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L’astronome russe, Iosif Shklovsky, racontait que, hospitalisé à l’hôpital de l’Académie des sciences de Moscou, il compta lui-même son pouls pour épargner au médecin d’avoir à le faire. « Soixante treize ! » lui dit-il. Le médecin ricana : « Faux, la fréquence des pulsations est toujours un nombre pair. » On sut, par la suite, qu’on lui avait appris à compter le pouls sur une demi-minute et à multiplier le résultat par deux. Shklovsky en conclut qu’elle devait probablement sa situation à des relations politiques plutôt qu’à sa perspicacité clinique. La plupart des désastres, petits ou grands, ayant ponctué l’histoire de l’Union soviétique, résultèrent de l’incompétence et de la corruption de personnages ne s’étant élevés à des positions de pouvoir que par soumission idéologique.

La tragédie de la génétique soviétique

Parmi ces personnages, l’un des plus monstrueux fut sans doute l’homme qui détruisit les sciences biologiques en URSS et dans les pays satellites, et dont l’influence s’étendit même aux laboratoires d’Europe de l’ouest. Trofim Denisovich Lyssenko naquit en 1898 en Ukraine au sein d’une famille paysanne pauvre, un avantage social qui lui permit, à l’âge adulte, d’obtenir une place dans une école agronomique et un éloge dans la Pravda, en tant que représentant de l’espèce, nouvelle, des « professeurs aux pieds nus ». Il rencontra et fit cause commune avec Ivan Vladimirovitch Mitchourine, un pauvre aristocrate vieillissant, qui se mêlait d’agriculture et croyait que des plantes d’espèces différentes pouvaient être croisées pour produire des fruits hybrides ; ces convictions extravagantes enchantaient le régime, et Lyssenko retint la leçon.

Lyssenko fit irruption sur la scène publique en affirmant qu’il pouvait traiter le blé d’hiver de façon à ce qu’il produise une moisson abondante au printemps, non seulement l’année suivante, mais aussi les années à venir. Il appelait sa technique « vernalisation ». On lui confia alors la responsabilité d’un département, créé spécialement pour lui à l’Institut national de reproduction des plantes d’Odessa. Deux raisons principales à son succès : d’une part la politique de collectivisation de Staline et une série de mauvaises récoltes avaient fait des millions de morts en Ukraine, dus à la famine ; les agronomes du pays étaient impuissants face à ce désastre et les bureaucrates, craignant la vengeance, s’agrippaient désespérément à chaque promesse de miracles. D’autre part, la théorie lamarckienne de la transmission, par laquelle des caractéristiques génétiques peuvent être imposées à des plantes (ou des animaux) par une intervention humaine, convenait très bien à la pensée marxiste, tandis que le déterminisme de la génétique mendélienne était détestable. Lyssenko perfectionna également un style de débats théâtral, efficace, et sa maîtrise des injures verbales : se faire alors traiter « d’idéaliste menchévique » annonçait parfois, pour un biologiste, des coups frappés à la porte à minuit, et un départ rapide pour le goulag ou la cellule d’exécution, car, à cette époque, Lyssenko bénéficiait du soutien personnel de Staline.

Lyssenko concentra ses attaques sur les meilleurs biologistes du pays, et notamment sur l’éminent agronome Nicolaï Ivanovich Vavilov. La situation devint critique lors d’une conférence à Moscou en 1936. La grande terreur stalinienne se déchaînait et l’atmosphère était menaçante. Staline avait laissé entendre qu’il ne devait y avoir aucune mention de la génétique humaine, mais l’Américain Hermann J. Muller, lauréat du prix Nobel, qui avait été nommé à la tête de l’Institut de génétique médicale de Moscou trois ans plus tôt, non seulement désobéissait, mais parlait haut et fort contre Lyssenko. L’issue fut désastreuse : une vague d’arrestations et d’exécutions s’ensuivit, et le secrétaire qui avait traduit le livre de Muller fut même exécuté. Vavilov réussit à faire sortir Muller du pays dans un convoi de « volontaires » pour la guerre d’Espagne. Le Présidium de l’Académie des sciences, poussé par Lyssenko, accusa docilement l’Institut de Vavilov de manquement à dénoncer « une position de classe hostile sur le front théorique ». Vavilov en réchappa pour un temps, mais fut finalement arrêté en 1941, accusé de « sabotage » et d’espionnage ; emprisonné, il mourut de privations et de maladie en 1943. Quelques biologistes courageux continuèrent de s’opposer à la dissémination des idées lyssenkistes, mais, dans l’ensemble, la recherche en génétique et dans les autres domaines sensibles de la biologie cessa tout simplement.

Rien ne pouvait contenir les excès de Lyssenko. Ses déclarations devinrent de plus en plus fantasques : une espèce pouvait être transformée en une autre (par exemple, l’orge en seigle, ce qu’il « obtint » dans sa ferme), et l’obtention de caractères voulus pour un organisme provenait non pas de la sélection naturelle (une imposture bourgeoise), mais de la coopération entre individus. Ainsi, un oeuf devait être fécondé par de nombreux spermatozoïdes pour garantir une descendance vigoureuse ; les plantes, quant à elles, pouvaient subir une « rééducation socialiste » et devaient être plantées en groupes pour que les éléments faibles puissent se sacrifier pour les forts ; des oiseaux chanteurs colonisés par le coucou donnaient naissance à des coucous, et ainsi de suite… Les disciples de Lyssenko infiltraient les positions élevées du savoir soviétique, ainsi que les académies, et les conséquences en étaient visibles dans le contenu des revues scientifiques. Le cas le plus bizarre fut peut-être celui d’Olga Lepeshinskaya, une ancienne révolutionnaire, amie de Lénine, qui n’avait de formation ni en biologie, ni dans d’autres domaines : elle découvrit pourtant que le jaune d’oeuf produisait toutes sortes de cellules, que les bactéries pouvaient être transformées en virus (et inversement) et les cristaux inorganiques donner des organismes vivants. Elle démontra la génération spontanée à partir de l’eau stérile et reçut, par téléphone, les félicitations de Staline.

Bien que Staline ait, certes tardivement, manifesté des doutes sur son protégé, cette situation se prolongea jusqu’à sa mort en 1953. Un certain nombre de projets grandioses avaient échoué spectaculairement, les ennemis de Lyssenko reprirent courage. Pendant la guerre, Lyssenko avait ainsi dirigé un projet forestier en Sibérie et décrété que les chênes devaient être plantés en groupes, selon son principe de coopération ; en peu de temps, presque tous les plants moururent. Khrouchtchev, le successeur de Staline, soutint Lyssenko, mais n’essaya pas trop fortement d’imposer sa volonté à une Académie des sciences revigorée. Lyssenko tomba seulement après la chute de Khrouchtchev en 1964, et fut relégué dans une ferme expérimentale près de Moscou. Il ne passa jamais en jugement pour ses exactions, et mourut dans une retraite tranquille en 1976. Nicolai Vavilov, sa victime la plus célèbre, avait quant à lui été réhabilité en 1955, à titre posthume.

Contagion dans les sciences physiques

L’ascension de Lyssenko encouragea un certain nombre de charlatans à rechercher des opportunités semblables dans d’autres domaines scientifiques. En chimie, ils obtinrent quelques réussites : ainsi, la théorie de la résonance, de l’américain Linus Pauling, sur la liaison chimique fut dénoncée comme « mécaniste » et donc contraire à l’enseignement marxiste. L’ironie de l’histoire voulut que le département d’État des États-Unis ait retiré à Linus Pauling son passeport, en raison de ses sympathies pour la Gauche. La résonance était un exemple « des tendances théoricoperceptives machiennes[1] des scientifiques bourgeois ». Pour des raisons obscures, elle enfreignait le principe non moins obscur énoncé par Friedrich Engels, selon lequel « une forme supérieure de mouvement ne pouvait être réduite à une forme inférieure de mouvement ». La résonance étant enseignée dans les universités soviétiques, on demanda aux professeurs de renoncer à leurs dangereuses attaches bourgeoises et de s’unir pour dénoncer Pauling et sa théorie, ce qu’ils firent. La physique fut soumise au même traitement. L’Encyclopédie soviétique avait frappé d’anathème le Principe d’incertitude et la Théorie de la relativité, tous deux rejetés comme manquements au marxisme, science qui subsumait toutes les sciences. C’était une pernicieuse erreur bourgeoise que d’imposer des limites à la précision avec laquelle la vitesse et la position d’une particule pouvaient être déterminées et de défendre (selon la Théorie de la relativité d’Einstein) de voyager à la vitesse que l’on souhaitait quelle que soit la vitesse de la lumière. Mais la physique russe était trop solide et utile pour se soumettre aussi facilement. Quand Beria ordonna d’annuler une conférence prévue sur la mécanique quantique (une autre aberration bourgeoise « idéaliste »), le directeur du projet sur la bombe atomique en appela à Staline. « Sans mécanique quantique, il n’y aurait pas de bombe », déclara-t-il. Staline ordonna que la conférence ait lieu, mais il rassura Beria : « Si le machin n’explose pas, nous pouvons toujours tous les fusiller ». Heureusement pour les physiciens, la bombe explosa et plusieurs d’entre eux reçurent le prix Staline ou le titre de Héros du travail socialiste.

Conséquences dans l’empire soviétique

Comment la doctrine marxiste, et notamment la biologie selon Lyssenko, affecta-t-elle la science au-delà des frontières soviétiques ? Dans tous les pays satellites, les anciens manuels furent remplacés par de nouveaux ouvrages fondés sur les préceptes de Lyssenko. Une exception partielle fut l’Allemagne de l’est, où les traditions scientifiques étaient plus solides qu’ailleurs. Le cas le plus tragique fut celui de la Pologne, où la science commençait seulement à se rétablir de l’assassinat par les Nazis, puis par les Soviétiques, de la plupart des intellectuels du pays. Le professeur de botanique à l’université Jagellon de Cracovie eut la malchance de publier son traité de génétique en 1948, au moment où la peste lyssenkienne ravageait le pays ; craignant pour sa place et pour sa vie, il fit toutes les librairies de la ville, rachetant tous les exemplaires de son livre qu’il put trouver. Les théories de Lyssenko représentaient maintenant l’orthodoxie en génétique, proclamée surtout par la nouvelle génération des « professeurs de la promotion sociale » (c’est-à-dire politique) qui supplantait l’ancienne génération. Des événements analogues se produisirent en Tchécoslovaquie, où 90 % des élites de l’Académie des sciences étaient membres du parti communiste. Selon Miroslav Holub, immunologiste (et poète), ces scientifiques qui avaient été les étudiants les plus brillants, acceptaient totalement et aveuglément les dogmes du marxisme et de la biologie de Lyssenko (la chute de Lyssenko fut suivie, bien sûr, d’un habile changement d’attitude).

Ondes de choc à l’Ouest

À l’Ouest, et notamment en France, la situation était plus complexe. En France et en Belgique, comme en Grande-Bretagne, le communisme conservait beaucoup d’attraits pour de nombreux scientifiques (comme bien sûr pour une bonne partie de l’intelligentsia). Parmi les leaders en Grande-Bretagne, le grand biologiste John Burdon Sanderson Haldane écrivait des chroniques régulières sur la science (qui valent encore la peine d’être lues) dans le Daily Worker, l’organe du parti communiste. On reprocha beaucoup à Haldane de ne pas avoir condamné le charlatanisme de Lyssenko dès le début ; Haldane écrivit plusieurs articles, d’abord naïfs, puis évasifs, avant de reconnaître, à contrecoeur, qu’il avait été dupé. De son côté, le parti communiste français (PCF), à la différence de son homologue britannique, représentait une force avec laquelle il fallait compter, et ses dirigeants étaient parfaitement disposés à émettre des opinions sur la science, comme sur tout autre sujet. Georges Cogniot, l’un des intellectuels du parti, saluait dans L’Humanité[2] l’aube d’une nouvelle ère de la biologie qui changerait le monde. Deux tendances diamétralement opposées s’étaient cristallisées, annonçait-il, l’une progressiste et matérialiste, enracinée dans les enseignements de Mitchourine, l’autre idéaliste et mystique, fondée par « les biologistes réactionnaires » Weissmann, Mendel et Morgan. La « théorie de la mutation », qui était l’ennemie de toute la pensée rationnelle, avait été vaincue. Même en 1955, bien que Lyssenko fût déjà discrédité en Union soviétique, Roger Garaudy, l’un des principaux théoriciens communistes, soutenait violemment que le refus de la biologie « mitchourienne » n’était pas moins qu’une tromperie à but politique.

Étonnantes à relater, les doctrines absurdes de Lyssenko exerçaient un attrait considérable, y compris à droite, car, selon l’historien et philosophe Dominique Lecourt, qui fait autorité en la matière, une majorité de biologistes français avaient alors une conception lamarckienne de l’hérédité : les théories de Darwin n’étaient pas encore, semble-t-il, bien installées. Les scientifiques communistes étaient pris dans un dilemme, et il y eut quelques victimes à gauche. En 1950, le manifeste du PCF affirmait qu’il y avait maintenant une science bourgeoise et une science prolétarienne, et que la science « est aussi affaire de lutte de classes, affaire du parti ». L’éminent biologiste Marcel Prenant, professeur à la Sorbonne et héros de la résistance, était membre du comité central du parti communiste français. Il essaya de trouver du sens dans la biologie de Lyssenko, mais échoua et, en fin de compte, osa la dénoncer. Il fut expulsé du comité central (mais demeura un membre fidèle du parti jusqu’en 1957). Une autre victime fut le généticien-mathématicien Georges Teissier, communiste et directeur du CNRS de 1946 à 1950. Le flirt prolongé de Teissier avec le lyssenkisme fut très probablement à l’origine de sa destitution par le Ministère de l’éducation, bien que sur des motifs inventés de toutes pièces. Du début à la fin, Teissier dirigea la recherche génétique conformément aux idées mendéliennes classiques et, finalement, désavoua Lyssenko. Claude Lévi, premier directeur du Département des sciences de la vie au CNRS (entre 1966 et 1974) parle « d’une très sale période », évoquant le suicide d’un de ses jeunes camarades, auquel aurait probablement contribué une impossibilité à concilier convictions politiques et scientifiques[3].

Naturellement, les effets de la débâcle soviétique sur la science française (ou britannique) ne doivent pas être exagérés. En France, à cette époque, la biologie n’était pas très solide, même si Boris Ephrussi récoltait des fonds de la Fondation Rockefeller (à la stricte condition que la recherche génétique dans son institut fût un secteur apolitique), et si la brillante nouvelle génération, conduite par André Lwoff, François Jacob, Élie Wollman, et Jacques Monod se mettait en marche, impassible en apparence face à tout le tumulte. Mais dans les Pays de l’est, les ravages de Lyssenko et de ses disciples avaient apporté la mort et le chaos intellectuel, non totalement réparés en une génération. Dans l’Allemagne nazie, la science avait été touchée de la même façon par l’idéologie dominante, et il est consternant de voir à quel point des scientifiques intelligents, jeunes ou moins jeunes, ont pu épouser des doctrines scientifiques qui semblaient, à l’évidence, tellement absurdes à un observateur au dehors. Beaucoup y souscrivirent par conviction, tandis que d’autres furent incontestablement poussés par la peur ou par des perspectives d’avancement. Durant le troisième Reich, il n’y eut qu’un seul cas rapporté de refus d’occuper un poste universitaire laissé vacant par un Juif ou un dissident politique.

Et aujourd’hui…

De tels événements pourraient-ils se produire aujourd’hui ? Hélas oui ! L’administration des États-Unis, par exemple, fait pression sur les scientifiques pour qu’ils approuvent ses positions idéologiques. Elle exige désormais que les médecins-chercheurs subventionnés par les agences gouvernementales ne parlent aux conférences de l’Organisation mondiale de la santé qu’après autorisation officielle. Le directeur du Fogarty international center s’est plaint que le Secrétaire d’État à la santé ait opposé son veto à 19 des 26 scientifiques éminents qu’il avait proposé pour son centre. Des comptes rendus de recherche sur des sujets tels que la pollution environnementale, les niveaux de plomb acceptables, le changement climatique, les espèces en danger ou les apports recommandés en sucre ont été censurés, ou déformés. Plus de 5 000 scientifiques, dont 48 lauréats du Prix Nobel, ont signé un document protestant contre l’ingérence de l’Administration dans le financement de la science et la manière de rendre compte de ses résultats. La communauté scientifique américaine est encore trop solide pour être facilement intimidée, mais un régime répressif trouvera toujours des carriéristes et, trop souvent, les moyens d’imposer sa volonté.