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Le clonage animal promet d’être une activité rentable. Certes, des interrogations persistent: bien que la liste des espèces clonées continue à s’allonger (après le chat, le lapin [1] et le poisson-zèbre [2]), le taux de succès reste toujours très faible, de l’ordre de 1 %, et la « normalité » des animaux obtenus fait débat [3, 4]. Néanmoins, l’entrepreneur de ce secteur peut espérer tirer un jour le gros lot: ce que les analystes du marché appellent une killer application[1], une utilisation susceptible d’être généralisée et de produire d’importants profits[2]. Les applications pouvant donner lieu à d’importants chiffres d’affaires - telles qu’on peut les envisager aujourd’hui - rentrent pour l’essentiel dans trois catégories: la reproduction d’individus exceptionnels, l’obtention d’animaux génétiquement modifiés pour produire des médicaments, et la fabrication d’animaux « donneurs » pour des xénogreffes. Dans chacun de ces cas subsistent encore nombre d’incertitudes - mais tout développement industriel est un pari, et celui-ci intéresse beaucoup d’investisseurs.
La reproduction à l’identique et, si nécessaire en nombre important, d’animaux adultes de haute valeur commerciale (ou sentimentale pour ce qui est des animaux de compagnie [5]) ((→) m/s 2001, n°5, p. 604) est un domaine déjà bien exploré. Il ne demande, pour décoller vraiment, que la levée des incertitudes encore présentes concernant la bonne santé des individus obtenus. Notons cependant que la commercialisation de viande ou de lait provenant d’animaux clonés reste interdite, aux États-Unis, par la puissante Food and Drug Administration (FDA), alors que certains éleveurs projetaient de passer à cette étape dès 2003. Cette administration a adressé fin 2001 un avertissement aux entreprises du domaine, comme Infigen ou Advanced Cell Technology, pour leur indiquer que les animaux clonés constituaient à son sens des produits nouveaux soumis à autorisation, au même titre que les vaccins ou les antibiotiques à usage vétérinaire. La restriction est d’autant plus importante qu’elle s’applique également, au stade actuel, à la descendance des animaux en question. Or le marché du clonage de bovins est en grande partie fondé sur la commercialisation, à un prix unitaire de l’ordre de 30000 dollars, de reproductrices d’élite obtenues par clonage à partir d’animaux exceptionnels…
La FDA a apparemment été surprise par la rapidité avec laquelle le clonage est devenu une activité commerciale, et par l’émergence d’un marché pour ces animaux. Sa réaction, qui suscite évidemment beaucoup d’inquiétudes parmi les firmes du secteur, semble largement motivée par la perspective d’une apparition prochaine d’animaux génétiquement manipulés afin d’accroître leur production de lait ou de modifier les caractéristiques de leur viande. Ce n’est pas une vue de l’esprit: une entreprise australienne a récemment obtenu quatre génisses dont l’ADN comporte un exemplaire supplémentaire du gène de la caséine; l’objectif est d’augmenter la teneur en caséine, et donc la valeur marchande, du lait produit[3]. D’autres prévoient d’intervenir sur le gène de la myostatine, composant important du muscle, afin d’améliorer les caractéristiques de la viande. Ces perspectives, techniquement très proches, laissent entrevoir de belles batailles entre industriels, écologistes et instances de contrôle. Si l’on en croit les remous provoqués par l’introduction des OGM végétaux, l’on peut également s’attendre à des réactions fort peu enthousiastes de la part des consommateurs… La FDA a confié une étude sur ce sujet à un comité formé sous la responsabilité du National Research Council, émanation de la très officielle Académie Nationale des Sciences des États-Unis. Ce comité a rendu fin août 2002 un avis mitigé, indiquant que les animaux simplement clonés ne posaient probablement pas de problème particulier, mais que ceux dont les gènes avaient été modifiés devaient faire l’objet d’études supplémentaires et d’une réglementation à élaborer. En attendant, la commercialisation de viande ou de lait provenant de bétail cloné (et, a fortiori, cloné et transgénique) reste interdite, et des compagnies comme Infigen qui comptaient vivre de la vente aux agriculteurs d’animaux performants clonés se posent quelques questions sur le bien-fondé de leur stratégie - au moins à court terme.
La deuxième application, la transformation d’animaux en producteurs de médicaments, est déjà en bonne voie, du moins sur le plan des réalisations scientifiques. Le coût actuel de certaines de ces molécules est tel que cette application, qui a reçu le nom de pharming[4], peut en principe s’avérer très rémunératrice. Beaucoup de médicaments courants, comme l’aspirine, les anti-inflammatoires ou les tranquillisants, sont de petites molécules relativement faciles à synthétiser. Mais l’on utilise aussi, et de plus en plus, des protéines à usage pharmaceutique, comme l’insuline, les facteurs de coagulation sanguins ou l’érythropoïétine, dont la production par synthèse chimique est impossible (ou beaucoup trop onéreuse) en raison de leur complexité. Ces protéines thérapeutiques sont actuellement fabriquées par voie biologique, à l’aide de cultures de levures ou de cellules génétiquement modifiées, dont la mise en oeuvre à l’échelle industrielle pose de sérieux problèmes techniques et financiers. Il est donc séduisant de remplacer ces systèmes sophistiqués par un troupeau de vaches, de brebis ou même de lapines dont le lait, après une purification sommaire, fournirait la molécule désirée. C’est dans ce but que Wilmut, le « père » de Dolly, avait créé en 1990 la brebis transgénique Tracy, productrice d’α-1 antitrypsine, par la voie peu efficace de l’injection du gène dans les embryons. Polly, obtenue un an après Dolly par clonage à partir de cellules dans lesquelles le gène du facteur de coagulation IX humain avait été incorporé [6], montre que le clonage permet d’aboutir plus rapidement et plus sûrement à de tels animaux. La même démonstration de faisabilité a été réalisée par plusieurs autres firmes, mais ce secteur n’a pas encore décollé; une entreprise hollandaise spécialisée, nommée (justement) Pharming, a même récemment fait faillite. Ces difficultés sont sans doute temporaires, l’intérêt économique comme l’acceptabilité sociale de ce mode de production (par ailleurs techniquement au point) font penser qu’il va bientôt trouver sa place sur le marché.
Enfin, la production d’organes pouvant être greffés chez l’homme sans provoquer de rejet immédiat est la motivation essentielle des travaux d’inactivation génique et de clonage menés sur le porc [7]: il s’agit d’éviter le rejet suraigu d’organes grâce à l’inactivation chez l’animal du gène responsable de la production d’une molécule particulièrement immunogène. Selon certains, cette approche pourrait apporter une réponse à la pénurie actuelle d’organes disponibles. Pour cette dernière application, l’avenir commercial, malgré un marché potentiel estimé à plus de dix millions de dollars, reste encore très incertain tant en raison des risques sanitaires potentiels que d’une répugnance assez générale à l’égard de telles procédures thérapeutiques - répugnance dont témoigne une récente tentative d’attentat à la bombe contre un laboratoire italien spécialisé dans la xénotransplantation[5]…
L’industrie de clonage reste donc virtuelle, mais elle est prometteuse et, après tout, ses bases sont sans nul doute plus solides que celles de la prétendue « nouvelle économie » fondée sur Internet, si à la mode jusqu’à fin 2000… Or, qui dit activité rentable, ou potentiellement rentable, dit création d’entreprises. Les start-up fleurissent; et le fonds de commerce d’une start-up, c’est en grande partie sa « propriété intellectuelle », autrement dit les brevets que détiennent ses fondateurs. Lorsque arrive le moment crucial où une firme récemment fondée doit réunir les quelques millions d’Euros qui lui permettront de fonctionner durant une ou deux années, de développer son produit et de se faire une place sur le marché, les « capital risqueurs » auxquels elle s’adresse fonderont leur jugement sur la qualification scientifique ou managériale des fondateurs, sur la qualité du business plan, du projet d’entreprise…, mais aussi et surtout sur les brevets dont elle dispose. Ceux-ci sont censés protéger les procédés employés par la firme, lui éviter d’être immédiatement copiée en cas de succès, mais ils doivent aussi la garder contre les attaques de concurrents qui prétendraient qu’elle empiète sur leur chasse gardée. Dans le monde de la biotech tel qu’il fonctionne aujourd’hui, la propriété intellectuelle est une denrée vitale.
Aussi n’est-il pas étonnant que fleurissent les brevets portant sur différents aspects du clonage: Wilmut et Campbell en avaient déposé deux dès 1995 en Grande-Bretagne. Bien d’autres se sont livrés au même exercice, de sorte qu’aujourd’hui plus de cent brevets ont été accordés dans ce domaine. Leur texte est librement accessible, notamment (pour ce qui est des États-Unis) sur le site Internet du US Patent and Trademark Office[6]. Un rapide examen montre que les titres de ces brevets sont relativement précis et limités, de manière à faciliter leur obtention, car les services chargés de l’examen des demandes veillent à écarter les revendications trop larges. En revanche, le corps des documents vise à donner aux déposants le maximum d’arguments pour se défendre contre d’éventuels attaquants, tout en leur permettant de chercher eux-mêmes noise à leurs concurrents. Il apparaît aussi que les méthodes décrites n’apportent souvent rien de fondamentalement nouveau: ce ne sont parfois que de petites variations sur des thèmes déjà connus et publiés. Qu’importe: même s’il n’est pas réellement novateur, un brevet est toujours une arme dans la négociation avec un concurrent, et un atout dans le difficile dialogue avec les « capital-risqueurs ».
Il faut dire que la bataille actuelle autour des brevets sur le clonage est assez rude. Parmi les forces en présence, Wilmut, Campbell et PPL Therapeutics, dont les brevets sont centrés sur l’emploi de cellules quiescentes (en phase G0) (Figure 1), l’astuce qui selon eux est responsable de leur succès avec Dolly. Du coup, d’autres protagonistes insistent sur le fait qu’ils seraient capables d’effectuer des clonages à partir de cellules en croissance, et affirment que, de ce fait, ils échappent aux brevets précités. C’est le cas notamment d’Advanced Cell Technology, dont les chercheurs affirment, publications à l’appui [8], que l’efficacité est meilleure avec des cellules en phase G1. Geron, une autre entreprise Nord-américaine, a acquis les droits des brevets britanniques, affirme qu’ils s’appliquent à toutes les formes de clonage à partir de cellules adultes - et s’attaque à Advanced Cell Technology. Quant à l’entreprise Infigen (Wisconsin, États-Unis), qui avait déposé des brevets sur les techniques de transfert de noyaux bien avant la naissance de Dolly, elle a attaqué en justice Advanced Cell technology: la procédure a abouti à un accord à l’amiable dont les incidences financières, comme c’est l’usage, n’ont pas été rendues publiques.
Au total, la situation apparaît complexe et conflictuelle: les avocats (comme souvent aux États-Unis, notamment en matière de biotechnologie) peuvent se frotter les mains, on n’a pas fini de faire appel à eux. N’oublions pas que derrière ce marché du clonage animal se profile peut-être celui du clonage (thérapeutique) humain qui pourrait prendre une grande ampleur si ce type d’intervention est socialement accepté et s’avère efficace. Les cellules-souche humaines, par exemple, sont déjà couvertes par de multiples brevets. Selon le groupe Patent Watch, une émanation de l’International Center for Technology Assessment de Ralph Nader, certains des brevets accordés ou en examen pourraient même s’appliquer au clonage reproductif humain… Le marché de la santé, dans les pays riches, est à peu près le seul dont l’expansion soit assurée, et il correspond déjà à près de 15 % du produit intérieur brut aux États-Unis[7] - plus que l’automobile et les activités associées. Pour la France, on en est à 10 %, et le chiffre ne cesse d’augmenter…
Au terme de cette description, quelques réflexions sur le business du clonage animal. Constatons que les problèmes éthiques sont considérés comme résolus: personne, dans le monde de la biotech, ne semble se demander s’il est admissible de cloner des animaux, quel qu’en soit le motif. Or de nombreux groupes, religieux, écologistes ou autres, restent opposés par principe au clonage d’animaux, tout comme l’opinion publique qui le condamne à une forte majorité[8]. Pourtant, l’acceptabilité des produits ainsi obtenus ne semble pas susciter d’inquiétude chez les industriels. Y a-t-il là une sous-estimation du rôle et de la puissance des consommateurs? Existe-t-il une possibilité de réactions négatives qui, comme pour les OGM végétaux (du moins en Europe), feraient voler en éclats les business-plans les mieux préparés? C’est à mon avis improbable pour les produits thérapeutiques, perçus comme vitaux et dont l’origine animale sera sans doute peu perceptible. En revanche, une opposition violente à la mise sur le marché de viande ou de lait provenant d’animaux clonés (plus encore s’ils sont génétiquement modifiés) est probable, l’attitude des autorités de contrôle nord-américaines le montre clairement. Il faut néanmoins bien admettre, au terme de ce rapide examen du monde du clonage animal, que la « marchandisation » du vivant est bien avancée…
Appendices
Notes
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[1]
Le lecteur puriste sera peut-être irrité par la fréquence des termes anglo-saxons dans ce chapitre. Cela tient à son cadre, le monde de la biotechnologie appliquée dans lequel cette langue est dominante - même lorsque l’on parle français. Je pense ainsi traduire plus fidèlement l’ambiance (la flavor) de ce microcosme assez particulier.
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[2]
Un exemple de killer application assez inattendue: l’utilisation du Minitel pour les « messageries roses ». À la surprise des autorités qui, lors de son introduction, imaginaient pour ce nouvel instrument des emplois très sérieux (annuaires, encyclopédies, services éducatifs…), ces services allaient rapidement (et aujourd’hui encore) représenter une part importante du trafic et des profits.
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[3]
Le lait de vache contient normalement environ 3,5 % de caséine (principal composant utile pour la fabrication de fromages); l’espoir est d’atteindre ou de dépasser 4 %.
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[4]
Jeu de mot sur Pharmaceutical et Farming.
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[5]
Une bombe de 15 kg a été déposée dans les toilettes d’un institut de zootechnie à Modène, et n’a heureusement pas explosé. La tentative est signée: une inscription « Arrêtez la xénotransplantation » sur le mur du bâtiment (Nature 22 août 2002; 418: p. 811).
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[7]
Voir OECD Health data 2000 - a comparative analysis of 29 countries disponible à http://www.oecd.org/els/health/software/fad.htm2000
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[8]
Un sondage commandé par l’hebdomadaire Time Magazine et la chaîne de télévision CNN en 2001 indique que 67 % des personnes interrogées sont opposées au clonage de moutons ou d’autres animaux d’élevage.
Références
- 1. Chesné P, Adenot PG, Viglietta C, Baratte M, Boulanger L, Renard JP. Cloned rabbits produced by nuclear transfer from adult somatic cells. Nat Biotechnol 2002; 20, 366-9.
- 2. Lee KY, Huang H, Ju B, Yang Z, Lin S. Cloned zebrafish by nuclear transfer from long-term-cultured cells. Nat Biotechnol 2002; 20: 795-9.
- 3. Rideout M, Eggan K, Jaenisch R. Nuclear cloning and epigenetic reprogramming of the genome. Science 2001; 293: 1093-8.
- 4. Humpherys D, Eggan K, Akutsu H, et al. Abnormal gene expression in cloned mice derived from embryonic stem cell and cumulus cell nuclei. Proc Natl Acad Sci USA 2002; 99: 12889-94.
- 5. Jordan BR. Chroniques génomiques. Clonage: et maintenant, un chat… Med Sci 2002; 18; 425-7.
- 6. Schnieke AE, Kind AJ, Ritchie WA, et al. Human factor IX transgenic sheep produced by transfer of nuclei from transfected fetal fibroblasts. Science 1997; 278: 2130-3.
- 7. Dai Y, Vaught TD, Boone J, et al. Targeted disruption of the alpha1,3-galactosyltransferase gene in cloned pigs. Nat Biotechnol 2002; 20: 251-5.
- 8. Kasinathan P, Knott JG, Wang Z, Jerry DJ, Robl JM. Production of calves from G1 fibroblasts. Nat Biotechnol 2001; 19: 1176-8.