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Présentation
La série Philosophy for Children Founders de l’éditeur Routledge propose une réévaluation critique des travaux des pionniers de la philosophie pour enfants, un courant englobant une diversité d’approches de la pratique philosophique avec des enfants et des adolescents. À la lumière des développements à l’intérieur et en dehors de celui-ci depuis sa création, cette série de livres met en évidence la pensée de ses fondateurs et de ses fondatrices en lien avec leurs pratiques et en lien avec la façon dont ils et elles sont entrés dans les débats sur la nature de la philosophie et de l’éducation. La série Philosophy for Children Founders nous offre ainsi des visions distinctes du développement de la pratique de la philosophie pour enfants. Elle ne cherche pas à établir des fondements théoriques propres à une école de pensée, mais bien à offrir une perspective historique au regard des concepts qui ont marqué celle-ci ainsi que les contextes desquels ils ont émergé. S’inscrivant dans cette série, In Community of Inquiry with Ann Margaret Sharp offre une sorte d’anthologie du cheminement intellectuel d’une pionnière de la réflexion sur les usages de la philosophie pour enfants en éducation.
Le livre débute par une biographie de la vie personnelle et professionnelle d’Ann Margaret Sharp (AMS), suivie par une entrevue menée par Peter Shea avec cette dernière. Ces deux premiers chapitres nous placent rapidement en relation avec le vécu et la pensée de la philosophe autour de la communauté d’enquête. L’aspect critique de l’ouvrage s’incarne ensuite à travers une série de textes rédigés par des universitaires contemporains. Chacun se saisit d’un aspect de la pensée d’AMS et le décortique dans un court texte. En guise de dialogue, ces textes sont suivis d’un ou deux textes originaux publiés par AMS qui complètent ou qui font écho aux éléments mentionnés dans le texte critique. Ce faisant, nous progressons à travers la pensée d’AMS en tissant une toile qui rattache son oeuvre à de grands concepts structurant notamment la psychologie, la sociologie et la philosophie de l’éducation dans la seconde partie du xxe siècle.
Le livre est divisé en sept parties. La première partie, intitulée «Ann Margaret Sharp on pragmatism and the community of inquiry», traite du développement du concept de communauté d’enquête à partir de fondements du pragmatisme. Philip Cam y développe dans un premier chapitre le sens de cette communauté d’enquête telle que l’entend Sharp et nous donne un aperçu du rôle qu’elle peut occuper dans le développement du self. Ce chapitre est suivi d’un texte de Sharp qui décrit l’expérience de cette communauté d’enquête ainsi que certains comportements pouvant indiquer que l’enfant expérimente réellement une participation à celle-ci. Un autre texte de Sharp conclue cette première partie de l’ouvrage en abordant tout le processus de transformation qui peut émaner d’une participation à cette communauté d’enquête, plus particulièrement liée au fait pour l’enfant de se plonger dans un dialogue et, selon AMS, de vivre le bonheur qui en découle.
La deuxième partie, nommée «Ann Margaret Sharp on philosophy of education, teacher education and the communiry of inquiry», présente d’abord, par un texte de Stefano Oliverio, la vision qu’adopte Sharp de la personne enseignante, c’est-à-dire comme étant «libératrice» par le fait qu’elle favorise le pouvoir de croissance et de développement d’un individu en permettant à chaque enfant de devenir lui-même ou elle-même. Nous constatons que Sharp emprunte à la philosophie de l’enseignement de Nietzsche cette idée que le but de l’éducation, et plus généralement celui de l’existence, est la libération, c’est-à-dire un processus sans fin du dépassement de soi. L’enseignement est donc conçu, dans la communauté d’enquête, comme l’art le plus délicat à maîtriser. En ce sens, cette deuxième partie se conclue par une lettre signée par Sharp qui s’adresse à une personne enseignante novice fictive qu’on peut lire comme un encouragement de la posture pédagogique à adopter dans un programme de philosophie pour enfants qui prône la mise en place d’une communauté d’enquête.
La troisième partie, «Ann Margaret Sharp on ethics, personhood and the community of inquiry», débute par un texte de Laurance J. Splitter qui nous plonge dans l’aspect relationnel de la vision du monde adoptée par Sharp: l’existence à l’intérieur de nos relations avec les autres et l’existence avec nos relations aux autres. On observe entres autres ici, un approfondissement de la pensée de Dewey suggérant que nous cherchons et nous trouvons un sens à notre existence à travers les liens que nous établissons avec les autres. Un autre texte signé par Sharp suit ce chapitre, où elle définit la philosophie pour enfants comme une invitation à penser par soi-même à des questions importantes, en se souciant de réaliser cette pratique. Elle souligne dans ce chapitre toute l’importance d’enseigner à l’enfant à se servir d’outils et de procédures pour réaliser les opérations intellectuelles sous-jacentes à cette pratique de la philosophie de manière à ce qu’elle contribue réellement et significativement à son éducation éthique.
La quatrième partie, intitulée «Ann Margaret Sharp on feminism, children and the community of inquiry», nous invite à découvrir un dialogue entre le courant féministe et une éducation émancipatrice non impérialiste, relationnelle et axée sur les dimensions politiques de la vie quotidienne. Nous constatons ainsi l’influence de Weil sur la pensée de Sharp. Cette section débute par un chapitre rédigé par Maria Teresa De la Garza qui, en cohérence avec le contenu précédemment abordé, présente de nouveau cette idée d’une éducation au service de la libération de l’individu, cette fois en considérant la dimension émancipatrice de l’éducation dans ses possibilités à appuyer un changement politique. Le deuxième chapitre de cette section nous invite à réfléchir à la philosophie féministe de l’éducation de Weil au regard des concepts de force, de bien, de travail, de méthode et de temps.
La cinquième partie, «Ann Margaret Sharp on religion, spirituality, aesthetics and the community of inquiry», débute par un chapitre rédigé par Peter Shea, mettant d’abord en lumière une relation entre les pratiques de la communauté d’enquête et des rituels, des histoires et des concepts religieux. La philosophie pour enfants est ici présentée comme une pratique qui s’engage de manière critique et créative avec des éléments d’ordre religieux, notamment dans la mesure où elle donne lieu à des discussions qui illustrent des concepts religieux centraux. À l’intérieur du deuxième chapitre de cette section, un texte d’Ann Margaret Sharp présente le programme Pixie qui se concentre sur le langage, le raisonnement analogique, la découverte du sens dans l’expérience humaine et qui s’adresse plus particulièrement à l’enfant qui rencontre une difficulté à s’exprimer. Sharp, par l’entremise de la présentation de ce programme, explore des thématiques comme celle de l’oppression et de la culture du silence pendant l’enfance, tout comme celle de la liberté, du dialogue et de la conscience. Cela nous conduit enfin vers son exploration de l’essence de l’éducation.
La sixième partie, nommée «Ann Margaret Sharp on caring thinking, education of the émotions and the community of inquiry», intègre d’abord un premier texte rédigé par Richard E. Morehouse qui nous plonge dans la perspective psychologique de la pensée d’AMS, plus particulièrement dans la dimension du «caring thinking» et de son développement au sein de la communauté d’enquête, en en soulignant l’importance du rôle des émotions. On démontre aussi dans ce chapitre comment AMS conçoit la communauté d’enquête en tant que pédagogie du care. Du point de vue d’AMS, l’orientation à «prendre soin» fait partie de notre être, de ce qui nous rend humains. Cela révèle notre ontologie; c’est ce que nous sommes. Il s’agit d’une capacité qui peut se développer et qui doit être entretenue. En ce sens, la communauté d’enquête telle que la conçoit AMS permet de soutenir le développement de personnes bienveillantes ou sensibles à la valeur expérientielle, en permettant aux élèves et aux adultes de traiter d’expériences dans lesquelles le care et/ou les émotions peuvent survenir. On voit donc qu’AMS a beaucoup contribué à la conceptualisation du caring thinking; en fait, le concept occupe une place plus centrale dans sa pensée que chez Lipman, notamment en raison de ses travaux en lien avec le féminisme, la spiritualité, la justice sociale et l’éducation.
La septième partie, intitulée «Ann Margaret Sharp on social-political education and the community of inquiry», propose un premier chapitre écrit par Jennifer Glaser qui situe les dimensions politiques et sociales de la pensée de Sharp plus particulièrement dans les travaux de Dewey et Arendt. Ce chapitre met aussi en lumière la vision de Sharp de l’action politique qui devrait émaner de la communauté d’enquête, par le développement d’agentes et d’agents de changement. Dans le deuxième chapitre de cette section, un texte de Sharp expose sa réflexion en lien avec le rôle de la sympathie intelligente dans l’éducation à la conscience éthique mondiale. En ce sens, elle explique comment la communauté d’enquête propose des dispositions qui permettent de développer des compétences sous-jacentes à la conscience éthique mondiale, en concluant, au sein d’un deuxième texte, que le but ultime de cette communauté est celui d’assurer des fondements à une éducation à la démocratie.
Un livre qui a le potentiel d’avoir un écho sur notre identité personnelle et collective
À l’heure d’un débat scientifique et philosophique consacré à la philosophie pour enfants, ce livre fait la démonstration de tout l’apport de la pensée de Sharp à ce courant, un apport qui pourtant a été atténué, quasi invisibilisé comme si on lui avait fait porter la cape d’Harry Potter. Or, on peut difficilement comprendre après la lecture de ce livre pourquoi et comment il en a été ainsi: il apparaît en fait impossible de considérer que la position éclairante de ce courant soit uniquement celle de Lipman, bien qu’elle soit fondamentale. Nous constatons en fait l’importance de la collaboration entre Lipman et Sharp, l’importance de leur dialogue, ce qui nous fait constater que Sharp est aussi une figure importante de la philosophie pour enfants, notamment autour de la communauté d’enquête, et cet ouvrage permet tout à fait de comprendre le pourquoi et le comment de son apport.
En ce sens, la lecture du livre a grandement fait évoluer ma vision de la portée de certains aspects du courant féministe. Effectivement, Sharp a su faire dialoguer le courant féministe et la philosophie pour enfants tout au long de sa carrière, en argumentant notamment que notre capacité à écouter les voix d’enfants qui s’adonnent à la pratique de la philosophie a été préparée par la philosophie féministe, c’est-à-dire que nous pouvons aujourd’hui écouter ces voix d’enfants en ayant appris à écouter celles de femmes, elles-mêmes marginalisées dans l’histoire de la philosophie. Nous comprenons en ce sens que selon Sharp, les femmes et les enfants se rencontrent dans le fait d’avoir appartenu à ce que Paulo Freire nomme une «culture du silence» et que la philosophie favorise leur empowerment par le fait qu’elle permette de critiquer et de changer des croyances et des pratiques d’une culture dominante qui entretient certaines conditions que peuvent vivre des groupes davantage opprimés comme cela est leur cas. N’ayant jamais envisagé le féminisme de cette manière, j’ai été touchée de l’imaginer au service d’une communauté d’enfants en développement.
J’ai aussi constaté le caractère actuel de cette conception de Sharp au regard du contexte socioculturel du Québec. Effectivement, nous avons vu naître dans notre province au cours des derniers mois certains groupes sociaux comme Mères au front qui se donne comme mission de protéger l’avenir de nos enfants de la crise climatique, ou encore Ma place au travail qui milite contre la pénurie de places en garderie. Nous retrouvons à l’intérieur de chacun de ces groupes une communauté menée par des femmes qui partagent un vécu, des convictions et certainement un désir de critiquer et de changer des croyances et des pratiques liées à un manque d’action politique qui a un potentiel oppressif à l’égard de générations actuelles et futures d’enfants et de parents. Une preuve certes incontestable de l’intemporalité de la pensée de Sharp.
Dans la continuité de la réflexion précédemment exposée en lien avec le féminisme, les travaux qui se développent actuellement par rapport à l’éthique du care posent la question de savoir si certains modes de pensée, certaines formes d’activités éthiques et intellectuelles n’ont pas été dévalorisés ou peu investis en matière de recherche parce qu’ils s’inscrivaient (ou qu’ils continuent de s’inscrire) à l’intérieur de références intellectuelles en lien avec le féminisme. En ce sens, nous constatons que la dimension du care de la pensée épistémique de Sharp est en fait très brièvement abordée dans l’ouvrage In Community of Inquiry with Ann Margaret Sharp, alors qu’elle constitue un élément fondamental de la communauté d’enquête telle que la conçoit et telle que l’a vécue la philosophe. En fait, la classe où prend lieu la communauté d’enquête est selon Sharp le site idéal pour la pratique du caring thinking et pour réaliser une éducation aux émotions. Au regard de cet aspect, bien que le livre se veut être une mise en perspective de certains éléments, il nous donne peu à voir comment on peut réellement opérationnaliser ces éléments à l’intérieur de la communauté d’enquête et sous quelles pratiques, ce qui démontre que le caring thinking a été moins investi dans les travaux qui ont été consacrés à la philosophie pour enfants, alors qu’il s’agit d’un champ à l’intérieur duquel on pourrait l’étudier et le mettre en pratique.