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Présentation
Cet ouvrage collectif s’adresse à un large public: chercheures et chercheurs, étudiantes et étudiants en formation en danse ou en sciences de l’éducation et de la formation, spécialistes de la danse. Exclusivement écrit par des femmes, il prolonge les réflexions amorcées lors de la journée d’étude «Transmission de la danse en éducation» tenue en 2021. L’ouvrage propose une diversité de perspectives sur la transmission et l’apprentissage de la danse en France et au Québec au cours de la décennie 2011-2021. En mettant en perspective l’intercorporéité (inhérente à la transmission de la danse) et les discours sur la danse (entretiens a posteriori) et de la danse (discours en situation), les auteures explorent avec rigueur la manière dont la relation enseignante et enseignant-apprenante et apprenant, chorégraphe-interprète, s’exprime dans le processus de transmission du geste dansé. Des sous-titres évocateurs comme «Tissage des gestes et des discours» (p. 133), «Poly fonctionnalité du “faire” et du “dire” du professeur» (p. 232), «Apprentissage par “écho-résonance”» (p. 239), «Sémiose réciproque dans le jeu conjoint de l’écriture chorégraphique» (p. 213) illustrent ce parti pris.
Pour structurer la richesse d’une approche pluridisciplinaire, l’ouvrage est organisé en deux parties: la première explore l’intérêt d’analyser la didactique de la danse à partir d’une complémentarité méthodologique dans le cadre de recherches qualitatives, tandis que la deuxième présente les résultats de sept recherches, principalement menées en clinique de l’activité et en théorie de l’action conjointe en didactique. Ces recherches révèlent les stratégies et dynamiques visibles et invisibles de la transmission. Par ailleurs, la compréhension des mouvements complexes d’altérité entre enseignante et enseignant et élève, chorégraphe et danseuse et danseur, est mise en lien avec la façon dont les traces de leur propre parcours de formation influencent le positionnement des professionnelles et professionnels dans la transmission.
Partie méthodologique
La première partie est organisée en quatre axes méthodologiques: les discours (entretiens), les observations de terrain (observations et captations vidéo), le croisement de méthodes qualitatives, et les interventions de la chercheure, du chercheur, et elle compte 14 chapitres. Chaque auteure répond à quatre questions, toujours les mêmes, portant sur la nature des matériaux récoltés, leur intérêt pour la recherche, la façon de les recueillir et les limites éventuelles.
Les trois premiers chapitres se concentrent sur la place des discours dans la recherche à partir de diverses méthodologies d’entretiens (entretiens semi-directifs, biographiques, de groupe, d’explicitation). En incluant le point de vue de la communauté étudiante et professorale, les thématiques de recherche abordent la façon dont les professionnelles et professionnels construisent leur posture de transmission en lien avec leur propre expérience de formation (Harbonnier), l’impact des conceptions de la danse portées par les enseignantes et enseignants dans les transactions didactiques mettant en jeu le savoir (Arnaud-Bestieu), les représentations et les enjeux identitaires des enseignantes et enseignants (Duval).
Les cinq chapitres suivants explorent la collecte de traces et d’images à travers des captations vidéo ou des observations in situ. Les auteures décrivent avec précision les différents dispositifs utilisés tels que les enregistrements vidéo en caméra fixe et/ou mobile ou encore l’observation couplée à des enregistrements audio. Sont étudiés: la façon dont les matériaux conduisent à une analyse macrodidactique sur l’ensemble du processus observé et microdidactique à partir de séquences emblématiques (Arnaud-Bestieu et Messina), les gestes professionnels dans une liaison entre le dire et faire (Duval), les communications verbales et non verbales dans la situation de transmission (Lafont).
Après ces deux premiers chapitres dont l’un s’intéresse aux discours et l’autre aux observations de terrain, la troisième section de cette première partie débouche en toute cohérence sur des approches méthodologiques croisant ces deux dimensions via des entretiens d’autoconfrontation et d’explicitation. Chaque auteure témoigne de la façon dont elle s’est approprié ces dispositifs: Joëlle Vellet met en lien les discours en situation et les discours relevant de l’analyse de l’activité vécue, Alexandra Arnaud-Bestieu crée un espace de réflexivité pour les élèves sur la démarche de création, Caroline Raymond compare le «représenté» et le «réalisé», Nicole Harbonnier étudie les interactions entre celle ou celui qui enseigne et les élèves.
Les deux derniers chapitres abordent la recherche-intervention sous deux angles: la place du chercheur, ou ici de la chercheure lorsqu’elle conduit elle-même la situation d’enseignement (Arnaud-Bestieu), le dialogue entre recherche et formation, soulignant l’idée que les dispositifs peuvent renforcer le pouvoir d’agir des praticiennes et praticiens par une approche réflexive sur l’enseignement de la danse (Duval).
Résultats de recherches
La deuxième partie présente différents résultats de recherches menées en France et au Québec. Les chapitres 15 à 19 retracent le parcours de recherche de quatre chercheures. En tissant gestes et discours, Joëlle Vallet explore la façon dont le processus de recherche peut déboucher sur une coconstruction des savoirs entre chercheure et chercheur et praticienne et praticien. Elle montre que le fait d’inviter les praticiennes et praticiens à adopter une posture de chercheure-chercheur peut générer des dynamiques de compréhension, d’action et de transformation des gestes professionnels. Hélène Duval retrace son parcours à travers ses recherches successives. Sa thèse propose une modélisation de la construction identitaire des enseignantes de danse en milieu scolaire à partir de six sphères de négociations identitaires. Une seconde étude examine les gestes professionnels accompagnant le processus de création à travers le modèle du multi-agenda de Bucheton et Soulé (2009), identifiant ainsi les leviers d’un agir inclusif. Alexandra Arnaud-Bestieu montre comment la méthodologie qu’elle privilégie découle de sa problématique de recherche. Ainsi, utilisant une démarche clinique expérimentale et une analyse macrodidactique, elle révèle que le processus de transmission est influencé par de nombreux phénomènes microscopiques, par exemple, les types de régulations, l’engagement corporel de l’enseignante ou de l’enseignant, le rapport au savoir dansé. Par ailleurs, elle précise son propos à l’aide d’une recherche-intervention explorant le point de vue des élèves dans la traversée du processus de création. Lucile Lafont étudie la thématique de l’apprentissage par imitation en milieu scolaire en prenant en compte des variables telles que le genre, l’expertise, le statut de l’intervenant. Chemin faisant, à partir de différents protocoles de recherche sur les procédures de guidage dans la transmission, elle montre l’efficacité de l’imitation-modélisation interactive. Virginie Messina affirme que la théorie de l’action conjointe est particulièrement adaptée pour rendre compte des processus de transmission en danse. À partir de la question «comment transmettre la part du geste qui ne peut être montré?», elle s’intéresse à la notion de sémiose (ce qui fait signe) dans la relation à l’autre et à l’écriture chorégraphique et propose le concept de «complexe sémiotique» (p. 216) comme point d’appui pour les danseuses et danseurs dans l’ajustement de leur danse à la proposition du chorégraphe.
Les chapitres 20 et 21 abordent la construction globale d’une recherche sur la transmission de la danse. Nicole Harbonnier nous guide dans son chemin réflexif sur l’«écho-résonance» lors de la reproduction d’une proposition dansée. En éclairant cette résonance intercorporelle sous différents angles théoriques, elle nous amène à appréhender l’importance de la dimension perceptivomotrice dans l’interaction enseignante et enseignant-élève. Marie-France Fantom et Lucile Laffont analysent les formes de guidage en fonction de l’expertise de celles et ceux qui enseignent et la nature de la tâche, montrant que plus l’expertise est élevée, plus les enseignantes ou les enseignants adaptent leur guidage (fort ou ouvert) en fonction des situations (ciblées ou complexes).
Dans un chapitre conclusif, Élisabeth Hould et Caroline Raymond partagent un dialogue sur leurs approches de la didactique de la danse. À travers un échange entre deux chercheures de générations différentes, dont l’une a été l’étudiante de l’autre, elles répondent de manière singulière à une série de questions identiques.
Point de vue
Cet ouvrage éclaire avec finesse la spécificité la notion de transmission-apprentissage de la danse. Il aborde la danse à la fois comme objet de savoir et comme processus expérientiel dans lequel se mêlent les dimensions intentionnelles et non intentionnelles, conscientes et inconscientes, tant du côté de la personne qui transmet que du côté de celle qui s’initie à cet art, comme l’illustre cette citation: «Les discours conduisent alors sur les chemins de l’intime de ce que livre un chorégraphe de lui-même à un danseur» (p. 129). En tissant continuellement le «dire» et le «faire», les discours et le geste dansé, les auteures rendent compte de l’intrication du verbal et du non-verbal dans le processus de transmission-apprentissage. Elles témoignent également de la richesse des relations entre praticiennes et praticiens et chercheures et chercheurs au sein de recherches collaboratives.
La structure en deux parties (méthodologie et résultats de recherche) permet d’abord de comprendre l’intérêt de la complémentarité méthodologique avant de plonger au coeur de recherches situées. Elle offre à la lectrice, au lecteur une double perspective: synchronique (étude des méthodologies employées avec leurs intérêts et leurs limites à partir de quatre questions[1] posées à chaque chercheure) et diachronique, invitant la lectrice, le lecteur à mettre en lien la démarche méthodologique et les recherches présentées en deuxième partie. L’intérêt de la première partie est de faire ressortir l’unicité de chaque approche méthodologique, tout en soulignant leur interconnexion et leur complémentarité. Ensemble, ces démarches éclairent à la fois les discours et le corps en mouvement, révélant leur rôle conjoint dans le processus de transmission. Alors que ce choix de découpage aurait pu être redondant, chaque auteure parvient à mettre en lumière la singularité de son approche méthodologique (entretien d’autoconfrontation, d’explicitation, captation vidéo…) montrant ainsi qu’une démarche de recherche, si rigoureuse soit-elle, se décline selon le style personnel de la chercheure, du chercheur. Cependant une question peut se poser à la lecture de cette partie: lorsque la personne menant la recherche combine observations sur le terrain et entretiens avec les personnes observées pour saisir «ce qui se cache derrière ce que l’on voit» (p. 73), ne court-elle pas le risque de comparer la perspective de l’interviewé à sa propre interprétation de l’observation? Le croisement des méthodologies, bien qu’extrêmement riche, soulève une question éthique: comment concilier le désir de recueillir un maximum de données pour que rien n’échappe à la chercheure, au chercheur et la position éthique lors du traitement des données pour rendre justice à l’engagement des personnes participantes? Cette question est d’ailleurs abordée sous une autre forme au chapitre 13 à propos de la recherche-intervention.
La façon dont les auteures rendent compte, dans la deuxième partie, des résultats de leurs recherches en les resituant dans un parcours biographique, permet de rendre visible le désir de recherche en l’inscrivant dans des trajectoires personnelles singulières. Ce choix rend particulièrement «vivant» le processus de recherche. Ainsi, chaque chercheure montre au fond comment ces choix méthodologiques se sont imposés en fonction de son parcours, de ses questions de recherche et de sa sensibilité à ces questions. La diversité des études, chacune abordant un aspect spécifique de la relation enseignante et enseignant-apprenante et apprenant, offre une lecture approfondie du processus de transmission sur une décennie de recherche.
Du côté des limites, deux points aveugles pourraient être soulignés. Le premier concerne le choix des dispositifs de collecte de données. S’ils sont clairement explicités, ils ne sont pas toujours discutés. Ainsi, on peut se demander, par exemple, ce qui pousse une chercheure ou un chercheur à préférer un entretien individuel à un entretien collectif ou à mener les deux en complémentarité. Comment circule la parole dans une relation duelle ou dans un groupe? Deuxièmement, dans ce domaine de la danse où les représentations féminines sont dominantes, il aurait pu être intéressant d’avoir accès à une perspective masculine.
En conclusion, je tiens à souligner que cette lecture vivifiante donne au lecteur l’élan de s’engager à son tour dans de nouveaux projets de formation et/ou de recherche.
Appendices
Note
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[1]
Quel(s) discours/quelles(s) image(s)/intervention(s) cherche-t-on à faire émerger?; Pourquoi, pour quelle(s) question(s)?; Comment les recueille-t-on? Les produit-on?; Quelle(s)s possible(s) limite(s)?