins saisissables inhérents à sa nature de processus permanent de lecture sociale, d’interprétation et d’action… » (Ibid. : 279). On vantera par exemple la ratification de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant et on louera les législations nationales, éludant ou négligeant les limites épistémologiques d’un tel point de vue, soit le « réel juridique » de ces enfants (Invernizzi, 2000 : xiii).

L’examen des orientations théoriques ou idéologiques de l’Afrique contemporaine met en relief un décalage entre le discours sur l’enfant, sa réalité, et les pratiques d’intervention (Invernizzi, 2000 ; Kuyu, 1998a ; 1998b ; Mignon, 1984 ; UNESCO/BICE, 1995 ; Vélis, 1993). Cela apparaît particulièrement vrai lorsqu’il s’agit des enfants des rues. Par exemple, on mentionne qu’en Afrique subsaharienne leur existence est parfois officiellement niée ou leur nombre revu à la baisse pour minimiser l’ampleur du fléau, rassurer les touristes et satisfaire ainsi investisseurs et donateurs bienfaisants (Kuyu, 1998b ; Savouéda, 1994).

La plupart des projets de socialisation développés en Afrique tirent leurs origines de la transposition de modèles déjà expérimentés en Occident (Kuyu, 1998a ; 1998b ; Marguerat et Poitou, 1994 ; Tessier, 1998c) ou encore empruntés à l’Amérique latine par le biais des pays du Nord (Ennew, 2003). Parallèlement à l’étendue que prend le phénomène, l’Afrique est également témoin, comme l’Amérique latine, d’une multiplication d’associations de prise en charge (Kuyu, 1998a ; Marguerat et Poitou, 1994 ; Vélis, 1993). Elles viennent combler « le vide laissé par les pouvoirs publics, de façon plus ou moins efficace [mais se trouvent aussi] prisonnières de logiques de survie qui les font souvent agir en faveur d’une pérennisation de leur action, c’est-à-dire, une pérennisation du problème (ou du moins de sa visibilité) » (Tessier, 1998a : 239).

Les documents consultés sont très peu loquaces sur la question des politiques sociales relatives aux enfants (Boyden, 1991). On sait toutefois que les actions sociales sont rares et plus répressives qu’éducatives (Marguerat et Poitou, 1994 ; Théron, 1994)[18]. Les enfants des rues, au même titre que les jeunes délinquants sont encore très souvent approchés à travers le système judiciaire, lequel fait en outre de plus en plus l’objet de critiques non dissimulées (Igbinovia, cité dans James et Prout, 1990).

Ces divers modèles, à l’intérieur desquels chacun prône sa vision de l’enfant des rues et celle de ce qu’il doit être, illustrent au mieux les efforts déployés pour offrir à l’enfant marginalisé une alternative, au pire, des voies de solutions trop souvent inadaptées au contexte africain. Les résultats sont d’ailleurs de plus en plus questionnés ouvertement (Bazin, 1998 ; Invernizzi, 2000 ; Kuyu, 1998a ; Marguerat et Poitou, 1994 ; Tessier, 1998a).

L’Afrique et l’Amérique latine dévoilent des convergences qui se manifestent au-delà de la singularité des contextes et qui éclairent sous un autre jour le phénomène des jeunes/enfants des rues. Chacune de ces régions est le lieu de représentations qui s’opposent eu égard aux jeunes/enfants des rues. Celles-ci influent directement sur les pratiques dont les orientations hésitent entre la répression et l’empowerment. Ces deux continents ont aussi en commun les grandes mutations contemporaines qui ont engendré une diversité de situations mettant en péril la survie même des jeunes/enfants et interdisant, il est vrai, les définitions uniques. Le phénomène y est présenté comme un problème économique associé de près à l’urbanisation, aux droits humains, à la pauvreté et à des questions d’ordre macroéconomiques. L’évolution du phénomène des jeunes/enfants des rues et des conceptions qui y sont rattachées mène parfois à une surévaluation de la situation[19], à sa répression, voire à sa négation. Une réalité qui s’inscrit à son tour comme partie prenante des liens représentations-pratiques et qui débouche sur des actions qui pèchent par leur manque d’adéquation.

Malgré ces constats, le discours de la plupart des écoles de pensée, en ce qui a trait aux modèles d’intervention à privilégier pour la jeunesse/enfance des rues, s’est montré sensible aux nouvelles figures des problèmes sociaux. Celles-ci sont venues questionner la manière de conceptualiser et de formaliser l’action dans les divers champs d’intervention et donner ainsi le jour à de nouveaux espaces critiques.

Des positions alternatives en émergence

Qu’ils soient qualifiés d’alternatifs, de novateurs, de différents, de marginaux ou de créatifs, ces espaces de réflexion visent à appréhender le phénomène des jeunes/enfants des rues par le biais d’« une vision du social particulière » (Rhéaume et Sévigny, 1987 :135). Ils se posent généralement « dans un rapport d’opposition ou de complémentarité à l’égard d’une autre réalité, perçue le plus souvent comme dominante » (Ibid. : 135).

L’influence alternative pourrait se définir à partir de la question du « penser autrement », qui s’impose avec vigueur depuis quelques années et à laquelle plusieurs ouvrages se réfèrent (Belpaire, 1994 ; Fallon et Tzannatos, 1998 ; Fortier et Roy, 1996 ; Junger-Tas, 1982 ; UNESCO, 1995 ; UNICEF, 1994 ; Van Putten, 1996). Penser autrement, non seulement les pratiques d’intervention, mais aussi les problèmes. Il s’agit bien ici d’un appel à une révolution complète qui va des fondements jusqu’à l’action ou vice-versa ; une incitation à de nouvelles manières de faire, de dire, de penser et d’être ; l’exhortation au changement social, à de nouvelles approches de ce social. Pour révolutionner l’intervention, on suggère de dépasser la multiplication des idées et des moyens et, collectivement, de « se donner des normes sociales qui transcendent ce qu’on peut faire » (Renaud, cité dans Blanchet, 1992 : 12). Aux effets de la mondialisation s’ajoutent de nouvelles dialectiques qui viennent ébranler le modèle technocratique dominant (Dallaire et Chamberland, 1996) : institutionnalisation du secteur communautaire mais réapparition de la communauté (White, 1994) ; technologisation des sociétés et crise du système d’éducation mais émergence de l’art en tant qu’outil pédagogique ; intellectualité et rationalité de la pensée mais résurgence de concepts liés à l’audace, au rêve, à la magie, à l’aventure, tout en préservant des valeurs liées à la discipline et à la rigueur (Laporte, 1997). En Amérique du Nord et dans plusieurs autres régions du monde, on assiste à la re-naissance de « l’art-intervention[20] » comme moyen d’approche des jeunes/enfants des rues mais aussi en tant que démarche d’action sociale (Carasso, 1998 ; Laporte, 1997) à travers le théâtre, le dessin, le conte ou encore le cirque qui fait un retour en force.

Concernant les fondements théoriques ou idéologiques du mouvement alternatif, nous sommes témoins de la remise en question des modèles centrés sur les individus ou les familles, leurs problèmes ou leurs déficits, et en même temps d’une tendance à responsabiliser certains paliers d’acteurs (l’État, les ONG, les intervenants, les jeunes/enfants et leur entourage immédiat). Un effort conceptuel d’élargissement est palpable et les approches s’inspirent de plus en plus d’une sociologie où les environnements sociaux proches et éloignés des individus ou des familles constituent des cibles d’intervention (Chamberland, Dallaire, Cameron et al., 1996). Les théories du social ouvrent sur un Sujet dont l’ampleur va grandissant et le domaine de la psychologie prend des allures communautaires. On assiste à l’émergence de modèles théoriques inspirés de divers courants de la sociologie : dynamique (Touraine, 1992) ; des mouvements sociaux (Price, 1990 ; Zimmerman, 1990) et clinique, d’où provient la « sociologie de l’expérience » (Dubet, 1994). La psychologie communautaire (Rappaport, 1977), particulièrement la notion d’empowerment, le modèle d’action communautaire et le modèle écologique (ce dernier associé à la sphère de la psychologie du développement) retiennent l’attention (Dallaire, 1998 ; Dufort et Guay, 2001). La plupart des champs d’intervention intéressés par l’enfance et la jeunesse en difficulté sont secoués. Au Québec, par exemple, c’est le cas du domaine de la promotion/prévention (Chamberland et al., 1996), de la santé mentale (Caillé, 1987 ; Fournier et Mercier, 1996), du service social (Beaudoin et Shérif, 1984 ; Lalonde, 1976) et du champ de la réadaptation (Gougeon, Pelletier et Alary, 1990). Des modèles « alternatifs » font de plus en plus l’objet d’études et ouvrent la voie à des ressources et à des pratiques qui s’inscrivent dans une analyse différente du rapport au social (Chamberland et al., 1996 ; Corin, 1986 ; Dallaire, 1998 ; Mercier et al., 2001 ; Rhéaume et Sévigny, 1987 ; Sévigny, 1993).

Sur le plan international et à travers l’influence de certaines OI, particulièrement l’UNICEF (Ennew, 1995) et l’UNESCO (UNESCO, 1995), les champs des sciences humaines et sociales, de la santé et du bien-être, véhiculent de plus en plus des manières de penser qui prennent en compte les liens complexes entre l’individu et son environnement – c’est le modèle écologique. Les notions de pensées plurielles, d’interdisciplinarité et de partenariat sont introduites dans le discours tout au moins, car leur actualisation reste encore délicate surtout dans certains contextes institutionnels où, assurément, le défi est de taille.

Eu égard aux représentations du jeune/enfant dans le discours, le Sujet apparaît en tant qu’acteur à part entière. On lui reconnaît la capacité d’agir sur ses problèmes ainsi que sur les systèmes sociaux (Chamberland et al., 1996). L’approche relativement récente de l’empowerment va plus loin encore. Au-delà des dimensions qui lui sont fréquemment associées (estime de soi, compétences, conscientisation et participation), elle se veut porteuse « d’une transformation profonde des rapports entre intervenants et usagers » (Dallaire et Chamberland, 1996 : 89). Nous avons vu que cette position est aussi perceptible à l’échelle internationale.

Les auteurs qui accordent une importance centrale au Sujet soulignent fréquemment la grande créativité des jeunes/enfants, souvent rattachée à l’espace-rue. Elle se développe à travers leurs activités débrouillardes pour assurer leur survie, leur potentiel de résistance et les liens de re-socialisation qu’ils entretiennent avec leurs pairs (Bazin, 1998 ; Côté, 1988 ; Dallaire, 1998 ; d’Almeida-Topor, 1992 ; Lucchini, 1993 ; Mercier, 2000 ; OMS, 1993 ; Parazelli, 1996 ; Solliciteur général du Canada, 1993 ; Tessier, 1998b ; Vélis, 1993). Des attitudes et comportements qui puisent à la fois dans des traditions anciennes – la ritualisation à travers la survie, le risque et le défi à la mort (Jeffrey, cité dans Bédard, 1998) – tout en intégrant des modes de vie inhérents aux sociétés contemporaines – mobilité, individualité, rapidité, fragmentation, indétermination, etc. (Bazin, 1998). Or, des perspectives ethnologiques et anthropologiques mettent en évidence l’importance pour l’équilibre humain de l’existence d’un fil conducteur entre le passé, le présent et l’avenir. Attias-Donfut souligne à ce sujet que l’enfance et la jeunesse correspondent à des périodes de vie qui orientent « […] vers un parcours largement inconnu, ouvert sur l’avenir ; [que] les rapports aux autres générations assurent un ancrage dans une filiation au passé et ; [que] l’identification collective à une génération, à travers différentes formes de regroupements, médiatise l’appropriation du temps social et accomplit la création du présent » (1996 : 21).

Les projets dits alternatifs qui misent sur l’art comme outil d’intervention favorisent une conception du jeune/enfant des rues qui manifestement considère leur potentialité créative, l’intérêt de conjuguer les temps, la portée de la filialité et des liens intergénérationnels, de même que la valeur de l’expérience corporelle dans la définition identitaire (Blais, 2002 ; Laporte, 1997). Qui plus est, les personnes qui véhiculent des préjugés favorables envers les jeunes/enfants s’associent généralement à une façon particulière de vivre « avec des valeurs de base qui s’articulent autour des arts de la rue, de la vie commune et de l’itinérance » (Laporte, 1997 : 12). Ces projets ne sont pas la panacée, on s’en doute, aux maux des jeunes/enfants des rues. De nombreux pièges sont à redouter, qui vont de la ghettoïsation culturelle à la perte du sens profond de la démarche au contact du marché économique (Bazin, 1998). Néanmoins, les activités mises de l’avant par ces projets sont porteuses et témoins d’une ouverture sur le reste du monde : spectacles, expositions, etc. Autant d’occasions pour les jeunes/enfants des rues de développer des liens de communication (Carasso, 1998 ; Tessier, 1998b), de participer à construire quelque chose, de se dépasser et de le prouver à leurs proches ou, pourquoi pas, à la planète entière !

Version concrète d’un discours « autre » qui se déclare depuis quelques années, ces influences dites « alternatives » révèlent des valeurs fondamentales qui poussent chaque jeune/enfant à la reconstitution et à l’appropriation de son histoire de vie propre. L’art, le jeu, le cirque font ainsi l’objet de nombreuses études, souvent en lien avec les jeunes/enfants des rues (Bazin, 1998 ; Carasso, 1998 ; Côté, 1988 ; d’Almeida-Topor et al., 1992 ; Mjid, 1998 ; Rivard, 1999 ; Tessier, 1998b ; Thomasi et Tessier, 1998 ; UNESCO, 1999a), avec lesquels d’ailleurs ils partagent une affinité naturelle : la marginalité.

Discussion

Le présent travail met en lumière, à l’échelle internationale, des liens entre les conceptions relatives aux jeunes/enfants des rues, les pratiques d’intervention développées à leur intention et les allégeances théoriques ou idéologiques dont elles s’inspirent et, inversement, qu’elles reproduisent. Leur évolution dans le temps et dans l’espace est caractérisée par une grande mouvance. Celle-ci signe tout le parcours qui va des fondements théoriques ou idéologiques aux actions et réciproquement. Elle s’illustre autant à l’échelle internationale que continentale et s’observe également au sein du courant dit « alternatif », même s’il est exploité ici comme un cadre théorique général.

Les représentations inhérentes aux jeunes/enfants des rues sont centrales dans la compréhension de l’univers des pratiques. Elles s’infiltrent, nous l’avons vu, au sein même des terminologies et des définitions souvent ostracisantes, floues ou inappropriées et habituellement prescrites par des adultes. Qu’il s’agisse de conceptions relatives aux jeunes, aux enfants ou à la rue en tant qu’espace légitime ou non de socialisation, aussi bien le niveau international que continental révèlent la coexistence de représentations opposées qui ont des effets considérables sur la manière de penser la problématique. Ceci donne lieu à des actions polarisées qui hésitent entre trois approches : « la protection, la répression et la référence aux droits de l’homme » (Invernizzi, 2000 : ix), également marquées par l’ambiguïté. La notion de protection s’impose pourtant en toile de fond : protection des jeunes/enfants, menant souvent à la victimisation, ou bien protection de la société contre des jeunes/enfants délictueux, conduisant à la répression. Ces positions se situent encore bien loin de ce qu’il est convenu d’appeler le développement et rappellent que, derrière chaque politique sociale, organisation ou projet, il y a des personnes qui ont aussi leurs propres motifs d’action (Emmanuelli, 2003).

Le discours autour du mouvement alternatif met de l’avant ses bases d’une intervention dite « renouvelée », pressentie comme ayant le pouvoir de se situer au-delà de l’action individuelle ou uniformisante, des particularités locales ou des spécificités culturelles. Porteur de valeurs qui prétendent à l’action sociale et à la dignité humaine, le mouvement alternatif est à la recherche de sens et ses représentations des jeunes/enfants des rues émergent souvent de la « rencontre » avec eux. De l’étude de certains projets qui s’inspirent de cette philosophie s’impose la quête d’un fil conducteur et constructif avec les jeunes/enfants des rues et entre ceux-ci et le reste du monde. De tels projets offrent peut-être, par le biais de moyens pluriels, une opportunité pour les jeunes/enfants des rues de redynamiser le lien qui va du passé à l’avenir, de ritualiser la vie par le biais d’activités ludiques ou artistiques et ainsi de favoriser la création d’un ancrage dans le présent. Leur avènement à l’aube du xxie siècle représente éventuellement l’occasion de mieux saisir ce que ces jeunes/enfants tentent avec persévérance, parfois violemment, de nous dire.

Conclusion

Cet article a voulu aborder la littérature internationale pour mettre en lumière les liens entre les représentations relatives aux enfants/jeunes des rues ou le phénomène dont ils sont les acteurs et les pratiques d’intervention développées à leur intention. Ces liens se révèlent indissociables et s’inscrivent comme parties et produits des philosophies qu’ils véhiculent au sein d’une vaste activité thérapeutique qui traverse le monde. La démarche permet de réfléchir aux différents paramètres qui interagissent dans le choix des actions auprès de ces jeunes catégorisés. Elle situe le lecteur au-delà de leur hétérogénéité incontestable, des caractéristiques culturelles propres aux localités où ils évoluent ou encore de la diversité des réalités dans lesquelles ils sont plongés, sans pour autant les évacuer. « […]une compréhension plus large a l’avantage de problématiser le rôle et l’identité de l’enfant dans la société et ceci selon les divers acteurs et groupes sociaux » (Invernizzi, 2000 : v). En outre, elle permet d’alimenter la réflexion sur la question des enjeux de l’intervention entre l’universel et le particulier sans pour autant, à cette étape des travaux, prétendre à des réponses. En ce qui a trait aux distinctions entre les niveaux international et continental, il faut convenir qu’elles sont nombreuses ; elles s’observent à l’intérieur même de chaque continent[21], pays ou localité. Il ne s’agit pas de les nier, ni non plus de faire l’apologie de l’homogénéité, mais de créer un espace pour une intervention proactive, dynamique et courageuse.

Le courant dit « alternatif » se pose comme émergeant des tensions représentations/pratiques. Cette position ne résume pas toute la question des interventions auprès des jeunes/enfants des rues compris comme Sujet. Or, si d’entrée de jeu, elle ne présente pas l’avantage de clarifier la situation, elle a pour le moins le mérite de dynamiser la réflexion, ouvrant peut-être des voies à la recherche qui, on l’a vu plus tôt, a du mal à prendre position. Pourtant, là où les chercheurs ont posé le regard, l’hétérogénéité du phénomène des jeunes/enfants des rues et les concepts qui lui sont habituellement reliés ont été mise en évidence. On est en droit ici de s’interroger sur la réelle complexité ontologique du phénomène. Il est probablement illusoire de penser un modèle d’intervention qui soit unique ou même capable de faire consensus, a fortiori quand on considère l’hétérogénéité des catégories sociales et la polysémie des définitions. Or, on peut imaginer sans trop d’effort que la complexité ou, mieux encore, la richesse de l’information, puissent se mettre au service de l’infiniment grand aussi bien que de l’infiniment petit.

La présence d’un programme comme le Cirque du Monde dans l’univers de l’intervention vouée aux jeunes des rues ouvre la voie à un éclairage multidimensionnel sur des représentations et des pratiques qui peuvent prétendre à une certaine universalité. Leurs philosophies, les projets qui les mettent de l’avant, de même que les personnes qui sont derrière ceux-ci participent déjà au renouvellement de l’action entourant le phénomène, ne serait-ce qu’en l’ébranlant. Ils méritent que l’on s’y intéresse davantage. On peut toutefois faire l’hypothèse que les recherches qui voudront les aborder devront elles-mêmes innover !