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La propriété est le concept du XIXe siècle, écrira Hermitte. Mais elle est plus qu’un site historique de la pensée juridique moderne. Son examen est une invitation à une entreprise archéologique. À travers elle se lit la construction du savoir juridique; elle est génératrice de sens. L’exercice de consigner dans ces lignes quelques-uns des enseignements fondamentaux que le sujet nous fournit montre également la posture idiosyncrasique du juriste pris dans un réseau de rationalités qu’il prend pour autant d’axiomes; une pathologie affligeante, mais ô combien rassurante, car au-delà des mots et de leur fausse robustesse : le vide. C’est finalement ce que Josserand nommait la « plasticité » de l’idée de propriété et sa force descriptive qui seront examinées brièvement. La question se pose : la réduction du monde qui nous entoure en impulsions électriques annonce-t-elle l’obsolescence de la propriété?
Le concept de propriété ouvre traditionnellement sur deux dimensions d’un même sujet.
La première est politique. L’idée de propriété est d’abord le siège de la réflexion sur l’État et son gouvernement. Un outil de planification sociale. S’y engouffrent ici toutes les théories politiques, du nominalisme au libéralisme. Le droit de propriété fait apparaître alors d’un coup l’individu et le citoyen; il est le point de confluence. L’État est la source des droits que l’individu peut faire valoir contre tous, y compris contre l’État. C’est un positionnement essentiel qui fait apparaître la taxonomie générale droit public et droit privé. À l’intérieur, l’idée se poursuit dans la figure du droit subjectif et celle de son Janus, le droit objectif. Ce qui explique très bien que le droit de propriété ne peut pas être asocial ou antisocial puisqu’il est droit — certains diront pouvoir — avant d’être prérogative. Osons l’annoncer : le droit est donné in-trust, il est une notion trempée dans la raison sociale. De là une autre proposition fondamentale : la notion d’État a une portance différente selon les traditions, ce qui donne à la notion de droit (right) un trait plus ou moins prononcé. Le droit de propriété peut constituer, selon le cas, le trait d’union entre l’individu et l’État ou, si l’on opte pour une vue plus éthérée de la collectivité, dessiner cliniquement l’ensemble des droits et obligations dans une chose à travers laquelle on aperçoit les autres et des intérêts concurrents (bundle of rights). Il est intéressant d’ailleurs de remarquer que les tentatives de réconciliation du droit civil et de la common law, si l’on se limite à l’examen des équivalences possibles de l’abus de droit en common law, procèdent d’une élévation de la notion de right par l’apport d’idées d’ordre métaphysique, telles que celles de juridiction, de Justice ou d’éthique; des idées qui permettent d’enrichir la notion de right pour y placer les conditions principielles de sa fonction sociale. Le droit civil fait tout cela à la fois et intègre dans son schéma des éléments de la science politique. Le texte de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 avait établi le programme : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. » L’État est retenu aux clôtures des fonds, laissant le propriétaire à ses rêves de jouissance, mais il en contrôle subtilement les usages. Cette jouissance limitée est accompagnée de surcroît par l’impôt. La propriété devient le lieu de l’émancipation personnelle, une sphère de liberté. Sans surprise, Reich proposera la même description : « Property draws a circle around the activities of each private individual or organization. […] Within, he is master, and the state must explain and justify any interference. » Le droit américain, fondement d’une nation idéale comme l’observa Tocqueville, emploie aussi la notion de droit pour agencer les rapports entre l’individu et l’État : le droit de l’individu est le droit de l’individu en société, c’est-à-dire une liberté placée sous les contraintes imposées par la nécessité de vivre ensemble. Notons enfin le contexte des épanchements théoriques. La propriété a évolué au gré des formes changeantes du capital (tout d’abord terrien puis industrieux), qui est le faire-valoir de l’ambition professionnelle et de l’entrepreneuriat. Que la propriété participe directement aux affaires publiques ne paraît plus discutable, même si l’agitation technicienne des privatistes nous ferait presque oublier cette évidence. Le droit privé et a fortiori le droit de propriété sont des droits publics comme les autres. Cette proposition est peut-être plus juste en droit civil pour les raisons évoquées de connexité avec la chose publique. Mais tous les droits montrent les mêmes signes : le droit fiscal, le droit municipal, le droit environnemental présentent une propriété non plus exclusive, mais participative. Dans le Code civil du Québec, l’intérêt général occupe de plus en plus le champ prescriptif : l’article 982 soumet l’usage d’une source à l’intérêt général, l’article 976 traite des inconvénients normaux du voisinage, etc. Le paragraphe premier de l’article 947 in fine n’en est-il pas également la démonstration? Ce dernier se lit comme suit : « La propriété est le droit d’user, de jouir et de disposer librement et complètement d’un bien, sous réserve des limites et des conditions d’exercice fixées par la loi » [nos italiques]. Modalités et démembrements montrent également une propriété partagée et à usages multiples. Le droit de propriété n’existe que par rapport aux autres et, plutôt que d’être la forme juridique de l’isolement, il est, dans son schéma réglementaire, la prolongation de nos interactions sociales à travers les choses qui nous entourent. La common law, encore symboliquement, emprunte des complexités du droit des tenures et n’a jamais eu d’illusions quant à sa nature intersubjective. Ce qui lui a permis de saisir le droit non dans l’État, mais dans son expression relationnelle. Ce n’est plus le propriétaire et sa chose qui caractérisent la représentation du droit civil; une représentation peinte dans l’intimité sourde d’une construction tout intellectuelle. Le bien, tout comme le contrat, est le lieu d’échanges. D’ailleurs, la racine de la propriété en common law est la possession. Or cette possession fait voir, dans la posture initiale, une situation dans laquelle le droit protège celui qui a la responsabilité de la chose d’autrui (bailment). Déjà on reconnaît que celui qui a la chose n’est pas propriétaire, mais ne mérite pas moins — et surtout peut-être car il est redevable au vrai propriétaire — d’être protégé. La propriété « imparfaite », relative pourrons-nous dire, est faite d’intérêts variés portant sur une même chose. Elle devient le modèle de la propriété moderne.
La seconde dimension est juridique. C’est l’ingénierie du droit qui est à l’étude. Le droit de propriété construit les objets du commerce, il fournit la matière du contrat de vente au droit des successions, au droit de la fiducie, etc. C’est donc, au sens propre, un concept fécond à partir duquel sont créées les choses du commerce. Le droit de propriété est indissociable de la vente, d’où la tentation de voir dans toute chose susceptible d’échange un bien. Si la vente n’est pas nécessaire à son existence, son appétit renouvelé le fait vivre. Le contrat de vente est, écrit Pothier, « un contrat par lequel l’un des contractants, qui est le vendeur, s’oblige envers l’autre de lui faire avoir librement, à titre de propriétaire, une chose […] ». Le contour juridique de l’objet conditionne ainsi son transport. On comprend alors l’enjeu : la qualification de chose est un début d’interrogation sur les conditions juridiques et sociales de sa circulation et de son emploi. La chose est le commencement, la propriété est le moyen, le bien est le prononcé de la propriété en droit. La common law se dispense des variations de langages. Le terme property est utilisé pour décrire à la fois la chose et le droit. Elle a peut-être également moins d’égards envers le travail laborieux de classification qu’elle jugera superfétatoire. Mais au bout du compte, l’entreprise est la même. Elle est libérale : rendre possibles l’échange et la création de valeur. Le droit civil diffère dans le style seulement. La notion de bien est le sujet d’une réflexion plus alambiquée. Dans l’annexe du droit des obligations, le civiliste s’emploie, tel un bureaucrate appliqué, à organiser et classer la matière des transactions commerciales. La doctrine a distingué très tôt les biens innés insusceptibles d’échange — une formule annonciatrice de la réification du corps humain — et les autres. Elle s’est ensuite interrogée sur la propriété des créances. Un poncif, nos richesses deviennent immatérielles. Déjà la première loi anglaise, la Loi d’Anne, a été édictée tout à la fois pour les « Authors » et les « Purchasers » de livres. Le texte de la loi française de 1793 relative à la propriété littéraire et artistique fait voir la même mécanique commerciale : le premier article dispose que « [l]es auteurs d’écrits en tout genre […] jouiront durant leur vie entière du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans le territoire de la République et d’en céder la propriété en tout ou en partie ». Les droits devinrent les biens, rendant obsolète la définition de la propriété comme d’un droit dans une chose et fuyant la distinction entre droit réel et droit personnel. Serge Frederic Grunzweig fut l’apôtre en pays civilistes des théories américaines hohfeldiennes, théories dites relationnistes puisqu’elles s’emploient à démontrer que les droits réels sur la chose d’autrui ont finalement une structure fort similaire à celle des droits personnels. Il en est terminé de la matérialité des biens. Il ne peut pas y avoir de droit sur la chose, mais seulement des droits et des obligations mêmes si ces dernières sont de nature passive. « Tout le régime des biens, écrira Zenati, est remis en cause par l’irruption de l’immatériel […] ».
Ces réflexions émanent bien entendu de spécialistes du droit des biens. Provenant d’un autre lieu, celui de la propriété intellectuelle, nous devons les rejoindre dans leurs conclusions les plus récentes : on ne peut pas expliquer la propriété à partir de ses attributs ou caractères (exclusivité, perpétuité, etc.). C’est l’objet qu’il faut interroger, et non le droit. Les modalités nouvelles de la propriété, sa réorganisation dans l’espace et le temps (time-sharing, fiducie, etc.) ont décuplé ses formes. L’agilité du concept semble sans borne. Certains voient dans l’usufruit et la nue-propriété une séquence de propriétés : une prise en possession fractionnée dans le temps. Mais, à vrai dire, si vue d’en haut la propriété a pu symboliser l’acte de puissance et ramener dans son principe la totalité des utilités d’une chose, vue d’en bas la proposition est un panier percé. La chose ne s’est pas laissée si facilement domestiquer. Elle est retorse. Le droit de propriété intellectuelle, non la moindre des propriétés, nous a très tôt appris que cette propriété est dépendante des propriétés de l’objet, son originalité pour le droit d’auteur, son utilité et sa nouveauté pour le droit des brevets, de la même manière d’ailleurs que la propriété s’attendait à son origine à pouvoir s’incorporer dans la matérialité des choses. Dès lors, on se demande si ce ne sont pas plutôt les droits qui en sont extraits — les droits d’exploitation — qui sont les biens : car même l’oeuvre cédée est toujours bien celle de son auteur; rien ne peut rompre le lien. En quittant l’orthodoxie, on s’aperçoit bientôt que la nature meuble ou immeuble du bien requiert une qualification tout autant que l’originalité ou la nouveauté en propriété intellectuelle. Il faut décrypter la chose pour comprendre de quelle propriété elle est faite. Les lignes jusqu’alors asymptotiques du droit des biens et de la propriété intellectuelle se rejoignent désormais pour, ensemble, s’interroger sur la fonction du concept face aux biens numériques. Les juristes qui forment leurs troupes restent interpellés par le spectacle fascinant qui leur est donné de contempler : l’objet n’est plus unique, le même objet est à la fois corporel et incorporel (que l’on songe au fichier électronique, fait d’impulsions électriques et d’informations), mais surtout il est reproductible et multiple. C’est alors peut-être le (mauvais) caractère de la propriété, son exclusivité, qui s’érode. Résidualité, perpétuité et séparabilité tombent comme autant de masques devant l’ubiquité des biens. Les biens n’ont jamais été que des choses irradiées par les droits. Ils sont, d’après Dross, le « décalque des utilités génériques des choses ». Selon l’approche structurale développée par ce dernier, le droit de propriété porte sur les choses, non sur les droits. Inutile d’expliquer le transport des droits, cession, licence, à partir de la propriété. La chose explique le droit de propriété et en crée sa mesure réelle. Nous croyons devoir nous écarter de cette approche. Nous retiendrons d’elle son principal apport : ce sont les choses laissées à l’imagination humaine qui structurent le droit de propriété, qui le nourrissent. Le droit codifie certaines de ses utilités au gré de leur acceptation sociale et des innovations, « the rule of recognition », selon Hart. C’est alors que la chose brille comme une boule à mille facettes, le droit se fait miroir de certaines des déflexions seulement. De là deux voies possibles. La première est empruntée par Dross : la chose, corporelle ou incorporelle, est l’objet de la propriété. Ses utilités — qui sont transportées soit comme droit réel, soit comme droit personnel — peuvent être partagées entre différents propriétaires, mais les droits qui capturent ces utilités ne sont pas les biens, ils ne sont pas des objets distincts de la chose. La propriété est dans cette perspective ainsi ramenée aux choses. La seconde voie part de la chose pour s’en affranchir rapidement. La chosification dans l’analyse propriétaire (thingness) permet d’apprécier le rôle de la chose dans la construction du droit : elle révèle les droits que l’on peut en extraire. Les biens seraient alors les droits; le bien est le prononcé politique sur la chose. L’oeuvre est une chose, mais c’est le droit de reproduction ou de traduction qui peut être cédé. Peu importe effectivement que la chose soit corporelle ou incorporelle. La propriété serait manufacture matricielle de droits à partir des choses. Quoi qu’il en soit, ramener le droit à la chose permet de véritables prouesses interprétatives, par exemple de découvrir un droit de propriété dans le fichier électronique au bénéfice des utilisateurs indépendamment des droits des tiers dans son contenu. Droit de propriété de l’utilisateur et droit de propriété intellectuelle peuvent coexister dans le même objet et nous font voir différents biens. Cela permet aussi de constater l’affaiblissement des théories volontaristes pour justifier le droit subjectif de propriété : la chose numérique est multiple et s’accommode fort bien d’une pluralité de propriétaires.
L’identité du propriétaire et l’unité des puissances sur l’objet sont une réminiscence de l’approche matérialiste de la propriété; tous s’entendent pour s’en défaire. Certes, il y a un avantage à ce que la chose, lorsqu’elle est unique ou rare, puisse avoir un centre de décision unique pour que cette même volonté soit relayée par contrat. Cette tare — l’égoïsme élevé en système — est frappée également d’un préjudice historique : le droit féodal encombrait la chose de liens juridiques. Mais n’est-ce pas cela la propriété, un complexe de liens? Et si le bien numérique permettait cette fois l’existence simultanée de plusieurs droits dans un même objet?
Le droit de propriété est l’ultime technologie de l’entreprise libérale. Le droit est technologie.
Appendices
Bibliographie
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