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Introduction

Dans ce numéro thématique des NCRÉ, nous abordons le «rapport à», concept fécond en didactique du français depuis près de trois décennies. Christine Barré-De Miniac (1992, 2000/2015, 2002), entre autres, a contribué à l’intégration de cette notion en didactique du français à la suite des travaux de Charlot et de ses collègues de l’équipe ESCOL (Charlot et al., 1990, 1993).

Origine du «rapport à»

Le «rapport à» est associé à des travaux dans différents domaines dont la psychologie, la sociologie, l’anthropologie, l’éducation et la didactique. Dans le domaine de la psychologie, le «rapport à» d’un individu correspond à son désir ou non de savoir, d’apprendre (Beillerot et al., 1996; Mosconi et al., 2000). La psychanalyse permet, entre autres, de documenter le «rapport à» d’un sujet qui peut être plus ou moins traumatique selon son vécu. Dans les mêmes années, Charlot (1997) propose, dans une perspective socio-anthropologique circonscrite au contexte éducatif, une association entre le sujet et le savoir puisqu’ils sont indissociables. Le sens d’un savoir est possible uniquement pour un sujet qui, pour sa part, ne peut se soustraire à l’influence sociale. Ainsi, le «rapport à» d’un individu est influencé par le contexte social dans lequel il évolue selon cette perspective. Chevallard (1985) a intégré ce concept au domaine des didactiques en considérant le sujet comme un être social et scolaire. Il utilise la métaphore d’un phare pour l’illustrer: «[L]e paysage c’est le savoir, le phare, l’individu; le faisceau lumineux, le rapport de l’individu au savoir» (p. 10). Plus spécifiquement en didactique du français, c’est à Barré-De Miniac que l’on doit un important travail de conceptualisation de la notion de rapport à l’écriture. Dès les années 1990, Barré-De Miniac (1992, 2000, 2002) l’a transposé dans ce domaine où elle a décrit le rapport à l’écriture de personnes enseignantes ainsi que d’élèves du collège français. Barré-De Miniac (2008) définit le rapport à l’écriture comme étant «l’ensemble des significations construites par le scripteur à propos de l’écriture, de son apprentissage et de ses usages» (2002, p. 29). Elle a opérationnalisé le concept autour de quatre dimensions: 1) l’investissement d’une personne en écriture; 2) ses opinions et ses attitudes relativement à l’écriture; 3) ses conceptions de l’écriture et de son apprentissage; 4) ainsi que ses modes de verbalisation (Barré-De Miniac, 2008).

Retombées du «rapport à» en didactique du français

Les travaux de Barré-De Miniac ont montré que le rapport à l’écriture d’un individu influence grandement son goût d’écrire et sa capacité à rédiger des textes de qualité. Ainsi, l’enseignement de savoirs textuels, syntaxiques, grammaticaux et lexicaux n’est pas suffisant pour développer le goût de l’écriture chez les élèves et pour les amener à rédiger des textes de qualité. Un rapport à l’écrit conflictuel ou douloureux, caractérisé par peu d’investissement en écriture, par des opinions négatives sur l’acte d’écrire et par l’utilisation de termes présentant un jugement défavorable de leur compétence, entraîne une dévaluation de l’acte d’écrire (Beaucher et al., 2014). Ainsi, l’élève évite ou limite les situations où il doit écrire, ce qui ne lui permet pas de développer cette compétence. Dans le même ordre d’idées, plusieurs personnes chercheuses (notamment Atwell et Atwell Merkel, 2016; Graves, 2004; Grossman et al., 2000; Lafont-Terranova et al., 2015; Lebrun, 2007; McDonald et al., 2004; Nadon, 2011; Routman, 2010; Turcotte, 2007) soulignent que les pratiques de lecture et d’écriture des enseignantes et enseignants ont une incidence positive sur leurs pratiques professionnelles. Par exemple, des personnes enseignantes qui se sentent compétents comme lecteurs et comme scripteurs transmettraient davantage leur intérêt pour la lecture et l’écriture, et auraient des gestes professionnels soutenant davantage l’enseignement de la lecture et de l’écriture (Blaser, 2007; Fearn et Farnan, 2007; McDonald et al., 2004; Whyte et al., 2007).

Déploiement du «rapport à» en didactique du français

Le concept de «rapport à» s’est taillé une place dans les travaux de recherche en didactique du français au cours des dernières années en ciblant ses diverses composantes: lecture, écriture, communication orale et grammaire. Par exemple, à partir de travaux fondateurs de Barré-De Miniac, Chartrand et Blaser (2008) se sont intéressées au rapport à l’écrit en associant la lecture et l’écriture, Colognesi (2022) au rapport à l’oral, Émery-Bruneau (2010) au rapport à la lecture littéraire d’abord et au rapport à la littérature ensuite et Lamb et collègues (2017) au rapport à l’écriture littéraire des personnes enseignantes du primaire. Ces quelques exemples illustrent le déploiement du concept de «rapport à» dans différentes études portant sur l’écriture, la lecture, la communication orale et la littérature. Cette multiplication des travaux de recherche en didactique du français a mené à une diversification des définitions et de l’opérationnalisation du «rapport à» selon les savoirs visés et les publics cibles. Des dimensions du rapport à l’écriture de Barré-De Miniac (2008) sont conservées dans certains travaux (notamment Guernier et Barré-De Miniac, 2009; Mercier et Dezutter, 2012) tandis que d’autres (notamment Chartrand et Blaser, 2008; Dufour et Fleuret, 2008; Émery-Bruneau, 2014; Lamb et al., 2017; Maynard et Armand, 2016) en proposent de nouvelles. Les définitions de ces dimensions fluctuent selon les auteurs. Par exemple, Chartrand et Blaser (2008) définissent la dimension axiologique comme la valeur que l’individu accorde à l’écrit. La dimension affective est quant à elle définie par Chartrand et Prince (2009) comme l’investissement de l’individu ainsi que les sentiments et les émotions ressenties par rapport à ce savoir. Maynard et Armand (2015) définissent la dimension praxéologique comme les pratiques de l’individu et le contexte dans lequel il les met en oeuvre. La dimension conceptuelle est associée aux conceptions de l’individu et de ses représentations de l’objet étudié selon Lamb et al. (2017). Ainsi, certains éléments des dimensions de Barré-De Miniac sont repris avec d’autres pour produire de nouvelles dimensions alors que d’autres émergent d’éléments nouveaux. Cette diversification des dimensions utilisées pour documenter le «rapport à» des personnes participantes aux différentes recherches rend difficile la comparaison des résultats de recherche et de leurs retombées.

Afin de saisir le déploiement du «rapport à» et ses retombées, trois axes sont déclinés dans le présent numéro thématique:

  1. Le «rapport à» comme objet de développement des compétences des personnes apprenantes dans différents contextes d’apprentissage;

  2. Le «rapport à» comme outil de développement professionnel;

  3. Méthodologie de recherche ayant le «rapport à» comme objet d’étude.

Sept articles de ce numéro thématique, répartis dans trois axes, visent à diffuser les résultats de recherches en didactique du français ayant recours au concept de «rapport à» tout en précisant les objets et les phénomènes qu’ils permettent de mettre en forme, les enjeux et les retombées tant scientifiques que pratiques d’utiliser ce concept.

Axe 1

Le «rapport à» comme objet de développement des compétences des personnes apprenantes dans différents contextes d’apprentissage

Les travaux fondateurs de Barré-De Miniac ont montré que le rapport à l’écriture d’un individu influence grandement son goût d’écrire et sa capacité à rédiger des textes de qualité. Le premier article s’inscrit dans cette perspective.

Un article s’inscrit dans l’axe 1, celui de Clarence Pomerleau et d’Hélène Makdissi qui se penchent sur le rapport à l’écrit d’élèves du troisième cycle du primaire dans une recherche exploratoire employant l’étude de cas. Des ateliers de réécriture accompagnée dans une démarche heuristique autour de la lettre d’opinion ont été filmés et transcrits. Leur analyse a permis dans un premier temps de repérer et de décrire douze manifestations du rapport à l’écrit des élèves. Dans un deuxième temps, elles ont catégorisé ces manifestations dans quatre catégories: la dynamique heuristique de l’écrit et sa valence épistémique, l’intériorisation du plurisystème langagier, l’engagement du sujet réfléchissant et la dialectique de la critique située dans la communauté discursive. La catégorisation des manifestations du rapport à l’écrit qu’elles proposent permet ainsi de rendre davantage opérationnel le concept de rapport à l’écrit chez les élèves du primaire.

Axe 2

Le «rapport à» comme outil de développement professionnel

Dans le collectif dirigé par Daunay, Reuter et Schneuwly, Barré-De Miniac (2011) présente le «rapport aux savoirs» comme un concept important en didactique du français puisqu’il a une incidence sur les choix didactiques des personnes enseignantes, et sur la transposition mise en place (Barré-De Miniac, 2000; Chartrand et Blaser, 2008; Wirthner et Garcia-Debanc, 2010). Dans le présent numéro, trois articles permettent d’approfondir le concept de rapport à comme outil de développement professionnel.

Le premier, celui de Marine André, Martine Arpin et Patricia Schillings, traite de la transformation du rapport à l’écrit d’enseignantes ayant participé à une formation aux ateliers d’écriture de L. Calkins (1986). Pour analyser cette transformation, elles ont ciblé les conceptions des enseignantes et leur affect liés aux pratiques d’écriture. En plus de répondre à un questionnaire, les enseignantes ont participé à une entrevue visant à identifier les constituants du dispositif de formation consolidant, questionnant ou modifiant leur rapport à l’écrit. L’analyse des résultats suggère que le double rôle de la personne formatrice soit celui de formatrice et d’enseignante ainsi que la rédaction durant la formation et l’expérience d’écriture durant la formation sont les principaux leviers. Les connaissances théoriques et pratiques de la formatrice et la découverte du processus d’écriture en l’exploitant par elles-mêmes ont permis à la majorité des participantes d’être plus confiantes dans leurs capacités à enseigner l’écriture et de souhaiter mettre en place des ateliers d’écriture.

Le deuxième article de l’axe 2, rédigé par Martin Lépine, Judith Émery-Bruneau, Olivier Dezutter, Suzane Hétu, Stéphanie Laurence et Judith Marcil-Levert, s’intéresse au rapport à la littérature qu’entretiennent des enseignantes du primaire participant à une recherche-action visant à bonifier les pratiques d’enseignement et d’évaluation de la lecture/appréciation d’oeuvres littéraires. Durant les trois années d’accompagnement, une douzaine de journées de codéveloppement professionnelle ont été l’occasion, pour les participantes, de traiter de diverses thématiques, dont les cercles de lectrices et de lecteurs, ainsi que l’évaluation des compétences à lire et le rapport à la littérature. Une entrevue a été menée pour documenter les transformations du rapport à la littérature des participantes au fil du projet. Les résultats montrent que la transformation de la dimension praxéologique associée aux pratiques des enseignantes dans la classe est fréquemment liée à une autre dimension du rapport à la littérature. Le rapport à la littérature semble ainsi être un outil fort pertinent pour favoriser le changement dans des recherches collaboratives.

Enfin, le troisième article de l’axe 2, celui de Camille Schaer, porte sur le rapport à la bande dessinée de personnes enseignantes de français au secondaire en Suisse romande. Dans le cadre d’une recherche collaborative, les quatre personnes participantes ont collaboré à la planification et à la mise en oeuvre d’une séquence d’enseignement portant sur la bande dessinée. Différents entretiens tant dirigés, semi-dirigés que non dirigés ont eu lieu tout au long de la recherche collaborative et ont permis d’analyser le rapport à la bande dessinée des personnes participantes en s’inspirant du rapport à l’écrit. L’analyse de ces données permet de mettre en lumière les interrelations entre les dimensions du rapport à la bande dessinée ainsi que leurs discordances. Une schématisation de ce rapport émerge des résultats présentés et permet de mettre en relation les différentes dimensions du rapport à la bande dessinée, et ce, tant dans un plan personnel que didactique.

Axe 3

Méthodologie de recherche ayant le «rapport à» comme objet d’étude

Trois articles également s’inscrivent dans ce troisième axe. Dans le premier, Jacqueline Lafont-Terranova, Maurice Niwese et Didier Colin posent un regard sur les différents travaux portant sur le rapport à l’écriture qu’ils ont conduits depuis une vingtaine d’années principalement en France et en Belgique. Des élèves du primaire et du secondaire, des personnes étudiantes, des jeunes adultes infrascolarisés en (ré)insertion socioprofessionnelle, des personnes enseignantes de diverses matières au secondaire et des personnes formatrices ont, entre autres, participé à ces différentes recherches. Des questionnaires, des entretiens et l’analyse de textes produits par les personnes participantes ont permis d’étudier leur rapport à l’écriture. L’analyse de ces multiples travaux permet de faire ressortir quatre principaux constats: le rapport à l’écriture influence l’évolution des savoirs et des savoir-faire textuels; il varie selon les genres produits et leurs caractéristiques; la verbalisation de ce rapport est essentielle pour comprendre et transformer les personnes scriptrices; et enfin, il a un impact sur les pratiques professionnelles des personnes enseignantes.

De leur côté, Stéphane Colognesi, Kathleen Sénéchal, Roxane Gagnon, Pascal Dupont, Christian Dumais, Catherine Deschepper et Thibault Coppe traitent du rapport à l’oral, un concept nouveau qui a encore peu été abordé dans les travaux portant sur le «rapport à». Ces chercheuses et chercheurs exposent la méthodologie employée pour développer une modélisation et une échelle psychométrique du rapport à l’oral. Pour construire les items de cette échelle, l’équipe a réalisé une revue narrative de la littérature sur les dimensions du rapport à l’écrit en tentant de faire des rapprochements avec l’oral. En complément à cette démarche déductive, une démarche inductive a été menée pour consolider les dimensions. Pour ce faire, sept entretiens ont été réalisés avec des personnes formatrices en Belgique offrant des cours en didactique de l’oral. Les résultats obtenus ont permis de confirmer les dimensions élaborées lors de la démarche déductive et de proposer trois composantes spécifiquement associées à l’oral. La suite de la recherche permettra de mettre à l’essai l’échelle et la modélisation développées.

Une synthèse des connaissances sur le rapport à la langue écrite en didactique du français couronne ce numéro thématique sur le «rapport à». Stéphanie Laurence, Myriam Villeneuve-Lapointe, Anick Sirard et Judith Marcil-Levert ont analysé 70 écrits scientifiques qui leur ont permis de dégager les stabilités et les instabilités du rapport à la langue écrite. Par exemple, une certaine stabilité de la définition du «rapport à» se dégage des écrits analysés. L’opérationnalisation du concept varie toutefois selon les contextes, l’objet étudié et les populations à l’étude. Sept aspects de ce rapport émergent de l’analyse effectuée: interactions sociales, valeurs, affects, conceptions, savoirs, méta et pratiques. Ces aspects sont en partie utilisés dans les différents écrits sources pour comprendre le «rapport à». Les plans étudiés, les populations ciblées et les objets visés n’ont pas fait l’objet de la même attention en recherche. Ce constat pourrait être le tremplin vers d’autres travaux qui contribueraient mieux comprendre le concept de «rapport à».