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Introduction

Avec l’émergence des technologies de l’information et la mondialisation de l’économie, c’est toute la société qui a été transformée, de son économie à sa culture, en passant par son droit. Ce dernier est aujourd’hui dans un état de « transit », en réécriture quasi permanente pour s’adapter aux derniers développements ou satisfaire aux besoins politiques[1]. L’inflation législative et la création d’un droit qui ne reste toujours qu’à l’état de brouillon modifiable à souhait posent des problèmes de cohérence au sein de celui-ci[2]. Aujourd’hui, les règles de droit sont constamment appelées à être réécrites pour être adaptées aux nouvelles mutations sociétales, notamment du fait du contexte numérique[3]. Cette incandescence de la règle de droit ne touche presque que les textes modernes. Néanmoins, l’évolution rapide des technologies ne peut à elle seule justifier ce mouvement d’un droit temporaire. Elle est le résultat d’une évolution de la légistique — de l’approche de la conception du droit — depuis l’imprimerie jusqu’au copier-coller du traitement de texte[4].

Dans The Morality of Law, Lon L. Fuller soulignait qu’une instabilité législative trop importante ne crée pas seulement un mauvais droit, mais un ensemble qu’il est difficile de pouvoir encore nommer système juridique[5]. Sans peut-être suivre une conclusion aussi dramatique, il n’en reste pas moins que les « bonnes » lois sont rarement rédigées dans un contexte politique et sociétal en constante effervescence. La conception du droit demande d’établir des cadres et des relations cohérentes[6]. Une telle cohérence est nécessaire à la légitimation du droit et à la sécurité juridique des relations.

L’effervescence législative provoquée, entre autres, par les technologies de l’information est souvent critiquée. Il convient en effet d’arrêter de croire que toute modification technologique ou sociétale doit nécessairement emporter une modification du droit[7]. Le droit se doit d’évoluer avec la société, mais il n’est probablement pas nécessaire de vouloir tout repenser, réécrire ou créer de nouvelles approches à chaque nouveauté[8]. Certes, il n’y avait point besoin d’un droit des chevaux, mais le numérique demande plus de nuances[9]. Un certain nombre de questions trouvent leur solution dans le droit existant, alors que d’autres demandent une intervention législative. Néanmoins, bien souvent, cette intervention s’avère nécessaire du fait de règles de droit rédigées de manière trop restrictive au regard d’une technologie particulière : le papier. Comme l’a souligné Chris Reed

precise rule-making can be less effective at achieving regulatory objectives than a rule-set which is open-textured, accompanied by regulatory conversations which focus on meeting the broad regulatory objectives rather than on detailed rule compliance.[10] [...]

By contrast, laws drafted in terms of broad and open-textured rules have a much stronger normative force, at least in the longer term. Their underlying aims and purposes are more easily understandable by the law’s subjects, even if it is not necessarily clear precisely what needs to be done to comply with the law. Because of their lack of precision, laws of this type seem to adapt more easily to the new fact-situations thrown up by cyberspace. As examples, the courts have had no difficulty in applying the rules against defamation and harassment, or in imposing liability for negligent online statements [notes omises].[11] [...]

The sacrifice of certainty is more than out-weighed by the improvement in the ability of the law’s subjects to understand the obligations imposed on them. It is anticipated that the normative effect of such a law will be stronger and that the aims of the law are more likely to be achieved.[12]

Ainsi, afin d’offrir un cadre juridique stable et clair, nous avançons que notre matrice juridique devrait être repensée selon une approche du droit dite fonctionnelle. Une conception fonctionnelle de la règle de droit autour de principes permet, selon nous, d’offrir un droit plus stable, réfléchi et cohérent, loin de l’effervescence de la pratique législative actuelle qui s’apparente au marketing[13]. Couplée à des principes et outils d’interprétation fonctionnelle de la règle de droit, une telle conception du droit permet sa mise en oeuvre face à de nouvelles réalités que le législateur n’aurait pu prévoir. L’intervention législative se fera plus rare — et alors, espérons-le, plus sereine et cohérente.

L’approche fonctionnelle n’est pas en soi nouvelle. Le fonctionnalisme a en effet touché l’ensemble des branches du droit depuis les années 1920[14]. Des auteurs en droit international, tant public[15] que privé[16], ou en droit administratif, tant civiliste[17] que de common law[18], ont adopté une approche fonctionnelle de la règle de droit et des notions juridiques. De même, une méthode fonctionnelle de l’étude comparatiste du droit a été proposée[19]. Finalement, la vision réaliste — et notamment son approche fonctionnelle du droit — a tellement été intégrée par la doctrine, parfois sans dire son nom, que certains auteurs présentent comme un « truisme »[20] le fait que « we are all (legal) realists now »[21], ou du moins, dans une certaine mesure.

Malgré ce succès, les outils de l’approche fonctionnelle du droit n’ont, semble-t-il, été que peu étudiés, sauf en droit comparé[22]. Dans son étude fouillée sur les équivalents fonctionnels, Marie Demoulin a présenté certaines bases de ce qui nous apparaît être l’un des outils de l’approche fonctionnelle. Il reste qu’elle cantonne — comme d’autres — l’approche au formalisme technologique, notamment en matière de contrat et de preuve[23]. Or, si traditionnellement l’approche fonctionnelle est connue en droit du commerce électronique ou en droit de la preuve afin de permettre l’adaptation du droit existant aux nouveaux enjeux technologiques, certains auteurs l’y ont restreint[24] et nous n’adhérons pas à cette limitation. En effet, comme nous le verrons, l’approche a montré toute son utilité notamment en matière de sûreté[25], de vie privée[26], de bien[27] et de droit de marque[28].

Le présent essai se propose ainsi de discuter et présenter l’approche fonctionnelle du droit telle qu’elle peut être utilisée pour repenser le processus législatif et l’interprétation jurisprudentielle dans un monde en constante évolution, entre autres du fait des évolutions technologiques. Notre exposé n’a pas vocation à présenter une théorie du droit, de ce qui est, ou de ce qui doit être considéré comme droit. Notre objectif est plutôt de présenter une méthode qui nous semble à même d’établir des législations pérennes et stables, d’accueillir les évolutions sociétales et contextuelles, et d’appliquer les règles de manière à ne pas discriminer des situations fonctionnellement équivalentes.

Dans une première partie, cet essai présentera les origines et fondations théoriques de l’approche fonctionnelle du droit, avant de discuter des deux dimensions qu’elle nous semble recouvrir. Dans une seconde partie, nous exposerons l’approche fonctionnelle comme une manière de concevoir et de rédiger le droit afin de lui permettre d’accueillir le futur, notamment par l’entremise des notions fonctionnelles. Enfin, dans une troisième partie, nous étudierons le volet interprétatif de l’approche fonctionnelle, qui offre aux juristes des méthodes d’analyse, d’adaptation, d’application et de comparaison des règles de droit. Ces méthodes d’interprétation reposent par ailleurs sur l’équivalence fonctionnelle, un outil interprétatif qui se présente comme la cheville ouvrière applicative des notions fonctionnelles.

I. Fonctionnalisme et droit : une approche pragmatique du système juridique

L’approche fonctionnelle du droit est l’une des nombreuses déclinaisons disciplinaires du mouvement fonctionnaliste qui a touché l’ensemble des sciences pures, humaines et sociales au début du XXe siècle[29]. Les auteurs souhaitaient redonner un sens « réel » aux concepts de leurs disciplines en s’éloignant des théories abstraites; comme l’explique Felix S. Cohen, « instead of assuming hidden causes or transcendental principles behind everything we see or do »[30].

Importée au sein de la doctrine juridique dans les années 1920[31], l’approche fonctionnaliste appliquée au droit connaît un certain nombre de spécificités et de déclinaisons indépendantes des autres courants fonctionnalistes[32]. Si le mouvement a connu plusieurs déclinaisons et plusieurs dénominations[33], toutes sont en revanche reliées par une volonté commune de redéfinir les concepts et problèmes traditionnels avec une emprise factuelle. Ainsi, alors que le fonctionnalisme est généralement perçu comme conservateur en sciences sociales[34], l’approche fonctionnelle du droit sera vue comme progressiste par la doctrine juridique traditionnelle.

L’approche juridique s’est construite chez une partie des auteurs affiliés au réalisme américain[35], bien qu’il soit difficile d’en présenter une pensée uniforme. Critiquant la tradition doctrinale des concepts abstraits et transcendantaux, le fonctionnalisme juridique s’est construit en réaction à la « legal magic and word-jugglery »[36]. Les auteurs réalistes s’opposaient à une approche consistant à définir les notions juridiques de manière circulaire par référence les unes aux autres. Les notions juridiques sont alors comme des entités surnaturelles qui n’ont d’existence que dans la foi qu’on leur porte. Ces auteurs s’opposaient à ce que Roscoe Pound désignât comme la mechanical jurisprudence : une approche qui prône une application et une interprétation rigide des concepts juridiques et qui ne prend pas en compte la réalité factuelle dans l’application des précédents et des solutions « magiques » du droit, ni leurs conséquences[37]. Ces auteurs critiquent l’approche formaliste qui consiste, selon eux, à utiliser des concepts et des règles sans réfléchir à leur signification et leur possible évolution[38].

L’approche fonctionnelle du droit a germé sur le terreau de la pensée d’Oliver Wendell Holmes Jr. qui considérait que :

The life of the law has not been logic: it has been experience. [...] The law embodies the story of a nation’s development through many centuries, and it cannot be dealt with as if it contained only the axioms and corollaries of a book of mathematics. In order to know what it is, we must know what it has been, and what it tends to become.[39]

En ce sens, pour Karl N. Llewellyn, « [b]efore rules, were facts; in the beginning was not a Word, but a Doing. [...] Beyond rules, again, lie effects: beyond decisions stand people whom rules and decisions directly or indirectly touch »[40]. Cette vision ascendante (bottom up) des notions juridiques nous apparaît comme une réactualisation du vieil adage latin ex facto ius oritur[41] (du fait naît le droit).

Les auteurs fonctionnalistes ont cherché à définir une méthode inductive du droit portée sur la raison d’être des règles et les effets de leur application[42]. Le sens d’une définition se trouvant dans ses effets, les concepts juridiques doivent alors être redéfinis en fonction des conséquences factuelles qui leur sont données par la jurisprudence[43]. Selon la célèbre maxime de Cohen, « [a] thing is what it does »[44]. Une chose doit ainsi être définie au regard de ce qu’elle « est » en pratique et non en référence à d’autres caractères conceptuels qu’elle est supposée posséder[45]. L’opération de qualification d’une « chose » s’intéresse à ses effets. Toutes les « choses » qui ont des effets équivalents doivent être qualifiées de manière identique.

Holmes considérait qu’un système juridique est plus rationnel lorsque « every rule it contains is referred articulately and definitely to an end which it subserves, and when the grounds for desiring that end are stated or are ready to be stated in words »[46]. L’auteur souhaitait recentrer l’étude des droits sur leur fonction et leur fin[47]. Par la suite, Llewellyn expliquait que le droit doit se comprendre « as a means to social ends and not as an end in itself; so that any part needs constantly to be examined for its purpose, and for its effect, and to be judged in the light of both and of their relation to each other »[48].

Il s’agit de définir, ou de réinterpréter, chaque notion et règle juridique utilisée par les tribunaux au regard de sa fonction. La finalité est de réduire au plus possible les abstractions et d’exprimer les règles en des termes de comportements et conséquences[49]. Cohen proposait ainsi de redéfinir « the concepts of abstract thought as constructs, or functions, or complexes, or patterns, or arrangements, of the things that we do actually see or do »[50]. Il s’agit là d’une vision du droit qui a nourri et nourrit encore les juristes par ses outils de rédaction comme l’indépendance technologique de la règle de droit, un des principes sous-tendant la rédaction fonctionnelle du droit; ou ceux d’interprétation, comme l’équivalence fonctionnelle.

L’approche invite à penser les règles de droit non par les exceptions[51], mais de manière proactive et globale par leurs effets désirés[52] — cela tant en common law qu’en droit civil[53]. Nous y reviendrons, mais chaque notion juridique doit alors se concevoir comme le « panneau indicateur » d’une relation entre un fait et une notion juridique que la jurisprudence doit s’assurer d’actualiser afin d’éviter que « our present experience […] exact hostage of the future [as t]he meanings of these concepts will grow in richness with experience »[54]. L’approche fonctionnelle s’intéresse ainsi au rôle opérationnel du droit dans la société en s’attachant au résultat et non aux processus[55], afin d’envisager un droit plus à même de répondre aux évolutions sociétales. La société est en constante mutation et évolue de manière bien plus rapide que le droit; ce dernier, en s’attachant aux processus, peut avoir de la difficulté à intégrer ces évolutions[56].

En ce sens, la pensée fonctionnaliste du droit s’inscrit dans la théorie des systèmes telle qu’elle sera développée par Niklas Luhmann[57]. Le système juridique y est considéré comme un système propre, lui-même intégré au sein d’un plus grand ensemble de systèmes[58]. Le droit est alors vu comme un système « autopoïétique »[59]. Selon le principe de fermeture opérationnelle, le système juridique et en son sein chaque notion et concept sont des systèmes autonomes autoréférentiels qui s’intègrent aux autres selon leurs propres règles. Néanmoins, le principe d’ouverture cognitive offre au système la possibilité d’apprendre de son environnement pour fonctionner et de prendre en compte certaines réalités externes. C’est la fonction du système, du concept, de la notion ou de la règle qui va dicter les modalités de cette ouverture.

Si l’approche fonctionnelle s’intéresse aux fonctions des règles de droit, encore faut-il s’entendre sur les périmètres de la notion de « fonction » et les phénomènes et caractères auxquels elle renvoie[60]. À l’origine, le terme « fonction » vient du latin functio signifiant « accomplissement », lui-même issu de la famille de fungi se traduisant par « s’acquitter de, accomplir »[61]. Aussi, la fonction est définie comme l’action ou le rôle caractéristique que joue un élément dans un ensemble dont il fait partie[62]. En sciences de la vie et de la santé, la fonction est l’activité exercée par un élément. En chimie, il s’agit de l’ensemble des propriétés associées à un élément. La notion de fonction « centers, therefore, around the phenomenon of social connectedness in and of itself, around the ends determining contexts of action, around the criterion of envisaged effects of a transpersonal nature »[63]. Dans sa théorie, Luhmann présente pour sa part le concept de fonction comme ne contenant pas de caractère normatif ou téléologique, mais comme l’expression d’un effet selon le point de vue à partir duquel on se place[64].

Il convient ainsi de dissocier les fonctions internes des fonctions externes des objets considérés : les premières décrivent la mécanique interne de l’objet[65] et les secondes désignent le rôle qu’un objet est « amené à remplir dans son activité externe, c’est-à-dire en lien avec son environnement »[66]. L’approche fonctionnelle du droit s’attache aux fonctions externes — c’est-à-dire aux fonctions opérationnelles de l’objet étudié — et non à ses caractéristiques propres internes[67].

La fonction de la règle ou de la notion se comprend alors dans la tâche qu’elle a à accomplir et l’action qu’elle produit dans le système juridique[68]. Elle s’entend de la « logique du rapport moyen-fin »[69]. La fonction est alors un élément de nature très opérationnelle qui va dicter la manière de mettre en oeuvre la règle[70]. Quand la fonction d’une règle est identifiée, « the rule can be restated in practical rather than legalistic terms »[71]. Selon une telle approche fonctionnelle, le droit est défini de manière opérationnelle afin de parvenir à un résultat et le juge doit alors s’assurer d’appliquer la règle de manière à ce que sa fonction soit respectée. Cela permet notamment aux règles de s’appliquer aux réalités changeantes.

L’approche fonctionnelle place ainsi le juge au coeur de la mécanique juridique et s’inscrit dans une vision très interprétative du droit. Le droit n’est pas considéré comme un ensemble de règles écrites dans les livres, mais comme celui qui est appliqué par les tribunaux[72]. Holmes expliquait en ce sens que le droit doit se définir par son actualité jurisprudentielle, c’est-à-dire comme les « prophecies of what the courts will do in fact, and nothing more pretentious »[73]. Il ne s’agit pas pour autant de considérer les juges comme la source du droit, mais comme ceux par qui les principes législatifs prennent corps et vie dans la société. Les lois ne deviennent le « droit » qu’à partir du moment où les juges les appliquent et dans la mesure et les limites de leur application par les magistrats. Nous reprenons ici la vision de Ronald M. Dworkin pour qui le droit se présente comme « an interpretive concept »[74].

Une telle vision interprétative du droit est très souvent présentée comme étant propre à la common law[75], s’arrimant ainsi difficilement à la tradition civiliste. Il est vrai que la doctrine de common law a été plus prolixe sur ce sujet et que le système de common law donne, de prime abord, plus de place à l’interprétation. À notre sens, cette vision n’est cependant pas contraire à la tradition juridique civiliste. Si la peur du gouvernement des juges inspirée par le Baron de Montesquieu[76] a transcendé la doctrine civiliste, il convient de reconnaître que même Hans Kelsen donnait au juge un tel rôle[77]. Dans le même sens, Jean-Étienne-Marie Portalis soulignait déjà que :

L’office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit; d’établir des principes féconds en conséquences, et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière.

C’est au magistrat et au jurisconsulte, pénétrés de l’esprit général des lois, à en diriger l’application.[78]

Il nous apparaît d’ailleurs que les grandes dispositions du Code civil des Français de 1804, qui ont su traverser le temps, sont issues d’une conception fonctionnelle du droit[79]. On se rappellera d’ailleurs que l’une des missions des codificateurs français était d’unifier les traditions allant du droit écrit — aux règles très précises et très éparses — au droit coutumier[80] — notamment celui de Normandie sur lequel s’est construite la common law.

Le texte de loi est une partition que le juge met en musique[81]. Comme tout chef d’orchestre ou musicien, toute lecture de texte implique une interprétation par le juriste. Nous retenons ici une acception de la notion d’interprétation plus large que celle traditionnellement entendue du simple acte de clarifier, corriger ou combler le texte[82]. Comme certains auteurs l’ont relevé[83], cette vision classique est digne d’Ouroboros, le serpent qui se mord la queue. En effet, la reconnaissance de la « clarté » ou de l’« obscurité » d’un texte procède nécessairement d’un acte d’analyse et d’interprétation par le juge. Le processus d’application du droit s’affiche par nature comme étant interprétatif : qualifier les faits et sélectionner la règle de droit à appliquer sont le fruit d’une opération d’interprétation par le juge[84]. Néanmoins, le juge ne se substitue alors pas au législateur, à la différence de lorsqu’il « clarifie », « corrige » ou « comble » le texte de la loi. Tel que l’écrivait Dworkin, les tribunaux « are the capitals of law’s empire, and judges are its princes, but not its seers and prophets »[85]. Le juge se comprend alors comme traducteur du langage du droit dans celui de la réalité, comme le passeur du droit écrit (law in books) au droit vivant (law in action). Dans le même sens, Friedrich Müller estimait que le droit est « concrétisé » par le juriste qui confronte la norme de principe posée dans les textes à la réalité factuelle des cas d’espèce pour construire la norme-décision[86].

L’approche fonctionnelle du droit comprend ainsi deux dimensions intrinsèquement reliées : une approche fonctionnelle de la conception du droit qui permet aux règles et notions d’intégrer les évolutions de leur environnement et le développement d’outils d’interprétation qui permettent aux acteurs — tant les juges que les citoyens — de les mettre en musique.

II. Approche fonctionnelle et conception des cadres juridiques

L’approche fonctionnelle invite à repenser la manière de concevoir les règles et notions juridiques. Après avoir dégagé les idées majeures autour desquelles la règle doit s’articuler, le législateur conçoit le régime juridique selon les fonctions qu’il entend lui faire remplir. Il s’agit pour le législateur de poser un ensemble de règles de principe et de notions qui guideront les justiciables et le juge. L’élaboration d’un régime uniforme, proposant des principes généraux plutôt que des règles précises qui discrimineraient selon une situation factuelle, permet au législateur de proposer un régime solide, certain, mais bénéficiant d’une souplesse suffisante pour s’adapter à la créativité de la société et des juristes. Le juge est chargé de son application en traduisant dans la réalité factuelle de l’affaire le régime fonctionnel posé par le législateur. C’est là le rôle du juge, tant dans les systèmes de common law que dans ceux de droit civil[87].

L’approche propose de revenir aux grandes dispositions des textes anciens, posées sous forme de principes généraux, toujours d’actualité et qui ont été capables de s’adapter aux différentes évolutions sociétales et technologiques[88]. Cette tradition, en droit civil, s’illustre dans les articles initiaux du Code civil des Français de 1804, dans lequel les règles de droit ont été pensées de manière générale, détachée des contingences de l’époque de leur rédaction[89]. Les rédacteurs estimaient en effet que le « législateur exerce moins une autorité qu’un sacerdoce » et doit se prévenir de tout régler dans le moindre détail[90]. Portalis relevait ainsi que :

Les besoins de la société sont si variés, la communication des hommes est si active, leurs intérêts sont si multipliés et leurs rapports si étendus, qu’il est impossible au législateur de pourvoir à tout. [...]

[C]omment enchaîner l’action du temps? Comment s’opposer au cours des événements ou à la pente insensible des moeurs? Comment connaître et calculer d’avance ce que l’expérience seule peut nous révéler? La prévoyance peut-elle jamais s’étendre à des objets que la pensée ne peut atteindre?[91]

Le législateur est alors invité à poser les pierres de l’édifice en prenant le temps nécessaire à la réflexion. Il doit rechercher la ratione de sa construction législative et proposer les principes dans lesquels la société peut évoluer. Pour reprendre les termes de Portalis, les « lois sont ou ne doivent être que le droit réduit en règles positives, en préceptes particuliers » [nos italiques][92]. Une approche fonctionnelle holistique des règles de droit permet également de penser le droit au travers de règles générales et non par les exceptions. Dans le même sens, Holmes soulignait qu’il est « hardly […] advisable to shape general theory from the exception »[93]. Si l’on redéfinit correctement un droit par ses fonctions, il n’est plus nécessaire d’y prévoir des exceptions puisque la limite est inscrite dans la genèse de la règle. Il est vrai qu’une telle approche s’inscrit plus aisément dans la tradition du droit civil que dans celle de la common law, où le droit statutaire est originellement vu comme un droit d’exception conçu afin de régler un cas particulier ou contrer une jurisprudence[94]. Néanmoins, les systèmes de common law ont eux aussi connu un développement exponentiel du droit écrit[95].

L’approche fonctionnelle entend ainsi répondre à un double objectif qualitatif et temporel[96]. Une telle approche réduit le volume des lois, tout en permettant une visibilité accrue des régimes dérogatoires. Loin des jeux d’exceptions, réduisant l’éparpillement législatif, le droit apparaît alors plus cohérent. Roderick A. Macdonald présentait ainsi l’approche fonctionnelle comme l’un des principes de rédaction participant de l’élaboration d’un régime juridique complet et cohérent, et donc plus efficient[97]. Atemporelle et atechnologique, elle permet ainsi d’avoir un droit plus stable dans le temps.

La méthode a déjà été proposée dans d’autres matières et ne relève point d’une utopie. La conception fonctionnelle d’un régime juridique a ainsi connu un certain succès en matière de sûretés (security interests). Notamment, les rédacteurs du Uniform Commercial Code (UCC) américain ont retenu une telle approche pour concevoir l’Article 9 relatif au régime juridique des sûretés[98], repris par la suite par de nombreux États fédérés[99]. Ce régime regroupe sous une notion unique l’intégralité des conventions par lesquelles une dette est garantie par un bien et énonce un ensemble de règles communes en matière de champs d’application, de formalisme, d’opposabilité, de priorité et de réalisation[100]. Plutôt que de créer un droit unique rigide ou une multitude de règles éparpillées, la solution a été d’adopter un régime omnibus regroupant, selon une approche fonctionnelle, l’ensemble des mécanismes pouvant s’apparenter à une sûreté. Il s’agit d’une approche unifiée, mais non unitaire des sûretés qui permet d’intégrer une diversité de réalités dans une même catégorie[101]. Cette approche a par ailleurs été suivie par le Code civil du Québec[102] au titre duquel sont qualifiés d’hypothèques tous les droits sur un bien affecté à l’exécution d’une obligation[103].

L’architecture de ces régimes juridiques fonctionnels repose sur l’utilisation de notions fonctionnelles qui apparaissent alors comme la pierre angulaire de la rédaction législative. Les notions fonctionnelles se présentent comme des notions ouvertes prêtes à s’enrichir des évolutions sociétales (A). Le recours à de telles notions s’est particulièrement développé ces dernières années en matière de technologies de l’information afin de concevoir des régimes indépendants de celles-ci (B).

A. Notions fonctionnelles et droit à texture ouverte

Les notions fonctionnelles se retrouvent dans les termes que nous évoquions précédemment et qui doivent agir comme des panneaux indicateurs pour les juges. Il ne s’agit point de notions vides et soumises à l’arbitraire du juge : leurs contours sont définis par le législateur via les fonctions qu’elles sont appelées à remplir. Néanmoins, leur réalité va évoluer avec les comportements sociaux qu’elles sont censées réguler : ces termes sont ouverts aux variations et à la richesse du futur — une approche qui n’est pas sans rappeler le droit à texture ouverte (open textured) cher à HLA Hart[104].

Dans la doctrine civiliste française, Georges Vedel avait mis en évidence, aux côtés des traditionnelles notions conceptuelles, l’émergence de « notions fonctionnelles »[105]. Il illustrait tout d’abord sa proposition avec les « actes de gouvernement », notion civiliste impossible à circonvenir conceptuellement sinon que par leur fonction de soustraire, pour raison d’État, des actes à l’examen juridictionnel[106]. L’auteur explorait encore la notion administrative de « voie de fait » dont le sens apparaît dans sa fonction de retirer à l’Administration son immunité juridictionnelle en cas d’abus exorbitants[107]. Ces notions fonctionnelles sont des concepts souples et leur unité et cohérence ressortent de leur « caractère politique au sens noble du mot, c’est-à-dire [de] la fonction qui leur est assignée » [italiques dans l’original][108]. Pour Vedel, ces notions

permettent au juge de résoudre un certain nombre de problèmes du même type au jour le jour, tout en réservant l’avenir. Elles ne sont pas un pur mot, car elles s’inspirent d’une idée ou d’un faisceau d’idées que l’on peut formuler; mais elles constituent des notions « ouvertes », prêtes à s’enrichir de tout l’imprévu du futur.[109]

La proposition a connu un vif succès dans la doctrine française et semble aujourd’hui « parfaitement intériorisée »[110]. Si la vision de Vedel a le mérite d’avoir mis en évidence l’intérêt des notions souples, elle est néanmoins particulière et nous apparaît problématique. En effet, elle présente les notions fonctionnelles comme une catégorie juridique de second rang se définissant par opposition aux notions conceptuelles qui seraient plus lisibles[111]. Pour l’auteur, les notions fonctionnelles sont ainsi appelées à mûrir pour s’élever au rang des notions conceptuelles :

[A]près une évolution assez longue, on peut dresser un catalogue des cas d’espèce qui leur correspondent. Quand ce catalogue est assez fixé, ou bien la catégorie est à un point de maturité qui permet d’en faire une théorie cohérente, ou bien elle se résorbe dans une ou plusieurs catégories plus logiques et disparaît.[112]

De son côté, Guillaume Tusseau relève très justement que les auteurs ont développé une métanotion de notion fonctionnelle construite dans un paradoxe autodéfinitionnel[113]. En effet, la catégorie des notions fonctionnelles est elle-même définie fonctionnellement, en opposition aux notions conceptuelles[114]. Au lieu de saisir l’occasion d’une remise en cause épistémologique qui s’ouvrait à elle, la doctrine française a recréé une mystique terminologique pour retourner dans un cadre très traditionnel. Dans la veine fonctionnaliste, Tusseau invite à franchir le pas « vers l’admission de l’idée que tout, dans la pratique juridique, est mouvant, indéterminé, variable »[115]. Si le métalangage du droit peut être conceptuel, l’auteur propose plutôt de reconnaître que toutes les notions du langage-objet sont fonctionnelles[116]. Il convient alors de s’intéresser au contenu du concept et non plus à sa structure ou sa nomenclature pour reconnaître qu’un même terme peut avoir plusieurs sens selon la discipline, la langue ou le contexte d’utilisation[117].

La définition des notions de Vedel correspond aux standards et autres notions à contenu variable qui ont été critiqués[118]. Néanmoins, comme l’a souligné Stéphane Rials, ce n’est pas tant l’indétermination de la notion qui pose problème — et notamment un risque pour la sécurité juridique — que son indéterminabilité résultant d’une rédaction législative hasardeuse ou floue[119]. Les standards ont l’avantage d’offrir une flexibilité accrue, mais, non encadrée, leur variabilité peut être une arme à double tranchant laissant place à une trop grande incertitude du cadre juridique et engendrant une perte de lisibilité de la règle de droit[120]. Aussi, l’approche fonctionnelle du droit propose une conception plus restrictive des « notions fonctionnelles ». Si leur domaine est indéterminé et ouvert aux changements sociétaux et technologiques, leur contenu est néanmoins déterminable par leur fonction[121]. Comme le souligne Macdonald, le législateur doit « focus on the substance of the desired policy objective: in defining the new concept, they identify criteria of inclusion and exclusion that relate to the facts of a human situation or to the purposes that people are pursuing, rather than to the formal categorization of that situation »[122]. Cela permet dans le même temps d’éviter le besoin constant de mettre à jour des lois aux notions trop strictes (under-inclusive) ou si floues qu’elles incluent des situations ne correspondant pas à la rationalité de la règle (over-inclusive)[123].

Les notions du système juridique sont ainsi définies au regard de leur fonction. Tout en démystifiant le langage du droit, cela révèle également l’utilité plus technique de certains termes[124]. Ainsi, « personne » en droit est une notion fonctionnelle selon laquelle ce qui est qualifié de la sorte peut être poursuivi et ester en justice[125]. L’approche fonctionnelle des notions juridiques permet encore de réenvisager sous une nouvelle lumière des grandes notions du droit civil comme l’écrit[126] ou la signature[127]. En droit québécois, par exemple, le Code civil du Québec définit dorénavant la signature de manière fonctionnelle comme consistant en « l’apposition qu’une personne fait à un acte de son nom ou d’une marque qui lui est personnelle et qu’elle utilise de façon courante, pour manifester son consentement »[128]. Enfin, le véritable sens des notions de « bien » ou de « property » se découvre dans leur fonction. Elles sont les véhicules juridiques permettant à un droit de faire l’objet d’un transfert entre différentes personnes; ainsi, tous les droits remplissant cette fonction se qualifient au titre d’un bien[129].

Bien que nous ne limitions pas l’apport d’une approche fonctionnelle à ce seul domaine, le recours aux notions fonctionnelles se retrouve tout particulièrement dans l’encadrement juridique des technologies de l’information, et ce, dans la poursuite d’un objectif d’indépendance du droit au regard des différentes réalités technologiques.

B. Objectif d’indépendance technologique du droit

Les notions fonctionnelles sont apparues aux législateurs[130] comme des outils de transposition des règles de droit du monde analogique au monde technologique. Cette utilisation de l’approche fonctionnelle comme passeuse entre les deux mondes est présentée sous la nomenclature de « neutralité technologique ». Aujourd’hui galvaudée, l’expression nous apparaît cependant mal à propos (1). Certaines précisions doivent être apportées pour mieux circonvenir la notion, son utilisation et sa dénomination (2). En effet, issu d’une vision pragmatique, la notion a dernièrement intégré le triste univers de la « magie » juridique. Sa dénaturation dans une récente décision de la Cour suprême du Canada[131] sur la question commande par ailleurs de tels développements.

1. Ambiguïté du concept de « neutralité » technologique

L’expression « neutralité technologique » a été utilisée pour désigner différents principes et pratiques[132]. Ces pratiques l’ont transformée en un concept multiniveau protéiforme dont les contours sont incertains et qui peut paraître « largely mythical and potentially obfuscatory »[133]. La « neutralité technologique » serait tout d’abord un principe selon lequel la règle de droit ne doit pas se référer à une technologie en particulier ou préciser de manière explicite que la règle s’applique à toutes les situations et à tous les moyens, quels qu’ils soient. Il s’agirait encore d’une expression du principe de non-discrimination selon lequel la règle de droit ne doit pas favoriser une technologie en particulier et doit traiter de manière équivalente les différentes technologies offrant un résultat équivalent. Enfin, dans une approche que nous qualifierons de « neutralité de résultat », le concept comprendrait les pratiques législatives mettant en place des régimes technospécifiques prévoyant un encadrement similaire à celui qui existe pour d’autres technologies ou dans le monde analogique[134].

Si la Cour suprême du Canada avait fait sienne une approche pragmatique de la « neutralité technologique »[135], le juge Rothstein a dénaturé ce qu’il pouvait rester de sens au concept dans la décision SODRAC[136]. L’affaire trouvait ses origines dans l’interface entre la Loi sur le droit d’auteur[137] et les nouvelles techniques numériques utilisées par les télédiffuseurs, en particulier au niveau du bénéfice de certaines exceptions propres aux techniques de radiodiffusion. Le juge Rothstein, pour la majorité, a refusé d’étendre le champ d’application de l’exception pour enregistrements éphémères au motif que les technologies en cause produisaient des effets et conséquences différentes de celles précisément prévues par le texte de loi[138]. Bien que nous suivions plus volontiers la dissidence de la juge Abella reconnaissant une équivalence de la technique en cause avec celle prévue dans la loi[139], l’analyse de la majorité apparaît cohérente avec le concept de neutralité technologique. Néanmoins, dans un second temps, celui-ci est utilisé à des fins plus hasardeuses par le juge Rothstein selon qui le principe serait également utile et pertinent pour le calcul des redevances en ce sens que

[l]orsque l’utilisateur d’une technologie tire une plus grande valeur de l’utilisation de reproductions d’une oeuvre protégée par le droit d’auteur qu’une personne qui en fait une utilisation similaire en se servant d’une autre technologie, le principe de la neutralité technologique suppose que le titulaire du droit d’auteur aurait droit à des redevances plus élevées de l’utilisateur qui obtient la plus grande valeur en question. Bref, il ne serait pas neutre sur le plan technologique de traiter ces deux technologies comme si elles permettaient de tirer la même valeur des reproductions.[140]

Si l’analyse selon laquelle les redevances devraient être calculées au regard des profits générés n’est pas ici contestée — elle nous apparaît du reste inévitable —, nous ne voyons que peu de liens avec la fameuse « neutralité technologique ». D’ailleurs, le fait de considérer différemment un moyen technologique pour la seule raison que celui-ci apporte plus d’efficacité et donc une réduction des coûts de production[141] nous apparaît être à l’opposé même des principes de non-discrimination qui sous-tendent la « neutralité technologique »[142]. Ce dernier détournement inopportun illustre la perte de sens du concept, transformé en martingale interprétative, ainsi que le danger des « mots magiques » dont finalement on ne connaît plus les contours.

De même, le manteau de la « neutralité technologique » ne nous semble point adapté à l’approche de la « neutralité de résultat » que nous évoquions précédemment, comprise dans les clauses d’équivalence ou les règles ad hoc permettant d’intégrer les technologies dans le droit formel[143]. Pour nous, il s’agit là d’une adaptation des règles de droit au monde technologique, et non d’une règle respectant un principe de « neutralité technologique ». En effet, organisant un régime juridique technospécifique, il ne peut s’agir d’une rédaction respectant un principe de « neutralité technologique »[144]. Certes, il peut y avoir une « neutralité » dans la considération des différentes technologies numériques, mais, bien souvent, les termes employés sont fortement ancrés dans une technologie propre[145]. Dans tous les cas, la règle n’est pas, par définition, « neutre » entre la reconnaissance des pratiques dans le monde matériel et celles dans le monde numérique. Il ne s’agit pas, selon nous, nécessairement d’un élément négatif. La « neutralité technologique » n’est point une panacée, et certaines dispositions peuvent devoir être liées au monde numérique ou à certaines technologies. Il reste que, à notre sens, de telles règles ne devraient pas entrer dans la définition du concept.

2. Indépendance technologique de la règle de droit

Nous retenons ainsi une approche que certains qualifieront de « minimaliste »[146]. La « neutralité technologique » nous apparaît être un outil de rédaction législative ignorant le véhicule technologique ou médiatique d’un processus pour se concentrer sur le résultat obtenu[147]. Cette approche de la notion est celle initialement proposée par la présidence américaine dans le Framework for Global Electronic Commerce, selon lequel « rules should be technology-neutral (i.e., the rules should neither require nor assume a particular technology) and forward looking (i.e., the rules should not hinder the use or development of technologies in the future) »[148]. Une telle rédaction législative permet à la loi d’embrasser de manière non discriminante toutes les technologies passées, actuelles et futures[149].

Les notions fonctionnelles nous apparaissent ainsi être la méthode de rédaction idoine pour mettre en oeuvre ce principe[150]. Une approche fonctionnelle de la notion « consider[s] the rationale [of the rule] and determine[s] how to best apply this rationale to any technology or piece of data in light of new technologies and the reality of the Information Age »[151]. Ouvert ab initio aux changements, le cadre légal s’annonce plus stable. La définition fonctionnelle offre d’ailleurs, selon nous, un cadre plus strict d’interprétation que la simple règle de non-discrimination. En effet, en précisant les critères fonctionnels devant être analysés par le juge, la définition fonctionnelle offre une grille d’analyse souple, mais précise, aux tribunaux[152]. Le principe d’indépendance technologique demeure néanmoins un principe de légistique, et non une méthode d’interprétation[153]. La méthode permettant au juge de découvrir la richesse des notions fonctionnelles est celle de l’équivalence fonctionnelle[154]. Évidemment, dans son interprétation des textes, le juge doit s’assurer de ne pas dénaturer leur sens et de ne pas recréer des préférences technologiques[155].

Si nous adoptons ce principe de rédaction fonctionnelle, la terminologie « neutralité technologique » n’est peut-être pas la plus heureuse. Comme l’a souligné Vincent Gautrais, « le terme de “neutralité” présente sans doute ce petit côté inoffensif, voire flou [… et plaira] aux juristes trop heureux de tendre vers cet objectif de neutralité [du droit] »[156]. Il convient évidemment de ne pas tomber dans cet écueil. Le développement du concept en tant que tel n’est pas neutre puisqu’il s’inscrit principalement dans le droit de l’Internet[157]. De même, si la notion de « neutralité technologique » recoupe plusieurs sens, son opposé direct n’est pas tant le fait d’être « spécifique » à une technologie, mais plutôt d’être « favorable » à, de « promouvoir » une technologie particulière. Notre idée est évidemment d’éviter cela. Il s’agit surtout de prévoir qu’une règle ne se concentre pas sur une technologie en particulier, mais soit indépendante tant du monde analogique que du monde numérique.

Aussi, plutôt que d’utiliser l’expression aujourd’hui galvaudée de « neutralité technologique », il conviendrait peut-être de préférer le concept d’indépendance technologique de la règle de droit. La référence au caractère « technologiquement indépendant » ou à l’« indépendance technologique » de la règle de droit nous semble en effet plus à propos. Alors que, d’une certaine manière, la « neutralité » implique d’ignorer les technologies, l’« indépendance » reconnaît leur existence, mais choisit sciemment de se définir en dehors du cadre de l’une d’elles. En ce sens, Bert-Jaap Koops écrivait que

technology independence seems a more far-reaching requirement than technology neutrality. Technology-independent regulation ought to abstract completely away from technology, whereas technology-neutral regulation might be closely related to or intertwined with technology, as long as it does not favor one specific technology over another.[158]

À l’image des notions et régimes fonctionnels, le principe illustre globalement un abandon des structures formelles associées aux notions juridiques. En matière de sûretés, comme nous le voyions précédemment, il s’agissait de reconnaître sous la notion toutes les obligations légales ou contractuelles remplissant la même fonction, indépendamment de leur véhicule légal. L’indépendance technologique se veut indifférente au véhicule technologique ou médiatique, déléguant au juge l’exercice de reconnaissance des nouvelles réalités technologiques des situations que le législateur a voulu encadrer.

Aussi, si le volet rédactionnel est la charpente qui lui permet de se mettre en oeuvre, en tant qu’approche interprétative du droit, c’est dans son volet interprétatif que l’approche fonctionnelle exprime toute sa potentialité.

III. Approche fonctionnelle et interprétation du droit

Comme nous l’avons précédemment expliqué, l’approche fonctionnelle du droit donne un rôle de premier plan au juge dans l’élaboration du « droit vivant ». Ce volet interprétatif central regroupe plusieurs méthodes et niveaux d’interprétation. Il est d’ailleurs plus juste d’évoquer une approche fonctionnelle de l’interprétation plutôt qu’une « interprétation fonctionnelle » à proprement parler.

Nous identifions en effet deux méthodes d’interprétation de l’approche fonctionnelle du droit par le juge. La première est une méthode de construction fonctionnelle de la règle de droit qui peut être utilisée afin de définir la portée et le sens de certaines règles de droit au regard de leur fonction, y compris pour réactualiser des règles de droit au regard de nouvelles réalités (A). La deuxième est une méthode d’application fonctionnelle qui emploie le principe d’équivalence fonctionnelle pour mettre en mouvement des notions fonctionnelles, statutaires ou de construction jurisprudentielle (B). Si la première méthode n’est utile — ou nécessaire — qu’en l’absence de cadres juridiques fonctionnels, la seconde constitue le coeur de l’approche fonctionnelle.

Ces deux méthodes ont souvent été confondues entre elles ou avec d’autres méthodes interprétatives. Aussi, dans un troisième temps, nous situerons l’approche fonctionnelle de l’interprétation par rapport aux méthodes téléologiques et contextuelles au regard desquelles elle est souvent discutée et critiquée (C).

A. Méthode de construction jurisprudentielle de la règle de droit par sa fonction

La méthode de construction fonctionnelle peut être utilisée par les tribunaux pour déterminer le contenu et la portée de la règle de droit (1), mais également afin d’« actualiser » la règle de droit par sa fonctionnalisation (2).

1. Détermination de la règle de droit

Dans une première dimension, l’approche fonctionnelle de l’interprétation consiste en une lecture des règles de droit par le prisme de leurs fonctions. Il s’agit tout d’abord de définir le sens et la portée d’une règle au regard de la fonction que le législateur avait entendu lui donner. Outre la portée et le champ d’application de la règle, il s’agit aussi de s’assurer que l’application qui en sera faite n’entraînera pas de conséquences contraires aux objectifs poursuivis par le législateur. Dans la perspective de sanctionner un manquement à la règle de droit, le juge doit déterminer si la situation factuelle est de nature à porter atteinte aux fonctions définies par le législateur. Comme nous l’indiquions précédemment, l’approche fonctionnelle de l’interprétation place le juge au coeur de l’appareil normatif. La règle de droit est concrétisée par le juge au regard des fonctions normatives fixées par le législateur.

Le courant a eu un écho important en droit international privé, menant à une fonctionnalisation de la règle de conflit de lois[159]. Les auteurs ont en effet développé une méthode fonctionnelle selon laquelle la recherche du champ spatial des normes à départager est fondée essentiellement sur une recherche des finalités poursuivies par ces normes. Cette approche fonctionnelle de la règle de conflit de lois « repose sur la conviction selon laquelle les règles en conflit sont porteuses d’une limite spatiale implicite, qu’il appartient au juge de découvrir par des procédés d’interprétation qui ne diffèrent pas de ceux qui sont mis en oeuvre en droit interne »[160]. Aussi, le domaine spatial d’application d’une loi sera fonction de la politique poursuivie : la loi sera applicable si elle permet de réaliser cette politique. Les juges doivent alors analyser tant le caractère formel que substantiel des normes en conflit afin de permettre au droit de réaliser au mieux ses objectifs politiques[161].

La méthode fonctionnelle se veut ancrée dans la réalité sociale des cas qu’elle est amenée à trancher. Le juge doit ainsi rechercher la fonction que le législateur entendait donner à la règle pour ce type de cas[162]. En effet, la méthode exige « de vérifier si les liens qu’entretiennent [les] règles avec la situation litigieuse sont de nature ou non à réaliser en l’espèce les politiques législatives qu’elles véhiculent »[163]. Très inspirée de la tradition de common law, cette approche au cas par cas invite à ce que chaque conflit soit tranché de novo pour chaque nouvelle espèce selon ses caractères propres, mais également pour chaque question de droit posée par l’affaire[164].

En s’intéressant aux intérêts étatiques, qui se subsument dans les intérêts privés[165], la méthode fonctionnelle permet de caractériser les lois de police, aussi dites d’application nécessaire[166], qui sont généralement très difficiles à identifier à la simple lecture de leur contenu. Dans une approche fonctionnelle, les lois de police sont ainsi les normes dont les sanctions sont de nature à promouvoir une politique économique et sociale étatique et dont la non-application leur fait perdre toute raison d’être[167]. Par exemple, les lois en matière de consommation perdent leur sens si on peut y déroger par simple contrat, notamment d’adhésion, ou par un élément d’extraterritorialité, notamment en matière de commerce électronique[168]. Elles doivent alors être considérées comme des lois de police ou lois d’application nécessaire. C’est encore selon cette logique que, dans l’affaire Ingmar GB Ltd c. Eaton Leonard Technologies Inc.[169], la Cour de justice des communautés européennes (aujourd’hui la Cour de justice de l’Union européenne) avait élevé au titre de loi de police communautaire certaines règles dont l’observation sur le territoire apparaissait « nécessaire pour la réalisation [des] objectifs du traité »[170]. Pour la Cour de justice, la fonction que remplissent certaines dispositions exige que ces dernières trouvent application dès lors que la situation présente un lien étroit avec la Communauté et « qu’il est essentiel pour l’ordre juridique communautaire » qu’on ne puisse y déroger par contrat[171].

La notion d’approche fonctionnelle des règles de droit n’est pas inconnue des juristes canadiens, notamment en matière de contrôle judiciaire. En effet, depuis la décision U.E.S., Local 298 c. Bibeault[172], la Cour suprême du Canada a mis en place un contrôle fonctionnel des décisions des tribunaux et organismes administratifs[173]. Certes, le cadre d’analyse actuel du contrôle judiciaire a été remodelé dans la célèbre décision Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick[174], mais la Cour suprême n’a pas pour autant abandonné l’idée d’une approche fonctionnelle[175]. En effet, si les normes de contrôle ont été réduites et modifiées, les juges Bastarache et LeBel ont proposé d’abandonner le nom d’« analyse fonctionnelle et pragmatique » pour lui préférer celui d’« analyse relative à la norme de contrôle » seulement afin d’éviter d’induire en erreur les tribunaux devant l’appliquer[176]. Il ne s’agit cependant là que d’un changement cosmétique de nom et point d’un changement de logique[177]. En effet, les règles prévalentes en matière de norme de contrôle s’inscrivent dans la logique d’une analyse pragmatique et fonctionnelle[178]. Il convient de mettre en balance plusieurs facteurs, tout particulièrement la raison d’être du tribunal administratif et du pouvoir qui lui a été délégué par le législateur pour prendre la décision attaquée[179]. Selon cette approche globale, il faut rechercher la fonction de l’organe administratif et la raison pour laquelle le législateur a choisi de lui déléguer la prise de décision[180]. Ainsi, si la Cour suprême du Canada n’a cessé de venir modifier sa vision des normes de contrôle judiciaire, elle est restée attachée à un test fonctionnel permettant de contextualiser le contrôle[181].

Dans le même sens, la Cour suprême du Canada a développé une interprétation fonctionnelle de la portée des textes constitutionnels et quasi constitutionnels comme la Charte canadienne des droits et libertés[182] – notamment pour déterminer la portée des droits contenus dans la Charte[183]. À l’occasion de l’affaire Ward[184], la Cour suprême a développé un test fonctionnel pour l’analyse des dommages octroyés en vertu de l’article 24 de la Charte, qui sanctionne l’atteinte à un droit protégé. Les sanctions imposées doivent ainsi être déterminées afin de respecter les objectifs poursuivis par la Charte. La Cour adopte une approche fonctionnelle de l’attribution des dommages qui, selon elle, doit répondre aux fonctions poursuivies par l’article 24 de la Charte : indemniser les préjudices, défendre les droits et dissuader toute atteinte future à ceux-ci[185].

Similairement, la Cour suprême du Canada a estimé qu’il convenait de s’appuyer sur une approche fonctionnelle et finalisée de l’article 8 de la Charte et des législations en matière de protection des renseignements personnels pour établir le contenu des droits[186]. Ainsi, la méthode fonctionnelle a été proposée pour reconstruire le régime juridique de la protection des renseignements personnels[187]. Dans un premier temps, l’opération de reconstruction a mis en évidence la protection contre le risque de préjudice (risk of harm), subjectif ou objectif, comme fonction primaire du droit. L’objet de la protection a alors été redéfini pour englober tous les renseignements personnels dont la collecte, la communication ou l’utilisation présente un risque objectif ou subjectif de préjudice pour la personne[188]. Cette définition permet une plus grande flexibilité, protégeant tous les types de renseignements sans discrimination, sans pour autant concerner les données non préjudiciables. Dans un deuxième temps, sur la base de cette nouvelle définition, il a été proposé de reconstruire un régime de protection et des règles de bonnes pratiques dont l’articulation repose sur la prévention de tout risque de préjudice[189].

2. Actualisation de la règle de droit

Cette fonctionnalisation des règles apparaît également comme un outil de réactualisation du droit. Il s’agit d’une part d’identifier les fonctions poursuivies par la règle, si celles-ci n’ont pas été précisées par le législateur, et d’autre part de découvrir le caractère fonctionnel de certains termes et notions afin de leur permettre de comprendre les évolutions de la société et des technologies. Le juge recherche alors les fonctions d’une notion juridique ou d’une règle de droit dans le but de donner au régime un caractère fonctionnel. En effet, si les catégories et règles préexistantes ne sont pas toujours adaptées aux nouvelles réalités, souvent, en allant rechercher la ratione d’une règle ou d’une notion, elles restent à même d’accueillir de nouvelles réalités sans pour autant être perverties[190].

Cette démarche de réinterprétation fonctionnelle est particulièrement utilisée en matière d’application du droit ancien aux nouvelles réalités numériques. Il ne s’agit pas d’éclaircir une notion et de remplir un vide juridique, mais de traduire dans les nouvelles réalités sociétales de vieux concepts juridiques et de ne pas s’arrêter à la grammaire du texte de loi afin de voir au-delà. Comme nous avons déjà pu l’expliquer, le vieux droit a souvent été rédigé par principes et préceptes. Les règles peuvent très facilement être réinterprétées fonctionnellement de manière indépendante du contexte sociétal ou technologique. Outre les règles du droit civil, c’est encore le cas d’un certain nombre de dispositions pénales ou criminelles[191].

La Cour de justice de l’Union européenne a offert une illustration de la mise en oeuvre de cette approche dans la décision Skatteverket c. Hedqvist[192] pour actualiser les règles en matière de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) en lien avec les activités d’échange de cryptomonnaies. Il s’agissait de savoir si les opérations portant sur des bitcoins étaient assujetties à la TVA ou exemptées au titre de l’article 135(1)(e) de la Directive TVA disposant que les États membres doivent exonérer

les opérations, y compris la négociation, portant sur les devises, les billets de banque et les monnaies qui sont des moyens de paiement légaux, à l’exception des monnaies et billets de collection, à savoir les pièces en or, en argent ou en autre métal, ainsi que les billets, qui ne sont pas normalement utilisés dans leur fonction comme moyen de paiement légal ou qui présentent un intérêt numismatique [...].[193]

La Cour considère qu’il ne faut pas s’attacher à la définition traditionnelle des termes de la directive, qui constituent des définitions autonomes[194], au risque de priver les textes de leurs effets[195]. Il convient ainsi d’interpréter la notion pour y inclure tous les mécanismes légaux et conventionnels qui remplissent la même fonction que les devises traditionnelles, c’est-à-dire tout ce qui peut être utilisé comme moyen de paiement et qui n’est utilisé qu’à cette fin. Il n’est alors plus nécessaire de se limiter aux seules devises émises par des États et traditionnellement reconnues comme telles par les institutions financières. La Cour considère ainsi comme des opérations financières exemptées au sens de la Directive TVA

les opérations portant sur des devises non traditionnelles, c’est-à-dire autres que les monnaies qui sont des moyens de paiement légaux dans un ou plusieurs pays, pour autant que ces devises ont été acceptées par les parties à une transaction en tant que moyen de paiement alternatif aux moyens de paiement légaux et n’ont pas une finalité autre que celle de moyen de paiement [...].[196]

Cette nouvelle notion autonome des devises objets d’opérations financières de la Directive TVA nous apparaît être la découverte d’une nouvelle notion fonctionnelle prête à accueillir en droit de l’Union européenne tous les nouveaux moyens de paiement qui pourraient être imaginés par les opérateurs sur le marché.

Néanmoins, l’opération d’actualisation du droit par la découverte de nouvelles notions fonctionnelles n’est pas une fin en soi. Si la fonctionnalisation des règles de droit permet d’actualiser leur portée, ces nouvelles notions fonctionnelles doivent encore être mises en oeuvre par le juge et, comme l’illustre la décision Hedqvist, tout leur intérêt réside dans l’utilisation du principe d’équivalence fonctionnelle. Ainsi, pour la Cour de justice de l’Union européenne, dès lors que les cryptomonnaies ont pour fonction d’être un intermédiaire de paiement, elles doivent être considérées comme des devises au sens de la Directive TVA. Après avoir relevé que les bitcoins étaient utilisés aux mêmes fins que toute autre devise[197], la Cour de justice conclue qu’ils sont une devise virtuelle acceptée comme telle par les opérateurs sur le marché et que

[p]ar conséquent, il y a lieu de conclure que l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA vise également les prestations de services, telles que celles en cause au principal, qui consistent en l’échange de devises traditionnelles contre des unités de la devise virtuelle « bitcoin », et inversement, effectuées contre le paiement d’une somme correspondant à la marge constituée par la différence entre, d’une part, le prix auquel l’opérateur concerné achète les devises et, d’autre part, le prix auquel il les vend à ses clients.[198]

Ce dernier exemple, en plus d’illustrer l’avantage d’une telle approche pour faire évoluer le droit à texte constant sans pour autant le pervertir, a mis en évidence la cheville ouvrière des notions et régimes fonctionnels : le principe d’équivalence fonctionnelle.

B. Méthode d’application de la règle de droit par équivalence fonctionnelle

La méthode interprétative de l’approche fonctionnelle trouve le coeur de sa technique dans l’équivalence fonctionnelle. Certains auteurs situent la filiation de l’équivalence fonctionnelle dans les travaux de la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI) en 1992 concernant la Loi type sur le commerce électronique[199]. Pour les membres du groupe de travail de la CNUDCI, la méthode est apparue relever simplement du « bon sens » sans que personne ne sache réellement son origine[200]. Le mystère resterait entier quant à la paternité de l’expression[201].

Il nous apparaît cependant que la méthode de l’équivalence fonctionnelle a été importée de la sociologie et des sciences par le courant fonctionnaliste, plus ancien que les travaux de la CNUDCI. D’ailleurs, la méthode de l’équivalence fonctionnelle, qui n’est autre qu’une méthode de comparaison[202], a depuis longtemps été intégrée par les auteurs en droit comparé pour lesquels la fonction sert alors de tertium comparationis[203] permettant notamment de s’absoudre des mentalités juridiques nationales[204].

Peu théorisé en droit[205], le concept d’équivalence fonctionnelle trouve son origine dans les théories de l’équifinalité du biologiste Ludwig von Bertalanffy, et plus particulièrement dans la notion d’équivalence fonctionnelle développée par le sociologue Niklas Luhmann[206]. Dans sa théorie des systèmes, ce dernier explique que l’analyse fonctionnelle

is based on the concept of information. This method serves to obtain information. [...] It regulates and specifies the conditions under which differences make a difference. [...] Functional analysis is a kind of theoretical technique, like mathematics [...].

Functional analysis uses relations to comprehend what is present as contingent and what is different and comparable. It relates what is given, whether that be states or events, to perspectives on problems and seeks comprehensibly to enable a problem to be solved in one way or another. The relation between the problem and its solution will thus not be grasped for its own sake; rather, it serves as a connecting thread to questions about other possibilities, as a connecting thread in the search for functional equivalences. [...]

The fruitfulness of the functional method and the explanatory value of its results depend on how the relation between problems and their possible solutions can be specified. [...] The insight of functional method lies, so to speak, athwart causalities: it resides in comparing them.[207]

L’auteur développe alors le principe d’équivalence fonctionnelle selon lequel un même problème peut avoir plusieurs solutions dès lors que ces solutions d’apparences différentes remplissent en réalité la même fonction[208]. La méthode de l’équivalence fonctionnelle permet alors de substituer la diversité de la réalisation des fonctions à l’unilatéralité causale[209]. En effet, son approche est en opposition à celle de la relation causale : selon la méthode de l’équivalence fonctionnelle, l’essentiel de l’analyse d’un système ne réside plus dans l’établissement de relations de causalité ou de probabilités entre les causes et les effets. Cette approche met en évidence que plusieurs solutions peuvent avoir une fonction équivalente[210]. L’approche fonctionnelle se présente ainsi comme une approche de la comparaison des institutions sociales selon leur rôle. Si une institution est la solution à un problème, elle n’est pas nécessairement la seule à y répondre. Ainsi, toutes les institutions offrant une solution au même problème doivent être considérées comme fonctionnellement équivalentes.

Si, après avoir été louée[211], l’approche sociologique développée par Luhmann est aujourd’hui fortement critiquée, elle n’en reste pas moins éclairante pour le juriste, ne serait-ce que d’un point de vue méthodologique[212]. Les outils n’étant pas utilisés aux mêmes fins, nous sommes d’avis, comme d’autres[213], que la critique sociologique n’affecte que peu la méthodologie juridique.

Luhmann a lui-même proposé l’adaptation de son approche des systèmes, du fonctionnalisme et de l’équivalence fonctionnelle au droit[214]. En matière d’interprétation, l’approche fonctionnelle est d’intérêt pour le travail de comparaison entre les faits et le droit et la qualification des faits en droit; la fonction est alors le tertium comparationis[215]. La méthode permet de considérer comme équivalentes toutes les institutions juridiques remplissant les mêmes fonctions. De même, le juge est amené à utiliser l’équivalence fonctionnelle afin de traiter de manière identique toutes les situations factuelles équivalentes.

Loin du dictat des nomenclatures structurelles du droit ou du choix des mots des parties, l’équivalence fonctionnelle reconnaît que des institutions d’apparences similaires peuvent remplir des fonctions différentes selon la société ou l’époque et que la même fonction peut être remplie par des institutions apparaissant de prime abord différentes[216]. L’équivalence fonctionnelle se présente ainsi comme l’outil interprétatif des notions fonctionnelles que nous évoquions précédemment. Dans le cadre fonctionnel posé par le législateur, le juge est chargé de rechercher les équivalents fonctionnels de ces institutions et de qualifier de manière identique toute réalité factuelle répondant à la définition. Selon ce principe d’interprétation, il convient de considérer sur un pied d’égalité tous les procédés, mécanismes ou faits à même de remplir la fonction visée par la règle de droit[217]. Ainsi, pour Luhmann, le système du droit a une capacité d’autoadaptation aux nouvelles situations à droit constant en oubliant le détail des jurisprudences et règles passées pour se concentrer sur la fonction poursuivie par ces décisions et lois et leur adéquation à des situations fonctionnellement équivalentes[218]. Par exemple, en matière numérique, on cherche à « établir l’équivalence entre les activités, procédés et situations qui se déroulent par voie électronique et celles qui se déroulent dans le monde dit “analogique” »[219].

Néanmoins, tout comme nous refusons de restreindre l’approche fonctionnelle au droit formel ou au droit des technologies de l’information, nous estimons que la méthode de l’équivalence fonctionnelle ne s’applique pas simplement aux questions de technologies de l’information ou au formalisme documentaire[220]. Nous avons déjà évoqué la fonctionnalisation du régime juridique des sûretés en droit américain et en droit québécois. L’équivalence fonctionnelle y est utilisée pour qualifier de sûreté tous les droits légaux ou conventionnels remplissant la fonction repérée par le droit. De la même manière, cette méthode peut être utilisée en matière de protection des renseignements personnels. Il s’agit alors d’offrir ou non à un renseignement la qualification lui permettant d’être protégé, en déterminant si sa collecte, son utilisation ou sa communication emportent un risque de préjudice. Nous avons aussi évoqué la question de la qualification juridique du bitcoin, que la Cour de justice de l’Union européenne range dans la nouvelle notion fonctionnelle de devise en utilisant l’équivalence fonctionnelle.

Comme nous l’avons précédemment décrit, l’équivalence fonctionnelle nous apparaît être la cheville ouvrière des notions fonctionnelles. Les deux concepts ne doivent cependant pas être confondus. En effet, il convient de différencier l’équivalence fonctionnelle de l’approche fonctionnelle du principe de traitement équivalent visant à mettre en place une équivalence des résultats entre la régulation du monde analogique et du monde numérique[221]. L’équivalence fonctionnelle nous semble être qu’un outil d’interprétation, et non un outil de rédaction des lois. Les concepts d’« équivalence fonctionnelle » et de « notions fonctionnelles » ne doivent pas être vus comme se chevauchant, mais comme différentes pièces d’un puzzle plus grand : celui des régimes fonctionnels.

Certains ont pu considérer l’équivalence fonctionnelle comme une méthode de rédaction des lois[222], évoquant la rédaction des lois dans des termes comprenant tout ce qui remplit la fonction visée[223]. Il est en réalité question de ce que nous entendons d’une rédaction fonctionnelle, non discriminatoire des situations factuelles[224]. Certes, par ce type de rédaction, le législateur appelle le juge à utiliser la méthode de l’équivalence fonctionnelle pour qualifier le fait au regard des fonctions définies dans la loi. Néanmoins, bien que le législateur appel implicitement à l’outil dans l’application de la règle, l’équivalence fonctionnelle n’est pas utilisée en tant que méthode de rédaction.

C. Relations avec les autres méthodes d’interprétation

Si l’approche fonctionnelle de l’interprétation présente un certain nombre de liens avec l’interprétation téléologique, nous n’estimons pas pour autant qu’elle en soit un décalque (1). De même, l’interprétation fonctionnelle et la méthode contextuelle ne nous apparaissent pas concurrentes, ou encore en opposition. Il s’agit de deux méthodes complémentaires avec des rôles distincts, et qui seront employées à des temps différents par le juge (2). Il convient également de préciser que l’approche fonctionnelle n’a aucun lien avec la functional construction rule[225] en common law, qui correspond à la prise en compte des éléments structurels et formels d’une loi pour l’interpréter[226].

1. Relations avec l’interprétation téléologique

Il a été soutenu que l’interprétation fonctionnelle n’est qu’un synonyme de l’interprétation téléologique[227]. Certes, l’approche fonctionnelle, par nature, présente des liens très étroits avec l’interprétation téléologique. S’il y a des recoupements, nous ne considérons cependant pas qu’il s’agisse d’un calque moderne de l’interprétation téléologique[228]. Il convient en effet d’apporter un certain nombre de nuances et d’éléments de différenciations. Les liens seront d’ailleurs plus ou moins ténus selon ce que l’on entend par « interprétation téléologique ».

Si elle apparaît plus récente pour les juristes de common law[229], l’interprétation téléologique est ancienne pour les juristes civilistes. Traditionnellement, selon la doctrine française, cette méthode d’interprétation recherche la volonté initiale du législateur pour comprendre le sens du texte — souvent, pour établir des nouvelles règles de droit qui respectent « l’esprit » du texte de loi initial[230]. L’approche téléologique française se situe au niveau macro du législateur, et non au niveau micro de la règle de droit. Cet attachement à l’esprit du législateur originel a été critiqué par la doctrine belge; cette dernière a préféré parler d’interprétation fonctionnelle pour sa méthode d’interprétation intégrant des arguments de finalité, mais seulement au niveau de la règle de droit. La méthode fonctionnelle proposée par François Ost et Michel van de Kerchove[231] présente d’ailleurs un certain nombre de similitudes et accueille des arguments de finalité. Néanmoins, leur méthode s’éloigne de l’esprit du texte et de la volonté du législateur à la française, pour s’attacher à l’objectif opérationnel de la règle.

Les juges de common law ont également développé une méthode d’interprétation mettant en oeuvre des arguments de finalité : la purposive interpretation qui trouve son origine dans la mischief rule développée par les tribunaux britanniques depuis la décision Heydon’s Case[232]. La méthode a depuis été utilisée pour interpréter les textes constitutionnels, en particulier par la Cour suprême du Canada. La terminologie d’« interprétation téléologique » a souvent été employée pour traduire l’expression de « purposive interpretation » en raison de l’emploi d’arguments de finalité (telos)[233]. Cependant, comme Lord Denning l’a relevé[234], l’interprétation téléologique des juristes continentaux — souvent dénommée « teleological interpretation » en anglais — n’est pas exactement la même que l’interprétation téléologique (purposive interpretation) de la common law[235].

La méthode a été fortement renforcée sous la plume de Aharon Barak[236]. Son approche extensive repose sur la « finalité ultime » (ultimate purpose) du texte comprenant une composante subjective et une composante objective. La première révèle les valeurs, buts, intérêts, politiques, volontés et fonctions que l’auteur du texte entend réaliser, tandis que la seconde conçoit ceux que la règle devrait réaliser[237]. Il complète en expliquant que

[t]he first reflects the intention of the text’s author; the second, the intention of a reasonable author and the fundamental values of the legal system. The first reflects, at varying levels of abstraction, an actual intention; the second reflects, at varying levels of abstraction, a hypothetical intention. The first reflects a historical-subjective intention; the second reflects a social-objective intention. The first is a fact established in the past; the second constitutes a legal norm that reflects the present.[238]

L’auteur reste néanmoins dans une vision plus traditionnelle de l’interprétation en ce qu’elle est un outil pour trouver le sens d’un texte. Il s’agit ainsi toujours de résoudre les contradictions dans une règle, ou entre différentes règles, et de corriger les lacunes et oublis du législateur[239]. L’interprétation reste alors attachée à la recherche du sens de la règle obscure[240]. Si Barak enrichit la méthode d’interprétation téléologique, l’auteur a indiqué ne pas vouloir en changer le nom, notamment pour « approche fonctionnelle », car la terminologie de « téléologique » répond mieux à sa vision de la méthode. Si l’auteur adopte une approche renouvelée de la méthodologie, que nous faisons nôtre lorsque nous évoquons ce type d’interprétation, il faut retenir qu’il y a pour lui une différence entre l’interprétation téléologique et l’approche fonctionnelle. Elle est peut-être minime, mais elle existe conceptuellement.

L’approche fonctionnelle de l’interprétation que nous avons proposée ne s’inscrit pas dans la même position interprétative de la recherche du sens d’une règle obscure[241]. Selon nous, c’est la raison pour laquelle il s’agit plus d’une approche du rôle du juge que d’un nouvel argument d’interprétation traditionnelle. Nous serions d’ailleurs tentés d’illustrer la différence entre les deux méthodes en reprenant la distinction d’Elmer Driedger[242] et Mickey Dias[243] entre l’interprétation — reposant sur la recherche de la volonté du législateur — et la construction — mettant en oeuvre l’objectif poursuivi par la règle de droit[244]. La première serait l’interprétation téléologique; la seconde, l’approche fonctionnelle de l’interprétation. Il est néanmoins aujourd’hui considéré que cette distinction n’a pas lieu d’être et que tout est interprétation[245].

Si l’approche fonctionnelle place le juge au coeur du processus, elle invite cependant les tribunaux à plus de déférence à l’égard des textes de loi, en les appliquant de manière souple, mais au regard de la raison d’être dictée par la loi[246]. Il n’est plus question d’étendre ou de contraindre les règles en interprétant l’intention du législateur. Par opposition, dans le cadre d’une interprétation téléologique, l’interprétation est utilisée à raison d’un problème de lecture de la loi, car elle est obscure ou lacunaire. Il s’agit alors d’une interprétation dans laquelle le juge se substitue au législateur, allant parfois jusqu’à réécrire la loi[247]. À l’inverse, en matière d’interprétation fonctionnelle, le juge vient exercer son pouvoir d’appréciation, dans les cadres définis par le législateur, pour déterminer ce qui répond aux règles et notions fonctionnelles. La rédaction fonctionnelle du droit invite le législateur à plus de confiance dans son système judiciaire et dans la capacité des juges à faire vivre le droit dans les limites souhaitées par le législateur. La règle est claire et le législateur a dicté les paramètres d’analyse; il ne s’agit point de construire une nouvelle règle.

Certes, l’interprétation fonctionnelle intègre des arguments de finalité — notamment pour aller rechercher les fonctions de la règle de droit[248]. C’est pourquoi, sans que cela soit contestable, la Cour suprême du Canada fait référence au purpose (et en français à la finalité, à l’objectif, au but utile) lorsqu’elle a recours aux méthodes que nous avons mises en évidence comme faisant partie de l’interprétation fonctionnelle, bien que parfois elle emploie directement la terminologie de « fonctionnelle » pour décrire son approche[249]. Les auteurs de common law ont également pu parler de l’un comme de l’autre du fait de la similitude entre les termes « function » et « purpose »[250] : la première étant le rôle qui est attribué à une institution[251] et le second l’objectif, le but ou la finalité d’une chose[252]. Néanmoins, confondre « function » et « purpose », c’est confondre l’intention contenue dans la règle et l’effet réel de la règle. L’intention se réfère au droit tel qu’il devrait être, tandis que la fonction se rattache au droit tel qu’il est[253]. Certes, c’est encore le serpent qui se mord la queue — s’il suit la pensée de Barak pour qui le « purpose is the values, goals, interests, policies, and aims that the text is designed to actualize. It is the function that the text is designed to fulfill »[254]. C’est en ce sens qu’il y a un chevauchement.

Marie Demoulin a également mis en évidence ce passage du telos à la fonction en différenciant l’interprétation téléologique de l’interprétation fonctionnelle[255]. On recherche alors les finalités poursuivies par la règle de droit afin de mettre en évidence les fonctions de la règle qui remplissent l’objectif poursuivi par le législateur. La fonction se matérialise dans l’effet et les conséquences de la règle dans l’ordonnancement juridique, ainsi que dans la traduction des faits en droit. On ne cherche point l’imitation du fonctionnement interne des règles et notions, mais l’imitation des résultats opérationnels externes. Une fois déterminé par une analyse téléologique, le contenu fonctionnel des notions et des régimes est indépendant du telos initial et s’attache à une réalité plus opérationnelle que politique, tournée vers les effets de la règle. L’interprétation fonctionnelle se veut ainsi tournée vers les conséquences factuelles et le rôle opérationnel de la règle dans la société. Certes, la finalité poursuivie par le législateur dessine les contours de la fonction. La ratione recherchée par les deux méthodes et l’objectif poursuivi ne sont pas nécessairement les mêmes. Comme le soulignait Henri De Page,

[c]e qui doit dominer l’interprétation [fonctionnelle] d’une loi, c’est son but social, plus que l’intention du législateur. Celle-ci ne vaut que pour l’époque où la loi est promulguée. Toute loi vieillit par le seul fait de sa promulgation. Si on veut lui conférer son utilité, il faut lui donner une valeur fonctionnelle, la rendre suffisamment plastique pour s’adapter aux circonstances nouvelles.[256]

En ce sens, la méthode fonctionnelle est empreinte des arguments pragmatiques s’intéressant « in what the purpose of the rule is—what consequences it seeks to induce or block—and how that purpose, those consequences, would be affected by deciding the case one way or the other »[257]. Pour les pragmatiques, le rôle du juge « is to determine the purpose of the rule—almost always there is a discernible purpose—and then pick the outcome that will accomplish that purpose »[258]. La méthode fonctionnelle met en place une mécanique d’équivalents fonctionnels qui permet à une règle d’avoir les mêmes conséquences pour toutes les situations équivalentes. Cette approche pragmatique du rôle du juge se retrouve d’ailleurs très fortement dans le test fonctionnel mis en place par la Cour suprême du Canada dans la sanction des atteintes aux droits et libertés protégés par la Charte.

La dimension interprétative de l’approche fonctionnelle se veut ainsi plus globale, transpirant dans toutes les étapes de la réflexion autour d’un droit, tandis que l’interprétation téléologique est un outil du juge pour clarifier le droit. Du reste, il manque un élément essentiel à l’interprétation téléologique pour être le décalque de notre approche d’interprétation : l’équivalence fonctionnelle. En effet, cette dernière n’a jamais été intégrée dans aucune des définitions de l’interprétation téléologique, même les plus larges et accueillantes — sauf évidemment pour ceux qui estiment que les deux approches sont synonymes et qui, de fait, intègrent l’équivalence fonctionnelle dans l’interprétation téléologique.

2. Relations avec la méthode contextuelle

Certains auteurs[259] ont cantonné l’interprétation fonctionnelle et l’équivalence fonctionnelle au seul domaine du droit formel (ou droit « outil ») comprenant entre autres le droit des contrats[260], le droit de la preuve[261] et l’encadrement du commerce électronique[262]. À l’inverse, c’est la méthode contextuelle qui prévaudrait uniquement[263] pour le droit substantiel (ou « censeur »), comme l’encadrement des droits intellectuels[264], de la protection des renseignements personnels[265], de la « cyberconsommation »[266], de la réputation[267] ou encore le droit criminel[268]. Comme nous l’avons déjà évoqué, l’approche fonctionnelle n’a pas vocation à être restreinte à un domaine, mais plutôt à être mise en oeuvre pour l’ensemble de la matière juridique.

Nous n’opposons pas l’interprétation fonctionnelle et la méthode contextuelle. La réservation d’une méthode d’interprétation propre à chacun des deux types de droit nous dérange. Tout d’abord, l’opposition repose sur un paradoxe définitionnel. En effet, la dichotomie entre droit formel (ou « outil ») et droit substantiel (ou « censeur ») se comprend dans une distinction fine relative à la fonction de la règle. Aussi, c’est une analyse fonctionnelle de la règle qui viendrait refuser à cette même règle d’être soumise à une analyse fonctionnelle. De plus, la classification est bien trop perméable pour permettre une réservation de méthode d’interprétation. En effet, chaque matière contient des éléments de forme et de substance, comme en droit des contrats[269]. Ensuite, nous avons vu que l’approche fonctionnelle est tout à fait à même de s’appliquer à des matières plus substantielles comme la protection de la vie privée et les droits et libertés fondamentaux[270]. De même, il s’agit de l’approche idoine en matière de droits intellectuels. En matière de droit d’auteur, la reconnaissance d’une équivalence — des supports ou des méthodes de reproduction et communication — dans la loi et dans la jurisprudence n’est pas le fruit d’une analyse contextuelle, mais bien d’une interprétation fonctionnelle des notions posées par le législateur[271]. De même, la Cour suprême du Canada et la Cour de justice de l’Union européenne interprètent le régime des marques de commerce au regard des fonctions du droit[272].

Nous avons proposé l’approche fonctionnelle du droit comme nouvelle vision d’élaboration et d’interprétation de la régulation. Sur le versant de l’interprétation, nous avons proposé la méthode de l’interprétation fonctionnelle pour l’ensemble des droits, et non seulement pour les droits « outils ». Si l’interprétation fonctionnelle peut s’appliquer à l’ensemble des règles de droit, nous ne rejetons pas néanmoins la méthode d’interprétation contextuelle. Loin d’être en opposition, les deux méthodes nous apparaissent complémentaires.

Il peut arriver que des fonctions poursuivies par les droits entrent en conflit. Il s’agira, par exemple, des oppositions fréquentes entre la protection de la vie privée et de la liberté d’expression ou de la sécurité nationale. La méthode contextuelle sera alors employée pour mettre en oeuvre la balance d’intérêts. L’opposition des deux méthodes nous apparaît caricaturer les droits « censeurs » en présupposant la présence nécessaire d’un conflit de droits dans tous les cas d’interprétation. Il peut être nécessaire de penser et d’interpréter le droit « censeur » en dehors de tout conflit. Qui plus est, pour découvrir un conflit entre deux droits « censeurs » — et savoir lesquels entrent réellement en conflit — encore faut-il pouvoir déterminer leurs contours et leurs finalités[273]. Or, c’est l’interprétation fonctionnelle qui permet cet exercice, non l’interprétation contextuelle. Par exemple, en matière de droit de marque, le contexte est pris en compte pour le calcul des dommages ou encore pour analyser la confusion du public, mais non pas pour déterminer si une pratique entre ou non dans le cadre de la loi.

Aussi, c’est pourquoi, plutôt que de voir un quelconque antagonisme entre l’interprétation fonctionnelle et contextuelle des règles, nous estimons que ces deux méthodes sont complémentaires. Il s’agit de l’approche retenue par la Cour suprême du Canada en matière de vie privée[274]. Dans un premier temps, la Cour détermine le contenu de la protection par une interprétation fonctionnelle de la Charte et des lois. Puis, dans un second temps, elle emploie la méthode contextuelle pour mettre en balance la diversité des faits afin de s’assurer que le droit est appliqué sans porter atteinte à sa finalité selon l’attente raisonnable des justiciables.

Il s’agit ainsi d’un mécanisme d’interprétation en deux temps. La méthode contextuelle trouvera à s’appliquer dans le cas où l’interprétation fonctionnelle aura mis en évidence l’opposition de deux droits[275]. La « balance des intérêts » nous apparaît d’ailleurs n’être que l’expression des limites fonctionnelles du droit et de son équilibre avec l’ordonnancement général du droit. Par exemple, le droit à la protection des renseignements personnels n’a jamais eu pour objet la censure ou la révision de l’histoire. Ainsi, l’opposition de ce droit à la liberté d’expression ou au devoir de mémoire n’est pas tant une mise en balance d’intérêts opposés qu’une expression des fonctions mêmes du régime juridique.

Conclusion

Notre approche ne prétend pas à l’universalité, ni notre présentation à l’exhaustivité. Sans prétendre à l’élaboration d’une théorie fonctionnelle du droit, il était question de discuter des principaux concepts de cette approche, et de mettre en évidence son double volet alliant rédaction et interprétation, ainsi que les outils méthodologiques nécessaires à leur mise en oeuvre. Nous souhaitions souligner la richesse d’une approche qui se rapporte à toutes les sphères de la société, sans se limiter au droit formel et au droit des technologies.

Nous avons notamment vu l’intérêt des notions fonctionnelles et de la méthode de l’équivalence fonctionnelle pour établir et mettre en oeuvre des régimes juridiques pérennes. Nous soumettons par ailleurs que l’approche fonctionnelle du droit permettra d’accroître la sécurité juridique à une époque où le droit prédictif devient une réalité. Ainsi, dans le droit futuriste proposé par Anthony Casey et Anthony Niblett[276], l’approche fonctionnelle de la rédaction juridique permettrait aux machines d’établir l’ensemble des microrègles de manière cohérente tout en ayant pour objectif de respecter la fonction du droit dictée par le législateur.