Article body

Introduction

Notre monde subit des transformations sociétales et environnementales qui exigent une redéfinition de nos approches éducatives et où l’importance de l’éducation culturelle et artistique s’y impose avec une urgence renouvelée (Bamford, 2006; Eisner, 2002). C’est dans ce contexte que l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a convoqué la Conférence mondiale pour l’éducation culturelle et artistique à Abou Dhabi en février 2024, marquant une étape décisive dans la reconnaissance et la valorisation de l’enseignement des et par les arts. Le cadre proposé par l’UNESCO (2024) à la suite de cet événement incarne une vision humaniste et émancipatrice de l’éducation artistique et souligne son rôle dans le développement durable, la paix et le bien-être. Les principes directeurs du texte mettent en avant l’importance de rendre l’éducation culturelle et artistique accessible à toutes et à tous, en promouvant l’égalité des genres, en reconnaissant la diversité culturelle comme un trait caractéristique de l’humanité, et en assurant l’inclusion et le respect de la diversité dans toutes les pratiques d’apprentissage. La co-création, fondée sur la diversité des expériences éducatives, culturelles et artistiques, y est encouragée pour permettre un apprentissage significatif et participatif.

Parallèlement à cela, le projet «Éducation 2030» de l’OCDE (2018) se concentre sur le développement d’un ensemble de compétences dites transformatives, et jugées essentielles pour se construire. La première compétence transformative, qui implique la capacité à créer de la valeur nouvelle, est essentielle pour développer la créativité et l’innovation à travers les enseignements artistiques (Winner et al., 2014). Il s’agit là d’une réponse urgente à la recherche de sources de croissance pour un développement plus inclusif et durable, et les arts peuvent jouer un rôle dans l’inspiration de nouvelles idées (Gosselin et al., 1998; Leuba et al., 2012). La deuxième compétence transformative, consistant à résoudre des tensions et des dilemmes, trouve un milieu propice dans les enseignements artistiques (De Smet et al., 2020). Les pratiques artistiques encouragent les élèves à explorer et à concilier diverses perspectives créatives, et à développer une pensée critique face à des idées contradictoires, ce qui peut contribuer à résoudre les dilemmes sociaux et culturels (Duval et Arnaud-Bestieu, 2021; Winner et al., 2014). La troisième compétence transformative, liée à la responsabilité, peut être acquises grâce aux enseignements artistiques. En explorant des sujets artistiques complexes, les élèves peuvent apprendre à réfléchir sur les conséquences de leurs actions, à évaluer les répercussions de leurs choix et à accepter la responsabilité de leurs créations, ce qui contribue à leur développement moral et intellectuel (Fabre, 2019; Zask, 2014).

Dès les années 1990, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait défini un ensemble de compétences psychosociales essentielles pour faire face aux exigences de la vie quotidienne, pour maintenir un état de bien-être psychique et à le démontrer par un comportement adapté et positif lors d’interactions avec autrui, sa culture et son environnement (OMS, 1994). Ces compétences, qualifiées de non académiques (Duru-Bellat, 2015), permettent de mobiliser des savoirs, savoir-faire et savoir-être dans des situations précises telles que la résolution de problèmes, la prise de décisions, la créativité, la communication, les relations humaines et la gestion des émotions. Chez les apprenants et les apprenantes, elles favorisent le développement de l’estime de soi, les relations entre pairs et avec le corps enseignant, les résultats scolaires, et la réduction des symptômes de stress, d’anxiété et de dépression, ainsi que la diminution de la violence et de l’intimidation (Lamboy et al., 2022).

Les questions concernant les effets de l’éducation artistique sur les compétences ont inspiré de nombreuses recherches visant notamment à produire des connaissances qui ont servi à défendre la place des arts dans les programmes scolaires. Ces recherches soutiennent l’idée selon laquelle l’engagement dans les arts peut contribuer à des résultats positifs tels que la réussite scolaire, le rendement scolaire, le comportement social et la transformation sociale, ainsi le bien-être (Deasy, 2002; Ewing, 2010; Fancourt et Finn, 2019; Farrington et al., 2019; McLellan et al., 2015; Winner et al., 2014). Qu’elles soient psychosociales (OMS, 1994) ou transformatives (OCDE, 2018), ces compétences sont essentielles pour interagir efficacement avec autrui, développer l’empathie, l’estime de soi, la confiance en soi, l’adaptabilité et le développement du pouvoir d’agir des élèves, et l’apprentissage des et par les arts offrirait un terrain favorable pour les cultiver (Corbisiero-Drakos et al., 2021; Duval et Arnaud-Bestieu, 2021; Joliat et Terrien, 2021; Karray, 2020).

Ce dossier, dans son approche, met en dialogue à la fois les prescriptions de l’OMS (1994) et celles de l’UNESCO (2024) et les objectifs de l’OCDE (2018), et met en lumière la synergie entre l’éducation culturelle et artistique et les impératifs éducatifs contemporains. Notre intention est d’approfondir la compréhension des liens dynamiques entre l’éducation artistique et le développement des compétences transformatives et psychosociales requises aujourd’hui. Ainsi, nous cherchons à explorer, à travers une série d’articles répartis sur deux numéros, comment l’enseignement artistique peut effectivement contribuer à préparer les individus à appréhender les complexités de demain, soulignant l’importance de ces compétences dans une société en rapide évolution. Dans une exploration allant des arts plastiques à la danse, en passant par l’éducation musicale, le théâtre et le design, ce double dossier se penche sur la portée de ces disciplines, de l’école primaire à l’université, sur le développement des compétences transformatives (OCDE, 2018) et psychosociales (OMS, 1994). Ce travail s’inscrit dans la continuité des réflexions coordonnées par Pascal Terrien et Hélène Duval pour la revue Questions vives (2021) sur la place des enseignements artistiques en 2030, explorant les potentielles contributions des arts à l’éducation face aux défis futurs identifiés par l’OCDE. Il poursuit l’exploration de la dimension humaniste de l’éducation, mais également les dimensions didactiques, pédagogiques, numériques, technologiques, sociales, communautaires et économiques qui ont pénétré les arcanes des pratiques artistiques et de leur enseignement. Les études menées dans le champ des sciences de l’éducation, ainsi que dans diverses disciplines scientifiques, consacrées aux enseignements artistiques, ouvrent des horizons susceptibles de remodeler l’action éducative dans toutes les sphères disciplinaires pour les années à venir. Le rôle des enseignements artistiques dans le développement de ces compétences transformatives et psychosociales semble donc nécessaire, et c’est ce que les articles sélectionnés pour ce dossier thématique s’efforcent de mettre en évidence. Cet effort collaboratif vise non seulement à valoriser la portée concrète de l’art dans le parcours éducatif, mais aussi à stimuler un dialogue constructif sur les pratiques pédagogiques, enrichissant ainsi le discours sur l’éducation artistique. Dans le cadre du présent dossier thématique, notre objectif est d’examiner les perméabilités entre les enseignements artistiques et le développement des compétences transformatives et psychosociales, essentielles pour advenir au monde. Cette introduction se propose de tisser des liens entre les contributions individuelles des auteurs et des autrices et le cadre conceptuel plus large de l’éducation artistique en tant que catalyseur de compétences pour le 21e siècle. Avec une volonté de faire dialoguer entre eux les différents articles, nous observons comment chaque contribution, tout en se focalisant sur des domaines spécifiques des enseignements artistiques, converge vers une compréhension renforcée des compétences transformatives et psychosociales nécessaires à l’éducation du futur.

Axe 1

Ce dossier est articulé en trois axes dont le premier porte sur le développement de compétences transformatives à travers l’apprentissage des et par les arts. Cet axe explore la façon dont l’apprentissage par les arts et la pratique artistique favorisent le développement de compétences transformatives chez les apprenants et apprenantes, incluant la créativité, la pensée critique, la résolution de problèmes, la communication et la collaboration, ainsi que la citoyenneté mondiale et la conscience interculturelle. Dans leur article «Innover socialement par le design et développer des compétences transformatives au lycée professionnel», Émeline Roy, Christophe Moineau et Éric Tortochot examinent comment le design social, à travers des projets spécifiques, peut être intégré de manière pragmatique dans les lycées professionnels, ce qui permet aux élèves d’acquérir des compétences essentielles pour le monde contemporain. Leur méthodologie inclut une analyse curriculaire des référentiels et une analyse systématique des compétences développées énoncées par les étudiantes et les étudiants en design social lors d’un projet, et démontre comment cette pratique du design peut enrichir l’enseignement des arts appliqués au lycée professionnel. Dans leur article «(Co)contribution de l’enseignement des arts plastiques au développement de la pratique réflexive et à la construction de soi», Isabelle Claverie et Caroline Melis se concentrent sur la pratique réflexive et la construction de soi à travers l’enseignement des arts plastiques. Leur étude analyse la dynamique des séquences d’enseignement-apprentissage, en mettant en lumière l’importance de la praxis artistique et de l’interaction entre les élèves et leurs enseignants et enseignantes. Elles adoptent une méthodologie mixte, combinant des observations directes en classe et des entretiens semi-directifs avec les élèves et les enseignants et les enseignantes. Les perspectives proposées incluent le renforcement de l’approche interdisciplinaire et l’utilisation de la pratique artistique comme vecteur de développement personnel et social.

Axe 2

Le deuxième axe porte sur le développement de compétences psychosociales à travers l’apprentissage par les arts. Il examine comment l’apprentissage des et par les arts contribue à l’acquisition de compétences psychosociales chez les élèves, influençant la construction de soi, la capacité à interagir avec autrui et la perception du monde. Dans leur article «Un dispositif artistique interdisciplinaire au service du respect d’autrui», Julia Brissaud et Nathalie Rezzi explorent l’intégration des arts plastiques dans le développement du respect d’autrui, mettant en avant comment les pratiques artistiques peuvent renforcer les compétences émotionnelles et relationnelles. Leur méthodologie s’appuie sur des études de cas et des enquêtes auprès des élèves, combinées à une analyse qualitative des interactions en classe. Les perspectives proposées incluent l’élaboration de programmes éducatifs centrés sur l’art pour améliorer la cohésion sociale et le bien-être émotionnel des élèves. Dans leur article «Penser le développement des compétences transformatives par les arts dans une perspective d’interculturalité», Nithaël Rosso et Pascal Terrien se concentrent sur l’interculturalité dans les enseignements artistiques. Ils démontrent comment ces pratiques peuvent renforcer les compétences transformatives dans une perspective de co-action des élèves, au service de relations positives entre différentes cultures. Leur approche méthodologique réside dans une analyse documentaire interprétative qui s’appuie sur une mise en miroir des textes institutionnels regroupant les compétences en enseignement moral et civique, en arts plastiques, et les finalités de l’éducation artistique et culturelle. Ils proposent de développer davantage de programmes d’échanges culturels et d’activités artistiques collaboratives, ainsi que de penser leur articulation, afin de promouvoir une meilleure compréhension interculturelle et sociale.

Axe 3

Le troisième axe porte sur les innovations pédagogiques dans l’enseignement des et par les arts. Il se concentre sur l’exploration des stratégies pédagogiques novatrices utilisées dans les enseignements artistiques, influençant l’apprentissage et enrichissant les démarches pédagogiques pour la réussite de toutes et tous. Manon Ballester, Jean-Pierre Moreau et Pascal Terrien, dans leur article intitulé «L’orchestre à l’école: des pratiques musicales au développement de l’esprit critique», explorent l’incidence des pratiques musicales sur le raisonnement et l’esprit critique, du fait de la mise en oeuvre de dispositifs pédagogiques innovants tels que des ateliers de musique collaborative. Leur méthodologie inclut des observations ethnographiques et des analyses qualitatives des interactions musicales, et ils proposent des perspectives sur l’intégration de la musique dans les curriculums pour renforcer les compétences critiques et collaboratives. Dans leur article «Effets de deux dispositifs utilisant une approche ou des supports artistiques sur les compétences émotionnelles et langagières en cycle 3 en France», Lola Papon, Aurélie Pasquier et Sandrine Eschenauer se concentrent sur les compétences émotionnelles et langagières à travers des dispositifs pédagogiques artistiques. Leur méthodologie repose sur des études expérimentales et des analyses de pratiques pédagogiques, ce qui permet de démontrer comment l’art peut être utilisé pour améliorer les compétences communicationnelles et émotionnelles des élèves. Elles proposent d’adopter des approches pédagogiques intégratives, utilisant les arts comme moyen de développement global des compétences psychosociales et scolaires.

Le rapprochement de ces perspectives met en évidence un élément fondamental: la capacité des enseignements artistiques à engendrer des compétences transformatives en encourageant les élèves à adopter une démarche active et engagée dans la résolution de problématiques sociales et environnementales. Le dialogue possible entre ces articles révèle une vision commune de l’enseignement artistique en tant que force motrice dans le développement de compétences essentielles pour le 21e siècle. En favorisant la créativité, l’innovation, l’esprit critique, le respect de la diversité et la collaboration, les disciplines artistiques apparaissent comme des vecteurs clés dans la formation d’individus aptes à appréhender avec assurance un monde complexe et en constante évolution. Les recherches présentées ici soulèvent des questionnements sur les méthodes d’évaluation de l’incidence des arts dans l’éducation et proposent des pistes pour une pédagogie artistique renouvelée et adaptée aux défis sociaux et économiques du monde de demain.

Nous ne pouvons faire l’impasse sur les limites de ce dossier, les recherches qui y sont présentées démontrent des avantages significatifs de l’éducation artistique pour le développement des compétences transformatives et psychosociales, toutefois, l’impact de l’éducation artistique est souvent difficile à mesurer de manière précise en raison de la diversité des programmes artistiques et des contextes éducatifs dans lesquels ils sont mis en oeuvre. Les études montrent que les effets bénéfiques des arts peuvent varier considérablement en fonction des modalités d’enseignement, de la qualité de la mise en oeuvre et du contexte culturel et socio-économique des apprenants (Winner et al., 2014). De plus, une autre limite réside dans la nature souvent qualitative des données recueillies, qui empêche une généralisation des résultats (Schneider et Rohmann, 2021). Les chercheuses et chercheurs soulignent également que les bénéfices des arts peuvent être indirects et nécessitent un environnement favorable et des pratiques pédagogiques bien structurées pour être pleinement réalisés. Bien que les avantages de l’éducation artistique soient nombreux et bien documentés, il nous semble important d’adopter une approche nuancée et de reconnaître les limites associées à sa mise en oeuvre et à l’évaluation de ses répercussions.

Ce dossier thématique n’aurait pas pu aboutir sans notre regrettée collègue Nathalie Rezzi (Aix-Marseille Université). Nous souhaitons le lui dédier.

Les Nouveaux cahiers de la recherche en éducation tiennent à reconnaître le travail de Nathalie Rezzi pour la conception et la coédition de ce numéro.