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Sur le plan de la sexualisation, le cerveau et le comportement sont initialement indifférenciés. Puis il existe une période critique du développement embryonnaire durant laquelle, sous l’action des hormones sexuelles, le cerveau s’engage de façon irréversible dans une voie de différenciation de type mâle ou femelle. Selon la théorie « classique », établie durant les années 1960-1970, la testostérone sécrétée par les testicules foetaux induirait une masculinisation (c’est-à-dire une augmentation des caractéristiques typiquement mâles) et une déféminisation (diminution des caractéristiques typiquement femelles) du cerveau et par conséquent du comportement sexuel chez le mâle [1]. Il faut remarquer que chez les rongeurs, les effets masculinisants et déféminisants de la testostérone sont produits principalement par son métabolite, l’oestradiol, synthétisé au niveau cérébral (Figure 1A). Contrairement à ce qui est observé chez le mâle, la différenciation du cerveau chez la femelle serait indépendante de toute sécrétion hormonale. Chez les mammifères, la différenciation sexuelle du cerveau conduirait donc spontanément au cerveau femelle : en l’absence de testostérone, les caractéristiques neurobiologiques et comportementales femelles se développeraient « par défaut ».

Figure 1

Représentation schématique des différents mécanismes qui expliquent potentiellement la différenciation sexuelle du cerveau chez les rongeurs.

Représentation schématique des différents mécanismes qui expliquent potentiellement la différenciation sexuelle du cerveau chez les rongeurs.

A. Chez le mâle, la testostérone (T) sécrétée par les testicules foetaux entre dans le cerveau où elle est convertie enzymatiquement en oestradiol (O) par l’aromatase. Ensuite, l’oestradiol produit se fixe aux récepteurs spécifiques des oestrogènes (OR) qui alors activent l’expression des gènes, jouant un rôle important dans la masculinisation et déféminisation du cerveau. Deux théories contradictoires sont en revanche en compétition pour expliquer la différenciation du cerveau femelle. Selon la première, une protéine du sang foetal, l’α-foetoprotéine (AFP) servirait principalement à protéger le cerveau femelle d’une masculinisation et d’une déféminisation par les oestrogènes. B. Selon l’autre hypothèse l’α-foetoprotéine transporterait activement les oestrogènes dans le cerveau, et donc  les oestrogènes joueraient un rôle positif dans le développement du cerveau femelle. C. Le cerveau et le comportement chez les souris femelles invalidées pour le gène de l’AFP (AFP-KO) sont masculinisés et déféminisés, mais ils redeviennent normaux après un traitement embryonnaire par un inhibiteur de l’aromatase, ce qui démontre clairement que l’α-foetoprotéine sert à protéger le cerveau femelle des effets masculinisants et déféminisants des oestrogènes, au cours de la période embryonnaire (hypothèse proposée en B).

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Cette théorie est principalement fondée sur le fait que, après administration de testostérone in utero, des cobayes femelles montrent un comportement reproducteur typiquement mâle [1]. Selon cette théorie, le cerveau foetal femelle serait protégé des effets masculinisants et déféminisants des oestrogènes qui sont produits par le placenta grâce à l’α-foetoprotéine (AFP) qui est présente en grande concentration dans la circulation des embryons de mammifères (Figure 1B). Cette protéine est capable de fixer les oestrogènes et les empêcherait donc d’atteindre le cerveau [2]. Certains chercheurs contestent toutefois cette théorie « classique » et soutiennent que le cerveau femelle ne se développe pas « par défaut » mais nécessite un apport contrôlé d’oestrogènes en faibles quantités, dans des régions cérébrales précises [3]. Il a en effet été démontré que des femelles ovariectomisées le jour de leur naissance montrent moins de comportements femelles à l’âge adulte [4], suggérant que les oestrogènes jouent un rôle positif dans la différenciation du cerveau femelle. Dans le cadre de cette hypothèse, il a été proposé que l’AFP servirait à transporter des quantités contrôlées d’oestrogènes dans des régions cibles du cerveau (Figure 1C). L’AFP peut en effet être mise en évidence dans certains groupes de neurones, bien qu’une synthèse locale de cette protéine n’ait jamais pu être identifiée (pour revue, voir [4]). Jusqu’à présent, ces deux hypothèses opposées concernant la fonction de l’AFP n’avaient pu être testées de façon très spécifique en raison de l’absence d’un modèle animal adéquat et des difficultés liées à la mesure de la concentration cérébrale en oestradiol. En collaboration avec l’équipe du Pr C. Szpirer (Université Libre de Bruxelles, Belgique), qui a construit un modèle de souris dépourvu du gène Afp [5], nous avons récemment élucidé le rôle de cette protéine et des oestrogènes dans le développement du cerveau femelle chez la souris.

Rôle de l’α-foetoprotéine dans la différenciation sexuelle du cerveau

Les souris invalidées pour le gène de l’Afp (AFP-KO) sont viables, mais les femelles sont stériles en raison d’une anovulation permanente. Une expérience de transfert réciproque d’ovaires a démontré que les ovaires des souris AFP-KO sont parfaitement fonctionnels (une souris sauvage portant les ovaires d’une souris AFP-KO est fertile, tandis que la réciproque n’était pas vraie). Le problème d’anovulation se situe donc au niveau de l’axe hypothalamo-hypophysaire [5, 6]. En revanche, comme on pourrait s’y attendre sur la base du rôle joué par l’AFP chez les femelles, les mâles AFP-KO sont normaux. En effet, chez le mâle, les oestrogènes nécessaires à la différenciation du cerveau, sont produits localement, par conversion de la testostérone. Celle-ci n’est pas fixée par l’AFP et peut donc entrer librement dans le cerveau (Figure 1A).

En étudiant la différenciation sexuelle du cerveau et du comportement reproducteur, nous avons observé que les souris femelles AFP-KO ne montrent aucun comportement sexuel lorsqu’elles sont accouplées avec un mâle (Figure 2A) et montrent, au contraire, un comportement typiquement mâle en montant fréquemment une autre femelle (Figure 2B) [7]. De plus, au niveau cérébral, l’expression de la tyrosine hydroxylase dans l’aire préoptique périventriculaire (AVPv), une région impliquée dans le contrôle de l’ovulation, est fortement diminuée chez la femelle AFP-KO (Figure 2C). Cette sous-expression pourrait être le reflet des problèmes neurobiologiques responsables de leur anovulation. Ces résultats montrent que, chez les souris femelles AFP-KO, le cerveau et le comportement sont masculinisés et déféminisés, probablement parce que l’AFP n’empêche plus l’oestradiol d’accéder au cerveau. Ces résultats sont en accord avec l’hypothèse de Mc Ewen et al. [2] suggérant que l’AFP protège le cerveau contre les oestrogènes. Cependant, les déficits comportementaux observés pourraient être également dus à un manque de féminisation du cerveau lié au fait que la femelle AFP-KO n’a plus d’AFP pour transporter les oestrogènes au niveau cérébral.

Figure 2

Histogramme illustrant les effets d’une invalidation du gène de l’AFP (AFP-KO) sur le comportement reproducteur et l’expression de neurones à activité tyrosine hydroxylase (TH) dans l’aire préoptique périventriculaire.

Histogramme illustrant les effets d’une invalidation du gène de l’AFP (AFP-KO) sur le comportement reproducteur et l’expression de neurones à activité tyrosine hydroxylase (TH) dans l’aire préoptique périventriculaire.

A. Quotient de lordose : contrairement aux souris sauvages (wild type, WT) les souris femelles AFP-KO ne montrent jamais la posture de réceptivité sexuelle (lordose) indispensable à la reproduction. B. Nombre de montes : les souris AFP-KO montent plus fréquemment une autre femelle que les souris WT. C. Nombre de neurones exprimant la TH : les femelles AFP-KO montrent une expression de la TH qui est similaire à celle d’un mâle WT témoin. D. Quotient de lordose : les femelles AFP-KO qui ont été traitées par un inhibiteur de l’aromatase (AFP-KO+ATD) pendant la période embryonnaire montrent, à l’âge adulte, le comportement de lordose avec les mêmes fréquences que les femelles sauvages (WT).

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Afin de discriminer entre ces hypothèses contradictoires concernant le rôle de l’AFP dans la différenciation sexuelle du cerveau, nous avons bloqué la production d’oestradiol par un traitement embryonnaire avec de l’ATD (1,4,6-androstatriène-3,17-dione), un inhibiteur de l’aromatase, l’enzyme qui contrôle la synthèse des oestrogènes. Si l’AFP sert à protéger le cerveau femelle d’une masculinisation et d’une déféminisation par les oestrogènes, la progéniture femelle de ces souris traitées avec l’ATD devrait présenter un phénotype femelle normal. Au contraire, si l’AFP sert à transporter les oestrogènes dans le cerveau, la progéniture femelle devrait présenter un déficit du comportement reproducteur car le cerveau de ces animaux n’aura pas pu être féminisé par les oestrogènes. Nos expériences ont démontré que le cerveau et le comportement des souris femelles AFP-KO redeviennent normaux après un traitement embryonnaire avec de l’ATD, ce qui démontre clairement que, pendant la période embryonnaire, les oestrogènes masculinisent et déféminisent le cerveau et que l’AFP sert à protéger le cerveau féminin de ce processus (Figure 2D).

Perspectives

Une implication intéressante de cette étude est que la concentration en oestrogènes est suffisamment élevée dans le sang d’une souris femelle pendant la période de développement périnatal, pour induire une masculinisation et une déféminisation quasi complète du cerveau. Cependant, les résultats de ces études n’expliquent ni pourquoi les femelles qui sont ovariectomisées le jour de la naissance montrent moins de comportement féminin à l’âge adulte [4], ni la présence d’AFP dans les neurones qui pourtant ne semblent pas synthétiser la protéine [8]. Il est possible que l’AFP serve à protéger des régions cérébrales qui sont impliquées dans le contrôle de la reproduction, comme l’hypothalamus, et qu’elle serve également à transporter les oestrogènes dans d’autres régions cérébrales impliquées dans des fonctions différentes, comme la mémoire. Des études supplémentaires seront nécessaires afin de mieux comprendre la présence de l’AFP dans le cerveau.

Il faut enfin noter que le rôle de l’AFP en tant que protéine qui protègerait le cerveau contre les oestrogènes n’est pas à ce jour établi chez l’homme. Contrairement à ce qui est fermement démontré chez les rongeurs, des rapports contradictoires sont présents dans la littérature concernant la capacité de l’AFP humaine à fixer les oestrogènes. De plus, il semblerait que la différenciation sexuelle du cerveau humain dépende plus des androgènes que des oestrogènes. Par ailleurs, la protéine circulante la plus abondante qui fixe les stéroïdes dans les embryons humains est la SHBG (sex hormone binding globulin). Cette protéine pourrait donc jouer un rôle similaire à celui de l’AFP et être impliquée dans protection du cerveau féminin contre les effets masculinisants et déféminisants des androgènes.