Article body
Il aurait été centenaire en 2007, mais ce sera une des rares choses qu’il n’aura pas réussie dans sa vie, puisqu’il vient de nous quitter. Avec lui toute un page de l’histoire de la médecine française se ferme. Interne à Cochin dans les années 1930, dans le service de celui qui historiquement a été premier hématologiste de ce pays, Paul Chevalier, séduit par cette discipline encore balbutiante, obsédé par le drame absolu qu’étaient alors les leucémies aiguës, Jean Bernard leur a consacré sa vie, pour largement transformer l’essai de son maître. Il est devenu le vrai fondateur d’une école hématologique française prestigieuse. Ses nombreux élèves, dont la plupart lui sont restés profondément attachés, diront sa gloire et ses succès, aussi bien médicaux que littéraires et les historiens retiendront la diversité du personnage, de la médecine à la littérature, de la Résistance à l’Académie des Sciences, de l’Académie Française au Comité Consultatif National d’éthique, mais il semble qu’on oublie souvent le plus important : l’homme qu’il était.
Ceux qui l’ont beaucoup côtoyé savent que ce qui frappait chez lui, c’était d’abord l’intelligence, bien sûr, mais, plus encore, des qualités plus rares : une vaste culture, une étonnante aptitude au jugement des êtres, la sensibilité masquée par une certaine pudeur qui n’empêchait pas des rapports chaleureux, la préoccupation éthique, la foi dans le Progrès et une ouverture d’esprit qui n‘était pas la norme dans son milieu. Son sens de l’éthique l’a amené à présider dès sa création, le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) pour les sciences de la vie et de la santé installé en 1983 par François Mitterrand et à rester plusieurs années à sa tête, jusqu’en 1992. Après cette date, il continua à assister fidèlement aux réunions du comité en tant que Président d’honneur et à y intervenir avec l’autorité et la pertinence que tous lui reconnaissaient.
C’est sous la Présidence de Jean Bernard que le CCNE publia une série d’avis et de travaux qui devaient constituer le fondement de la doctrine française en la matière, en particulier sur la Personne humaine, l’embryon, l’indisponibilité du corps et la non commercialisation de ses produits dérivés. Ces analyses, approuvées ou contestées, joueront un rôle essentiel de référence dans les débats internationaux.
Jean Bernard, le médecin passionné par l’avancée des connaissances et des techniques rappelait souvent, afin de cadrer la discussion, que « ce qui n’est pas scientifique, n’est pas éthique ». Il savait en effet que la rigueur scientifique est la première condition éthique de toute recherche chez l’homme. Cet engagement de Jean Bernard ne pouvait surprendre ses proches qui le connaissaient sur ce terrain depuis toujours. Peu de médecins des hôpitaux tenaient comme lui à recevoir chaque famille, à tenter de les aider par une attention personnelle, inhabituelle il y a encore peu à l’hôpital. Chaque fois qu’il entreprenait un traitement, il voulait croire que ce serait la première guérison, à une époque où l’on n’en avait encore jamais vues.
Le progrès, dès sa jeunesse, il le voyait venir des sciences, en un temps où médecins et chercheurs vivaient dans des mondes presque séparés. Sa foi dans la recherche était absolue. Encore très jeune, il avait lui-même tenté de mieux comprendre les leucémies, leur commune nature avec les cancers, en s’aidant de modèles animaux. Si, par la suite, la médecine a totalement absorbé son temps, l’éloignant des laboratoires, il a eu la rare clairvoyance de comprendre que le « clinicisme », qui était l’alpha et l’oméga de la plupart des médecins de son temps, ne pourrait dépasser certaines limites et que la médecine devait se pénétrer de science. Il y a toujours oeuvré, recrutant et soutenant sans réserve autour de lui des chercheurs, issus ou non du monde médical et s’intéressant à la recherche la plus fondamentale, autant qu’aux entreprises plus directement appliquées.
Il savait, lui, que la quête de connaissance est la source de l’avenir, et il pouvait la soutenir même dans des domaines qui ne lui étaient pas familiers. Peu nombreux étaient alors les médecins qui ont su le comprendre. Pour la même raison, Jean Bernard soutenait de tout son poids la Fondation pour la Recherche Médicale qu’il avait contribué à créer avec Jean Hamburger. En pratique médicale, l’idée d’innovation l’habitait tout autant, ce qui l’avait mené, bien avant l’existence des chimiothérapies, à tenter de traiter les leucémies par exsanguino-transfusions. Les rares rémissions, incomplètes et fragiles, qu’il a observées alors n’ouvraient guère de possibilités d’avenir, comme nous le savons aujourd’hui, mais elles témoignaient de la volonté de se battre et de trouver. Il n’est pas étonnant qu’il ait ensuite su encourager ses élèves à réaliser en France les premiers essais thérapeutiques de chimiothérapie menés selon une méthodologie rigoureuse et, peu à peu, transformer son service en un centre thérapeutique de pointe.
Encourager ses élèves à faire plus que lui-même, écouter leurs avis et les suivre parfois contre les siens était d’ailleurs l’une de ses qualités, et elle n’était pas très répandue dans le médicat des hôpitaux de l’époque. Il a été l’un des rares hommes qui, en France ont permis à la médecine de quitter l’esprit longuement prolongé du XIXe siècle, pour l’introduire dans le XXe. Son ouverture d’esprit lui avait fait percevoir dès le milieu du siècle l’importance de la science, mais elle avait fait plus.
Pour le jeune interne et même le jeune externe qui venait vers lui, la rencontre de Jean Bernard était une révélation, j’en ai fait l’expérience et elle a décidé de toute ma vie. Amical, encourageant, se désintéressant des recommandations mondaines, pour ne s’intéresser qu’aux qualité propres de l’individu qu’il avait devant lui, il tranchait avec le monde de notables quelques peu arrogants qu’étaient beaucoup des grands patrons de l’époque. Et quand il faisait confiance, il savait le faire sans réserve. Vivre avec lui impliquait un échange permanent et réciproque. Beaucoup de ses élèves se souviennent probablement aujourd’hui du bonheur qu’ils en tiraient et qu’ils n’oublieront pas.
Jean Bernard a choisi d’être inhumé dans la plus stricte intimité au coeur de ce petit village de Charente d’où était issue son épouse et où il passa tous les ans, durant toute sa vie professionnelle, un mois de vacances d’été à lire dans les champs, en pleine nature, à s’imbiber des idées et des styles d’auteurs du monde entier. Il avait tout lu !
C’était un homme exceptionnel que Jean Bernard, doté d’une qualité humaine rare qui a souvent réchauffé ceux qui ont eu la chance de le connaître.