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1. Introduction

La philosophie pour enfants (PPE) est un champ d’études et de pratiques qui vise à utiliser la philosophie pour développer chez les jeunes une pensée dite «complexe» (Lipman, 2003). Plutôt que de présenter un contenu philosophique à apprendre, la PPE engage les enfants – comme les adultes, le dispositif ayant transcendé son public initial – dans une pratique dialogique philosophique. Et c’est au moyen de ce dialogue qu’ils peuvent s’exercer à conceptualiser, à raisonner, à interpréter, à organiser l’information et à mobiliser bien d’autres habiletés cognitives qui définissent l’excellence de la pensée (Lipman, 2003; Sasseville, 2009). Créée aux États-Unis dans les années 1970 par Matthew Lipman et Ann-Margareth Sharp, cette pratique pédagogique s’inscrit dans un jeu d’attentes et de promesses complexes. Comme toutes les pratiques pédagogiques, les acteurs du milieu éducatif s’en emparent en ayant à l’esprit certaines représentations, certains espoirs ou certaines attentes. La PPE est fréquemment utilisée en classe, sporadiquement ou non, pour engager des dialogues critiques entre élèves sur des enjeux de sociétés (Gagnon et Mailhot-Paquette, 2022; Gagnon et Yergeau, 2017), mais aussi comme moyen de prévention de la violence (UNESCO, 1999; Laurendeau, 2005). En effet, parce que ce dispositif véhicule une certaine rupture par rapport à une posture traditionnelle d’enseignement, il s’arrime aisément à des horizons d’attentes multiples et variés portant sur les apprentissages réalisés à l’école, sur son fonctionnement et ses finalités. Nous verrons ainsi comment ces attentes (au contenu varié) proviennent des médias, des parents, des institutions et de la recherche en éducation qui produit elle-même certaines promesses sur des pratiques pédagogiques. C’est pourquoi nous souhaitons étudier ces horizons d’attentes en nous emparant du concept de «promesse pédagogique» considérée comme une promesse faite sur les effets postulés d’une pratique pédagogique. Nous définirons en détail ce concept plus bas.

Notre objectif dans cet article est de recenser, d’analyser et de discuter des effets postulés de la PPE par les jeunes chercheurs et chercheuses dans leurs mémoires et leurs thèses. Notre hypothèse est que ces promesses pédagogiques sont des effets «postulés» qui peuvent être interprétés comme des effets «espérés», c’est-à-dire comme des manifestations de certaines «attentes» qu’ont ces chercheurs et chercheuses envers cette pratique pédagogique. Les promesses pourraient donc être influencées par la situation de celles et ceux qui les expriment. Il s’agit donc moins d’évaluer ces promesses que de les définir le plus précisément possible. Sociologique, notre étude relève davantage d’un travail de recension des différentes promesses pédagogiques faites au sujet de cette pratique au Québec; historique, elle s’intéresse également à l’évolution de ces promesses et de leurs filiations depuis leur origine à la fin du siècle dernier jusqu’à nos jours.

Pour ce faire, notre stratégie méthodologique a été de recenser les mémoires, essais et thèses de recherche réalisés au Québec sur cet objet particulier – les pratiques pédagogiques relatives au domaine de la philosophie pour enfants – au cours des cinquante dernières années. Nous avons fait ce choix, d’une part, parce que ces travaux réalisés en début de carrière reposent sur un fort engagement envers le sujet d’étude. On recommande par exemple aux personnes candidats de trouver un sujet qui les passionne (Blair, 2016, p. 28). D’autre part, parce que plusieurs praticiens et praticiennes qui ont fait leurs études de cycles supérieurs ne publient pas d’articles par la suite[1]. Cette méthodologie nous permet ainsi de présenter un échantillon diversifié qui donne un indice de l’évolution de cet engagement dans le temps long de la recherche. De fait, au plus près, notre question de recherche est: quelles sont les promesses attachées à la PPE que l’on peut identifier au sein des travaux de mémoire ou d’essai de maîtrise et de thèse de doctorat au Québec, depuis l’apparition des recherches sur cet objet jusqu’à nos jours? Que nous apprennent ces travaux sur la nature et l’évolution des attentes envers la PPE?

Nous présenterons dans un premier temps le cadre théorique et historique nous permettant de formuler notre question de recherche. Puis, dans un second temps, nous détaillerons la méthodologie employée et les résultats qui découlent de cette dernière. Enfin, dans un dernier temps, nous présenterons quatre lignes de discussions sur ces résultats, pour aller au-delà du portrait descriptif des promesses étudiées, et interroger ce qu’elles nous apprennent sur l’évolution de cette pratique pédagogique particulière et de ses relations actuelles avec la recherche en éducation.

2. Cadre théorique et historique

2.1 La philosophie pour enfants: les origines américaines

Professeur à l’Université Columbia dans le New Jersey, Lipman enseignait la philosophie à ses étudiants, et constatait autant un manque d’intérêt chez ses étudiantes et étudiants pour cette discipline qu’une absence de progrès dans leur raisonnement à la suite de ses cours (Sasseville, 2009; Tremblay, 2007; Laurendeau, 1996). À cette attente – qu’un enseignement de la philosophie ait des conséquences dans la pensée des étudiants –, s’en est ajouté une seconde: celle d’aider les enfants en situation de difficultés d’apprentissage. En effet, Lipman travaillait à l’époque avec une enseignante au primaire dont la classe manifestait de faibles performances scolaires. Inspiré par ses observations à Columbia, il formula l’hypothèse que si l’on enseignait la logique aux enfants dès le primaire, on pourrait à la fois aider les jeunes à discerner et à établir des relations pertinentes entre les mots, les phrases, les idées, etc., ce qui les aiderait à l’école et dans la vie de tous les jours, tout en leur inculquant l’intérêt pour le bien penser. Bientôt rejoint par Ann Margaret Sharp avec qui il fondera l’Institute for the Advancement of Philosophy for Children (IAPC) à la Monctclair State University, le duo entreprendra une reconstruction de la philosophie afin de la rendre accessible pour les enfants. Ils le feront sous forme d’histoires, la première étant La découverte de Harry en 1970, qui présente les idées de la tradition philosophique (sans jamais nommer le nom des philosophes en question), véhiculées par des personnages qui les mobilisent dans des situations de leur vie quotidienne. La PPE est donc née de certaines attentes, soit de rendre utile la philosophie et de développer la qualité de la réflexion des jeunes, jointes à la promesse qu’une reconstruction de la philosophie permettrait de donner tôt les outils, l’habitude et l’intérêt pour le bien penser.

Les travaux de Lipman et de Sharp ont eu un écho international: la PPE est désormais un mouvement présent dans plus de 70 pays, reconnu et prôné par l’UNESCO, depuis 1998, comme moyen pour développer une culture de la paix et comme un outil de formation de la pensée (UNESCO, 1999). En revanche, dans cette diffusion internationale, les travaux de Lipman et de Sharp ont été adaptés aux différentes cultures et traditions philosophiques. On retrouve désormais une pluralité de pratiques dites «de philosophie pour enfants»: la communauté de recherche (Lipman, 2003; Sharp, 1997, 2009; Sasseville et al., 2018), la situation d’apprentissage philosophique (Gagnon et Yergeau, 2017; Gagnon et Mailhot-Paquette, 2022), la réfutation socratique (Brénifier, 2005), l’atelier de discussion à visée philosophique (ADVP) (Tozzi, 2001, 2010), les ateliers de réflexion sur la condition humaine (ARCH) (Lévine, 2008), les ateliers de philo-création (Fletcher, 2020) et le dialogue philosophique lié à la littérature jeunesse (Chirouter, 2015), pour ne nommer que les plus connues dans le monde francophone.

Dans cette pluralité de pratiques, on peut néanmoins retrouver un coeur commun constitué de certains éléments clés. D’abord, on retrouve comme dispositif central le «dialogue»: les enfants, généralement disposés en cercle dans la classe, délibèrent en commun autour de questions ou de thèmes qui les intéressent. C’est par la recherche collaborative qu’ils développent leur pensée ainsi que leurs connaissances et compétences citoyennes et morales. Ensuite, on retrouve l’idée que l’enfant est un «interlocuteur valable» (Lévine, 2008) puisqu’elle ou lui est invité à exprimer sa pensée sans qu’on s’attende d’elle ou lui un discours au contenu précis. Enfin, on retrouve une posture non autoritaire de l’enseignant, celui-ci agissant, dépendamment du dispositif, comme un «superviseur» qui s’efface ou comme un «animateur» dont la tâche est alors d’appuyer les enfants, de les questionner pour leur faire pratiquer certaines habiletés de raisonnement.

Ainsi, la PPE est avant tout un mouvement qui s’est engagé à faire «faire» de la philosophie aux jeunes au sein de dialogues authentiques et collaboratifs, tout en les outillant pour progresser dans cette entreprise de recherche de sens.

2.2 La PPE au Québec

Considéré comme un «timide précurseur» (Galipeau, 2016) dans l’évolution et la diffusion de la PPE, le Québec offre un contexte intéressant pour son étude grâce à son unité sociopolitique, linguistique et scolaire. Il est ainsi possible d’étudier au sein de ce territoire la diffusion de la PPE du début des années 1980 à aujourd’hui.

Cette pratique a débuté au Québec dès 1982 grâce aux travaux d’Anita Caron, professeure en sciences religieuses à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) (Sasseville, 2018; Lebuis, 2016). Pionnière de l’éducation morale, Caron était à la recherche d’une perspective «laïque» et «humaniste» pour offrir un enseignement moral aux enfants dont les parents refusaient l’enseignement religieux. Avec son collègue Michael Schleifer du Centre interdisciplinaire de recherche sur l’apprentissage et le développement en éducation (CIRADE) de l’UQAM, Caron a amorcé au Québec l’expérimentation du programme de PPE de Lipman et Sharp dans le cadre d’un projet de recherche sur les diverses approches d’éducation morale et leurs conséquences sur le développement moral des enfants du primaire (Lebuis, 2005, 1994). Le projet se déroulait avec des groupes d’enfants de 6 à 11 ans à qui l’on faisait faire de la philosophie grâce aux écrits de Lipman (Caron, 1987, 1990a, 1990b; Cahen-Bacrie, 1985).

Cette équipe de recherche menée par Caron et Schleifer a par la suite progressivement déplacé son intérêt de recherche vers le développement de la pensée critique et de la coopération (Lebuis, 2005). Si l’équipe Caron-Schleifer s’est dissoute en 1992, d’autres recherches en PPE se sont perpétuées au CIRADE. C’est dans cette lignée de travaux que collaborera notamment une grande figure québécoise de la PPE au Québec: Marie-France Daniel (premier mémoire de maîtrise ayant pour objet spécifique la PPE au Québec, en 1986) (Daniel, 1992).

Si Caron fut la première à importer cette pratique des États-Unis, c’est cependant à Michel Sasseville que l’on doit l’importance de cette pratique au Québec. Chargé du cours «Principes de logique» à l’Université Laval, Sasseville, comme Lipman, trouvait aberrant que les rudiments de la pensée critique soient enseignés si tardivement dans le parcours scolaire de ses étudiants. C’est après avoir pris connaissance de l’existence de la PPE par Caron que Sasseville a entrepris de se rendre au New Jersey afin de se former auprès de Lipman et Sharp. Après des mois de pratiques avec ceux-ci, Sasseville a commencé l’implantation de ce mouvement au Québec au milieu des années 1980.

L’influence de Sasseville et de ses travaux au Québec peut vraisemblablement s’expliquer par le fait qu’il est le premier à avoir inclus la PPE dans le curriculum d’une université québécoise. Dès 1987, il offre le premier cours en PPE à la Faculté de philosophie de l’Université Laval (UL) et, en 1996, il met sur pied deux programmes (un certificat et un microprogramme) consacrés à la formation en PPE. Cette formation a contribué à faire de l’UL l’organe central du rayonnement de la PPE au Québec. Hormis l’UL, on retrouve aujourd’hui des cours en PPE à l’Université de Sherbrooke, à l’Université de Montréal, à l’UQAM et à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), en plus de la recherche qui s’y fait sur le sujet[2]. C’est entre ces cours et la recherche qu’apparaît notre objet d’étude: les travaux académiques propres à la maîtrise (mémoires et essais) et au doctorat (thèses). Dans les universités québécoises en sciences sociales, le choix de ces travaux est normalement la responsabilité de l’étudiant ou étudiante. La personne approchée pour une éventuelle direction accepte ou non en fonction de son expertise et de ses intérêts. La supervision consiste ensuite en une planification conjointe, en une assistance et en des rétroactions constantes. Il ne s’agit pas d’un sujet qui est déterminé par l’enseignant en tant qu’il s’inscrirait dans un projet de recherche plus large ni d’une supervision extrêmement dirigée. La personne étudiante aux cycles supérieures dispose donc dans ce contexte d’une grande autonomie de choix et d’approche pour son travail.

2.3 Qu’est-ce qu’une promesse pédagogique?

En raison de ses échos religieux et éthiques (Ricoeur, 2004; Samama, 2005; Kerlan et Simard, 2012), la notion de promesse pédagogique reste relativement peu étudiée en sciences de l’éducation. Pour préciser cette notion, voyons ce que John Searle affirme au sujet de la promesse. Selon lui, elle est un acte de langage d’un énoncé promissif, c’est-à-dire un engagement de la part du locuteur à réaliser un acte futur (Searle, 2002, 2009) qui dépend de quatre conditions de réalisation:

  1. Une condition de contenu propositionnel: l’énoncé dit quelque chose d’un acte futur réalisé par le locuteur. Cette première condition distingue ainsi la promesse d’un souhait dont le contenu est souvent plus vague que celui de la promesse.

  2. Une condition contextuelle: l’auditeur préfère l’accomplissement de l’acte futur par le locuteur à son non-accomplissement. C’est pour cela que la promesse n’est pas un pari ou une simple hypothèse, et tend davantage à être la prise en charge d’une attente partagée entre le locuteur et son auditeur.

  3. Une condition de sincérité: le locuteur a l’intention d’effectuer l’acte futur. En ce sens, la promesse ne peut se réduire à un mensonge, car elle est à la fois un acte qui engage son locuteur, mais aussi une demande de confiance envers l’auditeur, c’est-à-dire de croire en la sincérité du locuteur.

  4. Une condition éthique: le locuteur contracte l’obligation d’effectuer l’acte futur. C’est pourquoi la promesse diverge de la simple déclaration d’intention (Cantegreil, 2005), et est souvent considérée comme antérieure au contrat entre deux personnes (Boyer, 2014).

Anthropologiquement, les promesses peuvent appartenir à de nombreux discours (amoureux, religieux, etc.). Toutefois nous nous concentrons ici sur le discours pédagogique et sur les promesses repérées par les chercheurs et chercheuses sur cette pratique pédagogique. Ainsi, nous définissons une promesse pédagogique comme étant «une promesse faite sur les effets postulés d’une pratique pédagogique» par le chercheur ou la chercheuse qui l’étudie. Ces promesses pédagogiques se forment lorsqu’une attente de la part d’un acteur du monde éducatif rencontre une hypothèse théorique sur un objet ou la perception d’un problème propre aux sciences de l’éducation (Talon-Hugon, 2022). On comprendra qu’étudier la promesse revient à s’intéresser à ce qui est «déclaré» et non à ce qui est «constaté». Nous partons du postulat que les promesses pédagogiques formulées rendent compte d’au moins trois des quatre conditions de réalisation de Searle. C’est-à-dire que ces promesses portent sur un propos précis (1re condition), que leurs réalisations sont désirées (2e condition) avec sincérité (3e condition), mais avec ou sans engagement (4e condition) du chercheur ou de la chercheuse dans la pratique elle-même. Cette dernière condition n’est effectivement pas toujours remplie, car ces personnes chercheuses ne sont pas toujours des praticiennes elles-mêmes.

De plus, notre travail ne porte pas sur l’évaluation de la réussite ou non de ses promesses, mais sur leur contenu propositionnel seulement. La raison en est que ces effets postulés n’existent pas dans un rapport de «vérité» (sinon ils seraient constatés ou non), mais dans un rapport de «confiance» entre deux individus (la promesse sera cru ou non, et à tort ou à raison). C’est en fonction de la crédibilité relationnelle de la promesse que sa performativité[3] sera plus ou moins importante. L’incertitude qui caractérise la réussite ou non d’une promesse pédagogique motive ainsi, dans un second temps, la recherche de preuve, de constatation des résultats et de vérification des effets promis par la communauté scientifique[4].

C’est à partir de ce cadre théorique et historique que nous nous intéressons, au sein du discours pédagogique, aux promesses pédagogiques, c’est-à-dire aux effets «postulés» par les chercheurs et chercheuses sur cette pratique, dans l’optique de révéler leurs «attentes» pédagogiques sous-jacentes. Ces dernières se forment lorsqu’une hypothèse théorique sur un objet ou la perception d’un problème propre aux sciences de l’éducation rencontre de la part d’un acteur du monde éducatif un intérêt spécifique (Talon-Hugon, 2022). Ici, nous restreignons notre étude à une seule famille de pratique pédagogique particulière, la PPE, et au seul espace de la recherche au Québec.

3. Méthodologie de la recherche

3.1 Méthode de la collecte des données

La méthodologie de notre travail est celle de la revue de littérature systématique (Bearman et al., 2012; Davies et Logan, 2021; Newman et Gough, 2020). L’intérêt de cette méthodologie est simple: elle répond à notre objectif de «cerner les connaissances et les représentations sociales des personnes impliquées à un moment donné dans le temps» (Bourgeois, 2021, p. 340). Dans notre cas, il s’agit de comprendre quelles sont les promesses pédagogiques réalisées au sujet de la PPE depuis que cet objet éducatif est connu au Québec.

Le choix de restreindre les sources de notre corpus aux travaux académiques officiels que sont les mémoires, essais et thèses de deuxième et troisième cycle repose sur deux raisons. Premièrement, l’objectif de ces travaux, quelle que soit la discipline de ces derniers, relève souvent, d’une manière ou d’une autre, à soutenir ou défendre une thèse sur un objet empirique ou conceptuel spécifique. Ne serait-ce que pour mesurer l’effet de la pratique de cet objet ou bien d’attester de son existence dans un certain champ, le travail d’un mémoire ou d’un essai de maîtrise ou d’une thèse de doctorat est propice à escompter certains effets relevant de l’objet étudié (pour les soutenir ou les infirmer). Deuxièmement, les recherches menées au sein de ces travaux sont marquées par une forte inscription disciplinaire. Ainsi, nous pourrons étudier les différences entre les effets et donc les promesses pédagogiques, en fonction de ce critère. De plus, étant donné que ces travaux sont réalisés sous la direction d’un professeur d’université, nous pouvons, par ce corpus, étudier la circulation des effets et des promesses à travers le temps, au sein de la communauté académique québécoise.

L’un de nos objectifs avec cette recherche est de relever les promesses derrière les effets postulés par les jeunes chercheurs et chercheuses pour éventuellement les comparer avec celles des acteurs de l’éducation. Puisque les promesses sont influencées par le contexte d’où elles apparaissent, nous avons décidé de limiter notre recherche au Québec puisqu’il représente une unité sociopolitique, linguistique et scolaire restreinte tout en étant un foyer de recherche pour la PPE. Ainsi, notre recherche s’appuie uniquement sur des sources primaires (Fortin et Gagnon, 2015), c’est-à-dire des travaux de maîtrise (essai/mémoire) ou des thèses de doctorat. Les critères d’inclusion et d’exclusion de ces derniers sont les suivants. Le travail doit être réalisé et achevé dans le cadre des études de deuxième ou troisième cycle, et celles-ci doivent être réalisées au Québec, donc au sein de l’une des 13 universités québécoises existantes sur ce territoire. Nous n’avons pas exclu les travaux réalisés dans le cadre de cotutelle internationale, cependant l’un des co-directeurs ou co-directrices d’étude des auteurs reste nécessairement affilié à l’une des universités québécoises. De plus, la langue de rédaction de ces travaux étant le français[5], les données extraites se restreignent à cette langue. Enfin, nous n’avons exclu aucun travail en fonction de leur durée de réalisation, de leur discipline ou de leur devis méthodologique de recherche, et ce dans le but d’approcher le plus possible l’exhaustivité des attentes recensées présentes en PPE, et d’étudier l’impact de l’inscription disciplinaire de ces travaux sur le type d’attentes identifiées.

Notre thésaurus fut constitué des termes et acronymes descripteurs suivants: philosophie pour enfants, PPE, philosophie, enfants, adolescents, PPEA, communauté de recherche, CRP, dialogue philosophique, discussion à visée philosophique, causerie, DVP, DVDP, Mathew Lipman, Ann-Margareth Sharp, Tozzi, Lévine. Ainsi que leurs synonymes équivalents ou variations en langue anglaise (comme P4C) et espagnole. De plus, nous avons fait varier les opérateurs logiques booléens (et, ou, sauf) pour parvenir à la saturation de nos données, et ce à partir de leur application au sein des titres et des résumés de chaque document. Le nombre important de ces termes nous a ainsi permis d’éviter le «silence documentaire» (Sacré et al., 2021, p. 10) durant cette étape d’identification des documents, et nous avons rencontré assez peu de «bruit» gênant à cette étape également pour le criblage des documents. Cette étape de collecte des données fut réalisée au cours de l’année 2023, ce qui nous permet d’inclure les travaux de recherche réalisés et déposés jusqu’en 2022 seulement.

Nous avons utilisé les bases des données des bibliothèques de chacune des 13 universités québécoises, ainsi que le site web Thèses Canada, pour vérifier l’exhaustivité des données recueillies, pour recueillir ces travaux, sous leur format numérique ou papier. Ces ressources sont les plus pertinentes pour notre recherche, car le dépôt des travaux de maîtrise et de thèse de doctorat est une obligation légale au Québec. Par précaution, nous avons également exploité différents moteurs de recherche sur Internet, comme Google Scholar, Scopus, Aurora, ERIC (Educationnal Resources Information Center) ou Érudit mais cela n’a pas modifié l’exhaustivité de nos données.

Dans un premier temps, nous avons visé l’exhaustivité de la recherche, puis au regard des quatre critères ci-dessous, nous avons sélectionné et conservé 54 documents (après lecture intégrale des travaux) au sein de notre registre de documents sur les 61 initialement sélectionnés après lecture des titres et des résumés. Le premier critère de cette sélection fut le degré de pertinence des travaux par rapport à notre objet de recherche. C’est à partir de ce critère que nous avons éliminé certains travaux traitant de la philosophie, de l’enfance ou encore du dialogue en général, et non de la PPE spécifiquement. Ensuite, le second critère de l’authenticité n’a ici mené à l’élimination d’aucun document. Mais il en va autrement du critère de validité de leur couverture: ici nous n’avons conservé que les documents qui sont complets, soit des mémoires, essais ou thèses où nous avions toutes les informations. Ainsi 2 travaux sur 61 (soit 3 % de l’ensemble) furent éliminés car nous n’avions pas accès à l’ensemble du document, ce qui limite ce biais potentiel d’attrition. Enfin, le quatrième et dernier critère, celui de la précision, nous a menés à éliminer 2 travaux n’abordant que de manière superficielle et relativement vague la PPE.

Aucun échantillonnage n’a été réalisé en raison de la taille restreinte du corpus (Karsenti et Savoie-Zajc, 2018) et le biais de sélection est donc ici nul. L’extraction des données qualitatives concerne donc l’ensemble des 54 documents. Celle-ci s’est réalisée par étapes: tout d’abord la lecture des documents nous a permis de recueillir les données standards comme le nom de l’auteur, la date ou la direction du travail, mais aussi les passages et sections intéressantes pour notre objet d’étude. Ensuite, la seconde étape fut l’extraction des unités de sens concernant la colonne des promesses pédagogiques qui furent ensuite retranscrites dans notre registre de documents en fonction de notre question de recherche. Par la suite, ce sont ces unités de sens qui firent l’objet de notre grille d’analyse et de la classification proposées dans les résultats.

Finalement, précisons que cette étape de collecte des données fut réalisée à quatre mains, avec vérification et révision systématique des données récoltées lors des étapes de l’identification et du criblage des documents retenus.

3.2 Méthode de l’analyse des données

En ce qui concerne la méthode de l’analyse de nos données, nous pouvons distinguer trois types de données en fonction de nos questions de recherche (Bourgeois, 2021). En premier lieu, les données qui concernent les informations d’identification standard des travaux: l’auteur du travail, sa date de dépôt, son affiliation universitaire, sa direction ainsi que son jury de soutenance le cas échéant, ainsi que le titre de son travail sont restitués et analysés tels quels dans la section des résultats.

En second lieu, nous avons les données qui portent sur la forme de la recherche et les outils méthodologiques utilisés. Ces données (ainsi que celles concernant les promesses pédagogiques) ont fait l’objet d’une analyse inductive spécifique, appuyée sur les acquis de la recherche scientifique, ainsi que d’un accord entre co-auteurs, pour limiter les biais de performance et les biais de détection (Higgins et al., 2011; Lockwood et al., 2015).

Pour les formes de la recherche, c’est-à-dire les grands traits du design de son devis de recherche, nous avons opéré une catégorisation relativement classique (Fortin et Gagnon, 2015; Miles et Huberman, 2003; Bouret, 2014) entre la recherche dite fondamentale et la recherche appliquée, les méthodologies qualitatives, quantitatives et mixtes, ainsi que la facture expérimentale ou non expérimentale du travail de recherche réalisé. Cette catégorisation nous permet de qualifier les travaux analysés à partir, entre autres, de la lecture de leur chapitre d’introduction ou celui présentant plus en détail leur méthodologie de recherche (Bourgeois, 2021; Sacré et al., 2021). Nous avons distingué 12 outils méthodologiques représentatifs des recherches en sciences humaines et sociales, allant du récit de vie à l’observation directe non participante. Là aussi, nous n’avons pas eu de difficulté à analyser pour chaque travail un certain nombre de ces outils méthodologiques, mais sans nous prononcer sur le degré de maîtrise ou de rigueur méthodologique dans l’usage de ces outils par l’auteur. Pour ces deux types de données, l’accord entre pairs réalisé entre les deux chercheurs s’est révélé complet et fut établi sans difficulté.

Enfin, pour les données s’intéressant spécifiquement aux effets postulés de la PPE promis par l’auteur, nous avons d’abord opéré une segmentation des unités de sens sélectionnées dans le travail, puis opéré un codage qualitatif composé de 18 catégories cumulatives à partir d’une démarche inductive (par exemple: promesse d’un développement de la pensée créative de l’enfant). Puis, après confrontation et accord entre pairs de ce premier codage, nous avons réduit ce dernier à seulement 15 catégories pour constituer notre grille d’analyse. Il s’agit d’une catégorisation non exclusive, dite partiellement recouvrante (N’Cir et al., 2015) qui n’exclut pas les chevauchements des éléments entre plusieurs catégories[6]. Cette catégorisation originale reste un outil de travail pour la discussion scientifique, ayant pour but d’interroger les relations significatives entre les catégories produites et tenter de rendre compte au mieux des faits et des tendances les plus saillants de cette production de promesses pédagogiques au sujet de la PPE.

4. Résultats

Les résultats sont présentés en trois parties. La première section présente les caractéristiques d’origine des travaux (l’institution d’appartenance, affiliation disciplinaire, la direction, etc.). La seconde section s’intéresse au devis méthodologique et aux outils méthodologiques employés pour réaliser les recherches de ces derniers. Enfin, la troisième section a pour tâche d’identifier précisément les promesses faites au sein de ces travaux sur les effets postulés de la PPE.

4.1 Analyse des caractéristiques d’origine des auteurs

En premier lieu, on peut constater que la répartition de genre des auteurs suit celle observée au Québec en fonction de leur affiliation disciplinaire (Statistique Canada, 2023). Nous retrouvons ainsi parmi nos auteurs 33 femmes et 21 hommes. Sur ces premières, 19 (56 %) sont inscrites en éducation et 10 seulement (30 %) en philosophie. Et pour les 21 auteurs masculins, 15 (75 %) sont en philosophie contre 6 (29 %) en éducation. On notera par ailleurs que tous les travaux en théologie (4) ont été rédigés par des femmes. Il en va de même pour le niveau académique des travaux: 12 travaux seulement (22 %) sont des thèses de doctorat, contre 43 travaux de maîtrise. Ce déséquilibre suit la démographie actuelle des études en sciences humaines et sociales entre le deuxième et troisième cycle.

Plus intéressante est la répartition des travaux en fonction de leur affiliation universitaire. On remarque alors que 21 d’entre eux (38 %) proviennent de l’Université Laval, ce qui en fait l’institution la plus importante à cet égard. En seconde place, nous retrouvons l’UQAM avec 12 travaux (21 %) suivie de près par l’UdeM avec 10 travaux (18 %). Viennent ensuite l’UQTR (7 travaux, 13 %), l’UdeS (3 travaux, 5 %), l’UQAC (2 travaux, 4 %) et l’UQO (1 travail, 2 %). De plus, sur le plan de l’affiliation disciplinaire, on remarque l’intérêt privilégié de la philosophie, avec 23 travaux (42 %), et des sciences de l’éducation (didactiques, enseignement, psychopédagogie, etc.), avec 26 travaux (47 %), pour la PPE. Les autres disciplines sont donc minoritaires: les sciences religieuses (incluant la théologie pratique) représentent 7 % de notre corpus, et les arts visuels (1 travail), la kinésiologie (1) ou encore la linguistique (1) sont isolées.

Ainsi, lorsque l’on croise ces deux lignes de résultats avec celle des directions, on constate que 17 des 21 travaux faits à l’Université Laval s’inscrivent en philosophie, tous dirigé par Michel Sasseville (à l’exception de sa propre thèse en 1993). De plus, pour les 4 autres travaux affiliés en sciences de l’éducation, Sasseville en a codirigé deux. Il n’y a donc que deux travaux à l’UL en PPE qui n’ont pas été sous la direction de Sasseville. Qui plus est, lorsqu’on regarde l’ensemble des directions en philosophie de notre corpus, il en ressort qu’à partir 1993, Sasseville s’est retrouvé à la direction ou codirection de presque tous les travaux en philosophie touchant à la PPE au Québec. Les seules exceptions sont Serge Robert, Peter Dietsch et Marc-Antoine Dilhac qui ont tous des expertises hors de la PPE: celle-ci étant souvent abordée comme un moyen pour le dialogue (Dilhac), la tolérance (Dietsch) ou la réflexion métacognitive et logique (Robert). Cette importance de Sasseville dans la direction des travaux et donc dans la formation des étudiants de cycles supérieurs à la PPE est sans égale: 32 % de l’ensemble des travaux étudiés, alors que les autres directions significatives sont Michael Schleifer (7 %) et Anita Caron (5 %). Les autres directeurs et directrices recensés n’ont pas dirigé plus de deux personnes étudiantes sur cet objet de recherche spécifique qu’est la PPE.

Enfin, sur un plan chronologique, on remarque qu’entre 1989 et 2017, la moyenne de production de ces travaux reste relativement stable (1,3 travaux publiés par année). Puis, de 2018 à 2022, on observe une hausse du nombre de travaux publiés (3,4 travaux/année). Il semblerait donc qu’autour de 2015, considérant le temps nécessaire à la rédaction, l’intérêt pour la PPE augmente. Comment expliquer cette hausse? Peut-on l’associer à un événement précis? Il est difficile de le déterminer. Par exemple, le livre de Frédéric Lenoir Philosopher avec les enfants paraît en 2016, ce qui est trop tard pour expliquer le «boom» de 2018 (une maîtrise au Québec se réalise généralement en 3 ans), mais sa parution, conjointe avec la création de la fondation SEVE en 2017 est peut-être une des raisons qui explique cette hausse d’intérêt marqué. Il est également difficile de proposer l’influence de la recherche européenne puisque nous aurions retrouvé davantage de références à des auteurs et autrices comme Tozzi, Lévine ou Chirouter, alors qu’il n’y en a que très peu. Cette hausse sera discutée dans la section suivante.

4.2 Analyse des devis méthodologiques de recherche

Concernant les devis méthodologiques des 54 travaux étudiés, on constate que 56 % relèvent davantage de la recherche appliquée que de la recherche fondamentale, 85 % ont une approche méthodologique plus qualitative que quantitative (6 %) ou mixte (9 %), et plus des deux tiers des travaux (69 %) ont une démarche plutôt non expérimentale[7] (ce qui ne laisse que 31 % des travaux ayant une démarche expérimentale). En combinant les différentes caractéristiques de ces devis méthodologiques et nos données, on obtient le résultat suivant:

Graphique 1

Les devis méthodologiques des travaux étudiés

Les devis méthodologiques des travaux étudiés

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Ces résultats nous montrent également que 24 travaux (soit 44 % de l’ensemble étudié) partagent un devis de recherche fondamentale/qualitative/non expérimentale. Sur ces 24 travaux, 20 d’entre eux relèvent sur le plan disciplinaire, de la philosophie. De plus, on constate que chronologiquement dans ce domaine d’étude, les devis méthodologiques de recherche ont tendance à se diversifier, en même temps que la PPE devient un objet d’étude interdisciplinaire (à partir de 2010, on observe une diversification des origines disciplinaires des travaux réalisés sur la PPE).

Graphique 2

Analyse des outils méthodologiques employés dans les travaux

Analyse des outils méthodologiques employés dans les travaux

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Pour ce qui a trait à l’analyse, des outils méthodologiques employés dans ces travaux montrent une domination très nette (33 %) de l’analyse conceptuelle d’une ou de plusieurs notions comme outil méthodologique, par rapport aux autres outils méthodologiques (avec l’interprétation herméneutique des écrits d’un auteur ou de plusieurs auteurs [17 %] qui parvient en seconde position). Cependant, on remarquera qu’aucun travail ne mobilise les récits de vie et autres outils des méthodes ethnologiques (donc absents du graphique 2), et seulement 1 % des travaux ont utilisé l’étude historique d’un discours, d’une pratique ou d’une institution spécifique. On peut faire l’hypothèse que cette configuration montre l’arrivée progressive des sciences de l’éducation sur le champ de recherche, et leur usage plus soutenu des études de cas (11 %), de l’expérimentation (8 %), des entretiens (6 %) ou encore des questionnaires (4 %).

De plus, un très grand nombre de travaux (35 sur 54) utilise deux ou trois outils méthodologiques dans leur recherche, avec une forte minorité (12 sur 54) qui à l’inverse n’en utilise qu’un seul, et, à l’inverse, une faible minorité (5 sur 54) qui se serve de quatre ou cinq outils méthodologiques différents. Ici aussi, les travaux réalisés dans le domaine des sciences de l’éducation (comprenant les didactiques) sont ceux qui utilisent et varient le plus leurs outils méthodologiques, contrairement aux travaux réalisés en philosophie qui se contentent majoritairement d’un ou deux outils méthodologiques (qui sont l’analyse conceptuelle et l’interprétation herméneutique).

4.3 Analyse des résultats concernant le contenu des promesses pédagogiques

Graphique 3

Types d’effets postulés dans l’ensemble des travaux

Types d’effets postulés dans l’ensemble des travaux

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Notre analyse montre que l’on peut classer les promesses faites par ces auteurs au sujet de la PPE en une quinzaine de catégories non exclusive, mais nous ne présenterons que les plus significatives, c’est-à-dire celles qui sont partagées par le plus grand nombre de travaux étudiés.

La première catégorie (27 travaux sur 54) concerne l’agir éthique et rassemble les promesses relevant de la morale, du vivre-ensemble, de la formation du caractère raisonnable, etc. Quinze de ces 27 travaux s’inscrivent en philosophie (soit 54 %) contre 8 en éducation et 4 dans les autres disciplines. On notera également que ces travaux représentent plus de la majorité des travaux en philosophie (15 sur 23). Constante à travers les années depuis le début des travaux sur la PPE au Québec, cette promesse est affirmée presque chaque année jusqu’à nos jours.

La seconde catégorie la plus importante (21 travaux) enveloppe les promesses faites sur le développement de la pensée critique. L’affiliation disciplinaire des travaux concernés (48 % en éducation, 38 % en philosophie, 14 % autres disciplines) suit celle de l’ensemble des travaux et révèle le caractère transdisciplinaire de cette promesse, contrairement à celle de l’agir éthique (s’inscrivant majoritairement en philosophie). On notera également qu’à partir de 2005 la considération pour cette dernière augmente (entre 2005 et 2022, elle apparaît dans 16 des 33 travaux publiés).

Ensuite, avec 16 ou 17 travaux concernés, à égalité, viennent les promesses concernant la dimension épistémique de la pensée (développement des habiletés de pensée et de la logique), la formation au dialogue et aux habiletés langagières, et les promesses relatives au développement des compétences scolaires des personnes pratiquant la PPE (ainsi que leur motivation et leur performance scolaire), personnes enseignantes et élèves confondus. Or, si la première et la seconde catégorie suivent la répartition disciplinaire générale des travaux, pour celle concernant les compétences scolaires, elle concerne à 70 % les sciences de l’éducation (soit la moitié de l’ensemble des travaux de cette discipline), et dépasse ainsi en importance les promesses concernant le développement de la pensée critique.

Les effets relatifs à l’agir éthique ne sont pas la seule catégorie fortement présente dans les travaux s’inscrivant en philosophie. C’est aussi le cas des effets concernant la formation à la citoyenneté (apprentissage politique, citoyenneté de l’individu, etc.). Sur les 12 travaux concernés, 9 proviennent de la philosophie, contre 2 en éducation et 1 en sciences religieuses. Il en va de même pour la catégorie des effets relevant de l’autonomie de la pensée (8 travaux): un développement d’une pensée autonome et engagée, et qu’on résume fréquemment, dans la lignée de Lipman et Sharp, par l’expression «penser par et pour soi-même». En effet, 8 travaux ont formulé cette promesse et sur ces 8 travaux, 6 sont en philosophie (75 %) et 2 sont en sciences religieuses (25 %): aucun travail en éducation ne réaffirme cette promesse de la PPE.

En revanche, alors qu’on pourrait s’attendre à voir une plus grande proportion de travaux en philosophie formuler la promesse d’un accès à la discipline philosophique (introduction à l’histoire des idées et des domaines de la philosophie), les résultats montrent l’inverse: 1 seul travail en philosophie contre 2 en éducation. Cela est d’autant plus intéressant que les promesses de la catégorie d’un meilleur accès à un savoir disciplinaire hors philosophie sont portées majoritairement en sciences de l’éducation (5 travaux en éducation sur les 8 concernés), contre 1 seul en philosophie, et 2 en sciences religieuses (pour l’enseignement de la catéchèse).

Enfin, nos résultats nous montrent que les promesses relatives au développement de la pensée complexe, multidimensionnelle ou holiste (promesses souvent inspirées du cadre théorique de Lipman) sont peu présentes (7 travaux sur 54). De plus, dans le triptyque lipmanien de la pensée critique, créative et attentive, nous avons vu que la pensée critique était étudiée dans 21 travaux, alors que le développement de la pensée attentive (l’attention à soi, aux autres, la bienveillance, etc.) ne concerne que 13 travaux (dont plus de la moitié en éducation), et la pensée créative (l’imagination, le talent artistique, la créativité, etc.) seulement 6 travaux.

5. Discussion

L’objectif de notre article est de recenser les promesses pédagogiques faites sur la PPE au Québec afin d’en brosser le portrait géographique, historique (leur évolution), voire sociologique (leur affiliation) et de révéler les attentes des jeunes chercheurs et chercheuses envers cette pratique. Ce faisant, à la suite de nos résultats, nous aimerions discuter de quatre constats portant sur ces objectifs qui nous semblent intéressants à souligner.

1. Comme mentionné précédemment, Michel Sasseville est spontanément perçu comme la référence en PPE au Québec. Une lecture trop rapide de nos résultats pourrait être tentée de confirmer cette impression en réduisant la recherche au Québec sur la PPE à la carrière de Sasseville. S’il est vrai qu’il surplombe l’ensemble des travaux philosophiques, il demeure que, quelle que soit la taille de cet arbre, la forêt derrière lui reste plus conséquente. De la même manière, la variété et le nombre de travaux de maîtrise et de doctorat consacrés à la PPE dépassent l’engagement d’un seul acteur académique. Au contraire, nos résultats montrent que la PPE au Québec est davantage un objet de recherche «interdisciplinaire», et que la philosophie n’est pas la seule discipline à l’étudier. En effet, les travaux étudiés montrent que les recherches concernant la PPE se réalisent dans plusieurs universités québécoises, sous des directions variées et avec des approches disciplinaires parfois fort différentes, comme en témoigne la variété des devis méthodologiques employés. Cette situation nous semble également révéler une certaine vitalité des recherches en PPE au Québec, et par conséquent, d’une certaine solidité des promesses que la recherche établit sur cet objet. Autrement dit, il ne s’agit pas de croyances ni d’attentes propres à un seul individu, fût-il reconnu et influent. Les attentes en PPE semblent représenter des espoirs, voire des engagements, partagés et discutés par la communauté scientifique (celle des chercheurs et chercheuses en PPE). En ce sens, on ne peut réduire l’ensemble des effets et des attentes relatives à la PPE à une seule voix individuelle, ou à une seule orientation disciplinaire.

2. De ce premier constat, un deuxième, tout aussi net, peut être proposé: les effets postulés de la PPE (et implicitement les attentes envers elle) sont fortement corrélés à l’ancrage disciplinaire de leurs travaux. Bien que certaines promesses soient communes, comme le développement de la pensée critique, de la qualité épistémique de la pensée des élèves ou leur aptitude aux dialogues, d’autres sont portées par certaines disciplines seulement. On peut penser par exemple aux promesses d’un développement de l’agir éthique et d’une formation citoyenne (des visées du Programme de formation de l’école québécoise [MEQ, 2006]) ou d’une autonomie de la pensée, qui se composent principalement dans des travaux issus de la philosophie. Alors que d’autres promesses, comme celle de la contribution de cette pratique au développement des compétences scolaires de l’enfant, sont originaires des sciences de l’éducation.

Cette répartition nous permet de formuler l’hypothèse suivante. D’une part, les personnes étudiantes inscrites en philosophie, et qui s’intéressent au domaine de l’éducation (comme le sont majoritairement ceux qui s’intéressent à la PPE), partagent peut-être comme attente spécifique celle d’une éducation qui oeuvrerait au développement de la pensée «propre» des élèves. Cette conception de l’éducation serait alors soucieuse de préserver l’originalité, l’individualité, et l’autonomie intellectuelle des élèves. En ce sens, ces étudiants en philosophie sont peut-être plus méfiants face aux logiques scolaires, et cherchent peut-être plus farouchement à protéger les jeunes de l’endoctrinement. Et d’autre part, les personnes étudiantes inscrites en éducation ont peut-être davantage une considération pour la transmission de l’enseignement et pour l’atteinte d’objectifs pédagogiques précis. À leurs yeux, la pratique de la PPE représente une belle manière d’atteindre des résultats que l’enseignement traditionnel avait peut-être écartés. Cela expliquerait pourquoi la promesse la plus avancée par les auteurs et les autrices en éducation concerne le développement des compétences, c’est-à-dire sur le rendement scolaire et la motivation des jeunes ainsi que la formation enseignante. De plus, l’intérêt pour le développement du dialogue et des habiletés langagières concernent des objectifs qui restent relativement «vides de contenus intellectuels originaux». Ainsi, au risque de la caricature et en suivant l’analyse de Rorty (2000) sur cette question, on pourrait dire que les promesses relatives à l’éducation divergent en fonction de l’accent mis sur deux processus complémentaires à l’éducation, soit l’individualisation de l’apprenant et sa future émancipation individuelle, soit la socialisation de celui-ci, avec sa promesse de conservation culturelle. Ainsi, les effets escomptés relatifs à la PPE et portés par la philosophie s’intéressent davantage à ce qui contribue à l’individualisation de l’apprenant (ce qui le rendra autonome, original et spécifique), alors que celles portées en éducation portent davantage sur la contribution à la socialisation de l’apprenant (ce qui le rendra apte au dialogue et aux interactions avec ses pairs). On voit donc qu’à travers leurs promesses, même si aucun travail étudié ne nie l’importance de la complémentarité de ces deux processus éducatifs, chaque discipline porte des conceptions différentes des finalités de l’éducation.

3. Comme troisième constat, nous remarquons également à travers cette recension des promesses de la PPE une certaine «autonomie» de cette pratique pédagogique par rapport aux propres promesses de Lipman et de Sharp. Cela se remarque notamment dans la disparité d’intérêt que l’on observe entre la pensée dite «complexe», «supérieure» ou «holiste» ainsi que ses constituants, à savoir les pensées critique, créative et attentive. D’une part, on peut observer que, bien que la formation de la pensée complexe soit une des visées fondamentales du projet lipmanien (Lipman, 2003, 1991), ce postulat ne se retrouve qu’à sept reprises dans l’ensemble des travaux consultées (soit 13 % des travaux). D’autre part, on observe un intérêt clairement marqué pour les promesses relevant d’un développement de la pensée critique: celles-ci apparaissent à 20 reprises (37 % des travaux), contre 13 occurrences pour le développement de la pensée attentive et seulement 6 pour la pensée créative (11,1 %).

Ce désintérêt pour la pensée créative ne semble pas pouvoir s’expliquer par l’évolution de la PPE. D’un côté, parce que la pensée créative a été conceptualisée avant la pensée attentive, soit dès la première édition de Thinking in education en 1991 (contre 2003). De l’autre, parce que même avant d’être présentée comme une forme de la pensée, la dimension créative était reconnue par Lipman, Sharp et Oscanyan comme un aspect fondamental à développer chez les jeunes (Lipman et al., 1980).

De fait, nous aimerions formuler deux hypothèses afin d’expliquer ces résultats. En premier lieu, puisqu’il est difficile d’aborder un objet aussi large que la pensée complexe, même lors d’un mémoire ou d’une thèse, il est fort probable qu’à des fins de précision et d’efficacité, il soit plus «rentable» de circonscrire son objet d’étude sur une seule des dimensions de la pensée holiste qui, par définition, fait simultanément preuve de rationalité, de créativité et de soucis (Lipman, 2003). Cette disparité témoignerait alors de choix méthodologiques de la part des chercheurs et des chercheuses. Or, comme nous le mentionnions dans le précédent objet, ces choix semblent fortement influencés par l’appartenance disciplinaire des étudiants et étudiantes et par leurs propres attentes et intérêts. La pensée critique représenterait ainsi un objet circonscrit et intéressant tant en philosophie qu’en éducation.

En second lieu, nous pourrions également émettre l’hypothèse selon laquelle les promesses envers la PPE au Québec ne sont plus qu’en partie celles des fondateurs. En d’autres termes, ces choix vis-à-vis des effets postulés de la PPE représenteraient moins un «compromis» méthodologique qu’une réappropriation ou une réactivation de ces attentes adaptée au contexte québécois. Il se pourrait que la pensée créative ne soit pas une attente du milieu de la recherche ou des institutions scolaires (Fletcher, 2020; Beaudry, 2018). Inversement, le développement de la pensée critique, l’apprentissage du dialogue et surtout le développement des compétences semblent tout à fait s’inscrire dans les attentes du système scolaire québécois. Nous pourrions même voir dans ces attentes un prolongement du geste fondateur de Caron qui a appliqué cette pratique afin d’offrir un enseignement «moral» non religieux pour ensuite aborder le développement de la pensée critique.

4. Pour terminer, nous aimerions discuter de ce qui semble être un «boom» de publications répertoriées en 2018 et qui renvoie conséquemment à une hausse d’intérêt dans les études aux cycles supérieures dans les alentours de 2015.

Nous avons remarqué que ce boom semble limité au nombre de travaux en PPE. Il n’y a pas de lien apparent avec une attente spécifique qui pourrait l’expliquer. Il ne semble pas découler de l’évolution de la recherche elle-même ni ne semble pouvoir être causé par un élément extérieur précis. Dès lors, si on ne peut pas nier cette hausse de travaux, il se pourrait que nous soyons encore trop proches de celle-ci pour pouvoir l’analyser avec justesse: il faudrait attendre que le sujet soit «refroidi» (Gingras, 2014).

Cependant, en nous appuyant sur notre recension et sur nos précédentes réflexions, il nous est tout de même possible de formuler une hypothèse. Effectivement, lorsqu’on regarde d’où proviennent les travaux qui constituent ce boom, on remarque que sept d’entre eux proviennent de l’UL, quatre de l’UdeM, quatre de l’UQTR, un de UdeS et un de l’UQAC. On constate qu’alors même que l’on note une hausse des publications de travaux de mémoires et de thèses en PPE, on observe une diminution des publications de l’UQAM dans le domaine. Le fait que ce boom se produise malgré une contribution beaucoup plus faible d’une des universités fondatrices de ce mouvement au Québec signifie, selon nous, qu’il faut probablement attribuer cette hausse à un intérêt accru de la part des autres universités. Par ailleurs, lorsqu’on regarde les directions des travaux menés depuis 2018, on retrouve plusieurs professeurs dont la PPE n’est pas une spécialité (Robert, Dietsch, Dilhac, etc.): la PPE étant un moyen perçu par l’étudiant ou étudiante pour atteindre une finalité qui, elle, entre dans le champ de spécialité du professeur.

Le boom de 2018 pourrait ainsi peut-être s’expliquer par l’évolution du champ de effets postulés de la PPE selon les facteurs idiosyncrasiques et disciplinaires susmentionnés. Avec sa popularisation, il est possible de croire que des étudiants et étudiantes de différentes disciplines et de différentes universités ont pu voir dans cette pratique une manière de formuler des effets postulés qui transcende le champ initial des promesses de Lipman et de Sharp. Il semblerait donc que cette pratique «existe» désormais dans le champ de la recherche au Québec indépendamment des travaux des fondateurs. Par conséquent, il nous est possible de voir dans ce boom, surtout lorsqu’on le croise avec la réappropriation de la pratique par les chercheurs et chercheuses d’ici, la promesse d’une évolution de ce champ de recherche. Il reste à voir si cette promesse trouvera un écho dans la pratique. Sera-t-elle encore valable d’ici 5 ans? 10 ans?

6. Conclusion

Cette étude dresse le portrait de la PPE au Québec comme étant un champ de recherches où les promesses faites restent en constante évolution. Certaines promesses sont plus réaffirmées que d’autres: celles portant sur l’agir éthique, la pensée critique, la dimension épistémique de la pensée, la formation au dialogue et aux habiletés langagières et au développement des compétences scolaires. Par ailleurs, étant à la croisée de la philosophie et des sciences de l’éducation, les promesses pédagogiques (sous-jacentes à ces effets) formulées à partir de ces champs sont fortement marquées par le cadre disciplinaire duquel elles émergent. La philosophie, par exemple, semble s’intéresser à la PPE en tant que moyen pour promettre la formation de la pensée «propre» des individus: elle est une promesse d’individuation. Les sciences de l’éducation y voient plutôt un moyen de rejoindre les visées du système scolaire en place: c’est donc plutôt une promesse de socialisation et d’instruction.

De plus, cette étude a montré que, bien qu’il soit sans contredit l’une des grandes figures de la PPE au Québec, la PPE ne saurait être réduite à Michel Sasseville. Bien au contraire, on constate dans les dernières années une hausse des publications sur le sujet dans des universités différentes du pôle traditionnel UL-UQAM. Les directions varient et abordent la PPE comme un moyen pour atteindre des finalités toujours plus diverses. À cet effet, si la tendance que nous avons observée depuis 2018 continue, nous ne serions pas surpris de constater une diversification des promesses reliée à une instrumentalisation de la PPE par d’autres champs de recherche. Ce faisant, nous pouvons nous attendre à de futurs travaux portant, par exemple, sur la PPE et la sensibilisation à la réalité autochtone, l’enseignement des sciences, la créativité artistique, l’éducation à l’environnement, voire sur l’apprentissage du vivre-ensemble dans les services correctionnels.

Considérant que les effets et les attentes de la PPE ne semblent pas former un champ complètement fixe, nous aimerions proposer à ce sujet des facteurs qui pourraient expliquer l’évolution des différentes promesses de ce champ. En premier lieu, par les facteurs idiosyncrasiques liés aux chercheurs et chercheuses et à leur direction: chaque chercheur réinterprète la tradition en lui ajoutant sa grille de lecture, ses intérêts, ses attentes et ses idéaux. De plus, le champ des promesses semble se modifier à travers le geste de reprise et de passage d’une discipline à l’autre: en étant reprises par une discipline, les sciences religieuses par exemple, certaines attentes ont pu émerger telles que la formation didactique au catéchisme, tout comme d’autres peuvent être réaffirmées et, par conséquent, consolidées, comme pour la formation à l’agir éthique ou le développement d’une pensée critique. L’évolution de la recherche pourrait également contribuer à élargir ce champ, via notamment l’apparition de nouvelles notions comme la pensée attentive ou encore par l’exploration de nouvelles avenues (Carpentier, 2023). Enfin, si l’on accepte que, même en philosophie, la recherche universitaire est en continuité avec sa société, l’évolution de la société, par l’apparition de nouveaux problèmes et de nouveaux intérêts, vient jouer sur le champ des promesses pédagogiques.

En définitive, il semblerait donc que la présence de ces promesses dans le champ de la PPE soit elle-même la promesse de la pérennité de cette dernière, certes, mais également, semble-t-il, de son évolution.