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Il n’est pas toujours aisé pour des chercheurs d’apprécier l’impact du sujet de recherche dont ils s’efforcent de percer les mystères. Un domaine d’étude peut démarrer par une simple curiosité intellectuelle et devenir des décennies plus tard un domaine incontournable de la biologie. L’étude de la dégradation des protéines par le protéasome en est une illustration. Dès le début des années 1940, Rudolph Schoenheimer démontre que les protéines sont continuellement dégradées en acides aminés qui sont recyclés dans la biosynthèse des protéines. Il existe donc un équilibre entre la synthèse et la dégradation des protéines, « l’équilibre dynamique des constituants de la matière vivante » [1]. Mais il faudra attendre les années 1970 pour isoler la protéase responsable de la dégradation des protéines cytosoliques et nucléaires des cellules eucaryotes : le protéasome, également appelé protéase multicatalytique ou prosome.
Ce qu’on appelle communément le protéasome (ou protéasome 26S) est en fait un gigantesque assemblage multiprotéique (d’environ 2,5 millions de daltons), constitué d’au moins 45 chaînes polypeptidiques, qui dégrade les protéines par un mécanisme nécessitant l’hydrolyse d’ATP. Cet assemblage est formé de deux complexes distincts, les protéasomes 20S et 19S (Figure 1).
Le protéasome 20S est constitué de 28 sous-unités qui s’assemblent en quatre anneaux heptamériques superposés conférant au protéasome 20S une architecture en tonneau. Les deux anneaux centraux définissent une chambre interne qui contient les sites actifs responsables de l’hydrolyse des liaisons peptidiques (activité peptidasique). L’accès aux deux extrémités de la chambre interne se fait par un conduit formé par deux anneaux périphériques, situés de part et d’autre des anneaux centraux. Les anneaux périphériques agissent aussi comme une barrière bloquant l’accès à la chambre interne. Les sites actifs peptidasiques sont donc confinés à l’intérieur du protéasome 20S et isolés de l’environnement cellulaire. Grâce à cette architecture, les protéines de la cellule sont protégées d’une dégradation inopportune. Le protéasome 20S constitue à lui seul un compartiment dans la cellule, et cette particule est devenu le paradigme d’une nouvelle classe de protéases : les protéases « autocompartimentées ».
Le protéasome 19S flanque l’une ou les deux extrémités du protéasome 20S. Il est constitué d’au moins 17 sous-unités différentes, dont 6 sous-unités ATPasiques qui forment un anneau hexamérique interragissant avec le protéasome 20S. Le protéasome 19S est responsable de la reconnaissance des protéines destinées à être dégradées. Généralement (mais pas exclusivement, comme le montre l’article d’E. Andermarcher et al.) ((→) m/s 2005, n° 2, p. 141), les protéines destinées à la dégradation sont préalablement marquées par un signal de destruction, une chaîne de molécules d’ubiquitine (une protéine de 76 acides aminés) liées de façon covalente. Ce marquage, appelé ubiquitinylation, est réalisé au terme d’une cascade enzymatique qui met en jeu trois enzymes : l’enzyme activatrice de l’ubiquitine (E1), l’enzyme de conjugaison (E2) et la ligase de l’ubiquitine (E3). L’ubiquitinylation permet la sélectivité et assure un contrôle temporel de la dégradation des protéines. La voie de l’ubiquitinylation a été découverte par Aaron Ciechanover, Avram Hershko et Irwin Rose, découverte pour laquelle ils ont été lauréats du prix Nobel de Chimie en 2004 ((→) m/s 2004, n° 12, p. 1156). Une autre fonction du protéasome 19S est de déplier les protéines destinées à la dégradation. En effet, les diamètres du conduit d’entrée (1 nm) et de la chambre interne (5 nm) ne permettent pas au protéasome 20S d’encapsuler des protéines natives. Les protéines doivent donc être dépliées avant de pénétrer dans la particule 20S : ce dépliement des protéines reconnues par le protéasome 19S est réalisé par les sous-unités ATPasiques grâce à l’énergie produite par l’hydrolyse de l’ATP. Ces ATPases sont également responsables de l’ouverture de la barrière qui ferme l’entrée du protéasome 20S et de l’injection des protéines dépliées dans la chambre protéolytique.
Une autre particularité du protéasome est son efficacité à dégrader les protéines. Lorsqu’une protéine dépliée pénètre dans la chambre interne protéolytique du protéasome 20S, elle se retrouve à proximité de plusieurs sites actifs peptidasiques capables d’hydrolyser les liaisons peptidiques adjacentes à de nombreux résidus d’acides aminés. En d’autres termes, le protéasome 20S présente une spécificité large et coupe une protéine simultanément à plusieurs endroits. Les coupures multiples sont aussi favorisées par le fait que les sites de coupure sont exposés et accessibles lorsque la protéine est dépliée. Les fragments produits par l’hydrolyse des liaisons peptidiques sont emprisonnés dans la particule 20S et restent confinés en permanence à proximité des sites actifs peptidasiques. Ils seront donc coupés de nouveau jusqu’à l’obtention de peptides (de 2 à 22 acides aminés) suffisamment petits pour s’échapper de la particule 20S : c’est ce qu’on appelle une dégradation processive. Ce mécanisme de protéolyse est différent de celui des protéases conventionnelles comme la chymotrypsine ou la subtilisine, qui ont une spécificité restreinte et ont généralement pour cible des protéines repliées dans lesquelles les sites de reconnaissance ne sont pas toujours accessibles : ces enzymes n’effectuent donc que peu de coupure dans une même chaîne polypeptidique et libèrent des fragments libres de diffuser dans la cellule, qui pourront échapper à d’autres coupures. À la paire de ciseaux généralement utilisée pour représenter une protéase classique, on préfèrera comparer le protéasome à un robot ménager qui broie la nourriture en petits morceaux. Les caractéristiques architecturales et catalytiques du protéasome entraînent la destruction totale des protéines destinées à être éliminées. On estime qu’une cellule contient en moyenne 1 million de protéasomes et qu’une protéine y est dégradée presque toutes les 20 secondes.
Outre l’étonnante efficacité et la sophistication de cette machinerie de destruction, l’importance biologique du protéasome réside dans le fait que la dégradation protéasomique contrôle une multitude de processus biologiques. Le protéasome fut longtemps considéré comme une simple poubelle responsable de l’élimination des protéines dépliées, mal repliées ou endommagées qui s’accumulent à la suite d’un stress environnemental ou de modifications génétiques. On sait maintenant que la dégradation protéasomique est impliquée dans le contrôle de la progression du cycle cellulaire, la différenciation des cellules, l’apoptose, la signalisation de l’inflammation, la réparation de l’ADN ou la régulation de l’expression des gènes. La dégradation protéasomique est aussi impliquée dans l’immunité cellulaire. En effet, les peptides antigéniques présentés par le complexe d’histocompatibilité de classe I à la surface des lymphocytes T sont produits lors de la dégradation des protéines antigéniques par le protéasome.
Il semble ainsi qu’il n’y ait pas un seul domaine de la biologie qui ne soit concerné par la dégradation protéasomique. Il n’est donc pas surprenant que de nombreuses maladies aient pour origine un défaut dans la machinerie de dégradation des protéines ubiquitinylées, soit qu’une protéine normalement dégradée par le protéasome ne le soit plus et s’accumule dans la cellule, soit que le protéasome dégrade de façon anormale une protéine dont la présence est vitale pour la cellule. Cancers, maladies neurodégénératives, mucoviscidose, dégénérescences musculaires et maladies inflammatoires sont quelques exemples de maladies qui impliquent un dysfonctionnement de la machinerie de dégradation des protéines ubiquitinylées. D’ailleurs, certains inhibiteurs du protéasome sont déjà utilisés pour le traitement du myélome multiple ou en phase d’essais cliniques pour le traitement de la sclérose en plaques et des accidents vasculaires cérébraux. Le protéasome n’a pas fini d’écrire son histoire.
Appendices
Référence
- 1. Schoenheimer R. The dynamic state of body constituents. Cambridge : Harvard University Press, 1942.