Abstracts
Résumé
Les avancées récentes en physique des lasers ont permis de mettre en oeuvre une technique de microscopie permettant d’observer les liaisons chimiques des molécules présentes dans un échantillon biologique. Cette technique utilise l’effet Raman stimulé comme origine de contraste et permet de générer des images en trois dimensions à partir d’échantillons non marqués et ne nécessitant aucune préparation. Connue sous le nom de CARS (coherent anti-stokes raman scattering), cette nouvelle microscopie optique nécessite, pour l’instant, un appareillage complexe mais des avancées récentes laissent envisager sa commercialisation dans les années à venir. Quels types d’images peut-on obtenir en microscopie CARS ? Quelles sont les limites et les espoirs d’une telle approche en imagerie cellulaire et tissulaire ? A quoi ressemble et ressemblera un microscope CARS ? Même si les réponses à ces questions sont encore en pleine évolution, elles permettent de mieux cerner les enjeux d’une technique qui s’approche du but ultime de la microscopie : voir une molécule ou un assemblage moléculaire évoluer et interagir dans l’échantillon sans avoir recours à aucun marquage.
Summary
A new technique in microscopy is now available which permits to image specific molecular bonds of chemical species present in cells and tissues. The so called Coherent Anti-Stokes Raman Scattering (CARS) approach aims at maximazing the light matter interaction between two laser pulses and an intrinsic molecular vibrationnal level. This is possible through a non linear process which gives rise to a coherent radiation that is greatly enhanced when the frequency difference between the two laser pulses equals the Raman frequency of the aimed molecular bond. Similar to confocal microscopy, the technique permits to build an image of a molecular density within the sample but doesn’t require any labelling or staining since the contrast uses the intrinsic vibrationnal levels present in the sample. Images of lipides in membranes and tissues have been reported together with their spectral analysis. In the case of very congested media, it is also possible to use a non invasive labelling such as deuterium which shifts the molecular vibration of the C-H bond down to the C-D bond range which falls in a silent region of the cell and tissue vibrational spectra. Such an approach has been used to study lipid phase in artificial membranes. Although the technique is still under development, CARS has now reach a maturity which will permit to bring the technology at a commercial stage in the near futur. The last remaining bottleneck is the laser system which needs to be simplified but solutions are now under evaluation. When combined with others more conventionnel techniques, CARS should give its full potential in imaging unstained samples and like two photons techniques has the potential of performing deep tissues imaging.
Article body
Le contraste Raman
Toutes les liaisons chimiques possèdent des fréquences de vibration qui leur sont propres. On appelle techniques optiques vibrationnelles des méthodes qui visent à utiliser l’interaction lumière/matière pour obtenir des informations sur ces vibrations moléculaires. La plus connue de ces techniques est la spectroscopie infrarouge (IR) qui observe les raies d’absorption spécifiques des liaisons chimiques présentes dans un échantillon. Découverte en 1928, la diffusion Raman [1] (du nom du physicien Chandrasekhara Venkata Raman qui découvrit l’effet) permet d’utiliser la lumière visible pour accéder au spectre vibrationnel des molécules qui interagissent avec un faisceau lumineux.
Dans un processus de diffusion Raman, une onde pompe de pulsation ωP incidente sur une molécule est diffusée inélastiquement en une onde dite Stokes de pulsation ωS et une onde dite Anti-Stokes de pulsation ωAS. L’écart en fréquence entre les ondes générées et l’onde pompe dépend de la pulsation vibrationnelle moléculaire (de pulsation ΩR) de telle sorte que ωP - ωS = ωAS-ωP = ΩR. Dans une vision photonique du processus, les ondes Stokes et Anti-Stokes correspondent à une absorption à partir respectivement du niveau vibrationnel fondamental ou excité (Figure 1 A-B).
Le processus engendrant l’onde Anti-Stokes, partant du niveau vibrationnel excité (B), est beaucoup moins probable que le processus créant l’onde Stokes qui est le seul observé dans la pratique en Raman spontané. Une étude fine de la répartition spectrale des ondes Stokes renseigne sur les densités de liaisons chimiques présentes dans l’échantillon. Mise en oeuvre sur des tissus, la diffusion Raman spontanée peut apporter de précieuses informations dans la détection d’amas cancéreux [2].
Ce processus spontané de diffusion inélastique est très peu efficace comparé à la fluorescence et ne peut pas être mis en oeuvre à un niveau subcellulaire (les sections efficaces Raman sont de l’ordre de 10-30 cm2.s, à comparer avec la section efficace d’absorption à un photon d’un fluorophore qui atteint 10-16 cm2.s).
CARS
Il existe cependant une technique qui consiste à forcer l’excitation d’une liaison chimique spécifique par différence de fréquence. Ce processus d’optique non linéaire, dénommé CARS (coherent anti-Stokes raman scattering), est possible au point focal d’un objectif de microscope si les ondes pompe et Stokes vérifient ωP-ωS =ΩR et se recouvrent spatialement et temporellement [3]. Il se produit alors un mélange à quatre ondes qui conduit à l’émission d’une onde Anti-Stokes de pulsation ωAS = 2ωP-ωS(Figure 1C).
CARS est beaucoup plus efficace (ce gain ce situe autour de 106) que le processus de diffusion Raman spontanée Stokes (Figure 1A) car la vibration moléculaire est spécifiquement forcée par différence de fréquence. Il est d’autre part sélectif car, contrairement au cas spontané, il est possible de cibler la liaison chimique d’intérêt en ajustant la différence de fréquence ωP-ωS.
Comme l’absorption à deux photons, CARS est un processus multiphotonique (il utilise deux photons pompes à ωP et un photon Stokes à ωS) qui est d’autant plus probable que les champs optiques sont forts. CARS requiert donc l’utilisation de lasers impulsionnels et, comme en fluorescence à deux photons, ne se produit qu’au foyer d’un l’objectif de microscope qui sert à focaliser les champs pompe et Stokes dans l’échantillon ; ce point de focalisation définit intrinsèquement un « volume de collection » qui permet d’obtenir par balayage des images tridimensionnelles.
En spectroscopie Raman, les pulsations et leur différences sont exprimées en cm-1 ; ainsi, si la longueur d’onde du laser pompe est égale à λp = 2πc/ωp = 730nm et celle du laser Stokes λS = 922nm, la différence de pulsations ωP-ωS permet de sonder le niveau vibrationnel 1/λp-1/λS = 13699-10854 = 2845 cm-1 (fréquence de résonance de la liaison C-H symétrique aliphatique dans ce cas) (voir Figure 3).
Microscopie CARS : mise en oeuvre
La Figure 2 présente un exemple de mise en oeuvre d’une expérience de microscopie CARS en configuration colinéaire, c’est-à-dire lorsque les faisceaux pompe et Stokes sont co-propagatifs et focalisés par le même objectif de microscope de forte ouverture numérique (NA). Dans la pratique, une solution efficace consiste à utiliser deux oscillateurs laser accordables (Saphir : Titane), l’un générant le faisceau pompe tandis que l’autre délivre le faisceau Stokes. Pour obtenir l’effet CARS, ces oscillateurs doivent délivrer des impulsions lumineuses (pour maximiser les champs optiques) dont la durée se situe au voisinage de quelques picosecondes (les impulsions ont ainsi une largeur spectrale comparable à celles des niveaux vibrationnels visés). La difficulté réside principalement dans l’utilisation d’un système de synchronisation permettant d’assurer le recouvrement temporel des faisceaux pompe et Stokes au foyer de l’objectif de microscope. La solution souvent retenue utilise une synchronisation électronique active jouant sur les oscillateurs lasers pour assurer la synchronisation temporelle alors que la superposition spatiale repose sur la précision du système optique utilisé (et sur la dextérité de l’expérimentateur !). Le signal anti-Stokes à ωAS (appelé signal CARS) est collecté par des détecteurs sensibles (photodiodes à avalanche ou photomultiplicateurs) à la fois vers l’avant (signal F-CARS) et vers l’arrière (signal E-CARS), à l’aide respectivement d’un objectif de collection (faible NA - permettant une grande distance de travail) et de l’objectif de focalisation (forte NA) [4]. Comme dans un microscope confocal, le point de focalisation des faisceaux pompe et Stokes, lieu de génération du signal CARS, est déplacé dans l’échantillon afin d’obtenir une image point par point. Pour cela, on utilise soit des miroirs galvanométriques, soit un système de nano-positionnement XYZ (cadre piézoélectrique). Des cartes d’acquisition assurent une construction simultanée des images F-CARS et E-CARS.
Imagerie cellulaire CARS
Une des applications clé de la microscopie CARS est l’imagerie cellulaire non invasive utilisant des liaisons moléculaires naturellement présentes dans la cellule. L’utilisation de lasers infrarouges ayant des puissances d’excitations modérées (quelques centaines de µW) diminue l’endommagement des cellules [5] et permet de réaliser des images avec une bonne résolution spatiale (~µm) sans avoir recours au marquage. Le contraste de l’image CARS se construit à partir de l’émission cohérente des liaisons moléculaires excitées ; ces émissions interférant de manière constructive vers l’avant pour donner l’image F-CARS.
La Figure 3 présente une comparaison d’images de systèmes cellulaires obtenues par microscopie DIC (à contraste interférentiel différentiel) (Figure 3A) et par microscopie CARS (Figure 3B et 3C - images F-CARS). Le contraste CARS est obtenu, dans ce cas, par la liaison symétrique aliphatique C-H qui est présente surtout dans les membranes lipidiques plasmique et intracellulaires ; les organelles intracellulaires telles que l’appareil de Golgi (autour du noyau) et les petites vésicules sont bien claires en imagerie CARS (alors qu’elle sont non visibles par microscopie DIC). Les deux faisceaux laser pompe et Stokes de fréquence ωP à 13 513 cm-1 et ωS à 10 668 cm-1 produisent une onde Anti-stokes ωAS à 16 358 cm-1 correspondant à la fréquence de résonance de la liaison C-H (2 845 cm-1). Les images E-CARS sont similaires aux Figures 3A et 3B et font ressortir les vésicules dont le diamètre est plus petit que la longueur d’onde [4].
À cause de sa spécificité spectrale, l’imagerie CARS offre un important avantage par rapport aux autres techniques de microscopie optique ; cette spécificité a permis de sonder différentes liaisons moléculaires dans différents systèmes cellulaires. À titre d’exemple, la liaison C-H a été imagée dans les membranes lipidiques et nucléiques [5-7] ; de même, la liaison P-O (1 090 cm-1) s’est révélée détectable dans les chromosomes [5]. Il est également possible d’imager le milieu environant la cellule comme cela a été fait pour la liaison O-H [8-10]. La technique de microscopie CARS a été également utilisée pour l’imagerie de membranes lipidiques artificielles [11-13] et, plus récemment, pour de l’imagerie in vivo dans des tissus [14].
Imagerie CARS de membranes modèles : le marquage deutérium
Le signal CARS provenant de la liaison chimique ciblée (dit signal résonant) est toujours accompagné par un signal CARS généré par les autres liaisons présentes dans l’échantillon (signal dit non résonant). Ce signal non résonant n’a pas de spécificité spectrale et, dans certaines conditions, peut être supérieur au signal résonant. Une telle situation diminue considérablement le contraste de l’image CARS. Une première solution permettant de maximiser le signal résonant consiste à utiliser des impulsions lasers picosecondes (2 à 5 ps) pour optimiser le recouvrement entre la largeur de la bande Raman (10 à 20 cm-1) et celui des impulsions laser pompe et Stokes incidentes. Cependant, cette stratégie peut s’avérer insuffisante pour les études dans des domaines spectraux vibrationnels très denses (cas de la région du fingerprint en dessous de 1500 cm-1) ou pour des constituants fortement représentés dans la cellule. C’est, par exemple, le cas des lipides qui comportent de nombreuses liaisons CH, CH2 et CH3 dont les fréquences de résonance Raman des divers modes de vibrations s’étendent de 2 800 cm-1 à 3500 cm-1 [15]. Il est ainsi difficile de différencier certains lipides car leurs fréquences de vibrations se recouvrent et/ou sont assez similaires. Pour remédier à ce problème en microscopie CARS, on utilise un marquage très peu invasif qui consiste à remplacer les groupes de liaisons CH2 par des liaisons de CD2 ; cela ne perturbe pas le milieu cellulaire car on remplace l’hydrogène par un atome qui lui est très proche « le deutérium ». Les liaisons aliphatiques ou aromatiques (CD2) ont une résonance Raman à 2105 cm-1, située dans une région spectrale entre 2100 et 2300 cm-1, que l’on décrit comme « région silencieuse » de la cellule car très peu encombrée par les signatures Raman des autres liaisons endogènes présentes dans la cellule [16]. Ce marquage deutérium a été utilisé pour l’imagerie des cellules vivantes [17] ainsi que pour étudier les ségrégations de phases dans les membranes lipidiques modèles [18-19].
La Figure 4 représente des images F-CARS que nous avons obtenues pour des membranes marquées au deutérium de vésicules unilamellaires géantes (GUV) produites par électroformation [20] à partir d’une solution de lipides deutérés (D54-DMPC). Lorsque la différence de fréquence entre l’onde pompe et Stokes atteint la fréquence de résonance de la liaison C-D (2 105 cm-1Figure 4 gauche), l’intensité de l’onde anti-Stokes engendrée augmente considérablement ; en revanche, lorsque cette différence de fréquence s’éloigne de la fréquence de résonance de la liaison C-D (2 140 cm-1 - Figure 4 droite), l’intensité de l’onde anti-Stokes décroît et le contraste de l’image devient quasiment nul.
Outre la spécificité spectrale, la microscopie CARS présente un autre point fort dans l’imagerie, lié à la propriété de cohérence de son rayonnement. Cette cohérence permet de différentier les signaux CARS engendrés par les diverses orientations des liaisons chimiques présentes dans l’échantillon. Le signal CARS est en effet maximum si la liaison chimique est orientée suivant la direction de polarisation des faisceaux pompe et Stokes. Sur la partie gauche de la Figure 4, on constate que l’intensité du signal CARS est forte au pôle sud lorsque les liaisons C-D sont parallèles à la polarisation des champs incidents (suivant x dans ce cas - indiquée par le vecteur P).
Micro-spectroscopie CARS
Nous avons vu que la microscopie CARS permet de réaliser des images de liaisons chimiques spécifiques. Il est également possible de l’utiliser comme un outil de spectroscopie en faisant varier l’écart fréquentiel ωP-ωS entre les lasers pompe et Stokes. On obtient alors un spectre comme en spectroscopie Raman, mais présentant une bien meilleure sensibilité (~106). Cette approche de spectroscopie CARS a été utilisée pour caractériser spectralement certains lipides [21-22] et remonter à leurs caractéristiques thermodynamiques [23].
La Figure 5 représente le spectre CARS d’un mélange lipidique de DOPC et D70-DSPC pour différentes concentrations de D70-DSPC. Le D70-DSPC est un lipide deutéré et le spectre CARS de la Figure 5 est présenté autour de la fréquence vibrationnelle de la liaison CD2 à 2 105 cm-1. L’intensité du signal CARS résonant de C-D dépend du nombre de liaisons présentes dans l’échantillon. La concentration minimale de liaisons présentes dans le volume d’excitation, à partir de la quelle on peut détecter un signal CARS est de l’ordre de 20 % (voir Figure 5).
Des études sur la sensibilité de la microscopie CARS au marquage peu invasif au deutérium ont été faites sur des bicouches lipidiques et sur des membranes modèles de vésicules géantes (GUV). Ces études ont permis de détecter les différentes phases lipidiques et d’étudier l’implication du cholestérol dans l’organisation des membranes [19].
Conclusions
La microscopie CARS est encore une technique en plein développement, cependant les avancées récentes laissent envisager sa très prochaine utilisation dans les laboratoires de biologie pour des études cellulaires ou tissulaires [5, 14]. Par rapport aux autres techniques de microscopie, son intérêt majeur réside, d’une part, dans l’absence de marquage et, d’autre part, dans son pouvoir de combiner information spectrale et imagerie et cela à partir de liaisons chimiques endogènes à l’échantillon. Pour l’instant, les lipides ont été très largement imagés et même si les résultats sont encourageants, il faudra encore faire la preuve de la versatilité de la technique pour son utilisation sur des liaisons moins représentées dans les cellules et tissus. Si l’imagerie en l’absence de marquage reste une caractéristique unique de l’imagerie CARS, il se peut que le recours à des marquages peu invasifs (du type deutérium) soit nécessaire pour retrouver une spécificité dans un univers spectral vibrationnel très encombré. Du point de vue du système instrumental, il reste encore complexe et des solutions plus compactes et moins onéreuses sont actuellement à l’essai utilisant, en particulier, des oscillateurs paramétriques optiques. Le but est d’amener cette technique dans les microscopes commerciaux confocaux et de la proposer à l’utilisateur au même titre que la fluorescence à deux photons. Les microscopes sont d’ores et déjà près à recevoir la technique CARS, le seul obstacle étant encore le système laser, mais, comme c’est généralement le cas, cet état de fait ne saurait durer et des systèmes commerciaux CARS devraient rapidement voir le jour. Plus qu’une finalité, c’est surtout dans la combinaison de cette technique avec les autres approches plus conventionnelles qu’il faut voir un réel intérêt de CARS. Peut être que voir une molécule unique se déplacer dans l’espace cellulaire ou tissulaire sans la marquer restera encore un rêve, en tout cas, il s’agit bien d’un but ambitieux que poursuivent les équipes de biologistes et physiciens qui développent et valident ces nouvelles techniques de microscopie.
Appendices
Références
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