Article body

1. Introduction

Dans le contexte de l’école élémentaire en France, un des apprentissages fondamentaux visé par le programme du cycle 3 de l’Éducation nationale de 2020 est le développement du raisonnement. Cette activité, liée à l’esprit critique et au vivre ensemble (Ministère de l’Éducation nationale [MEN], 2020, cycle 3), est transformative parce qu’elle permet à l’élève d’advenir à soi, aux autres et au monde et d’acquérir une culture humaniste par la réflexion sur ses actions. Les enseignements artistiques, sous leurs différentes formes, visent à concourir à l’acquisition des compétences transformatives et psychosociales parmi lesquelles on compte le raisonnement (Joliat et Terrien, 2021; Terrien et Duval, 2021).

L’éducation musicale à l’école participe à ces acquisitions (MEN, 2020, cycle 3) en sollicitant plusieurs habiletés métacognitives. L’autorégulation ou processus de gestion des actions fait partie de celles-ci (Brenner, 2022). Les études ont montré que la pratique musicale, vocale ou instrumentale, sollicitait les processus d’autorégulation (Fauvel et al., 2012; Gauvrit et Delouvée, 2019) et contribuait au développement de l’esprit critique par la transformation du raisonnement (Halpern, 2013; Spector et Ma, 2019). L’apprentissage instrumental au sein d’un orchestre à l’école (OAE), dispositif qui engage les élèves de l’école élémentaire dans la pratique régulière d’un instrument[1], devrait en ce sens soutenir et renforcer l’habileté d’autorégulation. Pour autant, malgré l’implantation de plus de 1 500 OEA en France à ce jour (cf. OAE sources de l’association), aucune étude scientifique n’a permis de valider si ce dispositif pouvait avoir une influence sur le renforcement de l’habileté d’autorégulation et de développement de l’esprit critique des élèves. Peut-on observer chez les élèves pratiquant la musique instrumentale, notamment au sein de l’OAE, un esprit critique plus efficient que chez leurs camarades?

En s’appuyant sur des approches théoriques croisées, l’analyse phénoménologique des images sonores (Dastur, 1994; Moreau, 2021), la psychologie cognitive concernant la métacognition et les habiletés métacognitives (Brown, 1987; Zimmermann et al., 2017), ainsi que la didactique de l’enseignement musical (Terrien et al., 2023), cette étude expérimentale vise à observer si les performances de raisonnement liées aux capacités d’autorégulation sont plus développées chez les élèves-musiciens et musiciennes que chez les élèves non musiciens[2].

Sur le plan méthodologique, l’étude repose sur l’observation de deux groupes, soit un total de 76 élèves de cycle 3 (CM2, 9-11 ans) d’écoles élémentaires en zone de «réseau d’éducation prioritaire plus» (REP+). Les passations sont fondées sur un test de classement et de labellisation[3] de neuf vignettes audio.

2. De l’autorégulation aux profils temporels perçus au sein de l’orchestre à l’école

2.1 L’autorégulation

Parmi les habiletés métacognitives qui favorisent le développement du raisonnement, une des facultés de l’esprit critique, la fonction d’autorégulation, a été peu étudiée dans les pratiques musicales développées à l’école (Winner et al., 2013). Les habiletés métacognitives, correspondant au pôle procédural de la métacognition comme la planification, le contrôle et l’autoévaluation (Flavell, 1979) sont essentielles à l’apprentissage de la musique (Bialystok et DePape, 2009). L’activité de contrôle des actions s’exerce par le mécanisme d’autorégulation, qualifié de rétroactif (Hattie et Timperley, 2007), piloté en fonction du but poursuivi (Doly, 2006; Noël et Cartier, 2016). Ce mécanisme permet à l’élève de contrôler et ajuster ses activités cognitives affectives et sociales et contribue à la transformation des connaissances et compétences de l’apprenant (Allal, 2007). La compréhension du processus d’autorégulation (Chye, 2020) permet d’envisager la manière dont les élèves peuvent acquérir la capacité d’apprendre de manière efficace (Nader-Grosbois, 2007). Dans un contexte de musique d’ensemble, où les musiciens et musiciennes s’accordent avec les autres perceptivement, le pilotage et la régulation de l’activité sont exercés phénoménologiquement puisqu’ils et elles doivent anticiper, sentir, ajuster la sonorité, le timbre, la justesse afin de jouer en harmonie avec les autres. Les personnes musiciennes sont sans cesse dans le contrôle de leur activité.

L’art, plus spécifiquement la musique dans le cas de cette recherche, devient un terrain d’expérimentation favorable à l’étude d’effets cognitifs (Dokic, 2000; Peretz, 2018). L’état de la littérature informe que la pratique musicale régulière est une activité qui peut influer sur les capacités motrices, cognitives et métacognitives de l’élève (Fauvel et al., 2012). Pratiquer régulièrement un instrument de musique depuis l’enfance engage des transferts cognitifs (Winner et al., 2013) et accroît la plasticité cérébrale (Fauvel et al., 2012). Des études ont montré que la pratique musicale modifie les structures fonctionnelles cérébrales (Peretz, 2018).

Au niveau corporel, le développement de la dextérité de la main non dominante améliore notamment la motricité du sujet (Wan et Schlaug, 2010). Au niveau auditif, l’élève ayant une pratique musicale performe dans le traitement et la discrimination des fréquences sonores (Wan et Schlaug, 2010). Les études sur la relation entre l’écrit et la représentation mentale auditive (Letailleur, 2020; Schön et Besson, 2005) s’inscrivent dans la continuité de cette idée. L’anticipation d’une fausse note par une personne musicienne experte pourrait être apparentée aux compétences phonologiques scolaires lors d’une activité de lecture. Différentes recherches explorent le lien entre la pratique de la musique et le développement de compétences langagières (Koelsch et Gunter, 2005; Lanchais, 2021; Marin, 2009). Pour jouer d’un instrument, les élèves engagent l’ensemble des processus de contrôle cognitif, par le mécanisme d’autorégulation, et performent ainsi leurs fonctions exécutives telles que la planification, l’inhibition, la résolution de problèmes, le passage d’une tâche à une autre, ou la flexibilité cognitive (Bialystok et DePape, 2009). L’élève s’engage ainsi dans un processus réflexif, pouvant participer à la structuration et au développement de ses capacités de raisonnement et d’esprit critique.

2.2 L’esprit critique

Accompagner les élèves afin qu’ils développent leur esprit critique est au coeur des problématiques éducatives (MEN, 2013). En effet, défini comme un «processus cognitif complexe» (Piette, 1996, p. 88), il permet aux apprenants et apprenantes de conscientiser leur pensée et d’en exercer le contrôle, afin de l’exploiter de manière plus efficiente (Norris et Ennis, 1989). Ainsi, le programme d’éducation musicale prône de développer l’esprit critique des élèves en leur apprenant à exprimer des avis personnels (Ministère de l’Éducation nationale, 2020).

En tant que processus cognitif réflexif, l’esprit critique est lié à l’autorégulation par des indicateurs corrélés (Winner et al., 2013). Dans une situation d’apprentissage, l’élève émet des inférences, clarifie la demande, emploie des stratégies et évalue son activité (Ennis, 2018). Il fait ainsi preuve d’esprit critique, par l’utilisation de compétences de raisonnement (Halpern, 2013) et de régulation de ses actions (Gauvrit et Delouvée, 2019). Lorsque le sujet acquiert des compétences métacognitives d’interprétation, d’explication, de raisonnement, d’analyse, d’évaluation, de synthèse, de réflexion, de jugement, un processus d’autorégulation est utilisé. Plus le sujet développe une activité d’autorégulation, plus son esprit critique est simultanément développé jusqu’à atteindre un niveau expert (Spector et Ma, 2019). Ainsi, l’esprit critique dépendrait d’une interdisciplinarité et transdisciplinarité des savoirs (Monvoisin, 2007). Concernant le processus réflexif des élèves, peu d’études explorent les stratégies d’apprentissage potentiellement développées par la pratique musicale alors que la littérature met en évidence le lien entre musique et transfert cognitif (Winner et al., 2013).

Au regard des apports théoriques en phénoménologie, sciences de l’éducation et de la formation, sciences cognitives et neurosciences de la musique (Marchand, 2009; Moreau, 2021; Schön et Besson, 2005; Sloboda et al., 1996; Terrien, 2017; Varela, 1996), la question de recherche interroge la capacité des élèves du cycle 3 de l’école élémentaire (9-11 ans) ayant une pratique musicale régulière à développer davantage leur activité d’autorégulation et leur esprit critique par rapport à des élèves ne jouant pas d’un instrument de musique. Afin d’observer cette éventuelle capacité d’autorégulation, l’expérimentation utilise comme objet d’étude certains aspects des profils temporels perçus (Moreau, 2022).

2.3 Les profils temporels perçus

La conception des profils temporels perçus, résultats des travaux sur les unités sémiotiques temporelles (UST) (Delalande et al., 1996), a été réalisée suivant une approche phénoménologique de la perception temporelle que l’individu peut avoir des médias sonore et visuel d’une oeuvre vidéomusicale (Piché, 2003). Pour rappel, Kant, reconnu comme le fondateur de la phénoménologie, affirme dans La critique de la raison pure (1787/1975) que le « centre » de la connaissance est le sujet connaissant et non une réalité extérieure par rapport à laquelle nous serions simplement passifs. Plus tard, Husserl (1964) ajoute qu’il faut suspendre un jugement qui, par un modèle explicatif prématuré, viendrait empêcher de faire l’expérience du réel. Schaeffer, dans son Traité des objets musicaux (1966), parle d’écoute réduite, celle où le sujet ne cherche pas à deviner les causes de ce qui se donne à entendre. Ce sont ces principes qui ont structuré les recherches sur les unités sémiotiques temporelles (UST) du MIM[4] (Delalande et al., 1996). Les profils temporels perçus se présentent comme un ensemble de quatre catégories, quatre manières de percevoir le flux temporel, communes et transversales aux deux médias, sonore et visuel (Moreau, 2022).

Tableau 1

Les quatre profils temporels perçus et leurs modalités (Moreau, 2022)

Les quatre profils temporels perçus et leurs modalités (Moreau, 2022)

-> See the list of tables

La catégorie «Processus» a pour particularité d’être perceptible presque immédiatement par la prévisibilité de son devenir[5]. La catégorie «Figure(s) réitérée(s)» se caractérise par la répétition d’au moins une courte cellule musicale reconnaissable et nécessite trois présentations consécutives de celle-ci pour être perceptible comme telle[6]. La catégorie «Élément(s) ne formant pas structure temporelle» connaît deux modalités. La première se présente de façon quasi immuable, dans un temps qui ne passe pas ou si peu[7], la seconde sous la forme complexe de plusieurs éléments de comportements divers et contradictoires. Elle n’entre pas dans le cadre de l’étude, car elle est difficile à conscientiser en dehors d’un apprentissage spécifique.

Dans l’expérimentation requise pour cette étude, seulement trois modalités de la perception audio ont été conservées: processus, figures réitérées et éléments ne formant pas structure temporelle. Ces modalités ont permis de tester l’esprit critique de deux groupes d’élèves à partir de leur capacité à autoréguler leur raisonnement. Le groupe expérimental est constitué d’élèves pratiquant la musique régulièrement au sein du dispositif orchestre à l’école, le groupe contrôle est celui des élèves ne participant pas à ce dispositif. Ainsi, les profils temporels perçus doivent permettre de différencier les facultés d’autorégulation des élèves des deux groupes.

2.4 Le dispositif orchestre à l’école

Le dispositif pédagogique OAE permet à des élèves de recevoir un éveil musical par la pratique d’un instrument au sein d’un orchestre[8]. Ce projet, poursuivi sur trois ans, est gratuit et s’inscrit dans un principe d’égalité en partenariat avec les établissements scolaires, les collectivités territoriales et les structures spécialisées d’enseignement de la musique. Il s’étend pour le premier degré du cycle 2 au cycle 3 et pour le second degré du cycle 3 à la fin du collège[9]. Ce projet orchestral permet d’ouvrir les élèves à l’altérité et s’inscrit dans la continuité du parcours d’éducation artistique et culturelle (MEN, 2013). Par la rencontre d’oeuvres musicales variées, les élèves cultivent leur sensibilité, leur curiosité et leur plaisir artistique. L’appropriation d’un répertoire et sa production favorisent l’expression d’une émotion esthétique et d’un jugement critique.

L’OAE réunit plusieurs personnes: des élèves, des musiciens-intervenants, des professeurs des écoles et des parents d’élèves (Waleckx, 2017).

Figure 1

Les interactions complexes du terrain (Terrien et Tortochot, 2019)

Les interactions complexes du terrain (Terrien et Tortochot, 2019)

-> See the list of figures

La figure 1 décrit les parties prenantes inscrites en amont du dispositif pour le mettre en oeuvre et le faire fonctionner, ainsi que les interactions entre les différents partenaires (Terrien et Tortochot, 2019). Les responsabilités et le suivi du projet musical sont répartis entre plusieurs institutions. Les inspecteurs et le rectorat de l’académie veillent au respect du projet au sein de l’école, la municipalité apporte son soutien financier, administratif et logistique, les associations de quartier complètent financièrement et matériellement les activités. Des études réalisées sur les dimensions didactiques de dispositifs OAE révèlent les valeurs sociales, humanistes et d’engagement (Forest et Batézat-Battelier, 2013; Tortochot et Terrien, 2021)[10].

2.5 Question de recherche et hypothèses

Les élèves de cycle 3 qui pratiquent la musique instrumentale au sein d’un OAE possèderaient-ils une activité d’autorégulation plus développée que leurs camarades qui ne la pratiquent pas? La présente étude pose l’hypothèse qu’une activité instrumentale régulière favoriserait le développement de capacité d’autorégulation et d’esprit critique. Afin de vérifier cette hypothèse, elle s’appuie sur un test de classement et de labellisation de vignettes audio issues de profils temporels perçus.

3. Environnement et objectifs de la recherche

3.1 Contexte

L’expérimentation est fondée sur une classification et labellisation de vignettes audio[11] sur une tablette numérique qui permettrait d’observer les capacités d’autorégulation et d’esprit critique des élèves de cycle 3. Elle est réalisée auprès d’un groupe expérimental d’élèves pratiquant la musique (n = 38) au sein de deux écoles accueillant le dispositif OAE et d’un groupe contrôle d’élèves qui ne la pratiquent pas (n = 38). Par élèves musiciens et musiciennes[12], nous entendons ceux qui ont une pratique musicale instrumentale encadrée par des personnes enseignantes qualifiées dans OAE depuis 15 mois (durée scolaire d’apprentissage musical depuis l’entrée dans le dispositif).

Cette recherche porte sur des élèves en classe de CM2. Le cycle 3 correspond à une étape du développement de l’enfant durant laquelle la pensée a évolué vers la décentration cognitive (Kohlberg, 1963), c’est-à-dire vers la capacité à tenir compte de plusieurs aspects d’une même situation pour aboutir à un jugement autonome.

3.2 La tâche et son environnement sur tablette numérique

L’état de la littérature a permis de mettre en exergue différents moyens de mesurer les capacités d’autorégulation dans l’attention des élèves en lien avec leur pensée critique (Brown et al., 1983; David, 2021; Goody, 1979; Spector et Ma, 2019). Des tâches prescrites à réaliser sur des supports numériques (Bordeleau, 1994; Tricot, 2010) permettent notamment d’établir une mesure du contrôle lors de la phase de réalisation (Focant et al., 2008). L’aspect dématérialisé représente deux avantages: celui d’enregistrer plusieurs comportements d’autorégulation de manière non intrusive, ainsi que la liberté du contrôle exercé sans interférence de l’adulte (Amadieu et Tricot, 2020; Bouffard, 1998). Ces différents éléments de l’état de la littérature regroupés ont permis de déterminer une tâche de mesure du niveau d’autorégulation des élèves, qui consiste à classer et catégoriser des éléments audio sur tablette numérique. L’élève discrimine le profil temporel perçu (audio) en mettant en oeuvre un processus d’autorégulation qui l’amènerait à développer son esprit critique.

Figure 2

Modalité de labellisation des vignettes audio sur la tablette numérique (exemple établi par les chercheurs)

Modalité de labellisation des vignettes audio sur la tablette numérique (exemple établi par les chercheurs)

-> See the list of figures

Concernant l’exécution de la tâche, l’élève doit rassembler et classer neuf sons d’une durée de sept secondes chacun qui, selon lui ou elle, vont ensemble, puis nommer les groupes créés (labellisation). Les sons ont été composés selon des critères de variation d’intensité, de répétition et de stabilité liés aux profils temporels décrits précédemment. La labellisation consiste à employer une dénomination pour qualifier les groupes créés, par exemple «de plus en plus fort», «vagues», «sons qui ne bougent pas» (cf. fig. 2 ci-dessous). L’élève n’a pas connaissance des critères de composition et peut choisir de classer les neuf sons selon ses propres choix, en cliquant sur les neuf vignettes sonores les unes après les autres et en les déplaçant dans une grille. Les vignettes sont réparties dans l’espace par petits groupes, en fonction des caractéristiques sonores jugées communes par l’élève.

Dans cette tâche, l’élève s’engage dans un processus d’autorégulation. Il doit organiser et structurer sa réflexion pour réaliser la tâche qui demande la mise en oeuvre complexe de stratégies d’écoute et de classement:

  • Écouter tous les sons;

  • Établir les caractéristiques de chaque son;

  • Identifier les caractéristiques communes;

  • Regrouper les sons dans la grille (catégorisation);

  • Nommer (labelliser) les groupes;

Pour réaliser cette tâche, l’élève anticipe, planifie, élabore des stratégies (par exemple, écouter tous les sons avant de procéder à un classement), évalue, ajuste, régule et contrôle son activité. Ainsi, ses actions sont autorégulées.

3.3 Protocole des passations

Concernant la réalisation de la tâche, les élèves sont répartis par groupes de quatre dans une salle indépendante, assis individuellement à une table, avec une tablette et un casque audio. La durée de la tâche n’est pas limitée, car le temps libre de réalisation est un indicateur pris en compte dans le recueil de données.

Un entraînement au maniement de la tablette précède l’exercice, afin d’en comprendre son fonctionnement et de s’approprier la consigne, avec des sons d’animaux familiers (chats, chiens, oiseaux), qui n’entrent pas dans le registre de l’abstraction des profils temporels.

La consigne est lue aux élèves:

Phase 1: entraînement

«Tu vas entendre neuf sons. Il faut classer les sons qui vont ensemble selon toi et réfléchir à des noms que tu pourrais donner à chaque groupe. Lève la main quand tu as terminé.»

Phase 2: classement

«Même principe, il faut classer les neuf sons qui vont ensemble selon toi. Les sons sont plus longs, écoute-les bien en entier. Écris les noms des groupes sur ton brouillon et lève la main quand tu as terminé.»

4. Résultats et discussion

4.1 Résultats

Cet article présente deux types de résultats. Les premiers, issus d’une analyse descriptive, s’intéressent à la quantité et à la moyenne des réponses entre les deux groupes d’élèves, musiciens et non-musiciens, les seconds s’intéressent à labellisation des profils temporels perçus. Pour la quantité et la moyenne des réponses, les analyses ont été réalisées avec le logiciel R et au moyen de scripts créés pour identifier indépendamment chaque variable. Pour le qualitatif, la distinction des champs sémantiques est précisée ci-dessous.

Concernant la lecture des résultats quantitatifs, les deux groupes d’élèves ont une durée moyenne de réalisation de la tâche de 13 minutes. La globalité des élèves a effectué une classification des sons par clusters (groupement d’un petit nombre d’objets) en rassemblant les vignettes sonores dans la grille.

Figure 3

Nombre de regroupements de sons

Nombre de regroupements de sons

-> See the list of figures

Figure 4

Qualité de la répartition des groupes de sons

Qualité de la répartition des groupes de sons

-> See the list of figures

La médiane des groupements de sons réalisés est de trois. Nous observons que les non-musiciens peuvent effectuer jusqu’à quatre regroupements de sons en moyenne, tandis que les musiciens et musiciennes s’arrêtent à trois (cf. axe vertical «nombre de cluster», fig. 3). Cette tendance indique un rassemblement qui semble plus synthétique chez les personnes musiciennes. La labellisation apparaît par ailleurs différente. Les vignettes des élèves musiciens sont rassemblées de manière plus définie et marquée dans l’espace (cf. fig. 4): dans la grille, la zone rectangle bleue est plus haute que la rouge, indiquant que les clusters réalisés sont plus clairs et plus compacts (cf. axe vertical «silhouette[13]» de la fig. 4).

Concernant la catégorisation des sons, les élèves ont identifié des caractéristiques communes et ont labellisé les groupes. Les labels sont hiérarchisés par thématiques: langage musical, lexique de l’horreur, registre des émotions, nature, véhicules, bruits quotidiens. Les élèves musiciens emploient majoritairement un langage musical technique en lien avec les paramètres du son (hauteur, durée, intensité, timbre) pour catégoriser les groupes créés (61 %). Les non-musiciens utilisent significativement moins d’occurrences appartenant au lexique de la musique (33 %) et caractérisent davantage les regroupements pour la répartition restante par un lexique descriptif de l’horreur, de la nature et le registre des émotions.

Pour le second type de résultats, l’observation révèle trois catégories de labels qui sont distingués et respectivement nommés en fonction de leurs champs sémantiques: «temporalité», «objets» et «émotion». Voici une présentation graphique (cf. fig. 5) des données obtenues pour chacun des deux groupes observés et des labels répartis selon ces champs sémantiques. Ils se répartissent pour chacun des deux groupes, élèves participants de l’OAE et élèves qui ne participent pas, en deux grandes parties.

Figure 5

Répartition par champ sémantique, des labels apposés par chacun des deux groupes d’élèves

Répartition par champ sémantique, des labels apposés par chacun des deux groupes d’élèves

-> See the list of figures

La plus grande de ces parties est constituée du champ sémantique que nous nommerons «objet». Elle représente pour chacun des deux groupes 59 % des labels. Nous y avons placé les labels constitués de noms et de groupes nominaux désignant des objets. On y trouvera par exemple les termes «jungle», «fond marin», «battement d’aile», «goutte», aussi bien que «moteur de voiture et klaxon», tous «objets en situation» qui nous paraissent avoir été considérés par les élèves comme étant à l’origine des sons ainsi labellisés.

La plus petite de ces deux parties est composée des deux autres catégories de labels, que nous nommons respectivement «émotion» et «temporalité». Elles représentent, pour chacun des deux groupes, 41 % des labels exprimés:

  • Dans la catégorie «émotion» se trouvent mentionnés de nombreuse fois les labels «film d’horreur», «angoisse», et même un très explicite «musique d’angoisse dans un film d’horreur», mais également «colère», «stress», «pression», «apaisant» ou «musique relaxante». Ces désignations nous semblent porter sur l’émotion ressentie à l’écoute de ces sons ou liées au genre filmique dans lequel il est loisible de les rencontrer et qui cherche à générer ce type d’émotion. Cette catégorie ne représente que 17 % des labels émis par le groupe d’élèves participant à l’OAE alors qu’elle regroupe 25 % de ceux émis par le groupe ne participant pas à l’OAE.

  • Dans la catégorie «temporalité», nous avons enfin regroupé tout ce qui semble relever d’une expression liée au déroulement des actions. Cette catégorie représente 24 % des labels émis par le groupe pratiquant la musique alors qu’elle ne regroupe que 16 % de ceux qui ne la pratiquent pas.

Au sein des labels de cette dernière catégorie «temporalité», et du point de vue des profils temporels perçus, il devient possible de discerner des «Processus», profil temporel qu’expriment plus particulièrement les verbes et les groupes verbaux, par exemple «train qui passe», «sons qui montent», mais aussi certaines formules conçues sur le modèle «de plus en plus», tels que «de plus en plus fort», «de plus en plus aigu». Il est possible de discerner également des «Figure(s) réitérée(s)», ainsi les termes «répétition» et «même rythme», mais aussi «sons fixes» évoquant la perception d’une catégorie de type «Élément(s) ne formant pas structure temporelle».

Il existe d’autres formulations de temporalités, mais exprimées d’une manière si équivoque qu’elles ne peuvent appartenir à tel ou tel profil temporel perçu. Il en va ainsi de «fin brusque», qui semble ne concerner que la fin de la séquence, comme de «attaque par surprise», qui paraît ne s’intéresser qu’à son début. Il est à noter que ces deux labels se présentent du point de vue des champs sémantiques comme hybrides mais décrivent un même vécu temporel.

4.2 Discussion

Le premier type de résultat montre que le nombre de regroupements est similaire pour les deux groupes, avec une tendance pour les non-musiciens à établir une classification allant jusqu’à quatre groupes. Les élèves musiciens et musiciennes qui ont fait un classement en trois catégories se rapprochent ainsi de la perception du compositeur des sons, créés selon les trois caractéristiques vues précédemment: variation d’intensité, de répétition et de stabilité liées aux profils temporels. Nous pouvons par ailleurs constater que la qualité différente de ces regroupements semble indiquer que les personnes musiciennes établissent des catégories plus franches dans l’espace, pouvant laisser percevoir une mise en oeuvre réflexive plus affirmée, assumée et aboutie. L’utilisation de la grille et la répartition spatiale choisie manifestent un raisonnement et une mise en oeuvre stratégique paraissant plus structurée.

Concernant la catégorisation des sons, l’utilisation majoritaire d’un langage musical précis et technique chez les musiciens et musiciennes indique un réinvestissement des connaissances, utilisées dans l’activité réflexive démontrant ainsi que ces élèves ont engagé un processus métacognitif, par le réemploi d’un savoir transféré au niveau exécutif, ce qui s’inscrit dès lors dans le champ des habiletés métacognitives et de l’autorégulation.

La seconde analyse révèle que le champ sémantique qui contient 59 % des labels est de la catégorie «objet» et ceci pour les deux groupes d’élèves. Il apparaît donc qu’il existe bien, majoritairement dans la perception commune, une primauté de l’objet sur les sensations et la perception temporelle. Une caractéristique particulière de ce monde et des relations qu’il est possible d’y mener est la manière dont il advient, dans un temps partagé et, bien que tous le perçoivent, le vocabulaire utilisé n’en permet qu’une expression lacunaire (Dastur, 1994). En effet, le réel étant plurivoque, il n’est pas immédiatement déchiffrable comme le serait un code dont on possèderait la clé. La conscience interprétative est ainsi amenée à «bricoler» entre les différentes catégories de genre, de couleurs, de quantité, de mouvement, et d’autres encore, afin de trouver un sens qui convienne au vécu du moment.

L’étude révèle également que la catégorie «temporalité» représente 24 % des labels du groupe de musiciens et musiciennes, contre 16 % des labels des élèves n’ayant pas cette pratique musicale. Or la durée, la conduite du geste, le rythme, le phrasé étant chacun un des centres de l’attention des participants et participantes à l’OAE, la différence entre les deux groupes est à l’avantage de celui-ci. Ainsi que l’écrit Christian Accaoui dans son ouvrage Le temps musical:

La musique, art du temps? Entendons non pas art dans le temps mais bien art du temps – et dans les deux sens de ce génitif. La musique sculpte le temps et le temps sculpte la musique. Le musicien – compositeur, interprète, auditeur – agit sur le temps et le subit. Cette action et cette passion sont au coeur même de l’oeuvre.

Accaoui, 2001, p. 7

La maîtrise du groupe des participants et participantes à l’OAE sur le phénomène «temporel» du musical semblerait permettre aux membres de ce groupe de mieux percevoir et donc de mieux qualifier leur rapport au monde sonore. La perception du temps semble devoir se placer au coeur même de la construction de soi et c’est parce qu’elle vient aider à travailler cette conscientisation que la pratique musicale semble devoir être pensée comme essentielle à ce processus qu’est l’individuation (Simondon, 1989).

5. Conclusion

Cette étude semble révéler chez les élèves une primauté à la description de l’objet, de la temporalité, fondée sur l’émotion plus qu’à celle issue des profils temporels perçus, qu’il s’agissse de «Processus», «Figures réitérées», «Élément(s) ne formant pas structure temporelle». Pour autant, si ces descriptions sont suggérées par ce que donnent à entendre les vignettes, le mouvement de la musique guide le classement réalisé par les participants et participantes. Ainsi, la temporalité du flux sonore est mieux caractérisée par le groupe de l’OAE que par celui des élèves qui ne le pratiquent pas (24 % par rapport à 16 %), alors que les émotions guident davantage les regroupements de ces derniers que ceux des personnes participantes à l’OAE (25 % par rapport à 17 %). Ce résultat encourage à penser que ces jeunes musiciens seraient déjà en capacité de réguler et contrôler une activité perceptive en prenant une distance par rapport à leurs émotions (Terrien, 2006) et en se fondant sur le mouvement temporel de la musique (Winner et al., 2013; Moreau, 2022).

L’anticipation, la planification, l’élaboration de stratégies, l’évaluation, l’ajustement, la régulation et le contrôle de l’activité par l’élève développent sa capacité d’autorégulation. Cette étude montre que celle-ci est en lien avec la compétence transformative de résolution de tensions et de dilemmes incluant la pensée critique (Eisner, 2002) et la résolution de problèmes (Bianchi et Chippindall, 2018). Concernant la portée de l’OAE et outre le développement du vivre ensemble (Forest et Batézat-Battelier, 2013; Tortochot et Terrien, 2021), il semble que la pratique instrumentale permet aux élèves de mieux réguler leur activité de raisonnement et ainsi développer leur esprit critique.