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Mars 1985, le premier numéro de médecine/sciences. Nous le préparions depuis deux ans. Jean-François Lacronique, Laurent Degos, Serge Erlinger, Jean-Pierre Grünfeld et moi, à Paris ; Michel Bergeron, Francis Glorieux, Claude Vezina et Patrick Vinay à Montréal, avions longuement hésité sur le type de journal que nous désirions faire. Un Nature en français ? Mais les résultats primaires de la science s’écrivent de plus en plus en une langue unique, qui est autre. De la vulgarisation scientifique en biologie et médecine ? Mais alors il eut été préférable que notre journal fût rédigé par des vulgarisateurs professionnels. À dire vrai, le créneau semblait étroit, mais nous y avons cru et nous y sommes engagés avec enthousiasme.
médecine/sciences serait un trait d’union entre les biologistes, praticiens, chercheurs et enseignants francophones, un portail d’accès au champ de la biologie humaine et de la médecine accessible aux étudiants et à un public averti. Notre revue contribuerait ainsi à intégrer les connaissances qui s’accroissaient de manière explosive dans nos disciplines à un corpus culturel unifié par son ciment linguistique. Il fallait éviter que l’évidente nécessité de l’utilisation d’un langage à vocation universelle pour communiquer entre scientifiques et autres professionnels du monde entier n’aboutît à priver la langue française d’un accès propre à la modernité, exorciser le spectre d’une rupture schizophrène entre des idiomes traditionnels véhiculant le passé et le contingent, et l’anglais seul capable d’exprimer la dimension scientifique et technique de l’avenir.
Le pari n’était pas évident à tenir, la légitimité même de l’entreprise en laissait beaucoup sceptiques. Et pourtant… S’il est un acquis peu contestable de notre aventure de vingt ans, c’est d’avoir établi que l’appropriation du champ scientifique par notre langue, nullement incompatible avec la maîtrise décomplexée de l’outil linguistique de la communication internationale, était non seulement légitime, voire nécessaire, mais recelait aussi une réelle dimension de plaisir.
Quelle joie, en effet, pour un chercheur de briser une barrière, d’ouvrir une voie, de le faire savoir au monde entier en anglais, puis d’exprimer toute la beauté, scientifique et formelle, de sa découverte à l’aide de la palette sémantique et stylistique que lui offre sa langue maternelle ; à condition bien sûr d’en posséder les outils. Or, m/s a contribué à cela, a diffusé dans notre communauté « les mots pour le dire » en français. J’avoue ma satisfaction, écoutant des conférences, d’entendre des collègues parler de la « domiciliation » (homing) de telle sous-population de lymphocytes T dont tel gène a été « invalidé » par recombinaison homologue (knock-out). Il y a quinze à vingt ans, je me rappelle combien nous nous sommes posés de questions pour « traduire » précisément, brièvement et sans perte de sens, cette masse de termes ésotériques naissant dans la foulée du progrès scientifique et technique.
Il y a la forme, il y a le fond. Notre revue a-t-elle contribué à la prise de conscience par notre communauté des changements en cours aux plans des concepts, des connaissances, des pratiques et des débats ? Sans doute, en particulier en ce qui concerne l’acculturation des praticiens aux manières de penser issues des progrès en génétique moléculaire, neurobiologie, embryologie…, tous sujets qui ont fait l’objet de nos premiers lexiques : les schémas de ceux-ci ont été reproduits et utilisés très largement, en interne dans les services et dans l’enseignement des étudiants.
m/s a aussi constitué la principale source d’informations en français sur les recherches, domaines et disciplines émergents. Avec vingt ans de recul, j’ai du mal à détecter une réelle percée scientifique en biologie que nous n’ayons identifiée très tôt, présentée et dont nous n’ayons discuté les perspectives avec une certaine lucidité. Autosatisfaction direz-vous ? Testez vous-même !
Nos numéros, en 1985, étaient plus minces qu’aujourd’hui. Cependant, ils nous permirent d’emblée de faire le point des oncogènes, de l’instabilité chromosomique dans le cancer, de l’empreinte (ou sceaux) parentale, des biothérapies. Puis, dès notre troisième numéro, du Sida et de son virus, des mécanismes de l’obésité. Vinrent ensuite des revues sur le diabète, la douleur, les gènes du développement… En 1986, m/s fut sans doute la seule revue francophone à relever dans ses Nouvelles que l’évolution tendancielle des personnes séropositives pour le VIH risquait d’être presque constamment un Sida, rompant avec un optimisme officiel encore lénifiant à cette époque. Bien avant l’acmé de l’épizootie d’encéphalite bovine spongiforme et la suspicion de sa transmission à l’homme, m/s avait, sous la plume de Jean-Claude Dreyfus (qui avait très tôt rejoint les rédacteurs français) informé nos lecteurs des questions soulevées par cette maladie émergente, ses rapports avec la maladie de Creutzfeldt-Jakob et ses formes génétiques, avec la tremblante du mouton… En d’autres termes, un lecteur de médecine/sciences était - et reste - un professionnel ou un étudiant particulièrement conscient des bouleversements de son temps dans les domaines des sciences de la vie et de la médecine.
Vingt ans, le bel âge ! L’avenir est devant nous. Quel avenir ? Sans doute de poursuivre les mêmes objectifs dans un contexte qui s’est profondément modifié ; en particulier, la généralisation de l’édition électronique et l’abondance croissante en médias d’information scientifique imposent d’une part de s’adapter et, d’autre part, de continuer à offrir à tous les lecteurs - ceux d’aujourd’hui et ceux qui nous rejoindrons demain - des raisons objectives de nous accompagner, c’est-à-dire de leur proposer ce qu’ils ne trouveront pas ailleurs : la jubilation d’une science belle, rendue immédiatement accessible par certains de ceux qui la font, des mises en perspectives argumentées, visionnaires si possible, utilisant le véhicule d’une langue riche et maîtrisée, la nôtre.