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1. Introduction

L’élaboration d’un projet universitaire et professionnel est une activité complexe qui se construit au long cours. Le but de cet article est de documenter le processus de réflexivité à l’oeuvre chez une étudiante en psychologie selon une perspective diachronique: l’approche retenue est donc développementale. La présente recherche est reliée à la mise en place d’un dispositif pédagogique en Licence de psychologie dans l’université Paris 8, visant à accompagner[1] les étudiants dans leur projet selon une démarche réflexive, afin de développer leurs «capacités d’agir» (Rabardel, 2005) pour leur orientation. Il s’agit d’éclairer la manière dont ces capacités peuvent s’instancier, pour le cas de l’étudiante choisie. Quels phénomènes agissent dans l’activité d’orientation à la fois souterraine, dans le dialogue intérieur, et en relation avec les autres (accompagnant et autres étudiants)? Quels sont leurs entrelacements? Quels troubles et étonnements, en particulier, surviennent au cours du cheminement de l’étudiante et entrent en action dans son processus d’orientation pour restructurer ses conceptualisations?

Si la littérature dans le domaine de l’orientation a montré que différents facteurs d’ordre personnel ou environnemental influent sur les choix d’orientation, des théories et recherches ont soulevé également le rôle puissant de l’émotion dans les prises de décision intervenant sur le parcours (Kidd, 1998). Des travaux ont été conduits dans ce sens selon différentes méthodes, en se ciblant notamment sur les transitions scolaires et professionnelles (Mallet et Gaudron, 2005), en analysant comment l’émotion contribue au développement identitaire (Kunnen et Bosma, 2009) ou encore intervient dans les interactions relatives aux entretiens de conseil en orientation (Olry-Louis, 2018). Cet article apporte un nouvel éclairage quant à la relation entre réflexivité et émotion: à l’appui de l’entretien d’explicitation d’une étudiante engagée dans des modules d’accompagnement au projet, il se donne pour objectif d’analyser la réflexivité en train de se faire dans les formes complexes de l’activité.

Après avoir exposé des éléments sur le dispositif pédagogique mis en place et sur la recherche réalisée, les articulations entre réflexivité en train de se faire et émotions ainsi que la méthode choisie pour en rendre compte sont présentées. À partir du cheminement de Martha, une analyse fine est conduite pour documenter le processus pour l’orientation et ses phénomènes remarquables, apportant des éléments utiles pour les enseignants-formateurs impliqués dans la démarche d’accompagnement, et toute personne agissant dans le domaine de l’orientation et de la psychologie.

2. Du dispositif pédagogique au projet de recherche

Le dispositif pédagogique, nommé à l’origine «Bilan de capacités et accompagnement du projet professionnel», est devenu peu à peu un projet de recherche tant il soulevait des phénomènes intéressants, et en particulier autour de l’émotion, qu’il s’agissait d’approfondir par des investigations scientifiques[2]. Les deux auteures du présent article, impliquées dans ce projet, sont aussi accompagnantes de nombreux groupes d’étudiants. Le dispositif est ainsi devenu, chemin faisant, un observatoire de recherche qui a donné lieu à différents recueils de données pour la recherche. Pour le cas de Martha qui sera développé, l’une des auteures était accompagnante de cette étudiante dans le dispositif pédagogique lors de la quatrième année de formation (Master 1); l’autre a mené, un an plus tard, un entretien d’explicitation avec elle (au cours du Master 2).

2.1 Présentation des objectifs des modules d’accompagnement au projet d’orientation des étudiants universitaires

Le dispositif comporte trois modules, répartis sur les trois années de formation en Licence de psychologie, afin que l’étudiant puisse questionner progressivement son projet selon une démarche réflexive et en devenir acteur. L’accompagnement vise à ce que l’étudiant s’approprie l’environnement universitaire et comprenne ses exigences (Licence 1), analyse les intérêts, valeurs qui guident son projet ainsi que les aspects qui l’influencent (Licence 2), puis confronte la représentation de son projet au monde professionnel (Licence 3). Pour l’étudiant préparant un Master 1 spécialité ergonomie, un module d’approfondissement s’ajoute à ceux de Licence pour mettre en oeuvre son projet dans ce domaine spécifique[3]. Mobilisant différentes situations, qui reposent sur des échanges en groupe combinés à des productions individuelles, le dispositif fait appel à une diversité d’artefacts, tels que le carnet de bord, le photo-langage ou le «poster-collage»[4] qui pourront devenir instruments pour le développement des étudiants. Cet espace, basé sur la coréflexivité, offre à l’étudiant l’occasion de faire l’expérience de ses propres expériences pour mettre en perspective son projet: «la conscience est l’expérience vécue d’expériences vécues» (Vygostki, 2003, p. 79). Ce dispositif pédagogique constituerait ainsi des «situations potentielles de développement» (Mayen, 1999).

2.2 Premier bilan et focalisation sur une question centrale émergente

Afin de disposer d’un retour sur ce dispositif pédagogique, des analyses quantitatives et qualitatives sur 295 questionnaires recueillis auprès d’étudiants en Licence 1, 2 et 3 (Gouédard et Bationo, 2015) ont été réalisées[5]. Une des thématiques saillantes, qui a émergé transversalement des résultats, était la question de la prise de parole à la première personne et la gestion des émotions. Il est ainsi apparu essentiel de l’approfondir en faisant appel à une méthode qualitative, à même de saisir l’expérience vécue dans ces modules d’accompagnement pour l’orientation.

3. Réflexivité et émotions

Depuis le praticien réflexif (Schön, 1994), une diversité d’usages et de fonctions de la réflexivité a vu le jour dans le champ de l’éducation, de la formation et du travail. Par exemple, le récit de vie est une des modalités de formation à la pratique réflexive (Pineau et Legrand, 2013); le dispositif pédagogique, où l’étudiant est amené à analyser son expérience dans la relation à soi-même et aux autres, s’en rapproche dans ce sens. À ce titre, il constitue un cadre propice à la réflexivité, une réflexivité qui interroge l’articulation entre implicite et explicite, les dimensions tant productives que constructives de l’activité, les conditions de réalisation de l’activité ainsi que la manière dont le sujet est affecté par ces activités (Begon et Mairesse, 2013).

3.1 Réflexivité en train de se faire

Plutôt que de circonscrire a priori l’activité réflexive, la visée de cette recherche consiste à découvrir la diversité des formes que prend l’activité réflexive en train de se faire pour une étudiante engagée dans ce processus, tout en éclairant les intrications entre activité réflexive et émotions. En effet, Devereux (1980) soutient qu’une théorie de la réflexivité fonctionne à la fois comme un crible et un pressoir en ce qu’elle détermine à la fois le type et la quantité d’informations que l’on peut tirer d’un phénomène. Le cadre conceptuel et méthodologique de la psychophénoménologie développé par Vermersch (2012) permet de mener à bien cette démarche. Vermersch s’inscrit dans une double filiation psychologique et philosophique à travers les travaux de Piaget et de Husserl et décrit la conscience selon trois modes: (1) le mode actif de l’inconscient phénoménologique de Husserl qui correspond à la sédimentation et à la rétention du vécu de manière passive, (2) le mode de la conscience pré-réfléchie qui se présente comme une conscience non saisie par une conscience et (3) le mode de la conscience réfléchie qui peut viser toute conscience en acte. Ces modes ne cessent d’interagir et le réfléchissement tel que défini par Piaget permet au sujet de devenir progressivement conscient des aspects pré-réflexifs de son vécu, de son activité. L’entretien d’explicitation, développé par Vermersch (1994, 2012), permet d’examiner et de décrire minutieusement ce qui s’est déroulé dans le vécu d’un sujet en opérant un réfléchissement: la description du vécu permet au chercheur et au sujet de codécouvrir non seulement le déroulement de l’activité réfléchie (déjà conscientisée), mais également des pans de l’activité pré-réfléchie au moment de la réalisation de l’activité. Cette approche conceptuelle est en mesure d’appréhender la réflexivité en train de se faire – la manière dont l’étudiante interviewée conceptualise progressivement son orientation – en tenant compte des dimensions sensibles et affectives. Ainsi, la conduite de l’entretien se centrera sur les moments où quelque chose se transforme pour l’étudiante, les moments où elle devient capable, où elle s’expérimente comme sujet capable qui dit d’abord «je peux, avant je sais» (Rabardel, 2005, p. 12).

3.2 Perspective de l’intérieur et émotion

Cahour (2012) s’inscrit dans une perspective qui articule analyse de l’activité de l’ergonomie de langue française et perspective psychophénoménologique très heuristique pour adopter une perspective de l’intérieur. Elle considère que les émotions vécues sont constitutives de l’activité. Rappelant que l’activité inclut de l’observable et de l’inobservable, elle propose de traquer l’apparition et l’évolution dynamique de l’émotion au sein de l’activité située. Dans la lignée de Damasio (1995), elle souligne qu’un sujet qui ne considère pas ses émotions se heurte à la difficulté du choix. Elle décrit les phénomènes de masquage des émotions, façonnées et contenues dans un mouvement de contrôle de leur expression, pour les contenir ou arrêter leur développement, vis-à-vis d’autrui, mais également vis-à-vis de soi-même. Les affects vécus orientent l’engagement et la participation dans l’interaction, l’interprétation, ainsi que les actions et comportements des sujets. S’intéresser au rôle des émotions est central pour comprendre les liens entre orientation et réflexivité en train de se faire; des questionnements de nature identitaire, reliés à l’histoire propre de chacun, y sont également imbriqués.

4. Saisir l’activité singulière à partir de l’entretien d’explicitation

Le cas de Martha, étudiante en Master 2 d’ergonomie (cinquième année de formation), a été choisi après une analyse transversale de dix entretiens d’explicitation menés auprès d’étudiants en psychologie volontaires, plus ou moins avancés dans leur formation. L’étude de cas présente plusieurs avantages (Stake, 1995): elle conserve le sens attribué par le sujet aux évènements interreliés et, de ce fait, rend l’expérience vécue accessible; celle-ci fait partie d’un système personnel qui suppose un traitement singulier pour comprendre les phénomènes remarquables. Plonger dans un cas unique a la valeur universelle d’établir au moins un exemplaire de ces phénomènes, dont il importe de rendre compte, dans l’objectif d’enrichir un corps de connaissances encore peu développé sur l’objet de recherche. Le cas est une occurrence suffisante pour attirer l’attention et l’intérêt analytique. L’entretien avec Martha a été retenu, car il est apparu le meilleur pour saisir la diachronie du processus d’orientation: il s’inscrit sur une maille temporelle de cinq années et facilite ainsi la mise à jour de la temporalité dans la construction du sens. Il est le plus riche en termes de situations qui s’enchevêtrent dans de multiples temps et espaces.

Aller vers le singulier en explicitant le pré-réfléchi de l’action nécessite différentes techniques pour limiter les reconstructions et rationalisations et se rapprocher du vécu phénoménologique. En particulier, Vermersch (1994) insiste sur la nécessité d’utiliser seulement des relances non inductives ou de reprendre un aspect du vécu par fragmentation ou encore par expansion. Cahour (2012) propose ces questions plus spécifiques pour recueillir les émotions: «et à ce moment-là, vous ressentez peut-être quelque chose de particulier? Qu’est-ce qui se passe pour vous à ce moment-là?» (p. 56). La consigne de départ consistait à demander à Martha de laisser revenir des moments relatifs à son activité d’orientation, éclairants ou obscurs, vécus au sein ou en dehors des modules d’accompagnement mis en place. Cette étudiante a été accompagnée dans le surgissement de moments choisis, et ainsi le «voyage avec elle» a commencé dans ce temps vécu. Après une analyse préliminaire offrant une vision diachronique du cheminement de Martha dans sa globalité, une analyse en profondeur des épisodes du temps vécu est menée. Des fragments conséquents de l’entretien sont exposés pour ne pas dénaturer sa teneur et conserver sa dimension biographique.

5. L’analyse du cheminement de Martha pour son orientation

5.1 Vision diachronique du processus global

La figure 1 présente une schématisation simplifiée du déroulement de l’entretien d’explicitation avec Martha selon quatre épisodes constitutifs (en abscisse) mis en rapport avec le temps du cursus universitaire et au-delà dans l’avenir projeté (en ordonnée).

Figure 1

Le cheminement de Martha pour son orientation

Le cheminement de Martha pour son orientation

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Les lignes qui relient ces épisodes correspondent aux déplacements temporels que fait Martha dans le temps vécu de l’entretien d’explicitation. Le processus d’orientation est continu, malgré les hiatus entre situations (prenant place ou non à l’université); celles-ci entrent en synergie pour construire peu à peu du sens, où l’émotion est au coeur de la réflexivité en train de se faire. Le cheminement n’est pas sans revirement puisque Martha, qui au départ s’orientait vers la psychologie sociale intègre ultérieurement une formation en Master 2 d’ergonomie. L’analyse fine de chaque épisode, qui sera coiffé d’un titre caractérisant au mieux l’expérience, vise à comprendre pas à pas ce qui se produit.

5.2 Analyse détaillée de chaque épisode

5.2.1 New York et le plongeon dans l’expérience

Cet épisode, ainsi nommé, introduit la remise en question du projet d’orientation de Martha. La déstabilisation prend place dans une séance collective d’accompagnement, en résonance avec une précédente situation où des échanges ont eu lieu autour des «aidants» dans la vie[6], comme le relate Martha. Elle advient à la suite de l’incitation de l’accompagnant à faire émerger du matériau expérientiel par un retour sur une situation passée: se remémorer une situation qui a fait sens dans notre vie, à l’université ou ailleurs. Martha plonge alors, un an en arrière, dans un matériau expérientiel très chargé émotionnellement:

Interviewer (I): Qu’est-ce qui se passe?

Martha (M): À ce moment, tout le monde réfléchit.

I: Et vous, qu’est-ce que vous faites?

M: Je passe en revue les situations qui m’ont bouleversée.

I: Et quand vous passez les situations en revue qui vous ont bouleversée comment vous faites?

M: Je ne sais pas si c’est en revue ou si ce sont des situations qui apparaissent comme cela […] des situations apparaissent… et New York est venu.

I: D’accord, donc la situation de New York vient, qu’est-ce qui se passe?

M: Je vois la caserne, je suis dans la caserne, et je vois l’extérieur où il n’y a plus rien. Je suis dans la caserne et je vois l’extérieur et…

I: À quoi vous faites attention?

M: Il y a des grillages juste en face, il y a une route et le grillage entoure le «ground zero», il fait chaud, ‘y a rien du tout, le néant, c’est très lumineux, mais ‘y a plus rien comme si on repartait de zéro.

I: Vous êtes dans la salle, cette situation vous vient et ensuite?

M: Il y a une autre image, une sorte de stèle avec des noms, gravures des portraits des pompiers morts et ça aussi, c’est en rentrant dans la caserne juste à gauche des camions.

I: Et ensuite?

M: Après ce ne sont pas des images [silence].

I: Qu’est-ce que vous ressentez?

M: Beaucoup d’émotions, quand je parle en cours, j’ai beaucoup d’émotions, mais je sais que je ne peux pas montrer mon émotion.

Dans son activité d’évocation, l’image d’un lieu dans la situation sur laquelle Martha s’arrête apparaît. Puis, l’image d’elle-même dans ce lieu et ce qu’elle y voit au dehors. Elle a changé d’espace et de temps. Puis, lorsqu’il lui est demandé à quoi elle fait attention, l’image se précise, les sensations corporelles reviennent comme si elle y était. Une autre image à caractère dramatique s’ensuit qu’elle localise par rapport à la caserne. L’émotion arrive, elle est là. Martha garde pour elle-même son émotion, mais l’affect lui signifie que quelque chose d’important est en train de se passer. Elle se laisse affecter par cette émotion, ne la congédie pas d’un coup d’épaule, mais au contraire écoute ce choc émotionnel même s’il est probablement atténué à distance.

I: Vous êtes dans la salle, vous parlez, qu’est-ce que vous faites?

M: Je parle de la situation.

I: Et en même temps à quoi vous faites attention?

M: Dans la salle je regarde dans le vide, pas les autres étudiants ou l’enseignant.

I: Qu’est-ce qui se passe pour vous à ce moment-là?

M: C’est une étape que je franchis comme si je monte un escalier.

I: Comment vous savez?

M: Par rapport à mon ressenti.

I: Votre ressenti?

M: Beaucoup d’émotions.

En extériorisant certains éléments de la situation, l’émotion prend un sens nouveau, à ce moment précis, qui met Martha en chemin par rapport à son orientation. Martha est là sans être là, s’extrayant des autres et de la salle par un détachement du regard, et elle se retrouve avec elle-même. L’activité du cheminement intervient: comme si je monte un escalier. Elle est en train de gravir une étape importante. C’est une «connaissance-en-acte» (Vergnaud, 2011, p. 40) qui émerge et qui la conduira à questionner son orientation.

I: Et quand il y a beaucoup d’émotions qu’est-ce qui se passe?

M: J’ai du mal à mettre des mots sur les émotions. J’exprime le souvenir sans trop donner.

I: Comment vous faites pour «sans trop donner»?

M: Je sais que je fais le lien avec la question de départ: «situation qui a du sens».

I: Quand vous faites le lien qu’est-ce que vous faites?

M: Je fais le lien avec les personnes qui ont perdu la vie et les souffrances que cela engendre, et je les relie à mon parcours.

Une expérience est en train de s’ouvrir pour Martha. Le choc de retrouver cette situation agit comme un rebond. Elle est attentive à son émotion. Elle sait qu’un développement vient de se produire, de l’ordre de l’avancée pour son orientation. La connaissance est implicite. Les mots ne viennent pas et elle garde en partie, pour elle-même, cette émotion qui s’est emparée d’elle. Elle est en train de tisser du sens: plongée dans cet instant vécu, elle relie ce qu’elle est en train de vivre à l’intervention initiale de l’accompagnant; plus précisément, elle relie les personnes et leurs souffrances à son parcours.

I: Quand vous faites le lien entre les personnes et votre parcours, qu’est-ce que vous faites?

M: Je parle de la psychologie et du soutien qu’on peut apporter aux personnes et de l’écoute qu’on peut donner et je me souviens avoir pensé aux personnes qui sont intervenues sur les lieux (médecins, psychologues, etc.) et je me suis dit que ça aurait été difficile si moi j’avais dû intervenir.

I: Vous vous le dites à vous? Est-ce qu’il y a autre chose?

M: Je me le dis à moi-même, mais je ne l’exprime pas, je sais au fond de moi que je n’aurais pas pu aider.

I: Et qu’est-ce que vous dites?

M: J’exprime un doute sur le recul que je peux prendre avec certaines personnes et ce qu’elles vivent.

Cette activité émotionnelle, souterraine, reste intérieure pour Martha et elle est adressée à elle-même. Il y a cependant des éléments de surface qui s’expriment; ils sont sous une forme générique, pour pouvoir être donnés aux autres, mais ne sont pas à l’image de ce qui est en train de se passer en elle. À ce moment, elle se projette dans l’action, écoute le sens qui émerge: je sais au fond de moi que je n’aurais pas pu aider. C’est un constat fort pour elle-même qui n’est pas sans incidence sur ce qu’elle avait projeté pour son orientation. Martha exprime seulement un doute dans l’espace collectif. Or, au fond d’elle-même elle sait, dans son dialogue intérieur, son impuissance d’agir pour les autres en retournant à cette situation, comparativement aux intervenants sur le terrain à même d’apporter de l’aide. Elle est en train de conceptualiser à travers l’émotion, de ramener à la conscience une part de son vécu, qui prend un sens nouveau.

M: Et l’enseignant a rebondi en disant que le parcours en fait … «Mais vous vous voyez où plus tard?». J’avais du mal à …

I: Si vous êtes d’accord on s’arrête là. Qu’est-ce qui se passe en vous?

M: Il y a plein de choses dans ma tête.

I: Qu’est-ce qui se passe quand il y a plein de choses dans votre tête?

M: C’était segmenté, il y a la psychologie sociale … comme si j’anticipais, je visualisais mon avenir, sans trop être dedans, si j’étais psychologue sociale.

I: Qu’est-ce que vous ressentez?

M: Je ne me vois pas être psychologue sociale, je m’oriente vers cette voie sans être convaincue et après cette séance j’ai fait un travail par écrit avec mon cheminement.

S’appuyant sur le matériel du passé, ce qui est mis en mots, l’accompagnant se saisit du doute qu’exprime Martha pour la projeter dans son futur professionnel (Mais vous vous voyez où plus tard?) et développer son questionnement. C’est un nouveau rebond qui surgit à partir du dialogue extérieur avec l’accompagnant. Martha ne peut répondre, pour elle-même et pour l’autre, à cette question malgré l’ébullition de la pensée, mais elle se découvre comme extérieure à son orientation projetée. Une inférence se fait à partir de son expérience «re-sentie» et de sa projection en tant qu’intervenante en psychologie sociale, mais tout ne peut encore se relier (C’était segmenté). Elle prend conscience du leurre et de la nécessité de poursuivre le dialogue avec elle-même, par écrit. À partir de l’affect qui s’est révélé dans cette séance et dont elle s’est imprégnée, Martha élabore en mettant à distance cette expérience par l’écrit.

La figure 2 synthétise les activités et le processus de réflexivité en train de se faire, où évoluent les conceptualisations sur soi et son métier projeté, en lien avec la co-activité.

Figure 2

Coactivité et processus de réflexivité en train de se faire

Coactivité et processus de réflexivité en train de se faire

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L’accompagnant est attentif à ce qui émerge chez cette étudiante, il accompagne la parole et il l’interpelle. En faisant remonter dans le monde observable certains éléments ancrés dans l’émotion de l’expérience passée, même s’ils s’en trouvent dénaturés par ce passage, Martha continue à déployer des activités souterraines. Elle tisse du lien (les échos), développe des projections pour son orientation universitaire et professionnelle. L’expérience s’ouvre.

5.2.2 Retracer son chemin et l’arrêt sur l’image du désert

Dans le second épisode, Martha évoque le travail sur son «poster-collage», oeuvre singulière confectionnée à partir d’un assemblage d’images (Gouédard, Bationo-Tillon et Nemesi, 2015). Il s’appuie, pour elle, sur la métaphore du voyage:

M: On avait une présentation à faire qui consistait à montrer le cheminement et j’ai fait sur une feuille une sorte d’escargot en colimaçon avec des images qui représentaient mon cheminement. J’avais pris des images de voyage. J’avais collé mes images et à chaque étape j’avais écrit ce que je voulais faire à ce moment-là; quand j’avais fini, je voyais le cheminement et les allers et retours, enfin les décisions que je prenais, passer de la psychologie sociale à la psychologie du développement, j’ai une vision d’ensemble.

I: Où est-ce que vous êtes?

M: Chez moi, je travaille beaucoup sur le sol, je suis sur le sol dans ma chambre et j’ai le papier devant moi, j’ai fini, tous les outils, la colle un peu partout, et là je regarde. Je pense et dis tout haut: dis donc tu changes souvent d’avis! (sourire)

I: Donc vous regardez l’escargot et vous vous dites je change souvent d’avis et là qu’est-ce qui se passe?

M: Je me reprends et je me dis: peut-être pas parce qu’il y a une cohérence … J’avais choisi des images où je n’étais pas forcément allée, mais qui correspondaient à l’état dans lequel j’étais à chaque étape et euh je me souviens d’avoir mis une photo de Monument Valley au moment où je n’avais rien. C’était le brouillard, je ne savais pas où aller et ça correspond bien au désert.

I: Quand vous regardez, vous dites je change souvent d’avis et ensuite, peut-être pas finalement?

M: Oui, d’abord, il y a une vision d’ensemble où je me dis tu changes souvent d’avis et après j’ai regardé étape par étape.

Après avoir identifié différents moments de son chemin, Martha embrasse du regard l’ensemble dont la forme s’extériorise à partir de l’ordonnancement des images choisies. Le dialogue intérieur se met en place et elle se surprend: une interpellation, qu’elle prononce à voix haute (langage extériorisé) vient à elle (dis donc tu changes souvent d’avis!). L’interpellation déclenche l’investigation. Martha évoque à cet instant une image, celle du désert représenté par le lieu du Monument Valley: elle renvoie à une pause obligée, un arrêt du cheminement. Sa vision est bouchée (C’était le brouillard) comme l’est sa projection sur son avenir. Martha est perdue, elle ne sait vers où s’orienter.

I: On peut s’arrêter sur une des étapes?

M: Oui, l’image du désert, donc c’est une image de Monument Valley avec des rochers un peu partout, et je n’avais rien écrit à côté de cette image, donc je la regarde et je regarde autour, car je me dis: pourquoi n’y a-t-il rien? Et avant il y avait psychologie clinique: une image avec une mère et son enfant parce que ça touchait vraiment la sphère de la psychologie de l’adolescent qui m’intéressait, et je regarde après et c’était la psychologie sociale, l’image d’une ville. Et du coup, c’est le néant, le désert entre les deux. Je suis revenue sur le désert en me demandant pourquoi à ce moment-là ‘y a rien, j’essaie de me rappeler ce qui a fait qu’entre les deux,’y a rien. J’ai repassé les années de licence, le parcours que j’ai eu.

Martha se questionne sur cette image qui est sans indice écrit pour l’orienter. Elle la remet dans le contexte, en procédant par comparaison avec les deux autres images qui lui sont adjacentes. Ne trouvant réponse à sa question, elle se répète à elle-même la question (pourquoi n’y a-t-il rien?). Son regard se déplace à nouveau sur l’objet d’interpellation, puis elle enquête en cherchant dans son passé universitaire.

I: Quand vous repassez les années de licence et le parcours, à quoi vous faites attention?

M: Ce que j’ai pu apprendre et surtout les interactions que j’ai eues avec les autres étudiants, les échanges sur certains cours, et je me souviens en psychologie sociale, juste je me souviens qu’il y a eu trop de cours par rapport aux autres, et là ça ne correspondait à rien. C’est bizarre, car en général, il n’y a jamais rien dans une vie et j’étais perturbée.

I: Quand vous regardez l’image du désert…

M: Beaucoup de psychologie sociale, des échanges avec des étudiants, un cercle d’amis en particulier avec qui on discutait des cours … On voulait tous aller dans la même branche et je sais à ce moment-là, comme si j’étais en retrait, je revois une conversation avec des amis, ils parlent de la psychologie clinique et sociale, je ne parle pas et laisse passer la conversation, je ne suis pas à l’aise.

La perturbation face à cette image du désert amène peu à peu Martha au déséquilibre ressenti dans les cours où la psychologie sociale était prédominante, mais surtout la projette dans une situation passée de malaise lors d’un dialogue avec d’autres étudiants portant sur l’orientation universitaire projetée. L’image matérielle fait donc écho à une autre image où elle se voit relativement aux autres, ce qu’ils disent et ce qu’elle ne dit pas, où l’affect est présent et où elle a besoin de s’extraire de la situation. En faisant le lien entre deux images, ancrées toutes deux dans une émotion qui dérange, Martha comprend le sens de sa perturbation initiale: le désert et le brouillard correspondent à une mise au point nécessaire avec elle-même compte tenu de ses incertitudes à cette période. Elle ne se sentait plus en mesure de poursuivre dans le projet initial partagé avec ses pairs (On voulait tous aller dans la même branche). La parole adressée aux autres est difficile, d’où l’évitement de partager son oscillation; elle ressent l’émotion et semble lui donner sens (je sais à ce moment-là).

M: Oui et je me suis dit que finalement le désert correspond à cette période où j’étais en réflexion où je n’avais pas envie de parler de psychologie, je sais que c’est une période où j’hésitais encore à aller en Master, j’étais en retrait, car je ne voulais pas parler de ce choix-là, ce n’était pas encore définitif. C’était difficile pendant quelques mois, l’année de Licence 3. Ce cours m’a aidée à faire le point sur le cheminement, ça m’a aidée à comprendre comment je fonctionne, ce changement d’état qui fait partie de moi. Sur l’escargot, l’ergonomie était présente sur la fin par rapport aux personnes vieillissantes et j’hésitais entre ergonomie ou psychologie sociale, je voulais faire quelque chose sur les représentations des personnes âgées.

Cet état de malaise est seulement une étape du chemin. Martha souligne que la connaissance de soi-même, de son fonctionnement interne dont elle se rend compte au cours de l’accompagnement du projet, lui procure un autre regard sur elle-même, sur ce qui fait partie de son identité: ses oscillations font partie de son processus profond. Il s’agit également d’une «connaissance-en-acte» utile pour son orientation: faire avec ce qu’elle est pour avancer. Martha dégage finalement un centre d’intérêt thématique qui agit comme une boussole. Ce processus d’inversion est intéressant, car elle part à présent d’elle-même, de ce qui la porte. Elle change d’angle pour examiner son projet et affiche un point d’intérêt, sans bien discerner le chemin qu’elle choisira pour y parvenir. L’hésitation s’est déplacée. Deux spécialités de psychologie sont désormais de l’ordre du possible. Alors que l’horizon à l’université pouvait se fermer, une porte s’ouvre (l’ergonomie) à côté de celle déjà présente (la psychologie sociale), mais remise en cause au début du semestre.

5.2.3 Le «déclic» dans le métro: une porte en train de se franchir

Dans le troisième épisode, Martha doit bientôt trancher face à l’heure du choix qui approche sur la spécialité: psychologie sociale ou ergonomie? Elle a en mains les brochures distribuées par spécialité lors de la journée de présentation des Masters en psychologie, qui incluent les thématiques de recherche proposées aux étudiants. Le déclic se produit:

I: Seriez-vous d’accord pour revenir sur le moment de déclic?

M: Oui, je suis dans le métro, au retour de la réunion de mai, et je ressors la brochure avec les textes, je lis plusieurs fois les thématiques de psychologie sociale et celles de l’ergonomie. J’oscillais [en ergonomie] entre les thèmes de Mmes G. et B. [espace et aménagement du domicile] et celui de Mme T. [vieillissement, travail et santé]. J’ai relu le texte de Madame T. et, dans le métro, j’ai lâché les papiers, j’ai pris mon téléphone portable et j’ai envoyé un message disant: c’est bon, je vais faire ergonomie.

I: Vous êtes dans le métro, juste avant le message, vous êtes assise?

M: Je suis sur un strapontin, j’aime bien faire des allers-retours entre les deux: un coup de psychologie sociale et un coup d’ergonomie, donc je m’arrête sur Mme T. et je vois des mots comme diversité, variabilité [des opérateurs en situation de travail] et je me dis que ça me correspond vraiment.

Martha procède par comparaison, puis oscille finalement entre deux thématiques d’ergonomie: le «déclic» se fait pour l’une en relation avec la santé; ce champ, comme elle le précise à un autre moment de l’entretien, lui est familier (j’ai de la famille qui travaille dans le monde hospitalier et je savais que je pouvais y entrer par ma connaissance). À cet instant précis, ce sont des mots qui l’accrochent et rentrent en résonance avec ses conceptions de l’humain en psychologie. La porte vers l’ergonomie est en train de se franchir.

I: Comment vous savez que ça vous correspond?

M: C’est comme si ça allait de soi, ce n’est pas étranger à ma façon de penser.

I: Qu’est-ce qui se passe dans votre corps?

M: Un soulagement, je me dis je n’ai pas fait trois ans de psychologie pour laisser tomber, il y a un soulagement et de l’excitation, j’ouvre une porte.

I: Si vous êtes d’accord on s’arrête là … Qu’est-ce qui se passe pour vous quand il y a une nouvelle porte?

M: Plein de choses possibles, je pense au stage.

I: Quand vous pensez au stage qu’est-ce que vous faites?

M: Je me dis il y aura le stage à chercher […] Je suis contente d’avoir trouvé quelque chose qui me redynamise […] Je sors mon portable et je me vois écrire à toute vitesse à plein de personnes, mon cercle d’amis de licence, et j’écris et je reçois des messages en retour, disant: dis donc, c’est un retour à 180°. Tu nous auras tout fait!

L’émotion est là (soulagement, excitation), au moment où elle se retrouve, et l’«énergisation» se déploie en elle, la projette vers un futur proche et les actions suivantes (recherche de stage). L’horizon s’ouvre. La communication s’établit très vite avec ses amis pour annoncer la nouvelle. Ils lui renvoient leur surprise. Il n’est pas étonnant qu’ils perçoivent sa décision comme un retour à 180°, car la parole adressée à ses pairs ou ses non-dits et celle adressée à elle-même durant la dernière année de Licence n’étaient pas en correspondance. Le tournant n’a pas été aussi brusque qu’il n’y paraît: Martha l’a peu à peu construit, mais de manière intérieure, ne laissant pas paraître ses hésitations et ses tourments pour garder la face. À présent, elle peut énoncer sa décision. Retrouvant une part d’elle-même au travers de ce qui est écrit dans les descriptifs des cursus, elle peut désormais trancher.

5.2.4 La pièce de vie éclairée: du malaise au «tout est possible»

Dans cet épisode, Martha retourne à un atelier de photolangage qui s’est déroulé en Master 1. Chaque étudiant devait choisir deux images parmi d’autres étalées sur une table, l’une qui le représentait dans l’actuel et l’autre dans le futur, en vue de présenter ce qu’elles évoquent. Martha relate à cette occasion une période difficile du stage qu’elle faisait durant cette année-là en hôpital:

M: À un moment j’ai été bloquée par rapport à mon stage qui s’éloignait de ce que je voulais faire, travailler avec les personnes âgées, et je n’arrivais pas à avancer et voir au-delà du stage et c’était assez difficile, je ne savais pas trop quoi raconter […]

I: Où est-ce que vous êtes?

M: Dans un préfabriqué, les photos sont sur la table et les étudiants sont autour de la table, j’ai du mal à choisir, j’hésite, je prends cette carte et une autre carte.

I: Au moment où vous choisissez la carte, à quoi est-ce que vous faites attention?

M: Je regarde toutes les autres cartes et ce qui fait sens pour moi, je vais tout de suite sur la carte du médecin, mais je ne sais pas ce que je vais dire dessus […] et on devait prendre deux cartes et après aller s’asseoir… Je prends la deuxième, ça montre une pièce de vie. J’ai un papier à côté de moi et je note à quoi me fait penser chaque image, je commence bizarrement avec la deuxième carte, je note habitat, aménagement, plein de choses, je n’arrive pas à m’arrêter. Par contre, pour l’autre, je me souviens que ça m’avait bloquée alors du coup … je n’arrive pas à écrire, je regarde la carte.

I: À quoi est-ce que vous faites attention?

M: Au masque du médecin … à ce qu’il fait, il tend des outils à quelqu’un d’autre.

I: Est-ce qu’il y a autre chose?

M: À ce moment-là, je commence à avoir des idées.

I: Et quand vous commencez à avoir des idées, qu’est-ce qui se passe?

M: C’est plutôt négatif dans le sens où ça fait écho au stage, au milieu hospitalier.

I: Comment vous savez que c’est négatif?

M: Ça me fait penser aux conditions de travail, mais mauvaises conditions de travail, c’est bizarre, l’image elle me fait penser au mauvais côté du travail à l’hôpital et ça m’a dérangée, voilà je n’ai vu que le mauvais côté, manque de personnel, euh et en fait cette photo elle m’a fait penser à ce que je voyais à ce stage et du coup j’étais un peu perturbée parce que j’ai été contente jusqu’au bout, mais à ce moment-là, j’avais l’impression que ça me bloquait que je faisais du surplace.

I: Comment vous savez que vous êtes bloquée?

M: J’avais l’impression de ne rien pouvoir faire pour les personnes dans le stage.

Après avoir passé en revue les images et hésité, une première image où un médecin est présent appelle Martha sans qu’elle sache encore où elle va l’emmener, puis une autre est choisie. Au moment d’écrire à propos de ces images, la seconde est très inspirante contrairement à la première. Elle scrute cette image qui lui résiste. Peu à peu, celle-ci fait écho à son stage. Ce qu’elle ressent (dérangement, perturbation, sentiment de blocage) l’interpelle: l’émotion se loge en fait dans l’impuissance d’agir pour l’autre. Martha avait déjà exprimé un sentiment semblable dans le premier épisode.

I: Autre chose?

M: Je vois le matériel en fond, c’est ce côté-là qui ressort et je n’arrive pas à écrire, parce que je n’osais pas écrire, ça me fait penser aux mauvaises conditions de travail en stage, comme si je me censurais et ça m’a bloquée […] J’observe, je n’ai rien remarqué pour cette image, et au moment de parler, je parle de la photo, du médecin en premier parce que je voulais m’en débarrasser, je dis que cette photo me fait penser à mon stage, milieu médical avec instruments, matériel, mais je ne parle pas de ce que j’ai ressenti au moment où j’ai choisi la photo, comme si je faisais une barrière et je décris uniquement ce que je faisais en stage et la photo, sans parler de ce malaise.

Lorsque Martha continue de plonger dans ce moment où elle observe l’image, elle s’empêche de se dire à elle-même (comme si je me censurais), elle tait son dialogue intérieur qui fait que l’écriture se bloque. Cette image semble constituer une menace pour elle-même. Rien ne peut être dit de ce dérangement (comme si je faisais barrière) dans l’espace collectif.

I: Et il est où le malaise à ce moment-là?

M: Le malaise c’est comme si je l’efface après en parlant de l’habitat, comme si la deuxième carte efface le malaise. Je pense que ma carte me faisait penser à l’ambiance qui régnait au sein de l’hôpital, c’était une réorganisation mal vécue par les personnes qui y travaillaient comme si ça m’avait touchée et du coup, je ne savais pas trop où me mettre et je pense que cette carte m’a rappelé ce sentiment. La deuxième carte a balayé cela, une photo éclairée, ‘y avait rien que du parquet, comme si tout était possible.

I: Qu’est-ce qui se passe?

M: Je parle de la carte en disant ‘y a rien dedans, mais avec l’ergonomie je pourrais commencer à aménager et en faire un habitat. Ça se rapproche de ce que je veux faire dans le domicile des personnes. Justement, je réfléchissais tout à l’heure en stage [son stage actuel en Master 2], car je me dis bon, ‘y a pas encore d’aménagement, mais là je sais que je peux y entrer pour plus tard, j’y pensais tout à l’heure aux fenêtres et aux brèches. Là je sais où ce stage peut m’emmener. Je mets toutes les cartes de mon côté pour mon stage et ensuite voir au-delà pour des interventions futures à domicile.

Martha s’éloigne de son malaise grâce à la seconde image (celle de l’habitat). Ce qu’elle ressent lors de cette séance résonne avec ce qu’elle ressent sur son lieu de stage. À savoir, l’affect des autres qui la traverse et la rend mal à l’aise jusqu’à s’extraire de la situation. Les deux situations se relient. La deuxième image, celle de la pièce éclairée, la fait rebondir: elle la conduit vers le «tout est possible» à partir du «rien». Elle prend le dessus sur la première. Elle ouvre vers des projets possibles de conception d’aménagement. Martha prend conscience que ce qui pourrait lui correspondre est l’aménagement de l’habitat (Ça se rapproche de ce que je veux faire), en contraste avec l’amélioration des conditions de travail. Elle y serait à sa place. La conceptualisation de sa thématique d’intervention est en train de s’expliciter. Lorsqu’on regarde en arrière (épisode 3), c’est une des thématiques sur laquelle elle s’était arrêtée. Le chemin continue et, à présent étudiante en Master 2, Martha est capable de voir plus clair, de discerner les ouvertures possibles à partir de son stage actuel: ‘y a pas encore d’aménagement, mais là je sais que je peux y entrer pour plus tard. Et même si ce qu’elle veut réaliser n’est pas encore là, elle est dans la construction de ce qui peut le rendre possible. Elle peut se projeter en tant que future intervenante dans le secteur de l’habitat: Là je sais où ce stage peut m’emmener.

6. Discussion à partir de quelques résultats saillants

L’entretien d’explicitation avec Martha met en lumière comment le processus de la réflexivité agit sur l’orientation par imprégnation et distanciation de l’expérience. Selon Rabardel (2005), l’expérience, au coeur de la capacité d’agir, permet de «faire advenir quelque chose dans l’espace des situations et des classes de situations correspondant à un espace significatif pour le sujet» (p. 19). C’est en ce sens que l’analyse a ainsi pu relever les mouvements entre «conscience en acte» et «conscience analytique» (Piaget, 1974) à partir du vécu de l’expérience de cette étudiante universitaire et relever comment des éclaircissements sur son orientation surviennent peu à peu. Martha, se trouvant dans une position de parole incarnée, replonge dans des vécus pré-réfléchis en situation d’action lorsqu’elle est invitée à les décrire. Cette description du vécu, ancrée dans l’évocation du passé, s’ouvre à un temps futur, celui de la décision d’une orientation à venir.

La première analyse, considérant le processus de réflexivité dans sa globalité, a mis en relief le rôle crucial de l’émotion. La seconde, rentrant en profondeur dans chaque épisode, a permis de saisir les genèses et processus de conceptualisation dans l’activité d’orientation. À travers la réflexivité en train de se faire, il est en effet possible de dénicher les conceptualisations dans l’action (Vergnaud, 2011), celles en train de se faire, dans les situations d’activités pour construire son orientation. Des évolutions dans les conceptualisations de Martha surviennent dans une diversité d’expériences qui se tissent et s’ancrent dans l’émotion. Ainsi, les ressentis constituent pour elle des indicateurs d’une «rupture d’anticipation» (Mayen, 2014, p. 53) en train de se produire sur l’orientation projetée, qui vont participer à créer une cohérence sur son parcours. Des «connaissances-en-acte» émergent en relation avec le dialogue avec les autres et elle-même ainsi qu’en relation avec les instruments qui contribuent à développer son dialogue intérieur: elle conceptualise autrement ses capacités d’agir, impactant sur son choix d’orientation (épisodes 1 et 4), ainsi que ses intérêts et ses valeurs (épisodes 3 et 4). Elle prend conscience de son fonctionnement – transformant ainsi son regard sur elle-même –, attribue du sens à ses émotions ressenties avec les autres et change d’angle pour examiner son projet (épisode 2). Dans l’épisode 4, elle conceptualise l’origine d’un malaise, ce qui lui permet de se recentrer sur un projet relié à ce qu’elle souhaite porter dans son futur.

Un phénomène marquant qui se détache est que, se ressentant impuissante d’agir dans des situations, Martha ouvre des questionnements, trace d’autres chemins, pour se projeter dans l’action et déployer sa puissance d’agir. C’est en s’ancrant dans l’émotion que ce processus d’orientation se met en place, les émotions agissant comme un rebond. Elles participent à son cheminement et sont ainsi des boussoles qui organisent l’activité d’orientation et ouvrent le passage qui aide le sujet à basculer de l’impuissance d’agir au pouvoir d’agir renouvelé (Bationo-Tillon, 2017). À travers les plongées dans l’émotion et les projections dans le futur, la réflexivité en train de se faire rend compte des transformations de l’étudiante. De ce fait, des analogies spatiales, spontanément mobilisées par Martha, apparaissent tout au long de l’entretien d’explicitation. Elles sont relatives à une déambulation parsemée d’obstacles ou de passages qui se transforment et se construisent. Ces analogies contribuent à pister d’une part le cheminement (je m’oriente vers cette voie, c’est une étape que je franchis, j’ouvre une porte, etc.) et d’autre part les pauses obligées (j’étais bloquée, je faisais du surplace, c’était le brouillard, je ne savais pas où aller, etc.). La dimension constructive de l’activité, dialectiquement liée à la dimension productive, correspond ainsi à cette activité d’orientation où le sujet développe son potentiel, restructure ses ressources. Chemin faisant, «le sujet capable est, par-delà le quotidien, un sujet en devenir (…) auteur de son développement et de ses propres dynamiques évolutives» (Rabardel, 2005, p. 13). La réflexivité en train de se faire travaille les deux faces de concert: transformation de soi et mise en forme de l’espace de formation universitaire et professionnel pour se frayer un chemin singulier.

7. Conclusion

Les résultats de cette recherche ne sont pas sans retombées dans le cadre de la pratique de l’accompagnement: ils soulèvent l’importance de ne pas congédier l’émotion à l’université et de se pencher sur les modalités spécifiques de son accompagnement pour développer la capacité des étudiants à exprimer et «re-sentir» afin de mettre en perspective leur projet universitaire et professionnel. Ils invitent à poursuivre les analyses; en particulier, il serait intéressant de procéder à des études de cas croisés à partir des autres entretiens d’explicitation disponibles et de les mettre en relation avec les données recueillies par questionnaires sur le dispositif pédagogique. Un autre prolongement serait aussi d’étudier comment l’émotion constitue un matériau de choix pour les enseignants formateurs (Pharand et Doucet, 2013), qui peuvent s’en servir comme boussole pour accompagner l’étudiant dans son orientation.