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Introduction

La multiplicité des normes, rationalités et mécanismes de justice dans une société et l’existence de traités internationaux sur les droits fondamentaux, qui relativisent les droits nationaux pensés pour des sociétés homogènes, mettent en cause le modèle du positivisme juridique étatique. De plus, le fait que des ordres juridiques ou normatifs autres qu’étatiques régissent le quotidien de certains individus heurte les tenants du paradigme moderniste et provoque des débats et des controverses publiques peu informés. Tant que ces ordres étaient le fait de sociétés lointaines, ils pouvaient être renvoyés aux univers d’avant la modernité. Mais le « retour du religieux », l’immigration du Sud et le militantisme des populations amérindiennes leur donnent une nouvelle visibilité. Il en est de même des controverses concernant la conciliation de ces ordres normatifs et des droits individuels, en particulier les droits des femmes musulmanes[1] ainsi que le respect des objectifs du multiculturalisme canadien[2] et des régimes de relations entre État et religion, notamment la laïcité[3]. L’Islam est particulièrement ciblé par les tenants du modernisme et du positivisme légal, car il incarne un enjeu de la diversité religieuse : quel statut accorder aux normes et pratiques juridiques ne relevant pas des droits étatiques occidentaux ?

I. La pluralité des valeurs et l’Islam

Jusqu’aux années 1960, l’immigration musulmane est peu importante en Occident quand en Europe, des travailleurs arrivent d’Indonésie, du Maghreb et de Turquie et sont traités avec mépris, mais sans référence à leur religion. À la fin des années 1980, la référence à leur religion devient constante et péjorative et s’étend à l’Amérique du Nord, alors que l’image savante des musulmans demeure ambigüe ou négative[4]. Des conflits surgissent à propos de mosquées, du « foulard » islamique (France, Belgique et Canada), de l’enseignement musulman à l’école publique (Allemagne), de la formation des imams (Espagne, Pays-Bas, Royaume-Uni et Belgique), de « tribunaux islamiques » (Canada et Royaume-Uni) et de mariages forcés (Pays-Bas et Royaume-Uni). La réislamisation de générations nées et socialisées en Europe[5], la diffusion de l’islamisme politique[6], le regain de l’idée de conflit de civilisations[7], les actes terroristes et les conflits et guerres dans des pays musulmans contribuent aussi à faire de l’« Islam » une figure étrange et dangereuse. Cependant, des dynamiques structurales interviennent. L’islam est objet de litige et d’aversion parce qu’il révèle des tensions sociales et idéologiques et les limites des systèmes de tolérance occidentaux.

La première de ces tensions se manifeste en matière de gestion de la pluralité culturelle issue de l’immigration. Depuis les années 1970, les gouvernements occidentaux (État, ville et région) pratiquent un « red boot multiculturalism »[8] ou un « cultural racism »[9], soit l’affirmation d’une culture nationale et le financement public d’usages minoritaires (activités socio-culturelles d’associations ethniques). Ils réduisent la différence culturelle à des usages sans portée sociale ou politique. De fait, jusqu’aux années 1990, la pluralité religieuse des sociétés occidentales, les régimes de relation entre État et Église et les protections historiques accordées à des minorités religieuses (amish, mennonite, judaïque, catholique, protestante, Témoins de Jéhovah, doukhobor et huttérite) ne font pas partie des débats et de l’horizon de la gestion de la diversité culturelle des sociétés civiles.

À partir des années 1990, les demandes de respect de leurs valeurs et de leurs pratiques par des minorités religieuses issues de l’immigration, dont celle musulmane, qui est la plus nombreuse en Europe, montrent l’inadéquation des programmes de relations interraciales (Royaume-Uni), d’aide financière aux ONG ethniques (Pays-Bas et Belgique flamande), comme de la politique du multiculturalisme canadien de lutte anti-discriminatoire et de changement institutionnel. Les demandes des minorités religieuses musulmane, sikh et judaïque, comme celles de Chrétiens pratiquants[10], pénètrent l’espace public et questionnent des schèmes de pensée des majorités culturelles, alors que des organisations internationales (ONU, UNESCO, Conseil de l’Europe et Union Européenne) promeuvent le respect des différences culturelles.

Une seconde tension découle des demandes qui rouvrent le dossier de la position de l’État face aux croyances et institutions religieuses. Des segments des opinions publiques et des groupes de pression puissants (syndicats d’enseignants et de fonctionnaires, partis de gauche et groupes féministes) s’opposent à tout rôle public de la religion[11]. Dans le monde historiquement catholique, notamment français, québécois et wallon, ces courants d’opinion se montrent particulièrement intolérants et font de la laïcité un régime d’athéisme étatique, ce qu’elle ne saurait être. La laïcité est un des modes de la neutralité religieuse de l’État et de la primauté des institutions politiques sur les institutions religieuses[12]. Ce mode se caractérise par sa visée d’une séparation nette du politique et du religieux[13], mais, comme tout concept politique et juridique, son interprétation donne lieu à des débats et affrontements.

La troisième tension révèle, quant à elle, combien le modèle évolutionniste d’une sécularisation inévitable des sociétés civiles est révolu. La permanence des croyances religieuses, les aménagements religieux dans les écoles, les administrations publiques et les grandes entreprises, et la nouvelle influence politique des courants fondamentalistes chrétiens en témoignent. Certains courants d’opinion qualifient cette situation de recul. Professant une philosophie moderniste[14], ils croient aux bienfaits assurés et continus du progrès, à la suprématie de la rationalité et à une seule définition de la modernité. Ils voient dans la foi religieuse un refus de la science, une aliénation intellectuelle, une contrainte sociale et un conservatisme moral et sexiste. Ils passent sous silence les changements de doctrine (féminisation de l’église anglicane, protestantisme ouvert aux thèses scientifiques et catholicisme plus individualiste) et, dans le cas des musulmans, les diverses interprétations du droit islamique dans les populations musulmanes occidentales[15], les positions des réformistes[16] et les critiques du modernisme et du patriarcat par les féministes musulmanes[17]. Ils ignorent aussi les sondages effectués dans certains pays musulmans[18] montrant un désir de démocratie et d’inclusion des femmes dans la sphère publique et une seule différence notable : un puritanisme en matière de sexualité. Ils ignorent enfin les débats sur la déconstruction des dichotomies « religieux-séculier », « public-privé », « modernité-traditions » et ses implications dans le champ du droit familial[19]. Ces courants d’opinion se centrent plutôt sur divers vêtements des musulmanes et sur le statut social des femmes dans l’Islam dont ils construisent des images essentialistes et fausses.

Ces trois tensions révèlent un « réenchantement du monde »[20] et un pluralisme des valeurs et des ordres juridiques qui interrogent trois postulats modernistes : l’idée de la rationalité individuelle comme seule source de valeurs, l’universalisme formel ou abstrait des droits et la centralité de la justice étatique.

Selon une utopie des Lumières, demeure l’idée que l’univers humain est une entité logique et que les idéaux de liberté, d’égalité, de connaissance, de sécurité et d’intérêt personnel n’entrent en conflit qu’en raison de l’irrationalité des acteurs. Cette vision de possibles unité et harmonie d’une société et des acteurs fait de la rationalité le seul et vrai fondement des conduites humaines. Isaiah Berlin[21] a été un des auteurs à affirmer contre les libéraux positivistes et fonctionnalistes la communication entre cultures et à dénoncer l’idée d’une vérité objective ou universelle qui serait le fondement des conduites humaines et de leur unité. Vu les besoins contradictoires de la psyché humaine, les idéaux modernes sont souvent en conflit (égalité-liberté ; liberté-moralité ; démocratie-liberté ; démocratie-paix) et considérant la variabilité des valeurs, une foi religieuse, un affect et une appartenance collective sont des bases de ligne de vie aussi légitimes que l’examen rationnel. John Gray[22], un disciple de Berlin, conclut que les définitions d’un idéal de vie étant diverses, la négociation entre valeurs est irrémédiable et permanente en démocratie sous peine de conflit violent ou de déni de liberté et de dignité. Il propose comme seule valeur commune l’interdiction des pratiques non humaines : esclavage, génocide, persécution, torture et humiliation.

L’universalisme abstrait des droits affirme le mérite individuel comme unique critère des places sociales. Depuis les années 1960, ce principe a été débattu et la nécessité de tenir compte de diverses formes de discrimination, notamment culturelle et religieuse, a été admise pour assurer une réelle égalité des droits et des chances[23].

Quant au troisième postulat moderniste, l’idée de la primauté de la justice étatique, il ressort d’un positivisme et d’un ethnocentrisme qui voient un lien consubstantiel entre État et droit et nient que ce dernier ait une réalité sociale propre et puisse être multiforme. Roderick A. Macdonald et Thomas McMorrow[24] rapportent cette représentation à la fiction sur laquelle repose tout État national, par exemple l’homogénéité culturelle de la population du territoire qu’il contrôle. Pourtant, le droit étatique ne saurait ignorer les autres ordres normatifs non seulement en vue d’assurer une unité sociale illusoire, mais aussi en vue de mettre en acte des principes primordiaux de la démocratie : l’égale dignité des acteurs[25] et leur adhésion aux actions de l’État[26]. L’application rigide d’une norme, apanage d’un État et d’une majorité culturelle, ignore ces principes et la question du pluralisme juridique est posée vu l’importance accordée désormais à l’individu[27] et à son sentiment d’identité et de continuité[28]. Question d’autant plus posée qu’en vertu du droit international privé, les juges peuvent être amenés à se prononcer sur les effets de législations et d’institutions qui reposent sur des valeurs et des usages qui leur sont étrangers. Qu’en est-il des différences culturelles qui heurtent la conception occidentale de l’égalité, de la rationalité et de l’autonomie individuelle[29] ?

Lorsqu’une partie invoque une norme ou une valeur autre qu’étatique, les juges se trouvent au coeur de la tension entre tolérance et intolérance. Ils peuvent faire place au droit à la différence ou ne voir que l’extranéité de la valeur ou de la norme et la refuser. Mais ils doivent motiver leurs décisions. Pour ce faire, ils disposent d’outils et de techniques de raisonnement dont l’usage repose parfois sur un choix de valeurs. Au nombre des outils sont les lois et conventions de droit international privé ainsi que les chartes des droits qui édictent notamment des règles de conflits et des droits fondamentaux. Au nombre des techniques figurent le syllogisme juridique (déduction de prémisses) ou axiologique, l’idée d’analogie entre pratiques et la création de nouvelles catégories et normes pour tenir compte de réalités nouvelles. L’usage « d’étalon[s] axiologique[s] »[30] conduit les juges à s’appuyer sur des standards comme l’ordre public, l’intérêt de l’enfant, la bonne foi, la sécurité et l’égalité des sexes, alors que par l’idée d’analogie ils peuvent tenter de comprendre une notion ou une institution étrangère en se référant à une notion ou une institution interne qu’ils estiment similaire (une répudiation égale un divorce, une dot une donation ou pension alimentaire). Les juges peuvent encore arguer selon des valeurs personnelles ou selon celles qu’ils estiment dominantes si la définition de la norme par la loi est absente ou imprécise (surdétermination[31]). Comme le souligne le professeur Luc B. Tremblay, le décideur

aborde le texte [...] en apportant inévitablement avec lui ses attentes, ses préjugés, ses précompréhensions, ses croyances, ses présuppositions, bref, la préconception qu’il a du texte, du droit, du monde en général, de la morale, de la politique, de la métaphysique, de la nature humaine, de la psychologie, de l’histoire, de la religion, etc[32].

II. Une recherche sur des causes de droit familial déposée par des parties musulmanes

Les résultats ci-après exposés sont issus d’une recherche qui étudie le traitement, par des juges du Québec, d’Ontario, du Royaume-Uni et d’Espagne[33], de litiges conjugaux et familiaux portés par des parties se référant à des normes et pratiques, culturelles ou juridiques, musulmanes (diverses formes de divorce, de paiement de dot et de division des biens ; autorité parentale ; garde et éducation des enfants). Pour la période de janvier 1997[34] à juillet 2007[35], cette recherche vise à étudier comment des interprètes centraux de l’application des normes que sont les juges de droit familial prennent en considération ces normes et pratiques. Le droit de la famille est un champ propice à l’examen du traitement d’univers autres par des juges, car l’institution familiale est un lieu de reproduction de cultures minoritaires et la cellule familiale un lieu de coexistence de valeurs de diverses sources (individuelle, communautaire et étatique). En sus, les droits étatiques et religieux coexistent souvent en droit de la famille.

Selon le recensement de 2001, les personnes se déclarant de confession musulmane représentent deux pourcent de la population canadienne. Dans le cas du Québec où résident 108 600 musulmans à la même date, à partir de deux banques de données, Westlaw Canada et Azimut, on recense 157 jugements provenant de la Cour du Québec, de la Cour supérieure ou de la Cour d’appel dans lesquels une référence à un élément musulman ou à un pays musulman est présente. Une fois retirés les cas de personnes de confession judaïque, maronite, melkite ou grecque orthodoxe (huit) et les cas sans précision sur la confession des parties, notamment d’immigrés libanais (treize), l’échantillon à étudier comprend 136 jugements. De ces 136 jugements, soixante-cinq contiennent une référence explicite par les parties à une valeur, une pratique, une norme ou une loi musulmanes et soixante et onze n’en incluent aucune.

La moitié des causes a été initiée par des émigrés du Maghreb, quelques unes par des natifs d’origine canadienne française et aucune par un descendant d’immigrés né au Canada. Les immigrés sont principalement d’origine libanaise, syrienne, iranienne et pakistanaise et les parties initiant les causes sont principalement des femmes. Des 136 jugements, quarante-sept portent sur un divorce et des mesures accessoires (pension alimentaire et partage de biens), treize sur la nullité d’un mariage célébré au Québec ou à l’étranger, huit sur des kafálah, dix-neuf sur l’accès, la garde et/ou l’éducation d’enfants et le reste, en majorité, sur une division de biens. Quant aux soixante-cinq causes référant explicitement à une pratique juridique musulmane, trente et une concernent des divorces et annulations de mariage à l’étranger, vingt-huit des litiges au sujet de la garde ou/et de l’éducation d’enfants, et six des kafálah. La kafálah peut être définie comme une délégation d’autorité parentale, une prise en charge permanente ou une protection formelle[36] d’un mineur, orphelin ou abandonné, ou encore une « tutelle officieuse » selon les termes d’une loi tunisienne la décrivant[37].

Dans le présent article, nous décrivons uniquement les résultats de l’analyse des dossiers concernant une kafálah et ayant fait l’objet de décisions judiciaires au Québec entre 1997 et 2009. Trois kafálah ont été prononcées au Maroc, une au Pakistan et deux en Algérie. Cependant, on dispose de huit jugements concernant une kafálah. En effet, à la suite d’un jugement rendu en 2006, un couple d’émigrés d’Algérie a déposé deux requêtes ayant donné lieu à un jugement, l’un en 2008 et l’autre en 2009. Bien que ces deux derniers jugements aient été rendus en dehors de la période initialement déterminée pour cette étude, ils ont été inclus dans la présente analyse qui porte donc sur huit jugements rendus entre 1997 et 2009. Cette analyse du statut accordé par des juges à une différence normative convoyée par des préceptes issus de sociétés de culture islamique ou de la religion musulmane montre un traitement fort différent dont on ne sait s’il faut en déduire une incohérence des juges ou une plasticité de la loi.

III. Internormativité, interlégalité de fait

Au Canada, comme dans toute autre société existent des formes d’internormativité non codifiées par des lois étatiques, notamment dans le domaine familial. Une réconciliation de normes juridiques distantes peut être tentée en « facilit[ant] les conditions de migration internormative entre les différents ressorts »[38]. Ainsi, selon la Loi sur le divorce de 2002, les tribunaux anglais peuvent exiger la dissolution du mariage religieux avant d’accorder un divorce civil. En 1990, au Canada, sous pression de rabbins, d’ONG et de groupes féminins juifs, un ajout similaire a été fait dans la Loi sur le divorce : un tribunal peut suspendre des procédures de divorce entre judaïques tant que l’époux n’a pas accordé le divorce religieux (get)[39]. Une clause similaire existe en Ontario dans la Loi sur le droit de la famille[40]. À la suite d’une décision de la Cour suprême en 2007[41], un homme a été condamné à verser 50 000 $ de dommages à son ex-épouse pour ne pas avoir respecté son contrat d’accorder le divorce religieux et d’avoir gardé la femme « enchaînée » (agunot) durant quinze ans, l’empêchant de se remarier religieusement et d’avoir des enfants. Des amendements similaires seraient inutiles dans le cas des femmes musulmanes et représenteraient même un recul de leurs droits, car elles disposent du droit de divorcer sans l’accord d’autrui[42].

Il existe d’autres formes d’internormativité de fait. En raison du statut privé de la vie familiale dans les systèmes politiques occidentaux et de la capacité des individus de recourir à divers systèmes normatifs et d’inventer des pratiques, il coexiste, au sein d’une société, des codes normatifs différents. Par exemple, l’adoption est une pratique intrafamiliale fréquente dans nombre de sociétés où elle prend des formes différentes selon les systèmes de parenté en vigueur et demeure souvent réglée de manière privée. Les émigrés de pays du Sud recourent peu aux tribunaux étatiques pour demander une reconnaissance juridique de cette pratique en raison du traitement souvent négatif de leur demande.

La préférence des Musulmans, comme d’autres personnes, pour une sanction religieuse ou coutumière lors de la résolution de conflits familiaux se traduit par leur recours à la fois à des tribunaux étatiques et à des instances de médiation islamique[43]. En Europe et en Amérique du Nord, certains recourent à une instance d’arbitrage religieux pour valider un divorce et à un tribunal étatique pour régler des conflits afférents au divorce (partage du patrimoine, garde des enfants)[44]. En Ontario, depuis 2006, date de modification de trois lois sur la famille, les décisions d’instances d’arbitrage religieux sont légales si les imams, rabbins et autres autorités religieuses rendant des décisions ont suivi une formation en droit canadien. Ces instances répondent essentiellement aux requêtes de femmes demandant un divorce religieux refusé par leur époux (deux cents cas environ par année en Ontario)[45]. À l’échelle canadienne, il existe trois instances formalisées de médiation ismaélienne et une instance de médiation ad hoc dans chaque mosquée importante (mille fidèles et plus).

Au Royaume-Uni, on désigne l’usage d’instances d’arbitrage religieux et de tribunaux privés par le terme d’Angrezi Sharia (sharia anglaise). Menski et Yilmaz ont montré comment les musulmans britanniques ont incorporé des règles de la loi anglaise dans leurs pratiques coutumières, notamment en matière de divorce[46]. D’autres auteurs ont commenté cette pratique qui permet à des immigrés de ne pas renoncer à leur tradition et de construire un ordre juridique nouveau. Au Royaume-Uni où vivent près de trois millions de musulmans, existent pour le moins quatre-vingts cinq instances d’arbitrage islamique. Souvent nommées erronément tribunaux islamiques puisque des imams et non des juges y rendent décision, elles sont presque toujours rattachées à une mosquée et à une école religieuse particulière (Hanafi, Maliki, Shafi’i et Hanbali). Certaines sont très actives. L’Islamic Shariah Council, sis à Londres, a traité sept milles plaintes de 1982 à 2009-2010[47]. Cependant, seules les décisions du Muslim Arbitration Tribunal[48] ont valeur légale, sauf en matière de divorce civil. Cette instance, présente dans les zones de concentration des résidents de culture musulmane, dispose de bureaux à Birmingham, Manchester, Bradford, Nuneaton et Londres. Autre usage[49], des émigrés de Turquie au Royaume-Uni aménagent le mariage arrangé en se mariant trois fois : religieusement sans consommer le mariage pour se connaître, civilement en enregistrant leur mariage avec les autorités étatiques et socialement par une réception.

Au Canada anglais, il y a un accord entre avocats musulmans, imams et ONGs musulmanes, selon lequel en matière de partage des biens familiaux lors d’un divorce ou d’un héritage, des parts égales sont allouées aux femmes et hommes comme le veut la loi canadienne. Ce n’est pas la règle patriarcale et islamique d’une moitié de part aux femmes (vu leur non-contribution au budget familial) qui trouve application. En Allemagne, l’article 13 de la Charte islamique du Conseil des Musulmans d’Allemagne[50] stipule que l’interprétation locale de la loi islamique signifie le respect des lois allemandes sur le mariage et les successions[51].

IV. Des dossiers de kafálah au Québec

Il existe dans les législations occidentales deux formes juridiques d’adoption : l’adoption simple qui ne rompt pas la filiation biologique et l’adoption plénière qui la rompt définitivement et instaure le secret des origines dans certaines juridictions, dont le Québec. L’adoption est prohibée dans les pays musulmans en vertu de deux versets coraniques[52]. Cette interdiction s’explique par le fait que l’adoption contrevient au principe de base du système de parenté agnatique en usage dans ces sociétés, par exemple une filiation fondée sur un lien du sang, et aux règles successorales[53]. Cependant il existe trois exceptions : l’Indonésie, la Turquie et la Tunisie[54].

Lors de son témoignage à propos d’un enfant cachemiri recueilli à sa naissance par la soeur de son père et son conjoint, immigré en 2008 au Royaume-Uni et retiré à l’âge de quatre ans de sa nouvelle famille par un travailleur social au nom de la lutte contre le trafic d’enfants[55], Werner Menski, un anthropologue reconnu des législations d’Afrique et d’Asie du Sud[56], explique :

36. The traditional Islamic prohibition against adoption is simply based on a refusal by traditional Islamic scholars (which is in turn based on Islamic textual sources, including the Qur’an, specifically in verses 33.4-5 and 33.37) to accept the legal fiction of an adoption, whereby a child’s bloodline is deemed to be transferred from the birth parents to the adoptive parents. The classical Muslim law clearly lays heavy emphasis on purity of blood and on legitimacy and this is most relevant in relation to property law matters. Naturally, this prohibition against adoption affects boys, in particular, and has potentially huge implications in succession law, a major field of Islamic jurisprudence [...].

37. However, the general position in Islamic law as outlined above does not mean that adoption is totally prohibited or unknown among Muslims. De facto arrangements have always existed as a result of various local customs across the Muslim world. The solution found in Muslim societies is not termed « adoption » but is then rather called « fosterage » or some form of family arrangement for transferring the custody of a child.

38. There is thus a risk that when relevant foreign terms are translated into English as « adoption », by persons who may not be familiar with fine legal distinctions of such technical terms, we associate with this term the same consequences as in English law. That assumption would be quite faulty, since the transfer of a Muslim child’s custody results in Muslim law in a concept akin to « Special Guardianship », as it is now known officially in English law, but not in a full-fledged adoption which assumes also a change of bloodline.

59. With reference to the present case, there are apparently just three verses in the Qur’an that touch on the topic of adoption. There are some scholars, as Pearl and Menski (1998: 408) point out, who argue that these relevant verses do not actually prohibit adoption. What these verses reject is merely the full legal fiction that a person’s bloodline could be effectively changed by adoption.

60. The most relevant verses are found in book 33, verses 4-5 (The Koran. Translated with an introduction by Arthur J. Arberry, Oxford: Oxford University Press, 1982, p. 427) :

« 33.4. — God has not assigned to any man two hearts within his breast ; [...] neither has He made your adopted sons your sons in fact. That is your own saying, the words of your mouths ; but God speaks the truth, and guides on the way.

33.5. — Call them after their true fathers, that is more equitable in the sight of God. If you know not who their fathers were, then they are your brothers in religion, and your clients ».

61. The only other location in the Qur’an is 33.37, which mentions the issue of touching the wives of adopted sons. This is less clear and more to be read, probably, as an indication that adoption did actually exist than that it is prohibited altogether[57].

Vu ces préceptes, deux pratiques sont suivies quand des enfants sont abandonnés, orphelins ou très pauvres, ou encore quand un couple est sans enfant. L’une, rapportée par Menski ci-dessus, consiste en un accord familial, souvent défini par les femmes et selon lequel un enfant est donné en garde à un membre de la famille ayant un lien de parenté par le sang avec l’un ou les deux parents. Cette pratique signifie le transfert de la responsabilité de l’enfant à l’apparenté en cause et dans nombre de sociétés elle est une obligation : on doit donner un enfant à un parent qui ne peut pas en avoir. Dans le cas du Pakistan, Menski commente cette pratique :

53. In Azad Kashmir, even more than in Pakistan itself, it is not absolutely necessary to go to a formal Court to bring about the transfer of parental responsibility. A family arrangement within the realm of local custom and in line with — or at least not openly contradicting — Islamic principles suffices to bring about legal validity. The documents that I have been shown therefore document a legally valid transfer of parental authority within a Muslim extended family in Pakistan/Azad Kashmir that took place in the non-state law realm as a matter of fact.

57. In my view, as already indicated in paragraph 53 above, these documents are sufficient evidence to confirm that a de facto adoption of a newly born child known as Anas within this Muslim family took place with effect from 26 December 2005[58].

Une autre pratique plus formalisée est un recueil légal (kafálah) accordé par un juge ou un notaire à un recueillant musulman (kafil[59]), apparenté ou non, lequel assumera l’éducation de l’enfant (makfoul) et pourra lui faire dons et legs. En France, où sont reconnues l’adoption simple et l’adoption plénière, la Garde des Sceaux a défini la pratique comme une « forme de protection de l’enfant, qui permet son éducation et sa prise en charge matérielle durant sa minorité, par une famille musulmane »[60]. Menski rappelle combien ce qui est dénommé intérêt supérieur de l’enfant dans les législations occidentales et dans les conventions internationales est pris en compte lors d’une décision de kafálah. Il cite l’exemple pakistanais :

Section 17 of the 1890 Guardians and Wards Act provides in this regard:

« 17. Matters to be considered by the Court in appointing guardian :

(1) In appointing or declaring the guardian of a minor, the Court shall, subject to the provisions of this section, be guided by what, consistently with the law to which the minor is subject, appears in the circumstances to be for the welfare of the minor.

(2) In considering what will be for the welfare of the minor, the Court shall have regard to the age, sex and religion of the minor, the character and capacity of the proposed guardian and his nearness of kin to the minor, the wishes, if any, of a deceased parent, and any existing or previous relations of the proposed guardian with the minor or his property.

(3) If the minor is old enough to form an intelligent preference, the Court may consider that préférence »[61].

Au Québec, des personnes déclarées recueillants d’un enfant par une autorité judiciaire d’un pays musulman demandent aux tribunaux d’accorder le statut d’enfant adopté à l’enfant. Elles désirent le faire immigrer et/ou lui assurer un statut juridique stable, percevoir les bénéfices sociaux accordés aux parents et organiser la gestion de leurs biens (héritage). Ce sont des immigrés de longue date, devenus citoyens canadiens, des natifs canadiens-français convertis, qui sont allés recueillir un enfant au Maroc ou encore des émigrés récents, dont certains sont arrivés au Québec avec un enfant sous kafálah. Des neuf enfants concernés, sept enfants résident au Québec et sont sous tutelle de leur kafil. Les modalités d’immigration de ces enfants sont parfois difficiles à élucider.

L’article 14 de l’Accord Canada-Québec relatif à l’immigration et à l’admission temporaire des aubains de février 1991, connu sous l’appellation d’Accord Gagnon-Tremblay-McDougall, prévoit que le gouvernement canadien « établit seul les critères de sélection pour les immigrants appartenant à la catégorie de la famille et, le cas échéant, [que] le Québec est responsable de leur application aux immigrants de cette catégorie à destination de la province »[62]. La liste des personnes relevant de la catégorie du regroupement familial, telle que définie par les autorités fédérales, est incluse dans l’article 19 du Règlement sur la sélection des ressortissants étrangers du Québec qui l’applique aux demandes de parrainage présentées sur son territoire :

19. La catégorie du regroupement familial désigne un ressortissant étranger qui, par rapport à un résidant du Québec, est :

  1. son époux, conjoint de fait ou partenaire conjugal ;

  2. son enfant à charge ;

  3. son père, sa mère, son grand-père ou sa grand-mère ;

  4. son frère, sa soeur, son neveu, sa nièce, son petit-fils ou sa petite-fille, orphelin de père et de mère et âgé de moins de 18 ans qui n’est pas marié ou conjoint de fait ;

  5. (paragraphe abrogé) ;

  6. une personne mineure qui n’est pas mariée que ce résidant du Québec a l’intention d’adopteret qu’il peut adopter en vertu des lois du Québec ;

[...] [nos italiques][63].

Selon l’article 24.1 de ce même Règlement, tout résident désirant adopter l’enfant qu’il demande de parrainer doit produire une déclaration du ministre de la Santé et des Services sociaux attestant que celui-ci n’a pas de motif d’opposition à l’adoption de l’enfant.

En somme, la législation fédérale et québécoise en matière d’immigration ne reconnaît pas les enfants sous régime de kafálah comme des enfants à charge et les rend inéligibles au parrainage. Elle ne reconnaît pas non plus les enfants sous tutelle comme des enfants à charge. Néanmoins, des enfants sous kafálah ont été admis au Québec dans deux cas d’exception. Un enfant[64] a immigré en 2002 en suivant une procédure interne spéciale rendue publique dans la note sur les procédures d’immigration numéro 2008-14, laquelle permet aux enfants sous kafálah faisant partie de la famille de fait d’un candidat à l’immigration permanente d’être admis avec son kafil si celui-ci satisfait à certaines conditions[65]. Un enfant[66] a bénéficié d’un projet pilote du ministère de la Santé et des Services sociaux, responsable du Secrétariat à l’adoption internationale, qui autorisa, jusqu’en 2005, l’immigration d’enfants sous tutelle. Quinze enfants sous kafálah ont été admis au titre de ce projet[67]. L’immigration de cinq enfants sous régime de kafálah prononcée au Maroc demeure inexpliquée.

V. La règle de l’adoption plénière au Québec

Au Québec, sous l’influence des juridictions de common law qui ne reconnaissent que l’adoption plénière, l’adoption rompt le lien de filiation entre l’enfant et sa famille d’origine et établit le secret sur les origines sous réserve des empêchements de mariage ou d’union civile. L’enfant adopté change de nom et a les mêmes droits et obligations que l’enfant de filiation par le sang[68].

L’adoption est régie par le Code civil du Québec et la Loi sur la protection de la jeunesse[69]. Il existe deux régimes selon le lieu de domicile de l’enfant aux fins d’adoption : l’adoption interne, lorsque l’adopté est domicilié au Québec, et l’adoption internationale, lorsqu’il existe un élément d’extranéité, c’est-à-dire quand l’enfant est domicilié à l’étranger.

Dans le cas d’un enfant domicilié au Québec, les étapes sont les suivantes : (1) Consentement des parents à l’adoption de l’enfant ou déclaration d’admissibilité de l’enfant à l’adoption par le Directeur de la Protection de la Jeunesse (DPJ) qui devient tuteur de l’enfant ; (2) Ordonnance de placement de l’enfant par le tribunal chez les adoptants durant six mois (trois mois dans certains cas d’exception) pour voir si l’adaptation se déroule bien et déclaration par le tribunal de tutelle aux adoptants ou autre personne ; (3) À la fin de la période de probation, une requête en adoption est déposée ; (4) Jugement d’adoption par le tribunal[70].

Dans le cas d’un enfant non domicilié au Québec, la procédure sera différente si le pays d’origine de l’enfant est partie ou non à la Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale ratifiée par le Canada en 2004 et intégrée au droit québécois[71]. Le Maroc, l’Algérie et le Pakistan, les pays impliqués dans les décisions répertoriées, ne sont pas parties à la Convention de La Haye[72]. C’est pourquoi nous ne présenterons que la procédure concernant les enfants originaires de pays non-parties.

L’adoption d’un enfant originaire d’un pays non-partie à la Convention de La Haye peut être prononcée à l’étranger ou au Québec selon ce que prévoit la loi du pays d’origine de l’enfant. Dans les deux cas, depuis 2004, les démarches doivent être effectuées par un organisme agréé par le ministre de la Santé et des Services sociaux à moins qu’un arrêté ministériel ne prévoie autre chose[73]. Si la loi étrangère prévoit que le jugement d’adoption doit être prononcé au Québec, l’adoptant devra déposer une demande d’ordonnance de placement conjointement avec le DPJ[74]. Cette ordonnance peut exceptionnellement être prononcée si le requérant ne satisfait pas aux articles 563 et 564 CcQ, s’il existe des motifs sérieux ou si l’intérêt de l’enfant le commande[75]. En plus des conditions de base prévues au Code civil du Québec qui requiert que l’adoptant soit domicilié au Québec, qu’il soit majeur, qu’il ait au moins dix-huit ans de différence avec l’adopté et qu’il se soit soumis à une évaluation psychosociale, le tribunal devra s’assurer que les règles prescrites par le droit étranger sont respectées[76]. En particulier, le tribunal devra vérifier si un consentement « en vue d’une adoption qui a pour effet de rompre le lien préexistant de filiation entre l’enfant et sa famille d’origine »[77] a été donné par les parents de l’enfant. Le Code civil du Québec prévoit ensuite qu’à la fin d’un délai de six mois, le requérant et le DPJ pourront déposer une requête en adoption et, le cas échéant, un jugement d’adoption pourra être rendu par le tribunal[78].

Si le droit étranger prévoit que le jugement d’adoption doit être rendu dans le pays d’origine de l’enfant, la décision d’adoption devra faire l’objet d’une reconnaissance judiciaire au Québec[79]. En plus de vérifier les conditions de bases mentionnées précédemment, le tribunal devra s’assurer que le consentement à l’adoption de l’enfant a été donné « en vue d’une adoption qui a pour effet de rompre le lien préexistant de filiation entre l’enfant et sa famille d’origine »[80]. La reconnaissance judiciaire peut, pour des motifs sérieux et si l’intérêt de l’enfant le commande, être accordée même si l’adoptant ne s’est pas conformé aux dispositions des articles 563 et 564 du CcQ[81]. La reconnaissance accordée, le jugement d’adoption prend plein effet au Québec.

À ces règles en matière d’adoption interne et internationale s’ajoute l’article 3092 du CcQ qui figure au chapitre X sur le droit international privé et qui trouve application lorsqu’un élément d’extranéité existe, par exemple le domicile étranger de l’enfant ou de ses parents biologiques. Cet article prévoit que le consentement des parents et l’admissibilité de l’enfant à l’adoption sont régis par la loi du domicile de l’enfant tandis que l’effet de l’adoption, tel que la rupture ou non de la filiation, relève de la loi du domicile de l’adoptant.

Dans les dossiers de kafálah soumis aux tribunaux québécois entre 1997 et 2009, les requérants sont tous des résidents permanents au Québec[82], parfois des citoyens canadiens. Ils ont suivi deux stratégies dans le but d’adopter des enfants qui leur avaient été confiés sous kafálah : (1) demander la reconnaissance d’une kafálah prononcée à l’étranger à titre d’adoption[83] ; et (2) demander l’assimilation de la kafálah à une tutelle[84] ou une ordonnance de placement[85] en vue, dans les deux cas, d’entreprendre un processus d’adoption interne.

La seconde stratégie repose sur l’argument voulant que l’enfant sous kafálah ait changé de domicile, soit parce qu’il est sous tutelle, soit parce qu’il est entré au pays selon un des régimes d’exception en matière d’immigration expliqués précédemment. Advenant qu’un tribunal conclut que l’enfant est domicilié au Québec, le régime d’adoption interne s’appliquerait. Par conséquent, l’article 3092 CcQ, qui prescrit l’application de la loi étrangère au consentement à l’adoption, ne s’appliquerait plus et l’adoption d’enfants par des recueillants musulmans en serait favorisée.

Comme l’adoption et la kafálah sont des institutions distinctes, cette stratégie, tout comme la première, semble a priori vouée à l’échec. Comme nous le verrons d’ailleurs, l’argument du changement de domicile de l’enfant a été rejeté, car il aurait permis de contourner le régime d’adoption internationale. En effet, au vu des explications données ci-dessus sur le régime de la kafálah, de l’article 20 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant qui définit la kafálah comme un moyen de protection de l’enfant différent de l’adoption, et au vu des règles du Code civil du Québec sur le respect des règles de la loi étrangère relatives au consentement et à l’admissibilité de l’enfant à l’adoption, il semble impossible de faire produire à la kafálah les mêmes effets qu’une adoption. Le Secrétariat à l’adoption internationale indique d’ailleurs aux futurs adoptants que, puisque la loi étrangère doit être prise en compte, il est « impossible d’adopter des enfants originaires de pays prohibant l’adoption, qu’ils soient ou non visés par une kafala » [86]. Néanmoins, dans les cas étudiés, des juges ont prononcé l’adoption d’enfants, parfois selon des raisonnements juridiques peu convaincants. Ils ont souhaité régulariser la situation d’enfants sans statut clair et stable.

Pourtant, lorsqu’elle reconnaît une décision étrangère en matière d’adoption, la cour doit s’assurer que celle-ci crée un nouveau lien de filiation. Comme le fait d’ailleurs remarquer le juge D’amour dans l’une des causes étudiées, le législateur a modifié le Code civil du Québec en 1993 afin d’exiger du tribunal saisi qu’il « s’assure que ce jugement a pour effet, en vertu de la loi étrangère, de créer un lien de filiation »[87]. Une autre modification, ayant eu lieu en 1987, crée « l’obligation pour les adoptants de faire approuver leur projet avant de se rendre à l’étranger et, de ce fait, éviter que des situations juridiques sans issue soient créées ou que le droit des enfants soit mis en péril »[88].

VI. Respect contrasté de la différence de norme

En fonction du droit international privé qui participe des principes de réciprocité entre États et qui veut assurer aux individus une stabilité et une prévisibilité de leur statut personnel, le sens et la fonction d’une institution ou d’une loi étrangère doivent être respectés. Aussi, les juges ne peuvent contourner le statut juridique des personnes, mariage, divorce et filiation, dans les pays d’origine ou au Canada. Une protection doit en effet être accordée à qui a organisé sa vie en fonction d’un système juridique et se retrouve à vivre sous un autre système. Mais se posent les questions de la compatibilité des systèmes juridiques en présence et de la compétence du juge. Comme nous l’avons vu en matière de statut personnel au Canada et au Québec, la règle de la loi du domicile s’applique plutôt que celle de la citoyenneté, souvent suivie en Europe continentale, ou que celle du domicile ou de la citoyenneté suivie au Royaume-Uni.

Lors d’une demande de reconnaissance au Canada d’une adoption prononcée à l’étranger, si le pays du demandeur a signé la Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale, l’article 565 CcQ prévoit que la décision d’adoption certifiée conforme à la Convention est reconnue de plein droit par traitement administratif. Or, les pays musulmans ne sont pas signataires de cette convention et seule reste ouverte la voie judiciaire pour qui veut faire produire des effets juridiques à une kafálah.

A. Respect de la coutume étrangère

Dans ABM, le juge Crête interprète le droit pakistanais comme permettant aux parents de consentir à ce que leur enfant soit confié à des personnes qui entendent obtenir une adoption à l’étranger. Pour ce faire, le juge doit cependant s’en remettre à la coutume et non uniquement à loi. Il doit statuer sur une requête d’ordonnance de placement en vue d’une adoption interne. La requérante désire adopter un enfant avec son conjoint. L’enfant est son neveu maternel et vit avec le couple au Québec depuis deux ans. La requérante dépose une demande d’ordonnance de placement à laquelle le DPJ s’objecte pour les raisons suivantes : le domicile de l’enfant aux fins d’adoption est le Pakistan, lequel interdit l’adoption ; le jugement rendu au Pakistan en est un de garde (guardianship) ; le consentement spécial n’existe qu’au Québec, d’où la nécessité d’une demande conjointe des requérants et du DPJ ainsi que d’un recours au Secrétariat à l’adoption internationale[89].

Pour établir qu’aucune loi n’autorise l’adoption au Pakistan, le Procureur général dépose en preuve une expertise et un document du Haut Commissariat du Pakistan. L’expert, le professeur Khaleel Mohammed de l’Université Brandeis, expose ceci :

29.1. [...] Adoption is not allowed in Pakistan to Muslims [...]. Pakistan however allows for guardianship under the Guardians and Wards Acts of 1890.

29.2. Pakistan will recognize laws of a foreign country but within its own border, the Family Court of Pakistan will allow adoption [...] to Christian parents [...].

29.3. The Pakistani court will only issue a permit for guardianship to Muslims in keeping with the letter of the law, although tribal custom will interpret such guardianship to be a parent-child relationship [...][90].

Il poursuit en ajoutant ceci :

In 1999 visas were allowed for wards to accompany their guardians to the United States, where adoption proceedings were [sic] undetaken and granted. Pakistan recognizes these rulings[91].

Le sens du terme adoption selon la loi de l’État américain non identifié dans l’extrait n’est pas précisé.

La requérante et son conjoint présentent six documents produits au Pakistan. Elle s’est vue confier la tutelle de l’enfant par sa soeur en vertu d’un jugement rendu le 25 mai 1998 qui la désigne « guardian to the person of the minor »[92]. Par affidavit, la mère lui a donné la garde de l’enfant (« hand over the custody ») et l’a autorisée « à l’emmener à son adresse au Québec ou à tout autre endroit »[93]. Cette garde « pour toujours » et cette autorisation ont été confirmées par les deux parents en une déclaration officielle devant notaire public et deux témoins le 15 avril 1998 ainsi que par un « Deed of adoption » signé par les deux parents et la requérante le 28 avril 1998[94].

Le juge fait siennes certaines des conclusions de la Cour d’appel qui, dans un jugement rendu en 2000, qui sera étudié ci-après, retient qu’on ne peut invoquer le domicile actuel de l’enfant pour surseoir aux règles étrangères relatives au consentement et à l’admissibilité de l’enfant à l’adoption et qu’on doit distinguer les règles relatives au consentement à l’adoption, qui sont soumises au droit étranger (Pakistan), des effets de l’adoption qui sont ceux du Québec[95].

À la suite du dépôt de ces documents et des deux expertises, le juge Crête conclut que les parents biologiques ont donné un consentement éclairé à l’adoption de leur fils par les requérants. Il retient aussi qu’il existe une coutume pakistanaise

qui fait en sorte que si des musulmans obtiennent un jugement de « Tutelle », un consentement à l’adoption et une permission de sortir l’enfant du pays, ils pourront par la suite obtenir un jugement d’adoption dans un autre pays et le Pakistan le reconnaîtra[96].

En ce qui concerne ce dernier point, le juge se réfère à une décision du juge d’Amours dans laquelle ce dernier reconnaît que le droit étranger, en matière de consentement, peut comprendre la coutume[97]. Considérant ce qui précède, le juge Crête conclut que l’enfant est admissible à l’adoption.

La cour commente toutefois le « Deed of adoption » présenté par les requérants et qui mentionne que l’enfant pourra hériter de ses parents biologiques :

[C]eci n’affecte en rien la validité du consentement et ne le limite certainement pas. Cette clause ne vise que les effets de l’adoption. Elle ne restreint d’aucune façon l’adoption elle-même. Au contraire, elle permet à l’enfant de pouvoir hériter de ses parents même s’il a été adopté. On pourrait aller jusqu’à suggérer au législateur québécois d’amender le Code civil du Québec pour permettre à ces enfants adoptés d’hériter de leurs parents, le cas échéant. Ça ne peut être que dans leur intérêt. Actuellement au Québec, pour arriver à cette même fin, il faut que les parents procèdent par testament[98].

Le juge précise que si les requérants avaient déposé une demande de reconnaissance de kafálah comme adoption au sens du droit québécois, il se serait vu contraint de la refuser puisque la loi pakistanaise ne permet pas une rupture du lien de filiation biologique. Mais les requérants ont demandé « d’apprécier “un consentement à l’adoption” et “l’admissibilité de l’enfant à l’adoption” selon les règles, la coutume ou le processus habituel qui existe au Pakistan »[99]. Au nom de la coutume pakistanaise citée par l’expert, le juge considère le cas comme une demande d’adoption d’enfant étranger formulée au Québec et relevant d’un consentement spécial au sens de l’article 555 CcQ. Il commande la poursuite des procédures d’adoption, soit l’audition pour ordonnance de placement. Cette décision a retenu l’attention de la doctrine, notamment celle du professeur Goldstein. Selon ce dernier, l’interprétation large du terme loi, compris à l’article 3092 CcQ, est « l’un des éléments essentiels d’une solution favorable à l’adoption internationale »[100].

B. Création de catégories et ses limites

Au Royaume-Uni, en 2002, une notion juridique a été introduite dans le Adoptions and Children Act pour reconnaître la spécificité de la kafálah, soit la notion de special guardianship[101] (garde légale). L’Allemagne a aussi créé une catégorie hybride d’adoption permettant de donner place à la kafálah[102]. Tel n’a pas été le cas au Québec. Aussi, comme nous le verrons ci-après, certains juges ont-ils tenté de comprendre cette institution en la rapprochant d’une notion reconnue en droit interne.

En 2007, deux requérants demandent la reconnaissance et l’exécution au Québec de deux décisions émanant d’un tribunal marocain, soit une ordonnance de kafálah et une autorisation d’amener l’enfant au Québec. Les requérants ont la double citoyenneté, canadienne et marocaine, se sont mariés en 1989 et résident au Canada depuis 1976 et 1989. L’enfant est né au Maroc en 2005 et vit dans un orphelinat. En décembre 2005, il est reconnu comme abandonné de ses parents par le tribunal de première instance de Béni-Mellal. En octobre 2006, le même tribunal attribue la prise en charge de l’enfant (kafálah) aux deux requérants et les autorise à l’emmener à leur domicile au Québec pour qu’il y réside de manière permanente hors du Maroc. En février 2007, les autorités marocaines nomment les requérants tuteurs de l’enfant. Le requérant confie alors l’enfant à son beau-frère et entame des démarches au Maroc (changement de nom de l’enfant et obtention de passeports aux deux noms de l’enfant) et au Canada. Il s’adresse au ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, au Secrétariat à l’adoption et au Service de l’adoption des Centres Jeunesse afin de permettre l’entrée sur le territoire québécois de l’enfant[103].

Dans son jugement en date du 4 mai 2007, la juge Julien souligne que le but recherché par les requérants serait une modification artificielle du domicile de l’enfant afin de le soumettre à la loi québécoise et de favoriser une adoption plénière au Québec[104]. Cependant, elle opère un rapprochement entre le droit québécois et le droit marocain en retenant d’abord que les difficultés rencontrées par les requérants ne signifient pas que la kafálah « ne doit pas être reconnue à l’instar d’un jugement de garde ou de tutelle » et en avançant que « la kafala prononcée au Maroc dans le respect des règles de la loi marocaine serait proche de l’adoption au sens de la loi québécoise »[105]. Elle déclare exécutoires les ordonnances émises par le tribunal marocain, leur donnant plein effet au Québec et rendant possible la venue de l’enfant au Québec. Elle fait de la kafálah un régime particulier avec effets sui generis, effets qu’elle ne précise pas :

Cette reconnaissance [de jugements marocains] ne soustrait pas A, B et X des démarches nécessaires à un éventuel projet d’adoption ou à l’entrée de X au Canada [...]. 

Le statut de X est clairement modifié par l’attribution de la Kafala à A. Un lien a été créé. Ce lien s’appellera une prise en charge, une tutelle, une garde légale ou une adoption par analogie à notre propre régime tel qu’entendu par la Cour d’appel. Ce lien ainsi créé, n’est pas en soi contraire à l’ordre public[106].

La juge ne précise pas les effets de sa reconnaissance des ordonnances marocaines sur les processus d’immigration et d’adoption de l’enfant, effets qui demeurent imprécis. Le DPJ avait soulevé deux questions : un tribunal québécois peut-il reconnaître et demander l’exécution de décisions marocaines, dont un jugement de kafálah ? Cela ne contreviendrait-il pas aux mécanismes d’immigration et d’adoption existants et ne constituerait-il pas une fraude à la loi ? Un régime de kafálah serait-il contraire à l’ordre public[107] ? La juge Julien refuse ces arguments, car la requête ne concerne pas une demande de reconnaissance de kafálah à titre d’adoption, mais une reconnaissance à titre de tutelle. Par ailleurs, il ne saurait y avoir fraude, car le requérant ne s’est jamais caché de ses projets et n’est pas de mauvaise foi.

À la suite de cette décision, les requérants multiplient les recours en matière d’immigration et d’adoption. En 2008, ils se voient refuser une reconnaissance de kafálah au titre d’« adoption » par la Cour du Québec[108]. En septembre 2007, ils reçoivent acceptation par Citoyenneté et Immigration Canada d’une demande de parrainage de l’enfant, puis un rejet de cette demande, le 25 septembre 2007, par la Direction de l’immigration familiale et humanitaire du Québec pour le motif que l’enfant n’est pas un membre de la catégorie du regroupement familial[109]. En octobre 2007, ils portent cette décision du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles devant le Tribunal administratif du Québec (TAQ) et, devant la décision négative de celui-ci, déposent une requête en révision judiciaire devant la Cour supérieure[110].

Comme le rapporte la juge Julien, le 14 mai 2008, les requérants déposent une demande d’ordonnance de placement de l’enfant devant la Cour du Québec[111]. La juge Proulx de la Cour du Québec a rejeté la requête, mais la Cour d’appel a ensuite infirmé cette décision[112]. Le 15 mai 2008, les parties se voient refuser une demande de révision administrative d’une décision du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles jugeant que l’enfant n’est pas dans une situation de détresse (ce qui aurait permis de le faire immigrer même s’il ne satisfaisait pas à toutes les conditions du regroupement familial). À la suite de ce rejet par le juge Chrétien, ils présentent une deuxième demande de révision judiciaire que la juge Roy juge irrecevable en raison du délai écoulé depuis la décision et du fait que le requérant, à titre de tuteur de l’enfant, n’était pas représenté par avocat[113]. En 2009, ils demandent la reconnaissance de l’ordonnance no 63/08 du 9 novembre 2008 émise par un juge chargé des affaires des mineurs au tribunal de première instance de Béni-Mellal, au Maroc, à l’effet d’autoriser le DPJ à régulariser la situation de l’enfant. Cette dernière procédure fait l’objet d’un jugement, rendu le 13 juillet 2009, par la juge Julien. Elle fait référence aux éléments de preuve de son jugement de mai 2007 :

[L]a kafala [constitue] une « action humanitaire » consistant à « accueillir un enfant indigent dans le but de l’éduquer, de s’occuper de lui matériellement et moralement comme s’il s’agissait de l’un de ses propres fils sans que cela produise des effets sur sa filiation légitime si elle existe » 

[...] 

Au moment du Jugement, les parties admettaient que la « Kafala » est une institution « structurée, encadrée, sécurisée » de protection de l’enfant[114].

La juge s’intéresse ensuite aux effets potentiellement discriminatoires de la loi d’immigration québécoise, et ce, bien qu’elle ne puisse déclarer cette loi invalide puisque le Procureur général n’a pas été avisé qu’une question constitutionnelle serait soulevée. Ladite loi mentionne, au titre des personnes éligibles au regroupement familial, les enfants à charge et les personnes âgées de moins de dix-huit ans. Le répondant respecte toutes les conditions sauf une : les autorités compétentes du pays de destination n’ont pas déclaré par écrit qu’elles ne s’opposaient pas à l’adoption. Comme dans tout cas d’adoption d’enfants domiciliés dans des pays musulmans, la question du consentement des parents biologiques à la rupture de filiation représente un obstacle. La juge présente la jurisprudence de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (fédérale) en la matière et la solution apportée en France. Selon une décision de la Cour de cassation française, les résidents peuvent adopter un enfant sous kafálah « à la condition que le représentant du mineur ait donné son consentement en pleine connaissance des effets attachés par la loi française à l’adoption »[115]. La juge Julien conclut qu’il s’agit de décider :

si les différentes ordonnances reconnues par la Cour supérieure, incluant l’ordonnance 63/08 du 19 novembre 2008, suffisent à prouver le consentement requis par l’article 568 C.c.Q ou si le consentement donné par les tuteurs suffit[116].

Elle ne partage pas le point de vue du Procureur Général à l’effet que l’ordonnance marocaine est contraire à l’ordre public. Elle la rend exécutoire, car le document ne fait que constater que, selon les autorités marocaines, la résidence de l’enfant pris en charge est au Québec et nécessite sa régularisation dans ce pays[117]. Elle ne se prononce pas sur les effets de sa décision et il faudra attendre pour voir comment cette décision pourra être utilisée par d’autres instances.

La Cour d’appel, dans sa décision, a ordonné le placement de l’enfant en vue de son adoption, déclaré ce dernier « enfant à charge » et confirmé l’autorité parentale des parties. Selon la Cour d’appel, le jugement de kafálah, dont la révocation semblait improbable, a pour effet de confier aux requérants la tutelle de l’enfant. Bien qu’au Maroc, il ne soit pas possible de consentir à une adoption qui rompt la filiation, la cour estime que « [c]’est une erreur de faire un absolu de cette disposition fondée sur un précepte religieux »[118]. Essentiellement, se référant longuement aux propos tenus par la juge Julien, la Cour d’appel retient qu’il faut donner effet aux décisions marocaines qui ont été reconnues et déclarées exécutoires par la Cour supérieure[119]. Elle a en outre souligné que le tribunal étranger avait autorisé la poursuite des procédures introduites au Québec en vue de régulariser la situation de l’enfant[120]. Pour la Cour d’appel, ce cas très particulier ne relève d’ailleurs pas tout à fait d’une adoption internationale. Les requérants ont plutôt effectué des démarches parallèles :

Lorsque les Parents se sont adressés aux tribunaux marocains, ils exerçaient un droit afférent à leur citoyenneté marocaine, un droit que ne possède pas le simple citoyen canadien. Un droit différent de celui reconnu aux personnes domiciliées au Québec d’adopter un enfant étranger, mais seulement aux conditions et selon les modalités du Code civil, dont celle de faire reconnaître au Québec l’adoption prononcée dans un autre pays[121].

Afin d’éviter que les parties de demeurent dans une situation qui paraît contraire au droit de la personne, la Cour d’appel a donc fait preuve de souplesse dans l’interprétation du Code civil[122].

C. Respect strict de la loi étrangère

Dans CC (Re) (CQ), la décision rendue par la cour conduit plutôt au strict respect de la loi étrangère et de ses effets. Cette affaire concerne un couple de convertis qui a recueilli quatre enfants selon des décisions de kafálah rendues au Maroc entre 1989 et 1997. Ils ont été déclarés tuteurs des enfants par la Cour supérieure en 1997 et ont pu changer le nom (musulman) des enfants. Ces derniers vivent avec eux au Québec et deux sont citoyens canadiens. Le couple dépose auprès du DPJ une requête pour ordonnance de placement des quatre enfants en vue de leur adoption. La requête est considérée irrecevable par le DPJ qui allègue :

l’absence de qualités des requérants pour intenter seuls une telle procédure. Il serait [...] contraire à l’ordre public d’utiliser un acte juridique afin de contourner les dispositions légales québécoises et ainsi écarter l’application des règles particulières aux matières d’adoption d’un enfant étranger[123].

D’après le DPJ, le consentement donné en l’espèce par le tuteur est général et non spécial. Il doit par conséquent être reçu par le DPJ qui pourra déclarer l’enfant admissible à l’adoption[124]. Par ailleurs, les enfants ayant été domiciliés au Maroc au moment de la décision de kafálah, il s’agit d’une adoption internationale et non d’une adoption interne.

L’adoption au sens reconnu par la législation québécoise n’existe pas au Maroc. Les autorités marocaines ne peuvent ni ne souhaitent prononcer d’adoption d’enfants marocains. Les enfants sont confiés à des « cautions » adultes qui acceptent d’en prendre soin pour une période indéterminée. 

[...]

Le changement de domicile des enfants à compter du jugement de tutelle québécois n’aurait pas d’impact en matière d’adoption. Associer un nouveau domicile québécois aux enfants pour permettre aux requérants de contourner les dispositions prévues par la loi québécoise au sujet des enfants originalement domiciliés hors Québec autoriserait de faire indirectement ce que la loi ne permet pas de faire directement.

[...]

Le directeur souligne également le risque de voir se multiplier le nombre de telles procédures de nomination de tuteur aux fins de contournement des lois applicables aux adoptions d’enfants domiciliés hors du Québec[125].

Les requérants mentionnent que l’article 80 CcQ attribue aux enfants le domicile de leur tuteur et avancent que les règles applicables au consentement et à l’admissibilité à l’adoption devraient être celles du domicile du tuteur[126]. Ils prétendent en outre que :

La procédure devrait être la servante du droit et ne saurait empêcher les requérants d’obtenir à l’égard des enfants qui leur ont été confiés un jugement d’adoption créant en leur faveur un nouveau lien de filiation.

Les requérants n’acceptent pas que la décision du tuteur des enfants de consentir à leurs adoptions puissent permettre au directeur de recevoir ce consentement et de confier les enfants aux personnes qu’il jugera en mesure d’en assumer la garde à sa discrétion[127].

L’avis d’une juriste marocaine citée lors d’une cause jugée en 1993 est rapporté :

« Kafala ». Ceci peut se traduire par « caution » ou « cautionnement » ou encore « remise » en garde.

Il faut constater que l’on est loin de la notion d’adoption plénière [...].

Au Maroc, cette notion de « Kafala » peut être assimilée à l’adoption simple dans la mesure où l’enfant adopté l’est uniquement « en surface », c’est-à-dire sans aucune des conséquences juridiques découlant de la filiation légitime. 

[...] L’adoption dans son sens précis et littéral fait de l’adopté l’enfant naturel et légitime de celui qui l’adopte [...]. Or, cette sorte d’adoption est interdite par le droit musulman et abolie par le code du statut personnel marocain[128].

En ce qui concerne le domicile des enfants, le juge Gravel conclut que :

Permettre aux requérants de court-circuiter la notion de domicile des enfants nés hors Québec, en leur attribuant un domicile québécois en fonction de la tutelle [...] est contraire à l’esprit du législateur québécois qui nous demande de prendre en compte la compétence des autorités étrangères en matière de filiation[129].

Le juge Gravel refuse par conséquent la demande de placement, car le domicile des enfants aux fins d’adoption est le Maroc et les conditions régissant l’adoption d’un enfant domicilié hors Québec n’ont pas été respectées. En 2000, la Cour d’appel infirme toutefois cette décision pour des motifs exposés dans une section ultérieure de cet article[130].

Dans une cause plus récente, un couple demande la reconnaissance comme adoption d’une kafálah prononcée en Algérie. Il se voit opposer un refus au nom d’une différence de nature des deux institutions et de l’impossibilité de les assimiler. La juge Durant-Brault expose que :

[L]’enfant était domicilié en Algérie et la loi du pays d’origine a été clairement portée à la connaissance du tribunal. Il en appert que, sous peine d’illogisme ou de contradiction flagrante, le tribunal se trouve dans l’impossibilité de reconnaître ce qui serait contraire à la loi étrangère soit une adoption, quelle que soit la portée de la procédure de recueil appelée Kafala[131].

Le dossier est le suivant. L’enfant Z...E. est né en Algérie en 2003 de parents inconnus. Il a été confié aux requérants le 10 mars 2004 par un tribunal algérien. Les requérants le font venir au Québec grâce au projet-pilote du ministère de la Santé et des Services sociaux qui autorise pendant un temps l’immigration d’enfants sous tutelle au Québec. « [Par] lettre datée du 2 juillet 2004 adressée au ministère des Relations avec les Citoyens et de l’Immigration du Québec [...]. Elle [le Secrétariat à l’adoption internationale] atteste que ces dernierss ont rempli toutes les conditions requises par la loi québécoise [...] »[132] et l’enfant est admis en résidence permanente au Canada le 12 mars 2005. Par lettre du 18 mai 2005, le Secrétariat enjoint les requérants de présenter une requête en reconnaissance du jugement de tutelle (kafálah) rendu en Algérie.

Les requérants saisissent plutôt le tribunal d’une requête de reconnaissance d’un jugement de kafálah comme jugement d’adoption. Ils produisent toute pièce utile, notamment l’acte de leur mariage à Alger en octobre 1990, l’acte de naissance de l’enfant en Algérie, l’évaluation psychosociale, une attestation provenant de la Direction de la Wilaya de Tipaza, alors tutrice déléguée des enfants, qui certifie « que l’enfant a été abandonné définitivement par la mère biologique et placé en “Kafala” chez des requérants domiciliés à Montréal, Québec » ainsi qu’un Acte de recueil légal (kafálah), identifié à tort par le traducteur comme un « Acte d’adoption ». Dans ce document, les requérants se sont engagés « à subvenir, sur leurs fonds propres à ses besoins essentiels, à le loger, le nourrir, le vêtir, l’éduquer, le soigner et à favoriser toute action pour promouvoir son bien-être »[133]. Les requérants déposent aussi un document traduit de l’arabe, daté du 14 avril 2004 et octroyant à l’enfant leur nom de famille :

[L]a procureure des requérants a fait valoir que, même s’il est juste de dire que la décision judiciaire prononcée en Algérie en conformité avec sa loi ne constitue pas un jugement en adoption, il y a lieu de reconnaître l’Acte de recueil légal accordé par le tribunal de H. le 10 mars 2004 comme équivalant à une adoption étant donné les conséquences qu’il emporte, soit la prise en charge complète et définitive de l’enfant, des devoirs assimilables aux devoirs parentaux ainsi que le changement de nom obtenu ensuite par une demande à l’autorité gouvernementale compétente[134].

Le DPJ conteste le bien-fondé de la procédure pour plusieurs raisons dont l’une centrale : « le tribunal ne peut reconnaître une adoption qui, du propre aveu des requérants, n’en est pas une »[135]. Le tribunal entend les représentations des requérants :

Notamment, les requérants, de confession musulmane, nous ont représenté par la voix de leur procureure et coreligionnaire que, dans le pays d’origine de l’enfant, les lois religieuses consacrées par les lois civiles elles-mêmes ne permettent pas de reconnaître l’enfant né hors mariage. Par conséquent, l’enfant né dans un tel contexte (c’est le cas de notre sujet) se voit confié à la Direction de l’action légale, agissant comme tuteur des enfants assistés (pièce R-9), laquelle voit à inscrire l’enfant dans les registres publics sous un nom qu’elle choisit mais sans aucune mention de l’identité des parents biologiques. C’est dire que l’acte de naissance initial, ici produit sous R-4, n’atteste d’aucun lien de filiation et ne mentionne aucun nom au titre du père ou de la mère[136].

Cependant, la juge refuse de considérer la kafálah comme un équivalent fonctionnel d’une adoption plénière pour deux raisons. Premièrement, l’enfant n’a jamais été adopté puisque, dans les documents soumis à la cour, on ne retrouve aucune décision ou procédure créant un lien de filiation entre l’enfant et les requérants. Deuxièmement, la preuve démontre que le droit algérien prohibe l’adoption plénière. La juge conseille aux requérants de poursuivre les démarches afin que l’enfant soit déclaré admissible à l’adoption plénière au Québec puisqu’il a été abandonné à la naissance et n’a pas de filiation[137] et qu’il a légalement son domicile aux fins de son adoption au Québec.

Dans un autre cas de requête visant à faire reconnaître une kafálah à titre « d’adoption », encore une fois contestée par le PG et le DPJ, le juge Proulx suit le même raisonnement. À la suite d’un jugement rendu par la juge Julien en mai 2007 donnant un effet à la kafálah comme régime de parenté particulier[138], les requérants présentent une requête en reconnaissance d’un jugement d’adoption le 6 septembre 2007. Le 25 septembre 2007, « “un avis de dénonciation de la mise en cause [DPJ] de moyens de non recevabilité pour cause de chose jugée et pour absence de fondement juridique” est déposé »[139]. Le requérant plaide, entre autres, que :

  • aux fins d’une adoption, on doit appliquer le droit du domicile de l’enfant, soit le droit marocain

  • au Maroc, les démarches effectuées par lui et la loi en vigueur ne rompent pas le lien de filiation

  • suivant la décision de la Cour d’appel, la Kafala est près du régime d’adoption au Québec[140].

Le PG et le DPJ s’opposent aux conclusions recherchées par le requérant. La procureure du DPJ rappelle l’obligation d’une évaluation psychologique, de « démarches [...] effectuées par un organisme agréé ou seul avec le support du ministre »[141] et que « le requérant n’a pas produit de preuve du droit étranger [...] ou encore démontré qu’il y ait rupture du lien de filiation »[142]. Elle précise encore qu’aucune preuve n’a été présentée de l’intérêt de l’enfant à être adopté et 

que les dispositions relatives à l’adoption sont de l’ordre public et que par conséquent, un jugement en reconnaissance ne peut être prononcé que si les conditions prévues sont rigoureusement respectées. Faire autrement, dit-elle, serait de faire primer l’intérêt de l’enfant sur les conditions de l’adoption prévues [sic] le législateur[143].

Elle prétend enfin « que les dispositions de l’article 574 CcQ ont été modifiées après la décision de la Cour d’appel et que maintenant, il y est ajouté que les consentements doivent avoir été donnés “en vue d’une adoption et de rompre le lien de filiation” »[144].

Selon le juge Proulx, « la preuve démontre [...] que le requérant a assumé tous les coûts reliés à l’enfant depuis sa prise en charge. Il se rend au Maroc régulièrement pour voir l’enfant »[145]. Le juge rappelle « une règle absolue soit que toute décision concernant l’enfant soit prise dans son intérêt et le respect de ses droits », mais sans que cet intérêt prime « sur l’application des dispositions législatives »[146]. Il ajoute que la preuve « ne permet pas non plus de définir où se situe le meilleur intérêt de cet enfant [qui] ne sait toujours pas que les donneurs de soins ne sont pas ses véritables parents et [...] qui évolue en milieu marocain dans une société à laquelle il appartient »[147]. Le tribunal souligne qu’il est de l’obligation du requérant de produire la Loi étrangère devant la cour afin que celle-ci puisse être évaluée et W « soumise au contre-interrogatoire des parties »[148], ce que ce dernier n’a pas fait laissant place à l’application du droit québécois. Le tribunal souligne aussi qu’« il est impossible de conclure sur l’impact des décisions marocaines déposées à l’égard du lien de filiation de l’enfant avec ses parents biologiques »[149]. Aux yeux du juge Proulx, on ne peut conclure que les consentements donnés conformément à la loi marocaine l’ont été en vue d’une rupture de filiation. Il expose sa décision :

Le recours présenté par le requérant en est un en reconnaissance d’un jugement d’adoption. La Cour considère qu’il a failli à démontrer que la décision rendue par les tribunaux marocains est de nature d’une adoption et à respecter les termes et exigences de la loi québécoise. Par conséquent, la Cour doit rejeter les prétentions des requérants[150].

La cour, cependant, réserve aux parties tout autre recours relatif à l’adoption.

D. Analogie entre institutions étrangères et du for

L’idée d’analogie entre pratiques, par exemple qu’une répudiation égale un divorce, une dot une donation ou pension alimentaire, peut être suivie par des juges. En Amérique latine, lors de résolution de conflits autochtones, on utilise l’expression justicia intercultural[151] pour désigner la recherche de l’équivalent de notions et normes fondamentales du droit positif, sans s’en tenir à des principes de justice marqués culturellement, comme les droits individuels et l’égalité des sexes. Par exemple, en cas de crime, la conception autochtone réfère à une rupture de la paix dans la communauté et non à une faute ou à une culpabilité individuelle. Le type de résolution du conflit n’est donc pas l’amende ou l’emprisonnement, mais la restauration de l’harmonie par un rituel et l’assignation d’une tâche. Pareillement, la notion d’équité procédurale ou de justice naturelle peut être rendue par la notion d’absence d’abus d’autorité et d’arbitraire. Et des principes universels transculturels peuvent être le droit à vie, l’interdiction d’esclavage et de torture, et la « légalité » des procédures, des délits et des peines.

Aux Pays-Bas, depuis 2002, le ministère des Affaires sociales assimile kafálah et famille d’accueil s’il est prouvé que les parents biologiques (demeurés à l’étranger souvent) ne participent pas à l’éducation des enfants[152]. Dans les cas de divorce, le contrat de mariage musulman, qui inclut le paiement d’un maher et le régime de séparation des biens des époux, est souvent reconnu comme un contrat privé et le paiement du maher ordonné.

Au Québec nous ne trouvons aucun cas où un raisonnement par analogie aurait permis le respect de la spécificité de l’institution étrangère qu’est une kafálah. Mais, existe-t-il dans le droit civil québécois une institution permettant de tenir compte du régime de kafálah ? Assimiler kafálah et famille d’accueil ne résoudrait pas l’impossibilité des recueillants de faire immigrer les enfants dont ils sont responsables, ni celle de les adopter selon le droit québécois. La tutelle ne semble pas plus pertinente, et ce, pour deux raisons. Les enfants sous tutelle ne sont pas éligibles au parrainage et ne peuvent immigrer au Québec. Ils ne sont pas admissibles à une adoption plénière si le pays de leur domicile refuse la rupture de la filiation biologique.

L’impossibilité de reconnaître la pratique de parenté de la kafálah comme une adoption au sens du droit québécois crée un écueil. Les juges ne peuvent pas répondre aux voeux des requérants, des voeux qui semblent pourtant légitimes aux yeux de la plupart des juges.

VII. Effacement de la différence ou création de nouvelles normes ?

Comme nous l’avons vu, des requérants tuteurs d’enfant sous kafálah plaident que le domicile de l’enfant est au Québec. Ils cherchent à éviter les effets du domicile de l’enfant à l’étranger qui rendent la loi étrangère seule applicable aux conditions d’adoption. En vertu de l’article 80 CcQ, le domicile d’un enfant mineur est celui de son tuteur. En principe, si le tuteur a son domicile au Québec, l’enfant peut devenir objet d’une adoption interne. En effet, pour qu’un enfant soit admissible à une adoption interne, il faut le consentement de ses parents ou, en cas de décès de ceux-ci, consentement du tuteur ou, si impossibilité de consentement des parents ou du tuteur, émission d’une déclaration judiciaire d’admissibilité à l’adoption. On voit toutefois que ce mécanisme ne permet pas d’effacer tout élément d’extranéité, car le consentement des parents, s’ils ne sont pas décédés, demeure nécessaire ou, dans le cas d’un enfant abandonné, une déclaration judiciaire d’admissibilité à l’adoption est requise.

A. Oblitérer l’élément d’extranéité

Dans une affaire jugée en 2006, des parties convainquent une juge qu’il y a changement de domicile à la suite de leur tutelle d’un enfant et que l’application de la loi étrangère peut être évincée[153]. Alors qu’elles étaient domiciliées en Algérie, les parties ont obtenu une décision de recueil (kafálah) concernant un enfant né en 1995. En 2002, elles émigrent au Québec avec l’enfant[154] et déposent une requête d’ordonnance de placement en vue de l’adopter. Le DPJ s’oppose à la requête, car selon la loi algérienne l’enfant n’est pas admissible à adoption.

La juge Bernier admet l’argument. Elle conclut que dans le cas d’une personne domiciliée en Algérie qui y obtient une kafálah et émigre légalement au Québec avec l’enfant, il y a un changement effectif de domicile et la demande d’adoption relève de l’adoption interne[155]. Les requérants et l’enfant ont eu le même domicile en Algérie et au Québec et aucun élément d’extranéité ne justifie l’application des règles de droit international. Comme le fait remarquer la juge Bernier, les requérants étaient domiciliés en Algérie au moment de la décision de kafálah, ils ont suivi les lois applicables dans ce pays et n’ont pas essayé de contourner la loi algérienne et québécoise. Tout soupçon de fraude à la loi, notamment d’immigration, et tout soupçon de trafic sont à écarter[156]. Au nom de l’absence d’extranéité, la cour accède à la demande des requérants et déclare que l’admissibilité à l’adoption de l’enfant doit être étudiée en fonction des règles applicables à une adoption interne[157].

La juge contourne-t-elle le sens du domicile donné par l’article 3092 CcQ aux fins d’adoption ? Les faits particuliers de cette affaire permettent-ils de retenir une solution qui se distingue de celle retenue par les autres juges en matière de kafálah, notamment la Cour d’appel ? De plus, la Cour ne s’interroge pas sur la nécessité d’obtenir le consentement des parents ou une déclaration attestée d’abandon de l’enfant, questions qui ne pourront qu’être soulevées un jour. Or, comme montré précédemment, l’examen du droit algérien révélera en principe que les parents ne peuvent consentir à une adoption plénière, une institution non reconnue dans ce pays, et que l’enfant ne peut davantage être déclaré admissible à l’adoption par les autorités algériennes. Mais le droit algérien interdit-il qu’un enfant soit adopté dans un pays autre que l’Algérie ?

De fait, cette décision de la cour semble contrevenir à la Convention de La Haye qui exige le consentement des parents pour toute adoption brisant le lien de filiation avec leur enfant. La Convention de la Haye prévoit que l’État d’origine doit s’être assuré :

  1. que les personnes, institutions et autorités dont le consentement est requis pour l’adoption ont été entourées des conseils nécessaires et dûment informées sur les conséquences de leur consentement, en particulier sur le maintien ou la rupture, en raison d’une adoption, des liens de droit entre l’enfant et sa famille d’origine ;

  2. que celles-ci ont donné librement leur consentement dans les formes légales requises, et que ce consentement a été donné ou constaté par écrit ;

  3. que les consentements n’ont pas été obtenus moyennant paiement ou contrepartie d’aucune sorte et qu’ils n’ont pas été retirés, et

  4. que le consentement de la mère, s’il est requis, n’a été donné qu’après la naissance de l’enfant ; [...] [nos italiques][158].

Selon la Convention de la Haye, la reconnaissance de l’adoption comporte celle du nouveau lien de filiation. Si l’État d’accueil exige une adoption plénière, l’article 26(1)(c) prévoit que le lien préexistant de filiation est alors rompu. Lorsque, dans l’État d’origine où l’adoption a été prononcée, l’adoption n’est pas plénière, elle peut néanmoins être convertie en adoption plénière dans l’État d’accueil qui reconnaît l’adoption si les conditions suivantes énoncées à l’article 27(1) sont réunies : « a) si le droit de l’État d’accueil le permet ; et b) les consentements visés à l’article 4, lettre c) et d), ont été donnés en vue d’une telle adoption »[159]. Qualifier le cas d’adoption interne en vertu du domicile de l’enfant au Québec ne clôt donc pas le dossier.

B. Analogie simplificatrice et nouvelle norme ?

Dans l’affaire CC (Re) (CQ) précédemment mentionnée, la Cour d’appel refuse de changer le domicile d’enfants sous régime de kafálah[160]. Cependant, la détermination du domicile d’un enfant aux fins d’adoption n’est pas la seule étape en vue de son adoption et elle ne permet pas de conclure à la position des juges en matière de refus ou de respect d’une différence de norme. De fait, les juges refusent cette différence et tentent d’assimiler la kafálah à l’adoption pour lui donner effet en sol québécois.

Le couple de natifs convertis ayant recueilli quatre enfants marocains sous kafálah et s’étant vu refuser une requête pour ordonnance de placement en vue de leur adoption porte sa cause en appel. Il plaide que : (1) Les enfants étant maintenant domiciliés au Québec, les règles de l’adoption d’enfants domiciliés à l’étranger ne s’appliquent pas ; (2) Les autorités marocaines ont consenti au changement de domicile des enfants en les leur confiant comme recueillants résidant à l’étranger ; et (3) Selon l’article 80 CcQ, l’enfant mineur est domicilié chez son tuteur[161]. Les questions en litige sont à nouveau : quel est le domicile des enfants aux fins de leur adoption ? Le droit marocain invoqué pour s’opposer à une procédure d’adoption a-t-il été prouvé ? Si oui, interdit-il de briser le lien de filiation d’origine ou d’en créer un additif ?

En septembre 2000, la Cour d’appel rend jugement à propos d’un des enfants, jugement qui vaudra pour les trois autres. Elle casse la décision du tribunal de première instance[162], rendue par le juge Gravel, auquel elle renvoie le dossier pour qu’il prononce l’ordonnance de placement et que le processus d’adoption se poursuive[163]. La Cour d’appel précise que pour respecter les normes internationales de la Convention de La Haye, on ne saurait « invoquer le domicile actuel des enfants pour prétendre que l’adoption doive se faire en ignorant les règles relatives à l’adoption internationale »[164]. Cependant, selon la cour, rien dans la preuve présentée n’indique que le droit marocain interdise l’adoption et la prétention selon laquelle il n’y a pas d’adoption en droit musulman « est loin d’être évidente »[165]. Elle refuse d’assimiler la kafálah à la tutelle et conclut à une équivalence entre kafálah et adoption, sauf dans les effets sur la rupture de filiation :

[I]l semble que le jugement d’adoption marocain ne rompt pas le lien de filiation d’origine pour en établir un nouveau avec l’adoptant, et ce, pour des motifs religieux.

[...] Avec égards, la preuve au dossier tel que constitué démontre plutôt que ce régime est plus proche de notre droit en matière d’adoption, à une exception près : le lien de filiation avec les parents biologiques ne serait pas rompu. Pour le reste, on constate que les enfants sont remis aux « parents adoptifs » d’une façon permanente, avec tous les attributs de l’autorité parentale. [...] On est donc loin de la tutelle telle que nous la connaissons et beaucoup plus près de notre régime d’adoption[166].

Selon les juges, ce sont les effets d’une décision de kafálah en droit marocain et d’une décision d’adoption en droit québécois qui différent. Ils détachent le consentement à une kafálah de ses effets, par exemple une impossibilité de rupture de la filiation biologique, soulignant le rapprochement entre kafálah et adoption plénière par le fait que le mot « adoption » est utilisé dans la traduction des documents liés à la kafálah[167]. Cette interprétation particulière et non explicitée du terme « consentement » et la référence à l’effet sémantique d’une traduction défectueuse effacent un des sens de la kafálah et fondent aux yeux des juges de la Cour d’appel le droit des requérants à une adoption interne. Pourtant les articles 568 et 574 CcQ et l’article 2 de la Convention de La Haye réfèrent à un consentement à l’adoption « qui a pour effet de rompre le lien de filiation ».

Les juges se réfèrent d’ailleurs à la décision du juge D’amour précédemment mentionnée dans laquelle ce dernier fait mention d’une modification intervenue au Code civil en 1987 et qui a eu pour effet d’introduire la règle de conflit maintenant prévue à l’article 3092 CcQ :

Le juge saisi des demandes de placement en vue de l’adoption devait s’assurer que les règles concernant le consentement et l’admissibilité à l’adoption avaient été respectées (art. 574 C.c.Q.). Ces règles sont celles du droit interne marocain. Le juge toutefois n’avait pas à se préoccuper des effets marocains de la décision d’adoption. Le législateur en pareille matière a opté pour une règle inverse de conflit de loi au second paragraphe de 3092 C.c.Q. : « Les effets de l’adoption sont soumis à la loi du domicile de l’adoptant ».

De nouveau, le juge d’Amours résume correctement la situation juridique :

« En d’autres mots, si la Cour est saisie d’une demande en reconnaissance d’un jugement d’adoption, elle n’a pas à s’assurer de la similitude des effets entre les deux lois pour reconnaître le jugement d’adoption car en cette matière, le législateur n’a pas opté pour le cumul des deux lois applicables en cette matière, mais plutôt privilégié l’application de la loi du domicile des adoptants. Humblement soumis, lier la reconnaissance d’un jugement d’adoption prononcé hors Québec au fait qu’il ait les mêmes effets qu’un jugement d’adoption rendu au Québec créerait une obligation pour la Cour que le législateur n’a pas exprimée. Il faut donc en conclure que la Cour n’a pas à apprécier cet élément car de la reconnaissance découle les effets prévus dans notre loi. Les règles actuelles sont donc que la Cour s’assure qu’il s’agit d’une décision en matière d’adoption, que la décision a été rendue judiciairement, que les règles relatives au consentement ou à l’admissibilité à l’adoption de l’enfant ont été respectées selon la loi de son domicile, que la demande en reconnaissance de jugement est dans l’intérêt de l’enfant et, enfin, que les conditions et étapes d’adoption en regard de l’adoptant ont été respectées »[168].

C. Standards ou principes interprétatifs généraux et règle de conflit

1. Le droit à l’égalité : discrimination des Musulmans et des étrangers

Le droit à l’égalité n’est pas invoqué comme argument principal pour tenter de reconnaître la spécificité du régime de kafálah. Par contre, il y est fait référence dans une cause et il est invoqué en argument subsidiaire dans une autre.

Dans MS[169], cause portant sur la reconnaissance d’une ordonnance marocaine permettant la régularisation du statut de l’enfant par le DPJ, la juge Julien examine les arguments des requérants qui considèrent que l’application de législation québécoise en matière d’immigration conduit à un résultat discriminatoire. La législation leur interdit de parrainer l’enfant dont ils sont kufala’[170] :

[À] l’égard de l’exercice de la tutelle ou « Kafala » dont il est investi, les autorités administratives du Québec semblent conclure que S... ne peut amener l’enfant dont il a la charge par décisions judiciaires, et dont l’exécution au Québec a été reconnue par le Jugement. Par voie de conséquences, cela signifie que cette tutelle ou « Kafala » doit être exercée à distance seulement. Sans en décider, compte tenu du recours en révision judiciaire actuellement pendant, on peut se demander comment les tuteurs peuvent assurer la protection et l’éducation de l’enfant, personnellement et conformément aux responsabilités engendrées par la « Kafala » [...], s’il ne vit pas avec eux. Ces devoirs qui leur ont été attribués par décisions judiciaires peuvent-ils être délégués à des personnes n’ayant pas été soumises à l’enquête requise par les autorités marocaines ?

Les décisions rendues jusqu’à présent par les autorités administratives québécoises signifient-elles l’impossibilité pour un citoyen du Québec de se voir confier concrètement la tutelle d’un enfant musulman qui ne serait pas uni à lui par un lien de filiation ? Qu’en est-il pour les enfants d’autres pays et confessions religieuses ? Existe-t-il un effet discriminatoire indirect des dispositions législatives applicables en l’espèce ? 

Des questions sérieuses découlent de ces décisions[171].

Selon la juge, si ces effets discriminatoires n’étaient pas justifiés, ils pourraient exiger un accommodement raisonnable. En effet, en l’état actuel du droit, un Musulman résidant au Québec kafil d’un enfant non apparenté et resté à l’étranger ne peut vivre avec lui. Sa liberté de religion serait restreinte et une forme de coercition culturelle lui serait imposée[172] : « S... pourrait plaider que cette discrimination fondée sur un effet préjudiciable [...] restreint sa liberté de religion dans la mesure où [la mesure législative] le décourage à rester fidèle à sa religion »[173].

Pour remédier à pareille discrimination, si reconnue, la juge identifie certaines solutions. L’expression « enfant à charge », utilisée dans le Règlement sur la sélection des ressortissants étrangers, pourrait recevoir une « interprétation large ou bonificatrice »[174] et ainsi comprendre l’enfant sous kafálah[175]. Le fait que l’un des objectifs de la Loi sur l’immigration et le statut des réfugiés soit « de veiller à la réunification des familles au Canada » et que la Convention relative aux droits de l’enfant reconnaît la kafálah comme une « forme de protection de remplacement », sont des arguments qui pourraient aussi être invoqués[176].

Dans une cause portant sur une demande d’ordonnance de placement, la juge Bernier invoque subsidiairement un argument de justice qui repose aussi sur les effets discriminatoires qui découleraient de l’application de la législation en matière d’immigration :

Il nous répugnerait de croire qu’un enfant domicilié au Québec par l’effet des lois d’immigration serait exclu de la protection que peut lui apporter une adoption au Québec du seul fait qu’il est né dans un pays qui l’interdit. Décider ainsi nous amènerait à établir une discrimination à l’égard de ressortissants canadiens et québécois du seul fait qu’ils ont déjà vécu ailleurs et que, malgré l’immigration, ils devraient rester soumis aux lois de leur pays d’origine, ce qui serait contraire aux chartes canadiennes et québécoises des droits et libertés de la personne et à la Convention internationale des droits de l’enfant[177].

Dans cette affaire, aucune référence n’est faite par les parties à une atteinte à l’ordre public ou à une violation de la Charte canadienne[178]. En sus, aucun argument à l’encontre des règles de droit international privé ou du droit étranger ne saurait exister puisque la juge a retenu que l’enfant avait son domicile au Québec, écartant ainsi l’application du droit étranger. Cette référence à la Charte canadienne révèle les motivations de la juge de justice matérielle envers l’enfant, elle n’était aucunement mandatée par le raisonnement juridique suivi. Par ailleurs, on peut considérer que la motivation de justice invoquée est limitée à un univers moral particulier et s’avère peu attentive à l’ordre juridique étranger en cause, par exemple la loi algérienne qui définit la justice du traitement de l’enfant d’une autre manière.

2. Intérêt supérieur de l’enfant versus respect du droit étranger

Tant en matière d’adoption interne qu’internationale, une règle fondamentale s’applique : le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant[179]. Selon l’article 21 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant[180] et selon l’article 1 de la Convention de la Haye[181], l’intérêt supérieur de l’enfant est le fondement de l’adoption. Il réfère aux facteurs de son développement optimal au plan psychique, affectif et relationnel, dont au premier plan la qualité du lien entre lui et ses parents d’origine et ses parents substituts au moment du prononcé de l’adoption[182].

Alors que des parties invoquent le standard de l’intérêt supérieur de l’enfant, certains juges refusent cet argument. Ces juges soulignent que l’article 543 CcQ commande que l’adoption soit faite dans l’intérêt de l’enfant et que les conditions prévues par la loi soient respectées. Dans le cas d’une kafálah, l’intérêt de l’enfant et le respect des institutions du droit étranger musulman s’opposent. Selon eux, l’intérêt de l’enfant ne devrait pas permettre de contourner les règles de droit et le sens des institutions étrangères, pas plus que d’aller à l’encontre de la volonté des parents biologiques ou de l’État d’origine de l’enfant. Aussi, selon leur raisonnement, reconnaître la kafálah comme tutelle, puis plaider le changement de domicile pour permettre l’adoption interne de l’enfant peut-il être qualifié de fraude à la loi, comme l’avancent invariablement le DPJ et le PG du Québec dans les causes étudiées ? Il s’agit non seulement d’un détournement des règles de conflits de droit international privé, mais d’une dénaturation du régime de kafálah.

Menski ne partage nullement cet avis. Dans le cas de l’enfant cachemiri retiré à ses parents « adoptifs » au nom de trafic d’enfant, il invoque l’intérêt supérieur de l’enfant :

67. [...] The de facto adoption of Anas is in my assessment fully effective in that jurisdiction and does not need to be confirmed by formal court proceedings. There is nothing else that Mr. Mohammad Nawaz and Mrs. Zahra Bibi [Tante paternelle de l’enfant] would have had to do under Kashmiri law to have Anas legally accepted as their adopted son.

68. There is therefore no need for the High Court in England in a case such as this one to be concerned about the apparent prohibition of adoption under Islamic law. The important question would rather be whether it would be treated as safer and more appropriate to take steps to grant a formal adoption order under English law, or whether it is sufficient in the present case, through application of international law principles, to grant full legal recognition to what was done in Azad Kashmir, manifestly in the best interests of this particular child.

69. Finally, I must add that I am seriously concerned about the wider policy implications of this case, as subtly referred to above in paragraph 29. If a social work department in the UK can simply remove a child from a Muslim family on the basis of an apparent — and actually by now well-known, I should think — misunderstanding about the nature of some Islamic legal provision, in this case adoption, the fall-out of such action in terms of community relations and government policies of inclusion must be considered by the Court, too. English law cannot claim on the one hand that we wish to include people of different backgrounds, and aim for equality, and then proceed to ignore the best interests of certain people’s children by simply invading the privacy of a home and snatching away such people’s children[183].

Carmen Lavallée émet le même avis[184]. Elle fait état des débats jurisprudentiels et législatifs en France à ce propos et montre à quel point les solutions proposées sont variées. La loi française prévoit depuis 2001 que « l’adoption d’un mineur étranger ne peut être prononcée si sa loi personnelle prohibe cette institution, sauf si ce mineur est né et réside habituellement en France »[185]. Le critère de la naissance ne serait pas applicable au Canada où en matière de statut personnel puisque le facteur de rattachement est le domicile et non la citoyenneté. Lavallée critique la solution du législateur français : « Le texte voté se veut respectueux des relations interétatiques, mais cette considération semble l’emporter sur l’intérêt concret des enfants abandonnés qui n’ont pas eu la “chance” de naître en France » [186]. Elle commente aussi le cas québécois :

Il est de plus en plus évident que la méthodologie traditionnelle de conflit de lois joue un rôle minime dans le processus de l’adoption internationale québécoise [au profit de règles matérielles]. La question tourne surtout autour de l’opportunité de prononcer une adoption en particulier. L’intérêt de l’enfant devient un critère essentiel, mais les moyens de le faire valoir sont contestés. Outre la question du respect de la loi étrangère désignée par la règle de conflit, certains soutiennent qu’une application respectueuse de la loi du domicile de l’adopté s’inscrit dans le meilleur intérêt de l’enfant [...]. D’autres insistent sur le fait qu’il est nécessaire de favoriser l’adoption dans l’intérêt de l’enfant[187].

Dans l’affaire CC (Re) (CQ), les requérants québécois utilisent le standard du « meilleur intérêt de l’enfant » en appui à leur requête d’adoption d’un enfant dont ils sont les recueillants. Ils prétendent que, puisque l’enfant réside de façon permanente au Québec et qu’on reconnaît le Québec comme domicile aux fins de l’exercice de ses droits civils, il est dans son intérêt que sa situation juridique soit régularisée et qu’il puisse bénéficier des avantages qu’une nouvelle filiation lui procurerait. L’intérêt de l’enfant commande d’interpréter la règle de conflit de façon à appliquer la loi du for qui est plus favorable à l’adoption et à la régularisation du statut de l’enfant. Le juge Gravel refuse toutefois cette argumentation : « Le tribunal souligne qu’il ne peut contrevenir aux dispositions précisément applicables aux adoptions d’enfants domiciliés hors du Québec au nom de l’intérêt des enfants »[188].

Quant aux juges qui accordent une ordonnance de placement, ils ne se prononcent pas ouvertement sur ce conflit. Une seule exception, la juge Bernier qui, dans Adoption (En matière d’), invoque des considérations d’injustice par rapport à l’enfant[189].

L’intérêt de l’enfant ne devrait pas permettre de contourner les règles de droit et le sens des institutions étrangères, pas plus que d’aller à l’encontre de la volonté des parents biologiques ou de l’État d’origine de l’enfant. C’est pourquoi reconnaître la kafálah comme tutelle, puis plaider le changement de domicile pour permettre l’adoption interne de l’enfant peut être considéré, comme l’avancent le DPJ et le PG du Québec dans les cas étudiés, une fraude à la loi. Non seulement s’agit-il d’un détournement des règles de conflits de droit international privé mais aussi d’une dénaturation de la kafálah. Sous le prétexte que la kafálah est une tutelle, on tente de transformer une adoption internationale en adoption interne. Si on ne peut obtenir la reconnaissance de la kafálah comme adoption, on ne saurait tenter d’y parvenir de manière détournée en amorçant un processus d’adoption au Québec, qu’il soit international ou interne. Tel est l’avis de ministère français de la Justice[190].

Prétendre interpréter la notion de domicile de l’article 3092 CcQ en fonction de l’intérêt de l’enfant est présumer de l’intention du législateur de favoriser l’enfant et de désigner le Québec comme son domicile. Cette stratégie révèle une absence de neutralité, d’ailleurs inévitable, de la fonction judiciaire. Comme le souligne Pierre-André Côté[191], cette méthode d’interprétation, qualifiée de pragmatique, conduit l’interprète à être sensible aux conséquences d’une décision et aux valeurs et principes qui ont fait partie du contexte d’adoption de la loi. Selon lui, ces présomptions présentent un « caractère politique ». Il commente :

[L]es présomptions d’intention traduisent l’image que l’on se fait des préférences politiques du législateur. A ce titre, elles font implicitement partie du message législatif et elles sont de nature à conduire à l’intention véritable de l’auteur du texte.

Dans beaucoup de cas, cependant, l’emploi des présomptions n’entretient qu’un bien faible rapport avec ce que l’on peut supposer être l’intention véritable de l’auteur du texte. Les présomptions sont en effet utilisées par les juges pour faire porter par le législateur la responsabilité des choix que l’application de la loi exige. Si, d’une part, l’on admet qu’il y a des cas où l’intention du législateur ne peut être découverte, soit en raison du silence de la loi, soit en raison de son obscurité, et qu’il y a aussi des cas où le juge doit tempérer la rigueur de la loi, et si, d’autre part, le rôle du juge doit être, dans tous les cas, de restituer l’intention du législateur, il devient alors inévitable, grâce au mécanisme de transfert que constituent les présomptions d’intention, d’attribuer au législateur la paternité des choix politiques auxquels le juge doit procéder en cas d’insuffisance ou d’incertitude du texte, ou encore lorsque le texte conduit à des résultats manifestement anormaux[192].

Au Québec, si certains jugements assimilent ou rapprochent la kafálah de la tutelle[193], le rapprochement avec l’adoption fait par la Cour d’appel n’a pas été suivi. L’adoption d’un enfant sous kafálah ne saurait être prononcée lorsqu’un pays ne permet aucunement de consentir à une adoption rompant le lien de filiation et établissant une nouvelle filiation avec les parents adoptifs. Ainsi, la solution du consentement retenue par le juge Crête et la Cour de cassation française ne saurait valoir que si le droit étranger n’invalide pas ce consentement comme contraire à son ordre public. On pourrait certes affirmer que la validité du consentement ne regarde que le droit interne du pays d’origine et non l’examen de la validité du consentement dans le pays d’accueil, mais pareil raisonnement semble incohérent avec l’application de la loi étrangère. Si en raison de l’intérêt supérieur de l’enfant ou d’un principe de justice, on permet un régime d’adoption non reconnu par un droit étranger, d’une part on efface cette différence culturelle, d’autre part on porte atteinte à la prévisibilité du droit au nom d’une justice individuelle.

Conclusion : Tensions, détours et échecs

Selon le droit québécois, le régime de la kafálah pose problème. S’il n’est pas assimilé à une adoption plénière, certains estiment que l’intérêt supérieur de l’enfant est ignoré au profit du respect d’accords interétatiques. S’il est assimilé à une adoption plénière, d’autres considèrent que le droit québécois est contourné et qu’une loi étrangère et une pratique culturelle et religieuse sont annulées.

Une solution pourrait venir de négociations avec les pays musulmans afin de permettre le consentement des parents à une adoption plénière afin de régulariser la situation d’enfants dans un nouveau pays d’établissement. Il semble contradictoire que des pays interdisant l’adoption plénière confient en kafálah des enfants à des couples domiciliés dans des pays disposant d’un tel régime. Par ailleurs, l’introduction d’un régime d’adoption simple et la levée du secret des origines pour les cas d’adoption internationale pourraient contribuer à la solution du dilemme posé par la kafálah. Si l’adoption plénière ou substitutive, par exemple remplaçant une filiation par une autre, est interdite dans les pays musulmans, l’adoption simple ou additive, par exemple ajoutant une filiation à celle biologique, pourrait être admise comme l’illustrent les commentaires d’une juriste marocaine dans le dossier DF 1904[194] et la coutume pakistanaise invoquée dans ABM et respectée par le juge Crête[195].

On peut aussi avancer qu’une adaptation de la législation en matière d’immigration pourrait être envisagée afin d’octroyer aux enfants sous kafálah les mêmes bénéfices qu’à ceux adoptés selon le régime de l’adoption plénière. Deux autres solutions sont encore possibles. Tel que mentionné précédemment, l’inclusion des enfants sous kafálah au nombre des « enfants à charge » dans la législation en matière d’immigration permettrait leur entrée au Canada. La création d’une catégorie juridique pour désigner la pratique de la kafálah, comme cela fut fait au Royaume-Uni, permettrait de respecter les objectifs du droit international privé et l’intérêt supérieur de l’enfant. Dans le Adoptions and Children Act de 2002[196], le Pakistan, le Bangladesh et l’Inde ne sont pas inscrits sur la liste des pays dont les décisions d’adoption sont reconnues[197], mais la création en 2002 de la catégorie special guardianship pour reconnaître des effets à une kafálah en sol anglais a résolu les difficultés des immigrés musulmans à faire immigrer les enfants sous kafálah et à leur accorder un statut juridique clair. L’avant-projet de loi intitulé Loi modifiant le Code civil et d’autres dispositions législatives en matière d’adoption et d’autorité parentale[198] pourrait être amendé afin que le régime de kafálah soit reconnu comme une catégorie juridique sui generis dont les effets seraient à préciser (succession ou bénéfices sociaux).

En droit civil, il n’est certes pas une tradition établie de créer une catégorie juridique pour désigner de nouvelles réalités sociologiques et la « rencontre et la négociation » aux points de contact entre différents univers normatifs et juridiques, en sont rendues hasardeuses. Seule la juge Julien tente d’être créatrice de droit[199]. De fait, la définition de la filiation demeure quelque peu rigide au Québec. La notion de filiation de facto, sociologique et non biologique, n’existe pas en droit civil à la différence de la common law et le Québec a refusé l’argument de l’intérêt supérieur de l’enfant pour admettre cette notion[200].

Néanmoins, dans l’état actuel du droit, sept des neuf juges impliqués dans les décisions étudiées semblent éprouver un malaise face à l’impossibilité des requérants de se voir reconnaître le statut de parents adoptifs selon la loi québécoise. Le malaise semble encore plus grand quand l’immigration de l’enfant est bloquée depuis des mois ou des années et que les requérants demandent, en fait, de se voir accorder la possibilité de vivre en famille. Selon les termes des codes de la famille musulmans, un enfant sous kafálah appartient à sa nouvelle unité familiale et doit être traité comme un enfant biologique.

Les deux autres juges montrent aussi une réticence à refuser l’adoption, car dans le cas d’enfants sous régime de kafálah, des inégalités de droit sont créées à leurs yeux. Aussi invoquent-elles un principe de justice pour permettre l’immigration de l’enfant[201] ou pour accorder à un enfant vivant au Québec « la protection que peut lui apporter une adoption »[202]. Comme la kafálah est assimilée à une tutelle, les droits de l’enfant sous kafálah résidant au Québec diffèrent en certains points des droits de l’enfant adopté[203]. Et, au-delà de l’aspect légal, la reconnaissance d’une filiation a une importance symbolique pour l’enfant. Sur ce point, ne pourrait-on pas argumenter que le législateur ne saurait avoir voulu créer des effets inégalitaires en légiférant sur l’adoption plénière d’enfants résidant au Québec ? Des parties ont, rappelons-le, invoqué que : « La procédure devant être la servante du droit et ne saurait empêcher les requérants d’obtenir à l’égard des enfants qui leur ont été confiés un jugement d’adoption créant en leur faveur un nouveau lien de filiation »[204].

Tentant de résoudre la question de l’admissibilité à l’adoption plénière d’enfants sous kafálah, les sept juges suivent un des trois raisonnements suivants :

  1. Des juges font équivaloir kafálah et tutelle[205], incitant les requérants déclarés tuteurs à tenter une demande d’immigration de l’enfant et une procédure d’adoption interne, deux procédures dont les résultats négatifs sont prévisibles vu la loi existante. Invoquer la tutelle pour changer le domicile selon l’article 80 CcQ semble permettre au juge de conserver une apparence de neutralité.

  2. Des juges changent le domicile de l’enfant aux fins d’adoption en vertu d’un autre argument, la non-extranéité, soit la vie commune de l’enfant et de ses kufala’ au Québec. Selon eux, l’enfant ayant immigré légalement au Québec (par un projet-pilote ou une procédure spéciale), il y a eu changement de domicile et les kafil peuvent amorcer une demande d’adoption interne, laquelle se heurtera certainement au refus du DPJ lors de la requête d’une ordonnance de placement.

  3. Sauf le juge Crète, des juges n’indiquent pas dans leur décision s’ils ont cherché à établir ou à vérifier la preuve. On ne peut que noter qu’ils ne cherchent guère à savoir si des dérogations sont admises par les États des pays concernés. Ils ne cherchent pas non plus à valider l’expertise parfois apportée par les parties à l’effet que la loi en vigueur dans le pays du domicile de l’enfant aux fins d’adoption permet une assimilation de la kafálah et de l’adoption plénière. Il est toutefois peu surprenant que le rapprochement entre kafálah et adoption fait par la Cour d’appel n’ait pas été suivi. Il repose sur une preuve déficiente du droit étranger. Si la preuve avait été faite que le droit étranger refusait l’adoption plénière, les deux enfants sous kafálah devenus citoyens canadiens auraient dû être déchus de leur citoyenneté.

Selon l’article 2809 CcQ,

[l]e tribunal peut prendre connaissance d’office [...] du droit d’un État étranger, pourvu qu’il ait été allégué. Il peut aussi demander que la preuve en soit faite [...]. Lorsque ce droit n’a pas été allégué ou sa teneur non établie, il applique le droit en vigueur au Québec.

Selon Léo Ducharme, si le droit étranger n’est pas allégué,

le tribunal doit impérativement appliquer le droit en vigueur au Québec, et ce, même en matière d’adoption. S’il est allégué, il lui incomberait, en principe, de décider s’il va en prendre connaissance d’office ou s’il va exiger que preuve en soit faite. En pratique, il semble bien que la tendance soit, pour le tribunal, de traiter le droit étranger comme un fait qui doit être prouvé et, s’il ne l’est pas, d’appliquer le droit en vigueur au Québec[206].

Ducharme souligne que ce n’est que de façon exceptionnelle que le juge devrait en prendre connaissance d’office, car il s’agit d’une démarche personnelle du juge et ce dernier n’a pas toujours les connaissances requises en droit comparé pour le faire[207]. Notons toutefois que, comme le souligne Alain Roy dans un ouvrage daté de 2006, la Cour du Québec a déjà conclu qu’en matière d’adoption, le juge doit exiger des parties qu’elles prouvent la teneur du droit étranger, l’absence de règle en la matière ou, le cas échéant, que le résultat de l’application de ces règles est contraire à l’ordre public[208]. La Cour du Québec a considéré que cette exception découlait de l’article 568 CcQ qui prévoit que les juges doivent s’assurer que

les conditions de l’adoption ont été remplies et, notamment, que les consentements requis ont été valablement donnés en vue d’une adoption qui a pour effet de rompre le lien préexistant de filiation entre l’enfant et sa famille d’origine[209].

Les trois voies suivies par les juges n’apportent pas de solution à la demande des parties impliquées dans les différentes décisions analysées. L’un des requérants, comparaissant devant la Commission des institutions le 13 janvier 2010, décrit les écueils auxquels il se heurte pour devenir père adoptif d’un enfant sous kafálah[210]. L’enfant qui lui a été confié, né hors mariage de père inconnu, a été abandonné et est sans filiation. Il est donc en principe admissible à l’adoption puisque l’article 559 CcQ permet l’adoption plénière d’un enfant de plus de trois mois, sans filiation maternelle, ni paternelle[211]. L’écueil pour le juge est que, enfant illégitime ou pas, Monsieur S. a obtenu au Maroc une kafálah pour cet enfant. Aussi, Monsieur S., après cinq années de démarches vaines pour faire immigrer l’enfant dont il est kafil, invoque la Charte canadienne et la protection contre la discrimination religieuse qu’elle accorde.

Au Québec, un changement législatif en vue de donner des effets juridiques à la pratique de la kafálah conduirait sans doute à un débat qui, considérant le faible nombre de dossiers jugés par des tribunaux québécois en dix ans, ne semble guère se justifier, et ce, même si une réforme de la législation encouragerait plus de recueillants musulmans à présenter une requête en reconnaissance de parents adoptifs. L’autorisation d’entrée d’enfants sous kafálah à titre d’enfants à charge ouvrirait peut-être une brèche à des revendications plus affirmées de reconnaissance d’adoption intrafamiliale.

Mais trois enjeux de la non-reconnaissance de la kafálah en sol québécois sont plus politiques. C’est l’éventualité de demandes d’accommodements raisonnables par des kafil dans un contexte de manipulation verbale publique où ces accommodements sont considérés par certains électeurs comme une concession culturelle indue et comme une atteinte à la souveraineté populaire par les juges[212]. C’est aussi l’éventualité d’une accusation d’indifférence à des pratiques étrangères, nullement nocives socialement et la démonstration d’une faible capacité et volonté du corps législatif québécois de s’adapter à la pluralité culturelle. C’est encore la démonstration faite de la prégnance d’une conception de la loi comme d’un régime unique de droits similaires pour tous, dit universel mais en fait appliqué selon des références culturelles locales et particulières[213].

Enfin, parlant de prégnance et de différence culturelle, on doit observer un dernier fait dans le contexte actuel de débats populaires fort négatifs autour de la piété excessive des musulmans et de leur attachement rigide à des préceptes religieux. La plupart des requérants ne montrent guère de crainte de réprobation sociale ou d’accusation d’impiété en demandant avec insistance l’application de la norme québécoise d’adoption plénière.