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[…] Avec vous, l’embryologie et la tératologie - c’est-à-dire la science du développement normal et celle des développements anormaux - font officiellement leur entrée dans notre Compagnie. Quel sujet, n’est-ce pas, Monsieur, que celui de la formation d’un être ! Comment le germe, comment la cellule première, dont rien ne laisse présager le prodigieux avenir, va-t-elle, par une série de changements bien ordonnés, se muer en organisme complexe ? Paul Valéry, qui s’interrogeait en philosophe et en poète sur le mystérieux passage de l’inertie de l’oeuf à l’envol de l’oiseau, déclarait « qu’en toute liberté et justice, c’est sur le germe qu’il serait bon de méditer, à supposer qu’il faille absolument méditer sur quelque chose ».
En 1930, la tératologie est encore une discipline assez peu fréquentée, et considérée comme accessoire, marginale. Pendant un long temps, l’intérêt porté aux monstres était surtout fait de curiosité plus ou moins malsaine, de crainte superstitieuse, d’anxiété théologique. On voyait en eux des signes, des présages, des avertissements (d’où leur nom, du latin monere), des châtiments du ciel ou des interventions du démon ; et l’une des grandes questions que l’on agitait à leur propos était de savoir s’ils étaient voulus par le Créateur ou s’ils témoignaient de son impuissance. « Je suis sûr - disait Dareste ‑, en agissant d’une certaine manière, de produire une monstruosité quelconque, mais je ne puis pas produire une monstruosité déterminée ». Et il doutait que la science des monstres atteignit jamais au degré de précision expérimentale qui permit d’obtenir le monstre désiré.
C’est à vous, Monsieur, qu’il était réservé de mener la tératogenèse à ce point de perfection et de commander ainsi à la monstruosité, jusqu’alors si capricieuse. Une petite fenêtre découpée dans la coquille, et obturée par une lame de verre, vous permettra de surveiller la formation progressive de l’embryon et de diriger, sur telle ou telle de ses parties, un très mince faisceau de rayons : selon le point touché, et le moment de l’irradiation, vous obtiendrez toute une gamme de poussins anormaux… En bref, vous faites naître, en vos incubateurs, la plupart des monstres qui apparaissent dans la nature, et mieux encore, plusieurs monstres de votre crû, que nul tératologiste encore n’avait aperçus. La conclusion est d’importance : de n’importe quel germe normal, on peut tirer un être anormal, et porteur de l’anomalie qu’on aura, pour lui, choisie à l’avance. « J’ai, dites-vous, la réputation un peu diabolique de faire des monstres ». C’est là, en effet, une industrie dont la nécessité échappe à beaucoup d’esprits simplistes, enclins à s’étonner que la science veuille délibérément ajouter au désordre et au mal. J’ai lu, sous une plume sans humour, que l’élection d’un producteur de monstres dénotait, de notre part, quelque perversité du goût et en disait long sur la décadence de notre époque…
À quoi sert-il de faire des monstres ? Mais, d’abord, à s’en procurer, pour en approfondir l’étude : la tératogenèse, comme la chimie, crée son propre objet. De plus, il est habituel, en biologie, que le normal s’éclaire par l’anormal, la règle par l’exception, et que l’on dévoile les ressorts d’un fonctionnement en s’instruisant des moyens de le mettre en défaut.
Vous avez enrichi la littérature scientifique de trois livres excellents. La Science des Monstres, Les Changements de sexe et Les Chemins de la Vie. Ce qui d’abord frappe en vous lisant, c’est la netteté, la fermeté, la franchise du style, qui ne cède jamais aux tentations de l’ésotérisme et aux paresses du jargon. Vous êtes constamment aussi intelligible, aussi aisé, que votre sujet l’autorise, car vous savez que le difficile, pour un écrivain de science, n’est pas de paraître savant mais de faire oublier qu’il l’est. On sent, à vous lire, que la recherche est pour vous bien autre chose que l’exercice d’un métier, que la poursuite d’une carrière ; elle répond à une exigence intime de votre personne, elle vous engage tout entier ; elle est, comme l’oeuvre pour l’artiste, une manière d’expression et de création.
Une langue, vous le savez de reste, ressemble beaucoup à une population d’êtres vivants. Il y apparaît, de temps à autre, des sortes de mutants, plus ou moins adaptés, plus ou moins malformés, voire monstrueux. Notre rôle est de les examiner avec soin, pour décider s’ils méritent que nous favorisions leur survie et leur prolifération en leur donnant asile.
Réponse au discours de M. Étienne Wolff[*]
Appendices
Note
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Discours prononcé à l’Académie française dans la séance publique du jeudi 19 octobre 1972.
Extraits choisis par Gérard Friedlander