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L’incertitude qui règne au sujet des lois et les doutes que l’on entretientau sujet de la légalité du maintien des anciennes lois et coutumes en usage autemps du gouvernement français, constituent le premier et l’un des principauxembarras[1]

Introduction

Le 8 septembre 1760, la capitulation de Montréal, un an après celle de Québec, marque la fin de la souveraineté française au Canada. Parmi les conditions négociées, le marquis de Vaudreuil demande que « les François et les Canadiens » puissent continuer à « estre gouvernés suivant la Coutume de Paris et les loix et usages établis par ce pays »[2]. Le général Amherst lui répond laconiquement qu’ils « deviennent Sujets du Roy »[3]. Le changement de souveraineté est consacré, le 10 février 1763, par la signature du traité de Paris qui, en son article 4, stipule la cession du Canada à l’Angleterre. Durant la période militaire qui suit la Conquête, le droit applicable au Canada reste très difficile à définir en raison du peu de renseignements fournis par les archives[4] et du fait que les juges militaires ignorent les subtilités juridiques, tant anglaises que françaises. Toutefois, la plupart des auteurs s’accordent à considérer que le droit d’origine française a continué de s’appliquer durant cette période militaire (1759-1764) sauf en matière pénale[5]. Il est vrai qu’un certain esprit de conciliation est clairement perceptible et que la volonté d’appliquer les lois et coutumes du pays pour régler les différends entre les habitants est manifeste. Toutefois, lorsque l’affaire oppose deux individus d’origine britannique, le droit anglais trouve naturellement application. Par exemple, un propriétaire s’est réservé la faculté de venir habiter sa maison, mise en location par un bail conclu pour un an, sous réserve d’un préavis de trois mois. Le locataire demande alors à pouvoir bénéficier d’un préavis similaire dans le cas où il souhaiterait quitter les lieux. Le propriétaire invoque alors la common law et soutient que le bail « est fait pour une année, que telles sont les loix suivies en Angleterre »[6]. La Cour militaire lui donne raison. La Proclamation royale du 7 octobre 1763 déclare que les habitants de la nouvelle province de Québec pourront bénéficier des « bienfaits des lois » du royaume d’Angleterre et que les tribunaux jugeront « suivant la loi et l’équité, conformément autant que possible aux lois anglaises »[7]. Elle accorde également aux gouverneurs le pouvoir de créer et d’établir des tribunaux afin d’« entendre et juger toutes les causes aussi bien criminelles que civiles »[8]. L’entrée en vigueur de cette Proclamation royale, le 10 août 1764, marquerait donc la fin de l’application du droit français tandis que la vie juridique de la colonie ne se réorganise véritablement qu’à compter de la mise en place du gouvernement civil[9]. À partir de cette date, un régime hybride est instauré en droit privé, suscitant nombre de critiques et de tergiversations (A). En 1774, l’adoption de l’Acte de Québec rétablit officiellement le droit privé de la Nouvelle-France. Toutefois, l’organisation du système judiciaire et les règles de procédure conservent de nombreuses caractéristiques anglaises, nécessitant une nouvelle période d’adaptation et provoquant de multiples controverses (B).

I. L’administration de la justice de 1764 à 1777

L’étude des institutions judiciaires établies à la suite de l’ordonnance du 17 septembre 1764 établissant des Cours civiles (1) nous permet de mieux comprendre la nature du droit applicable durant cette période (2).

A. L’évolution de l’organisation judiciaire

L’ordonnance de 1764, qui crée plusieurs institutions dans la province (a), ne dissipe pas certaines incertitudes relatives à la place désormais acquise par le droit anglais (b)

1. Les différentes cours

L’ordonnance du 17 septembre 1764, établissant des Cours civiles, institue deux institutions principales. Elle crée d’abord « une cour supérieure de judicature ou cour du Banc du Roi »[10]. Celle-ci est présidée par le juge en chef de la province, tenu de « juger toutes les causes civiles et criminelles suivant les lois d’Angleterre et conformément aux ordonnances de cette province »[11]. Est également créée une « cour de judicature inférieure, ou cour des plaids communs »[12], qui est aussi dénommée Cour des plaidoyers communs en français. Elle est chargée de juger tous les litiges dont la valeur dépasse un montant de dix louis (c’est-à-dire dix livres). Une observation du gouverneur Murray apporte d’utiles précisions quant à la portée de cet établissement. En effet, il affirme que la Cour des plaids (ou plaidoyers) communs est destinée à répondre aux demandes des Canadiens, ces anciens sujets du Roi de France, devenus depuis la Conquête les nouveaux sujets de Sa Majesté britannique[13]. Il semble insinuer que le droit d’origine française y sera applicable puisqu’il précise que cette juridiction a été établie dans l’attente que ces derniers se familiarisent suffisamment « avec nos lois et nos méthodes concernant l’administration de la justice dans nos cours »[14]. L’ordonnance de 1764 mentionne d’ailleurs que les juges de la Cour des plaidoyers communs doivent

décider suivant l’équité en tenant compte cependant des loisd’Angleterre en autant que les circonstances et l’état actuel des choses lepermettront, jusqu’à ce que les [sic] gouverneur et le Conseil puissent rendre desordonnances conformes aux lois d’Angleterre, pour renseigner lapopulation[15].

Par conséquent, si l’application du droit anglais par ces tribunaux restel’objectif à atteindre[16], la prise enconsidération de l’équité par les juges paraît laisser place à l’application denormes d’origine française. L’ordonnance encadre cette possibilité en précisantque « [l]es lois et les coutumes françaises seront autorisées et admises danstoutes les causes soumises à cette cour, entre les natifs de cette province, sila cause de l’action a été mue avant le premier jour d’octobre mil sept centsoixante-quatre »[17].

Des règles particulières pour l’audition des affaires de moindre importance sont également prévues. Ainsi, les juges de paix peuvent entendre, seuls, les causes dont l’enjeu est de moins de cinq livres et, avec un collègue, celles où il n’excède pas dix livres. La cour des sessions trimestrielles de la paix, où ils siègent à trois, est compétente pour les litiges d’une valeur d’au moins dix livres, si celle-ci n’excède pas trente livres. Le fonctionnement de cette institution a initialement été discrédité par le comportement de quelques individus. À Montréal, sur les dix candidats choisis en 1764, sept sont remplacés dès 1765[18]. Cette cour est finalement abolie en 1770, même si elle fonctionnait sans doute correctement à cette époque, mais ses compétences en matière pénale sont toutefois maintenues. Après cette date, dans le district de Montréal, elles sont généralement exercées par trois protestants d’origine française arrivés peu avant ou peu après la Conquête, car leurs collègues anglophones se désintéressent de cette tâche[19]. Par ailleurs, l’ordonnance de 1764 précise que

[s]’il arrive quelque dispute au sujet de bris ou de réparation declôtures, sur la plainte qu’il en recevra, le bailli sommera de comparaître,le défendeur qui devra choisir trois personnes désintéressées ; le plaignanten choisira trois autres et ces six arbitres présidés par le baillirègleront la dispute [...] et la personne trouvée en faute devra payer unesomme n’excédant pas un schilling à celle qui aura eu gain de cause[20].

La Cour des plaidoyers communs[21] siège initialement deux fois par an à Québec, lors de sessions qui débutent le 21 janvier et le 21 juin. En pratique, elle siège également deux fois par année dans le district de Montréal[22]. Une ordonnance de 1770 autorise ce tribunal à tenir des sessions hebdomadaires[23] tandis qu’un quatrième juge est adjoint à cette juridiction, qui désormais siège à Québec et à Montréal, deux des juges devant alors résider en permanence dans cette dernière ville. Par conséquent, l’ordonnance de 1770 crée désormais deux Cours des Plaidoyers communs distinctes, disposant chacun de leur « juridiction propre, indépendante ». Les affaires peuvent y être examinées par un[24] ou deux juges, selon le montant de la somme en litige[25]. Les magistrats de la Cour des plaidoyers communs[26] n’ont pas de formation juridique[27] puisque, parmi les premiers juges nommés, John Fraser était militaire[28], Adam Mabane médecin[29], alors que François Mounier[30] et Jean Marteilhe, qui les rejoignent à cette fonction en 1770, sont deux marchands d’origine huguenote[31]. À cette époque, les membres de la cour sont tous bilingues et, en vertu des règles en vigueur, ne peuvent être catholiques.

Plusieurs degrés de juridictions sont prévus par l’ordonnance de 1764. Si l’enjeu du différend est d’une valeur d’au moins vingt louis sterling, il est possible de faire appel du jugement rendu par la Cour des plaids ou plaidoyers communs à une « cour supérieure de judicature ou cour du Banc du Roi »[32] établie à Québec. Si le montant en litige est supérieur à trois cents louis sterling[33], la faculté d’en appeler devant le gouverneur et le Conseil est alors ouverte[34].

Lorsque la valeur du litige excède dix livres, le choix de la cour de première instance est laissé au plaignant. Rien n’empêche un individu d’origine britannique de saisir la Cour des plaidoyers communs (et vice-versa), mais il lui est initialement possible de demander un bref d’évocation (« writ of certiorari ») destiné à permettre le transfert de sa cause auprès de la Cour du Banc du Roi. S’il est d’origine canadienne, le défendeur est alors désavantagé puisqu’il ne peut pas a priori invoquer le droit français, utiliser la langue française ou recourir à un avocat francophone devant cette Cour[35]. À la suite de plaintes de la part d’avocats francophones, il a été définitivement mis fin à cette procédure du « writ of certiorari » en 1766, comme étant contraire à l’esprit de l’ordonnance de 1764[36]. Sans doute, la Cour du Banc du Roi n’a-t-elle eu, en définitive, qu’une activité réduite en matière civile. En effet, la population étant canadienne dans son immense majorité, il est à supposer qu’elle ait été peu saisie en première instance[37]. Reste à connaître l’ampleur des saisies en appel. Malheureusement, comme Seaman Scott et Hilda Neatby, nous n’avons pas pu travailler sur les registres de la Cour du Banc du Roi en matière civile de la période intermédiaire en raison de leur disparition[38]. Il semble toutefois que le juge en chef Gregory (1764-1766) ait utilisé exclusivement le droit anglais au sein de cette juridiction. Ce n’est qu’après l’arrivée du juge en chef Hey, en 1766, que le droit français a été admis, en appel, tandis que le droit anglais y restait dominant[39]. Plusieurs hypothèses ont toutefois été émises à propos de la situation prévalant après 1766. Selon certains auteurs, les appels auraient généralement été formés conformément à la nature du droit appliqué en première instance afin d’éviter des contradictions de règles. La même loi aurait donc été désormais appliquée en première instance et en appel[40]. D’autres auteurs ont soutenu que les décisions des Cours des plaidoyers communs, fondées sur le droit français, étaient systématiquement renversées en appel, la Cour du Banc du Roi appliquant rigidement le seul droit anglais[41].

L’ordonnance de 1777 énonce que, désormais, la décision de la Cour des plaidoyers communs est définitive, sauf quelques exceptions, lorsque la valeur de la cause en litige est inférieure ou égale à dix livres sterling. Si la valeur en litige dépasse cette somme, il est alors possible d’interjeter appel devant le gouverneur et son Conseil[42]. Par conséquent, il est clairement établi que la Cour du Banc du Roi n’intervient plus en appel des décisions rendues par les Cours des plaidoyers communs. Sa compétence, en matière civile, disparaît donc.

La consultation de plusieurs listes de causes en appel devrait permettre de tirer quelques enseignements sur cette période[43]. Ainsi, après examen de vingt-et-un appels de causes jugées par la Cour des plaidoyers communs de Québec, entre 1764 et 1774[44], et de quarante-et-une causes jugées par la même juridiction entre 1774 et 1787[45], il ressort que moins du quart ont été favorablement accueillis. La proportion est encore plus faible pour les causes antérieures à la promulgation de l’Acte de Québec. L’étude d’une autre liste comportant vingt-et-un appels exercés à l’égard de décisions émanant des Cours des plaidoyers communs de Montréal et de Québec[46] sur la période s’étendant de 1777 à 1780[47] démontre l’existence d’une proportion similaire de cas renversés, alors que l’Acte de Québec a entre-temps officiellement réintroduit l’usage du droit français en matière civile dans la province. Il est toutefois difficile de tirer des conclusions hâtives à partir de ces constatations. À supposer même que le droit français se soit toujours appliqué en première instance, le faible taux de jugements renversés en appel ne nous permet pas de tirer des conclusions certaines. En effet, il peut arriver que les solutions dégagées par les droits français et anglais soient convergentes. Au surplus, l’application de ce dernier, au sein de la colonie, a fait l’objet d’opinions aussi nombreuses que contradictoires.

2. La controverse concernant l’introduction du droit anglais

Comme le reconnaît, en 1772, le solliciteur général Alexander Wedderburn, une certaine « incertitude au sujet des lois de la province »[48] s’installe rapidement[49]. Ainsi, Guy Carleton et Wiliam Hey soulignent la nécessité de « résoudre une très sérieuse difficulté ». Il s’agit en effet de déterminer « quel système de lois – lois anglaises, françaises ou anglo-françaises – faudra-t-il ordonner aux juges d’adopter à l’avenir pour rendre leurs décisions ? »[50]. Dans son rapport du 22 janvier 1773, le procureur général Thurlow constate même que trois opinions différentes ont eu cours. Selon la première, « le système de lois d’Angleterre dans son ensemble est actuellement établi et en vigueur à Québec »[51]. D’autres auteurs considèrent que « les lois canadiennes n’ont pas été abrogées »[52]. Enfin, il a également été soutenu que la Proclamation royale du 7 octobre 1763[53] et les mesures auxquelles elle a donné lieu, n’auraient « fait qu’introduire les lois criminelles d’Angleterre au Canada et confirmer l’usage des lois civiles de ce pays »[54]. Certains articles de la capitulation de Montréal contribuent à cette ambiguïté. En effet, le conquérant y a garanti aux habitants « L’Entiere paisible propriété et possession de leurs biens, Seigneuriaux et Roturiers Meubles et Immeubles, Marchandises, Pelleteries, et Autres Effets, même Leurs batiments de Mer »[55]. Par conséquent, la mention des « biens seigneuriaux » paraît conserver le régime seigneurial voire les règles successorales propres aux fiefs[56].

Tandis que des travaux majeurs ont, depuis plusieurs années, favorisé une meilleure connaissance du système criminel et des lois pénales applicables après la Conquête[57], l’étude du droit civil apparaît comme le parent pauvre de cette recherche. La matière reste l’objet d’une importante controverse historique[58], qui contribue à dissuader certains chercheurs à se consacrer à la résolution de cette question. La plupart des auteurs relèvent que, si l’ordonnance du 17 septembre 1764 a officiellement introduit les lois anglaises[59], la pratique n’aurait pas suivi[60]. Un droit hybride se serait alors appliqué[61]. Les principales règles du droit civil français se seraient même maintenues[62].

La question a même été débattue en justice puisque, dans l’arrêt Stuart c. Bowman, il s’agissait précisément de déterminer si le droit anglais avait été appliqué durant la période précédant l’Acte de Québec. Le juge Mondelet a alors estimé que

[d]epuis que le Canada appartient à l’Empire Britannique, les tribunauxde ce pays n’ont jamais été appelés à décider une question d’une aussi hauteimportance que l’est celle qui se présente ici, je veux dire la grandequestion de savoir si les lois civiles de l’Angleterre ont, à aucune époque,été introduites en cette Province[63].

En appel, et contrairement au jugement de première instance, le juge Aylwinconclut que le droit anglais s’est appliqué en matière civile jusqu’en1774[64]. L’arrêt Wilcox c. Wilcox s’est également intéresséaux implications juridiques de cette question historique. En appel, le juge enchef L.H. Lafontaine soutint, quant à lui, l’idée selon laquelle lois françaisesn’ont jamais été remplacées par les lois anglaises[65].

En définitive, Evelyn Kolish observe que, « selon l’historiographie traditionnelle, ce mandat assez ambigu (issu de l’ordonnance de 1764) aurait permis aux juges de la Cour des plaidoyers communs d’utiliser le droit du pays, mais, en l’absence de recherches systématiques dans les archives judiciaires de l’époque, cette interprétation reste problématique »[66]. Cette nécessité d’approfondir notre examen de la pratique judiciaire de l’époque est également soulignée par Donald Fyson[67], Jean-Philippe Garneau[68] et John A. Dickinson[69]. Tel est précisément l’objet des recherches dont nous livrons ici le résultat : mieux comprendre la situation juridique à la suite de l’adoption de l’ordonnance de 1764 établissant des cours civiles.

B. Le droit applicable devant la Cour des plaidoyers communs

Le statut particulier de la Nouvelle-France, au lendemain de la Conquête britannique, influe nécessairement sur l’attitude adoptée par les Cours des plaidoyers communs (a). L’examen des fonds des Cours des plaidoyers communs de Québec et de Montréal nous permet d’identifier non seulement le droit appliqué par ces juridictions (b), mais également de mieux définir les fondements juridiques sur lesquels reposent les arguments des parties (c). À cet égard, l’attitude des justiciables d’origine britannique ou de leurs avocats mérite une attention particulière (d).

1. Les conséquences juridiques de la Conquête[70]

De nombreux avocats soulignent la situation particulière qui prévaut après la Conquête. Ainsi, dans une affaire où il poursuit un nommé Grand Champ pour avoir prononcé des calomnies et mensonges au sujet de son client, Panet observe la situation spécifique du Canada. Il commence par établir que l’affaire aurait peut-être due être préférablement portée devant les juges de paix, mais il constate que l’ordonnance de 1770 a modifié les attributions de ces derniers et que désormais ceux-ci diffèrent sensiblement de « ceux qui sont en Angleterre »[71]. Il justifie cette différence dans le fait que le Canada est « un pays nouvellement gouverné par les loix d’Angleterre », auxquelles les juges eux-mêmes pourraient toujours déroger « en jugeant soit suivant la loi du pays, soit par équité »[72]. Par conséquent, la spécificité de la situation canadienne permettrait de justifier le statut juridique qui y prévaut et entraînerait l’application d’un droit local ou d’une mesure découlant d’un principe d’équité. À cet égard, la conquête du Canada par les Britanniques suscite de nombreuses interrogations juridiques. Ainsi, il est possible de relever de nombreuses occurrences ponctuelles, de la part des avocats, relatives au nouveau statut de la province. La situation de celle-ci paraît donc justifier l’application d’un droit qui lui serait propre.

Par exemple, avant la promulgation de l’Acte de Québec, l’une des parties à un procès dénonce l’application systématique des lois d’Angleterre. « Le droit des gens et le droit public » sont alors invoqués pour appuyer l’idée selon laquelle, « dans un pays conquis où le conquérant n’introduit aucune loi nouvelle, celles du vaincu y est promulguée et suivie »[73]. En 1781, l’avocat Panet soutient aussi qu’il faut considérer le Canada « comme païs conquis et non comme partie primitive et ancienne de l’île et Royaume d’Angleterre ». Il précise qu’il s’agit là d’une « juste distinction que les nations policées ont toujours faite lors des conquêtes des colonies étrangères, en leur conservant comme au Canada les loix des terres et des propriétés »[74]. Dans un autre procès, l’une des parties soutient que la conquête n’aurait changé « que le droit public et non le droit particulier »[75] et demande en conséquence l’application « du droit, de l’usage et de la coutume de Paris qui ont toujours fait le droit, l’usage et la Coutume du Canada »[76]. L’un des avocats du Britannique William Grant s’appuie même sur l’autorité du droit anglais pour faire accepter ce principe[77]. En effet, il reproduit mot pour mot un passage où Blackstone, dans ses fameux Commentaires, établit, concernant la situation américaine, une distinction très nette entre les terres inhabitées, conquises par droit d’occupation, et celles obtenues par suite de conquête ou cession. Dans ce dernier cas, les lois en vigueur sont maintenues jusqu’à ce qu’elles soient formellement modifiées[78].

Par ailleurs, les autorités politiques anglaises ne paraissent pas totalement opposées à ces idées[79]. En effet, en 1766, le procureur général Charles Yorke et le solliciteur général William de Grey relèvent, comme une maxime juridique fort ancienne, le principe selon lequel « un peuple conquis conserve ses anciennes coutumes jusqu’à ce que le conquérant introduise de nouvelles lois »[80]. Cette idée avait déjà été exposée par Francis Masères, qui devient procureur de la province de Québec en 1766[81], ainsi que par Guy Carleton et William Hey, qui soulignent « l’impossibilité d’abroger en bloc les lois d’un pays bien cultivé et colonisé depuis nombre d’années pour y substituer une législation nouvelle »[82]. Un rapport du solliciteur général, Alexander Wedderburn, daté du 6 décembre 1772, soutient également que le droit de conquête n’entraîne pas pour conséquence la possibilité, pour le conquérant, d’imposer les lois selon sa seule volonté[83]. En 1773, le procureur général Edward Thurlow affirme même que « [l]e conquérant a hérité de la prérogative de souveraineté en vertu d’un titre pour le moins équivalent à celui que les conquis revendiquent à l’égard de leurs droits personnels et de leurs anciennes coutumes »[84]. C’est la raison pour laquelle il en conclut que « les nouveaux sujets acquis par la conquête ont le droit d’attendre de la bonté et de la justice de leur conquérant, le maintien de toutes leurs anciennes lois »[85].

Toutefois, l’incertitude perdure. Une ordonnance de novembre 1764, pourtant destinée à « tranquilliser le peuple au sujet de ses possessions » est particulièrement ambiguë à cet égard[86]. En effet, elle commence par énoncer que « les droits successoraux en matière de biens-fonds et de biens de toutes sortes », établis avant le traité de Paris et « suivant la coutume de cette colonie », sont maintenus[87]. Toutefois, elle semble, dans le même temps, limiter la reconnaissance de cette protection juridique à la date du 10 août 1765 et admet que la promulgation ultérieure d’une « loi formelle » reste toujours susceptible de remettre en cause le maintien de ces droits[88].

En 1766, le gouverneur intérimaire Irving continue de souligner que « [s]i les juges de la cour inférieure étaient investis de l’autorité plus certaine de s’en tenir aux coutumes de Paris pour émettre leurs décisions, le système actuel d’administration de la justice deviendrait facile au peuple »[89]. L’année suivante, Carleton recommande, dans le même sens, l’abrogation de l’ordonnance du 17 septembre 1764 afin de « maintenir pour le moment les lois canadiennes presque intactes »[90]. En effet la situation actuelle, où existerait une certaine différence entre « les lois anciennes et celles qui ont été introduites récemment », serait préjudiciable. Bien qu’un changement juridique réel ait été introduit, Carleton observe cependant que « les hommes sont si peu clairvoyants que je n’ai encore rencontré qu’un seul Canadien qui a réalisé les conséquences d’une telle révolution »[91]. Hillsborough, premier secrétaire d’État pour les colonies, tente de rassurer Carleton en lui certifiant que l’intention du Roi n’a jamais été de « bouleverser les lois et les coutumes du Canada à l’égard de la propriété ». Au contraire, il soutient même que la justice doit y être rendue conformément à ces dernières[92]. Dans un rapport confidentiel daté de 1769, il constate pourtant que « les lois et les coutumes du Canada concernant la propriété n’ont pas encore été admises dans les cours », rendant les sujets inquiets[93].

Dès lors, il semble que les intentions de la monarchie britannique aient été favorables à une pleine reconnaissance de l’ancien système de droit[94]. Ainsi, des instructions adressées à Carleton en 1771 recommandent l’adoption de « l’ancien système de concéder les terres, qui a prévalu sous la domination française avant la conquête et la cession de ladite province »[95]. L’avocat général James Marriott préconise aussi le vote par le Parlement anglais d’un projet de loi autorisant la validité des « anciennes lois du Canada de même que les coutumes et usages de ce pays » en matière de droit civil. Les seules exceptions à cette application générale seraient « les cas où les parties par une convention formelle auront consenti à s’en départir » et ceux où « la pratique de la loi anglaise aura été suivie comme dans les cas de transport entre un sujet Canadien et un sujet originaire de l’Angleterre »[96]. Ces recommandations seront suivies et définitivement consacrées par l’Acte de Québec. Comment s’est manifestée cette volonté dans la pratique ? Quel droit a été retenu pour rendre les décisions de justice avant cet Acte ?

2. Les décisions de la Cour des plaidoyers communs

À plusieurs reprises, la Cour des plaidoyers communs de Montréal a dû se prononcer sur la validité d’actes juridiques passés avant 1764. Par exemple, dans un procès tenu en 1767, le demandeur veut contraindre la partie adverse à lui verser une rente viagère, dont le montant a été préalablement déterminé par des arbitres. À défaut, il convient que la défenderesse pourrait lui accorder la moitié des biens de la succession de son mari, tout en se réservant la jouissance de l’autre moitié jusqu’à la fin de ses jours. Dans ses répliques, Sanguinet, avocat de la défense, fait alors valoir que, par un acte de donation, en date du 14 janvier 1762, l’intimée et son mari se sont réservés la gestion et l’administration de leurs biens. Au regard de cette donation au dernier vivant, la Cour des plaidoyers communs de Montréal fait donc droit à la défenderesse[97]. En 1767, la juridiction montréalaise prononce aussi l’annulation d’un testament, daté du 8 août 1762, qui avait pour principale conséquence l’exhérédation des enfants[98]. Par conséquent, après l’entrée en vigueur du nouveau système judiciaire, ces derniers ont continué à faire respecter les règles de l’ancien droit français pour des actes préalablement conclus. Cette attitude est conforme à ce que prévoyait l’ordonnance établissant des Cours civiles.

Dans ces conditions, il est alors intéressant d’examiner, dans les fonds des Cours des plaidoyers communs, les règles applicables aux causes nées après 1764. L’examen de l’ensemble des jugements rendus par ces juridictions, bien que ces derniers ne soient guère motivés, nous conduit alors à un constat surprenant. En effet, nous avons clairement pu établir que les règles de l’ancien droit français continuaient de s’appliquer durant cette période intermédiaire. Ainsi, même après 1764, la Cour des plaidoyers communs de Montréal n’hésite pas à s’appuyer sur la coutume de Paris pour rendre ses décisions[99].

Plusieurs causes entendues devant la juridiction montréalaise prouvent cette assertion. Par exemple, en 1767, une affaire de succession déchire la famille Charlan, dont les enfants se livrent à une bataille judiciaire. En effet, au décès de leur mère, deux soeurs, par l’intermédiaire de leurs maris respectifs, saisissent la justice afin de contester l’acte de donation signé le 17 avril 1766 par Angélique Hardouin, veuve Charlan, au profit de son fils. À cette fin, Paul Prevot et sa femme Agathe Charlan ainsi que Jean Louppré et son épouse Louise Charlan invoquent plusieurs motifs. Selon eux, leur mère et belle-mère, âgée alors de soixante-dix-huit ans, était en état de démence lors de la signature de cet acte de donation, passé dix-sept jours seulement avant son décès. C’est la raison pour laquelle les demandeurs réclament que les biens laissés par cette dernière soient partagés en trois parts égales entre les parties. La Cour des plaidoyers communs se fonde, quant à elle, sur l’application de « l’article 277 de la coutume suivie en ce pays » et de « l’article 4 de l’ordonnance concernant les donations »[100]. Or, la coutume de Paris pose, en son article 277, le principe selon lequel « [t]outes donations, encore qu’elles soient conçûes entre-vifs, faites par personnes gisans au lit malades de la maladie dont ils décèdent, sont réputées faites à cause de mort et testamentaires, et non entre-vifs »[101]. La Cour établit alors que la donation contestée n’est, en définitive, « réputée faite qu’à cause de mort ». Par conséquent, la juridiction montréalaise annule ladite donation et « remet les parties au même et semblable état qu’elles ont dû être comme héritiers de ladite Angélique Hardouin leur mère et belle mère »[102]. Cette affaire démontre que la Cour des plaidoyers communs de Montréal s’est explicitement fondée sur la coutume de Paris pour rendre sa décision au cours de la période qui a suivi la création des cours civiles. Pourtant, le droit d’inspiration française n’était censé s’appliquer, à cette époque, qu’à l’égard des affaires nées antérieurement à 1764. Or, en l’espèce, l’acte de donation a été conclu deux ans après cette date.

Par ailleurs, dans une autre décision, rendue le 4 juillet 1770, la Cour des plaidoyers communs de Montréal s’est également fondée sur le fait qu’une disposition testamentaire contrevenait à la coutume de Paris pour débouter le demandeur de son action[103]. Par conséquent, il est possible de donner raison au juge Lafontaine qui déclarait, au milieu du dix-neuvième siècle, que les tribunaux « adoptaient le plus souvent en matière personnelle, et presque toujours, si ce n’est même toujours, en matière réelle, les anciennes lois du pays, c’est-à-dire les lois françaises, comme règles de leurs décisions »[104].

Toutefois, il est nécessaire d’admettre qu’il est souvent difficile de déterminer le droit sur lequel se fonde la Cour en raison du caractère succinct des jugements. Principalement contenues dans les registres des Cours, ces décisions se contentent de résumer sommairement les faits et d’exposer le résultat de l’audience. Par ailleurs, sur bien des points abordés par la juridiction, la proximité des solutions, issues de la coutume de Paris et des principes de droit anglais, ne permet pas de tirer une conclusion suffisamment claire quant à l’origine de la norme appliquée. Ainsi, dans une affaire portée à la connaissance de la Cour des plaidoyers communs de Québec en 1774, l’avocat Berthelot Dartigny soutient que le testament établi en faveur du chirurgien Pichon est, tout à la fois, admis dans « le païs de droit écrit »[105] et « conforme aux loix d’Angleterre »[106]. Dans une autre affaire, il établit encore, de manière simpliste, que « toutes les loix et coutumes et notamment celles d’Angleterre et de France tirent leur origine du droit romain »[107]. En toute hypothèse, certaines dispositions d’origine française ou issues du droit anglais se trouveraient parfois en parfaite conformité[108].

Il nous a toutefois été possible d’examiner un grand nombre de dossiers judiciaires. Or, la consultation des plaidoiries des avocats laisse, quant à elle, apparaître avec certitude que les parties en procès invoquent bien souvent l’application du droit d’origine française durant la période intermédiaire.

3. La nature du droit invoqué par les avocats

Devant les Cours des plaidoyers communs, les parties n’hésitent pas à invoquer l’application de règles issues de l’ancien droit français. Un intéressant procès, qui a fait l’objet d’une longue procédure devant la Cour des plaidoyers communs de Québec en 1770, a opposé l’écuyer Jean Lees à Charlotte Aubert, dont l’époux, M. d’Albergaty, se trouve absent de la province. L’avocat de cette dernière, maître Berthelot Dartigny, n’hésite pas à recourir à plusieurs dispositions de l’ancien droit français afin de tenter de convaincre la Cour que la femme, considérée comme une mineure, ne peut pas être tenue responsable des dettes de son mari. À cette fin, après avoir soutenu que la demande était « trop contre le droit, les loix et les coutumes », il invoque l’application de l’ordonnance royale de 1667[109]. Il cite également le Dictionnaire de droit et pratique de Ferrière[110] et le Recueil de jurisprudence de Guy du Rousseaud de Lacombe[111], et s’appuie même sur la Bible pour tenter de démontrer que la puissance maritale est de droit naturel et divin[112]. Enfin, il se fonde aussi sur la coutume de Paris pour établir que « [l]’obligation de la femme mariée sans autorisation est nulle et sans effet en toutes les coutumes »[113]. Il en conclut alors que la puissance maritale constitue « un droit et une autorité que le mary acquiert sur la femme et sur ses biens du jour de la célébration du mariage, suivant le droit écrit »[114]. Il précise alors que, dans cette perspective, le mari obtient donc « l’administration des biens dotaux de sa femme suivant la coutume de Paris toujours suivie dans ce païs jusqu’à ce jour »[115]. Par conséquent, Berthelot Dartigny considère que la coutume de Paris a toujours force de loi en 1770.

Dans beaucoup d’autres procès, qui ont eu lieu entre 1764 et 1774 et dont l’action n’était pas née à une date antérieure, il est également possible d’observer que plusieurs parties invoquent cette application de la coutume de Paris. Ainsi, dans une affaire ayant opposé François Joseph Cugnet à Jacques Perrault, en 1768, le défendeur ne conteste pas l’invocation de la coutume de Paris, faite par le demandeur, mais simplement son applicabilité en l’espèce[116].

Peu de temps avant l’adoption de l’Acte de Québec, l’avocat Panet paraît établir une typologie des lois invocables en fonction de la condition des parties en litige. Il semble privilégier un système juridique privilégiant une certaine personnalité des lois, avec un droit de nature personnelle. En effet, le 1er février 1774, il conteste le verdict rendu quatre jours plus tôt par un jury chargé de déterminer la qualité de débiteur de l’acheteur d’une certaine quantité d’eau de vie[117]. Au nom du défendeur, il relève que la Cour des plaidoyers communs de Québec doit dire le droit « soit suivant les loix d’Angleterre, soit suivant les Coutumes de Canada » et dispose par ailleurs du « pouvoir de décider par équité »[118]. L’avocat précise alors qu’en l’espèce, puisque les deux parties sont natives du Canada, « réclamer d’autres coutumes que celles de leur pays natal, seroit odieux à l’univers »[119]. Ainsi, la Cour des plaidoyers communs, qui selon lui « partage les successions canadiennes et juge toujours les natifs suivant leurs coutumes »[120], ne peut appliquer, ici, une autre loi. Par conséquent, l’audition du fils de la veuve Dorion, qui a été entendu sous serment en qualité de témoin pour sa mère, malgré l’opposition du défendeur, serait directement en contradiction avec « la nature et la coutume des parties »[121]. En effet, Panet souligne que le droit d’origine française restreint la possibilité d’accepter des témoignages de parents. Il n’est donc pas possible pour des parents d’être témoins, dans les affaires civiles, en faveur de leurs père, mère, frères et autres proches jusqu’au quatrième degré. Par conséquent, quand bien même la loi anglaise permettrait éventuellement à un fils de déposer pour sa mère, cette règle ne doit pas s’appliquer en l’espèce. Autrement, une telle application reviendrait indirectement à accorder au plaideur le choix des lois[122].

Il est incontestable que les parties doivent être régies par une loi commune. En l’espèce, comme la composition du jury, entièrement formé de francophones, le laisse suggérer, les deux parties sont d’origine canadienne. Par conséquent, elles sont a priori susceptibles de se soumettre volontairement à l’application de règles d’origine française, dans la mesure bien sûr où celles-ci seraient encore invocables à cette époque dans la province. Pourtant, une difficulté supplémentaire survient lorsque l’une, au moins, des parties au procès est d’origine anglaise. Quelle règle convient-il alors d’appliquer ?

4. Le droit applicable aux parties d’origine britannique

Dans le contexte troublé de la période transitoire 1764-1774, on serait porté à penser que l’application de la coutume de Paris est permise aux parties d’origine française afin de faciliter leur adhésion au nouveau régime. Il pourrait également exister des occasions d’appliquer un droit d’origine britannique, dans la mesure où ces règles ont été introduites en 1764. Ainsi, dans l’hypothèse où toutes les parties sont d’origine anglaise, il est possible d’envisager l’application d’un tel droit. Par ailleurs, il serait également tentant de considérer que la loi du lieu du domicile du défendeur, ou plutôt la loi liée à l’origine française ou britannique du défendeur, pourrait prévaloir dans le cas où anglophones et francophones seraient parties à un même procès devant la Cour des plaidoyers communs. Qu’observe-t-on sur ce point dans les documents judiciaires de cette période ?

L’examen attentif d’un procès qui s’est déroulé devant la Cour des plaidoyers communs de Québec nous permettra de mieux éclairer cette zone d’ombre. En effet, une affaire a opposé Andrew Cameron, demandeur, à Berthelot Dartigny défendeur et avocat de profession. Non seulement le nom du demandeur est à consonance anglophone, mais son écrit rédigé dans la langue de Shakespeare semble confirmer son origine britannique. Or, il peut paraître paradoxal de constater que ce plaignant invoque, à l’appui de sa demande, la coutume de Paris, dont il réclame l’application de l’article 105 relatif à la compensation des dettes[123] tandis qu’il cite également la doctrine d’origine française[124]. De manière similaire, en 1771, un avocat d’origine anglaise[125] réclame l’application de « la coutume de la prévôté et vicomté de Paris, suivie en cette province depuis l’année 1663, en vertu de l’édit du Roy, qui établit le Conseil supérieur, en date du mois d’avril de ladite année »[126].

Toutefois, dans ces deux cas, le défendeur était vraisemblablement d’origine française. Par conséquent, il est possible d’envisager que la partie plaignante, d’origine britannique, ait été contrainte de recourir à l’usage d’un droit d’origine française en raison de la nécessité d’appliquer les règles de droit liées à la nationalité d’origine du défendeur. Par conséquent, qu’en est-il lorsque la partie anglophone est dans la position du défendeur ?

L’examen des dossiers judiciaires a clairement permis d’établir que, même dans les affaires où le défendeur est d’origine anglaise, le droit français tend là encore à s’appliquer. Ainsi, en 1772, dans une affaire de droit seigneurial, le demandeur invoque à l’encontre des sieurs Randle, Meredith, Woder et consorts l’application de l’article 73 de la coutume de Paris pour justifier l’exercice d’un droit de suite[127]. Le jugement, rédigé en anglais eu égard à l’origine britannique des défendeurs, applique effectivement le droit d’origine française[128]. Toutefois, une telle application du droit français ne saurait surprendre. En effet, il est nécessaire, notamment en matière de droit de propriété, de s’accorder sur l’application d’un seul droit[129]. Or, dans la mesure où le droit français est particulièrement prégnant en la matière, c’est ce dernier qui tend alors tout naturellement à s’appliquer. Si cette généralisation concerne les rapports entre parties francophone et anglophone, le droit français en matière de propriété devrait également tendre à s’imposer même dans les conflits où toutes les parties sont d’origine anglaise[130].

Il est bien évident qu’après l’Acte de Québec, cette application générale de la coutume de Paris à toutes les parties, quelques soient leurs origines, s’impose définitivement et avec force. Par exemple, en 1777, dans un procès opposant la veuve et les enfants Perrault à Adam Lymburner, ce dernier conteste l’application de la coutume de Paris. Le différend porte sur le paiement d’un loyer dû par John Lymburner, frère du défendeur, à Jacques Perrault, mari et père des demandeurs. Les deux principaux protagonistes de cette affaire étant décédés, leurs ayant-droits se retrouvent devant la Cour des plaidoyers communs de Québec afin de faire valoir leurs intérêts respectifs. Le défendeur, qui doit prochainement retourner en Angleterre, estime alors qu’il n’est pas responsable des dettes de son frère selon le droit anglais[131]. Par ailleurs, il prétend également que la maison louée, sise à Saint-Augustin, relève de l’autorité du gouvernement de Terre-Neuve. Par conséquent, les droits des parties devraient être déterminés par les lois de ce gouvernement, devenu britannique à la suite du traité d’Utrecht de 1713[132]. Pourtant, la Cour des plaidoyers communs de Québec rejette ces prétentions et établit qu’Adam Lymburner, « étant héritier de son frère et s’étant mis en possession de ses biens tant meubles qu’immeubles, dont il étoit de son vivant possesseur en cette province, il est certainement tenu, profitant de sa succession d’en acquitter les dettes »[133]. Or, cet acquittement doit avoir lieu « suivant les anciennes loix, coutumes et usages de ce païs », l’article 332 de la coutume de Paris trouvant donc naturellement à s’appliquer[134]. La Cour en profite alors pour souligner que cet ancien droit français a toujours été en vigueur dans cette province et n’a fait qu’être réaffirmé par l’Acte de Québec. Celui-ci annule, à compter du 1er mai 1775, la Proclamation royale du 7 octobre 1763 et établit également « qu’à l’égard de toute contestation relative à la propriété et aux droits civils, l’on aura recours aux lois du Canada, comme règle pour décider à leur sujet »[135]. L’Acte de Québec semble même consacrer l’application continue de ce droit en accordant un effet rétroactif aux anciennes lois, permettant ainsi de juger toutes les affaires de propriété selon la même norme que leur origine soit antérieure ou postérieure à 1774. L’Acte de Québec désigne, sans ambiguïté, le droit d’origine française comme le droit commun applicable à l’ensemble de la province et de ses habitants.

II. L’entrée en vigueur de l’Acte de Québec(1er mai 1775)

À la suite du rapport, présenté en 1769 par Guy Carleton et William Hey[136], et de plusieurs pétitions, signées par lessujets d’origine française[137], et malgré lesrécriminations de commerçants anglais[138],l’Acte de Québec[139] entre en vigueur le 1er mai 1775. Il rétablit alorsofficiellement et définitivement le droit civil français[140] dans la province[141], même sicertains aménagements y sont apportés par la suite, notamment en 1777 parl’introduction[142], en matière commerciale,du droit anglais relatif à la preuve[143]. Ainsi,si l’Acte de Québec entraîne uneapplication générale du droit français, en matière de droit privé, il convienttoutefois de constater le maintien de certaines revendications favorables à unereconnaissance partielle du droit anglais.

A. Le principe de l’application du droit français

Si l’Acte de Québec permet désormais une application des normes d’origine française en droit civil, le cas des causes nées antérieurement à la promulgation de cette ordonnance est susceptible de poser problème.

1. L’application du droit français aux causes postérieures à l’entrée en vigueur del’Acte de Québec

Après l’introduction de l’Acte de Québec dans la province, il convient d’observer que tant les parties que les tribunaux invoquent fréquemment la coutume de Paris pour légitimer leurs prétentions ou fonder leurs jugements. Ainsi, dans l’affaire ayant opposé la dame veuve Bouchaud et le chirurgien Elie Lapparre[144], l’un des points de droit soulevés concerne le délai de prescription d’une action en justice au regard de la coutume de Paris[145]. Dans un autre procès, qui a déchiré la famille Champlain lors d’un partage de succession[146], la coutume de Paris est encore invoquée tandis que la défenderesse soutient que « le droit romain n’a point force de loi stricte en Canada »[147]. Enfin, les dispositions de l’ordonnance civile de 1667, enregistrée par le Conseil souverain en juin 1679, sont très souvent invoquées après l’Acte de Québec. Ainsi, dans plusieurs affaires, l’avocat Panet n’hésite pas, à l’appui de ses prétentions, à en citer l’article 8 du titre 29[148], l’article 2 du titre 20[149] ou bien encore les articles 1 et 7[150].

Les prétentions en faveur de l’application d’autres normes issues du droit français sont également, bien souvent, soutenues après 1774. Par exemple, dans une affaire portée devant la Cour des plaidoyers communs en 1777, mais qui semble concerner des faits survenus durant la période 1764-1774, l’avocat Panet demande l’application de l’ordonnance du commerce, de mars 1673, en faveur du demandeur[151]. Ce dernier tente, en l’espèce, de récupérer le montant d’une créance due par le défunt mari de la défenderesse. Celle-ci rejette cette prétention et invoque son état de minorité. À l’encontre de cette affirmation, Panet invoque l’application de l’article 234 de la coutume de Paris[152], l’ordonnance de 1673[153] et l’autorité du Parfait négociant[154].

Il arrive aussi que la jurisprudence française et les décisions du Roi de France soientinvoquées pour soutenir les prétentions des parties. Par exemple, en 1783, HenryCaldwell, devenu seigneur de la Côte Lauzon, demande l’exécution d’un arrêt duRoi, datant de 1711[155], afin de récupérer à sonprofit certaines des terres situées sur sa concession[156].

Toutefois, des doutes auraient pu naître relativement à la nature du droit applicable,après l’Acte de Québec, en ce quiconcerne des causes nées durant la période intermédiaire.

2. L’application du droit français dans les causes nées antérieurement à l’entrée en vigueurde l’Acte de Québec

L’examen de certains types de litiges doit permettre de répondre à l’incertitude entourant la question précise du droit applicable, après l’Acte de Québec, à des causes nées entre 1764 et 1774. En effet, plusieurs affaires ont été examinées par la Cour des plaidoyers communs de Québec, dans les années qui ont suivi l’Acte de 1774, visant à interpréter des baux préalablement conclus. Il s’agit, dans la plupart de ces différends, de décider si la vente d’un immeuble entraîne automatiquement la rupture du bail en cours.

Lors du conflit ayant opposé Jean Charles Chevalier à Zacharie Macaulay, l’avocat Panet, pour le demandeur, développe une longue argumentation. Celle-ci repose notamment sur des lois romaines[157], des recueils de doctrine juridique[158] et des décisions judiciaires[159]. Concernant le fait que le bail ait été conclu avant l’Acte de Québec, Panet réplique que l’ordonnance de 1764, qui « a réglé la législature de ce païs pour un tems », n’aurait jamais « positivement aboli ni abrogé les loix municipales, notamment celles des propriétés dont tous les droits avoient été conservés aux colons par la capitulation inviolable faite lors de la conquête du Canada »[160]. Quant bien même il y aurait eu quelques doutes à ce sujet, l’avocat souligne que l’Acte de 1774 a définitivement tranché la question. Panet prend alors la peine de préciser que « [s]i le demandeur avoit réclamé son droit avant le 1er mai 1775, le défendeur auroit eu plus de prétexte et de doute à proposer, mais la justice et l’équité lui auroient donné le tort »[161]. Puisque, soutient-il, le propriétaire souhaite récupérer son bien afin de procéder à de nombreuses réparations[162] et d’occuper lui-même la maison, le demandeur devrait être reconnu dans son droit[163]. Dans une affaire similaire, qui a opposé Alexandre Simpson et John McAulay[164], Panet prend à nouveau la défense du propriétaire et invoque l’autorité de Domat[165]. À l’inverse, Monroe, avocat de John McAulay, soutient qu’il n’existe aucune loi ou usage, actuellement en vigueur au Canada, autorisant l’acheteur d’une maison à expulser un locataire en possession d’un bail écrit avant l’expiration de son terme[166]. Finalement, dans cette affaire, la Cour des plaidoyers communs de Québec condamne le défendeur à quitter les lieux dans les huit jours[167]. La juridiction choisit donc, de manière logique, d’appliquer le droit d’origine française à des causes nées avant l’Acte de Québec[168].

B. La persistance partielle de l’invocation du droit anglais

L’existence de différences irréductibles entre les droits français et anglais, notamment en matière de preuve, entraîne certaines revendications favorables à l’application limitée de ce dernier.

1. La question de la validité des témoignages[169]

Dans une intéressante affaire portée à la connaissance de la Cour des plaidoyers communs de Montréal, plusieurs normes conflictuelles ont ainsi été invoquées. Dans ce litige, qui oppose en 1788 Richard Dobie à Maurice Blondeau, la cause doit être renvoyée devant des jurés[170]. Davidson, avocat du demandeur, réclame que soit entendu un témoin afin de prouver qu’une acceptation verbale de la lettre de change contestée a bien eu lieu. Walker, pour le défendeur, s’oppose à cette audition sur le fondement de l’article 2 du titre 5 de l’ordonnance de 1673. À l’inverse, Davidson soutient qu’il s’agit ici d’une « matière de preuve » et que, par conséquent, le témoin doit être admis, conformément à l’article 10 de l’ordonnance de 1785. Ce qui est particulièrement intéressant dans cette affaire, c’est que les opinions des deux juges sont rapportées. Ainsi, Edouard Southouse estime que le témoignage doit être admis, afin de prouver l’acceptation verbale de la lettre de change, tandis que Heurtel de Rouville considère que l’ordonnance de 1673, qui exclut l’audition de témoins, doit s’appliquer. Finalement, après débats, l’avocat Walker consent, dans le but d’« accélérer la décision de cette cause », à ce que le témoin sollicité soit convoqué. En définitive, plusieurs témoins sont finalement entendus dans cette affaire[171], pour laquelle les jurés ont rendu un verdict unanime en faveur du défendeur.

Dans un litige ayant opposé Robert Lester, comme procureur de la veuve Fargues, et François Anderson, ce dernier soutient, pour sa défense, qu’il a bien payé comptant le rhum acheté au défunt Fargues. Cette version est contestée par l’avocat de l’appelante qui affirme que les livres de compte du défunt, qui exerçait la profession de cabaretier, doivent faire foi et que le défendeur est donc débiteur de cette succession. Par conséquent, ce dernier ne peut invoquer aucune prescription à son bénéfice[172] tandis que la certitude de son paiement ne pourrait être prouvée que par le recours à des témoins étrangers[173]. Berthelot Dartigny, avocat de la demanderesse, établit alors, comme un principe général, que « les affaires de commerce en cette province doivent estre jugées suivant les loix d’Angleterre et non suivant la coutume de Paris »[174]. Maître Panet, pour le défendeur, soutient pour sa part, que les livres de comptes ne constituent qu’une présomption simple et non irréfragable[175]. Il considère alors que Pierre Fargues ne peut être considéré comme un marchand[176] et invoque en ce sens l’application de la coutume de Paris[177]. Panet s’oppose fermement aux prétentions du demandeur, selon lesquelles les créances des marchands décédés doivent être plus particulièrement protégées[178]. L’avocat du défendeur considère, au contraire, que « les biens et la liberté des citoyens et des particuliers » seraient dorénavant mis en péril si de tels livres de comptes étaient automatiquement pris en considération par les tribunaux pour donner raison à leurs détenteurs[179].

Panet examine alors attentivement les conditions d’application des droits français et anglais[180]. Si l’Acte de Québec rétablit « les loix, us et coutumes anciennes de ce païs », il reconnaît que l’ordonnance du 25 février 1777 pose le principe selon lequel les faits relatifs aux affaires commerciales doivent être établis conformément aux lois d’Angleterre[181]. Toutefois, l’avocat du défendeur considère qu’en l’espèce il ne s’agit pas de considérer les principes des règles de la preuve mais la seule question de la prescription. Or, celle-ci constitue « un point de droit ou de loi et non un point de fait » et doit donc être décidée en application des seules lois françaises[182]. C’est la raison pour laquelle Panet invoque les articles 126 et 127 de la coutume de Paris pour appuyer ses prétentions[183]. Cette question de savoir si le délai de prescription relève davantage des règles de la preuve ou du droit substantiel a fait l’objet d’une vaste controverse[184]. Une jurisprudence nourrie s’en est également suivie[185] avant que l’arrêt Morrogh c. Munn ne vienne, en 1811, faire prévaloir les règles de preuve anglaises en la matière[186].

Ce droit de la preuve est par ailleurs fortement encadré. En effet, la preuve par témoins est limitée en matière civile et de propriété[187] tandis que le nombre nécessaire de témoins, en matière commerciale, est déterminé par la nature de la procédure suivie[188].

2. D’autres cas d’invocation du droit d’origine anglaise après l’entrée en vigueur del’Acte de Québec

Dans plusieurs autres affaires, la question de l’inapplicabilité du droit issu de la coutume de Paris durant la période intermédiaire, de 1764 à 1774, est également soulevée. Ainsi, en 1781, dans une cause relative à la validité d’une clause d’un contrat de mariage conclu dix ans plus tôt, l’avocat Berthelot Dartigny soutient qu’à cette date seules les lois anglaises étaient alors applicables[189].

Une autre affaire oppose, en 1781, deux marchands anglais. Panet, pour le défendeur, tente de repousser l’application de la loi anglaise[190] tandis que Monroe, pour les demandeurs, soutient que l’Acte de Québec ne doit s’appliquer qu’aux sujets canadiens. Par conséquent, puisque ni les demandeurs ni le défendeur ne sont canadiens, il s’ensuivrait qu’étant marchands britanniques, seule la loi anglaise devrait s’appliquer dans leurs rapports de commerce[191]. Dans une autre affaire, Monroe continue de soutenir qu’un sujet britannique doit pouvoir être en mesure de passer son testament selon les lois anglaises[192] et cet acte doit alors pouvoir être exécuté conformément à la législation anglaise[193].

Une intéressante affaire relative au statut de la femme marchande oppose, en 1786 devant la Cour des plaidoyers communs de Québec, Pierre Bouthiller à Philippe Louis Badelard et son épouse Charlotte Guillimin. Ces derniers, représentés par Panet, invoquent l’application de plusieurs articles de la coutume de Paris pour souligner que la « femme mariée ne se peut obliger sans le consentement de son mari »[194]. Par conséquent, les intimés contestent la validité d’un billet antérieurement émis par Charlotte Guillimin. Pourtant, dans sa Réplique, l’avocat Berthelot Dartigny, pour le demandeur, refuse, en l’espèce, toute application de ladite coutume de Paris. En effet, il soutient que ce billet, émis avant l’Acte de Québec, ne peut être régi par cette norme, inopérante depuis 1764 pour des sujets anglais ou relativement au « commerce aux Anglois »[195]. Il rappelle que l’ordonnance pour régler et établir les Cours de justice, publiée le 17 septembre 1764, porte que les juges décideront selon l’équité, eu égard aux lois d’Angleterre, et que la coutume n’aura donc plus de force en cette province. Ce texte est resté en vigueur jusqu’en 1775. Or, c’est précisément durant cet intervalle que Madame Badelard, demeurant à Lorette, a consenti le billet, daté du 20 août 1772, et l’a donné « en paiement des droits paternels échus à la Dame Antill sa fille, comme une valeur réelle par le grand crédit qu’elle avoit dans le commerce »[196]. Ce billet aurait été établi dans le but principal de « ne point sortir de son commerce une somme qui lui paroissoit considérable dans ce moment »[197]. Ainsi, ce billet à ordre, payable après un an sans intérêt, a permis dans le même temps à Madame Badelard de faire produire « de gros profits » à la somme d’argent correspondante[198]. Or, l’avocat rappelle que Monsieur Antill, le gendre de Madame Badelard, « n’est point natif de cette province, il est natif d’Angleterre ». Ainsi, il ne serait pas possible de lui appliquer « les loix et coutumes françoises » que l’ordonnance de 1764 réserve aux causes nées antérieurement à cette date et entre les seuls natifs de la province[199]. Par conséquent, l’avocat souligne que les dispositions de la coutume de Paris sont inapplicables en l’espèce et que Madame Badelard ne peut être considérée sous la puissance de mari. Par ailleurs, quand bien même la coutume de Paris eût été applicable, Berthelot Dartigny soutient que cette épouse doit être considérée comme une marchande publique. À cet égard, il relève qu’elle achète régulièrement des animaux qu’elle fait engraisser sur ses terres et réalise ainsi « un commerce très considérable des différentes denrées et productions des campagnes »[200]. Dans cette hypothèse, la femme « peut s’obliger » et le mari devient alors responsable des faits de cette dernière « pour raison du commerce dont elle se mêle »[201].

Épilogue : L’invocation d’un droit adapté aux intérêts des parties

L’affaire Grant c. Aubert, fondée sur des motifs similaires, a été l’occasion de constater que l’invocation du droit d’origine française ou britannique par les parties a surtout été prétexte pour conforter des revendications déterminées. Par conséquent, une partie serait tentée de demander l’application d’un droit plutôt que d’un autre en fonction de la seule capacité de ce dernier à assurer au mieux la défense de sa cause en litige. Dans cette cause opposant l’écuyer Guillaume Grant[202] à Charlotte Aubert, l’avocat de cette dernière, Berthelot Dartigny, conteste la volonté du demandeur de faire juger l’affaire en vertu des lois anglaises. Il rappelle, par exemple, que le demandeur n’a pourtant pas hésité à recourir à l’usage d’un droit d’origine française dans d’autres affaires antérieures. Par conséquent, l’avocat souligne que seuls ses intérêts du moment guideraient le choix du demandeur en faveur de tel ou tel système de lois. Berthelot Dartigny réexamine alors l’ordonnance de 1764 et constate que celle-ci pose le principe d’un jugement selon l’équité. Ainsi, « la sagesse du gouvernement n’a point prononcé qu’on n’y jugeroit pas aussi suivant les us et coutumes du païs » et les registres de la Cour laissent apparaître que tous les jugements ultérieurs n’ont été rendus que « conformément aux loix françoises »[203]. Toutefois, après un examen des dispositions relatives au statut de la femme mariée, l’avocat constate la parfaite conformité des dispositions du droit français et du droit anglais. En effet, il établit qu’en l’espèce « une femme sous puissance de mari ne peut pas plus s’obliger suivant les us et coutumes d’Angleterre, qu’elle ne le peut suivant ceux du païs »[204].

Il convient de reconnaître ici la justesse des propos de Berthelot Dartigny en ce qui concerne la tendance des parties à invoquer une règle de droit français ou anglais en fonction de leurs seuls intérêts ponctuels[205]. Ainsi, un homme d’origine britannique comme Guillaume Grant a pu invoquer l’application du droit anglais, mais également, dans une autre affaire, celle du droit français. En effet, dans un long litige qui l’a opposé à la famille Saint Ange[206], Grant n’a pas hésité à demander l’application d’un droit d’origine française afin de favoriser la restitution pour lésion d’un ensemble immobilier[207]. Cet achat a été effectué un mois avant l’inauguration officielle du gouvernement civil, soit le 16 août 1764. Les vendeurs, qui étaient les époux Saint Ange, ont accepté que le paiement intervienne sous forme de quatre versements égaux et annuels, sans intérêt. Cependant, après deux versements, Grant demande un délai supplémentaire auprès de Madame Saint Ange, dont le mari est entre-temps décédé en novembre 1767. À la suite du refus de celle-ci, une longue procédure judiciaire est alors engagée. Pour obtenir une réduction des sommes à débourser, Grant invoque plusieurs motifs dont son état de minorité au moment de la signature du contrat[208] et le dol lors de la vente. Ces motifs sont contestés par la partie adverse, qui précise que le droit français prévoit que le marchand est réputé majeur du fait de son commerce, sans possibilité de restitution sous prétexte de sa minorité[209]. Par ailleurs, si les avocats de Grant considèrent que la nationalité de ce dernier ne fait pas obstacle à l’application d’un droit d’origine française[210], la partie adverse tente d’établir que sa démarche « est non seulement nulle suivant la loi françoise, mais encore suivant la loi angloise ». En effet, Grant ne peut « comme ancien sujet déroger à l’ordonnance du 17 septembre 1764 pour se servir des loix françoises au soutien de sa cause » puisque cette disposition législative précise expressément que « les loix françoises ne doivent être suivies qu’entre les seuls natifs de la province »[211]. Ainsi, tandis que le demandeur réclame une restitutio in integrum, prévue par la loi civile de France, le défendeur invoque l’application d’un principe d’équité (« vigilantibus non dormientibus succurrit lex »), reconnu par les règles anglaises. Après plusieurs années de procédure[212], un corps de jurés, composé pour moitié de francophones et d’anglophones, est convoqué, le 16 janvier 1773, devant la Cour des plaidoyers communs de Québec[213] et rend son verdict le 4 février 1773[214]. La Cour rend une décision finale le 6 juillet 1773, par laquelle elle accorde à Grant une réduction du prix d’achat de ces biens immobiliers[215]. Par conséquent, la Cour établit clairement qu’une personne d’origine britannique peut parfaitement, durant la période intermédiaire du Régime militaire, s’appuyer sur des dispositions d’origine française pour favoriser sa cause. Le 26 septembre 1782, la Cour d’appel confirme cette décision [216]. Se fondant sur l’estimation du jury, elle condamne la veuve et les héritiers Saint-Ange à rembourser à Grant une somme de 12 490 livres qu’il aurait payée en trop. L’affaire est ensuite portée devant le Conseil privé à Londres. Dans le jugement rendu, lord Grantly renverse les deux décisions précédentes. Il soutient notamment que la Proclamation royale du 7 octobre 1763 a établi le droit anglais au Canada, sauf pour les causes où les deux parties sont d’origine française, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Le jugement précise :

[A]fter the Proclamation of the 7 octr. 1763 the English Law gave theRule in Canada except only in the Case of French & French which this wasnot [...] the Principle was clear that upon the Conquest of a Country theold Law obtained till a New Code was given, &, that done, the EnglishJurisprudence became the Law of Canada — with the Exception stated, whichhad no effect but in a Case (which this was not) the Case of two Canadiansborn under the Governmt. of France[217].

Pourtant, étrangement, cette solution dégagée dans l’affaire Grant c. Saint-Ange ne semble pas avoir été remise en causeaprès l’Acte de Québec, qui réintroduitofficiellement le droit français dans la province. En effet, dans l’affaireGray v. Grant[218], les juges ont dû, en 1786, se prononcer ànouveau sur la délicate détermination de la loi applicable, dans unecontestation où tous les plaideurs sont d’origine anglaise et qui ne concernedonc aucun Canadien. En première instance, la Cour des plaidoyers communs aestimé qu’en vertu de l’Acte de Québec,toutes les contestations relatives à la propriété doivent désormais être jugéesconformément aux règles françaises, sans exception[219]. En appel, le jugement interlocutoire a confirmé cetteposition tandis que le jugement final l’a renversée, démontrant ainsi lacomplexité de cette cause[220]. Dans une lettreadressée à Londres, le juge en chef William Smith, qui a présidé la Cour d’appelayant rendu cette décision, présente les arguments qui l’ont conduit àappliquer, en l’espèce, le droit anglais et à renverser le jugement de la Courdes plaidoyers communs[221]. L’affaire a étéportée devant le Conseil privé du Roi, mais aucune suite ne semble finalement yavoir été donnée[222].

Une autre cause a été l’occasion de mettre en lumière les différences entre le droit français et anglais. En 1765, Simon Evans et Josephe Decouagne se marient sans avoir préalablement établi de contrat de mariage entre eux. Le 12 mai 1778, Madame Evans présente une requête en séparation contre son mari. Elle réclame notamment le partage des meubles et immeubles et demande le versement d’une pension alimentaire de cinquante livres jusqu’à ce qu’elle ait reçu la moitié des biens. Son mari acquiesce à ces exigences et reconnaît notamment avoir préalablement reçu une somme considérable de son beau-père. Le 27 mars 1779, un jugement prononce la séparation de corps. C’est dans ce contexte que, moins d’un an plus tard, le 3 février 1780, une décision de justice est rendue en faveur des créanciers d’Evans. Or, ces derniers se trouvent alors confrontés à une situation où le sieur Evans ne dispose plus de suffisamment de biens pour honorer ses dettes à l’égard de ses neuf créanciers. Ceux-ci saisissent alors la Cour d’appel et, dans sa requête du 2 décembre 1780, Panet, leur avocat, soutient que la séparation intervenue entre les époux Evans serait « simulée, volontaire et caduque ». En effet, elle serait essentiellement destinée, en définitive, à protéger les biens de ces époux à l’égard des poursuites intentées par leurs créanciers. L’avocat s’interroge alors : « quelles loix doivent régler les effets civils du mariage qu’il y avoit entre monsieur et madame Evans ? Etoient-ce les loix d’Angleterre ? Etoient-ce celles du Canada ? »[223]. En réalité, ce procès met aux prises le droit civil avec le droit commercial, les intérêts de la famille et ceux des créanciers. Or se profile aussi le conflit entre le droit français, qui notamment après l’Acte de Québec doit continuer de régir les questions de propriété et de famille, et le droit anglais, dont le poids est croissant en matière commerciale[224].

De même, dans un autre litige qui a opposé une partie francophone à des anglophones, la solution dégagée après l’Acte de Québec n’est pas forcément conforme aux attentes. Cette affaire concerne la question de la légitimité du paiement d’intérêts, non exigibles en droit français, mais opposables en droit anglais. Devant la Cour des plaidoyers communs de Montréal, l’avocat Meziere, pour le défendeur d’origine française, rappelle que « les intérêts sur de l’argent stérile par sa nature ont été de tous tems prohibés » au Canada[225]. Toutefois, qu’en est-il lorsque l’une des parties est originaire de Londres, où l’intérêt de l’argent est autorisé ? La partie canadienne peut-elle alors se prévaloir de la loi d’origine française pour se soustraire à certaines obligations commerciales ? Meziere, défendant François Cazeau, souligne qu’il est nécessaire de faire respecter « les loix de l’égalité » et que « dans le commerce tout doit être uniforme »[226]. Ainsi, il ne serait pas juste qu’un commerçant ne soit pas tenu de payer intérêt à un autre marchand canadien tandis qu’il devrait en payer à l’égard du commerçant anglais. Les demandeurs d’origine britannique répliquent que le défendeur ne cherche qu’à « sapper les loix du Royaume et du commerce d’Angleterre pour accomoder la loy française à ses intérêts »[227]. En leur nom, l’avocat Panet soutient que le défendeur canadien doit nécessairement « suivre la loi de celui avec lequel il a contracté »[228]. Le 23 octobre 1777, la Cour des plaidoyers communs de Montréal renvoie les parties à un arbitrage afin de déterminer, « si eu égard aux regles de commerce », le paiement des intérêts est dû ou non. Par une requête en date du 30 avril 1778, Panet conteste cet arbitrage, auquel les demandeurs n’ont pas consenti et rappelle que les juges sont « constitués pour prononcer par eux-mêmes sur leurs contestations »[229]. Par une lettre en date du 4 janvier 1779, Panet soutient que Cazeau a mis à l’abri ses biens avant la saisie opérée par le shériff. Par la suite, la procédure est encore longue puisque, le 12 juin 1779, Marguerite Vallée, épouse de François Cazeau, fait encore appel au Conseil privé du Roi pour contester la décision de la Cour d’appel du 7 juin 1779. L’avocat Berthelot Dartigny rédige cet appel le 3 juillet 1779. Toutefois, il semble que, dès le 8 avril 1780, il ait à nouveau été ordonné à Cazeau de payer les intérêts dûs aux commerçants anglais[230].

Par conséquent, on observe que, dans toutes ces affaires, les parties invoquent évidemment les règles qui leur sont, avant tout, les plus favorables[231]. Ainsi, leurs avocats n’hésitent pas à se fonder sur des règles qui proviennent d’un système juridique « étranger » pour eux, dans la mesure où ils ignoraient tout de celui-ci avant la Conquête ou leur arrivée au Québec. Cette invocation d’un droit en fonction des seuls intérêts des parties conduit alors à une sorte de « culture de l’amalgame », qui se développe dans la pratique quotidienne, en marge des conflits politiques au Conseil législatif ou des causes célèbres où les juges ne s’entendent pas sur le système à appliquer[232].

La question relative à la nature du droit applicable après la Conquête a souvent servi de prétexte à des positionnements d’ordre idéologique. Ainsi, John A. Dickinson observe que « la défense du droit s’inscrit dans toutes les luttes nationales et a contribué à empêcher toute réforme qui répondrait aux nouvelles réalités économiques et sociales d’une colonie en transition vers le capitalisme industriel »[233]. Aux revendications en faveur du droit français ou du droit anglais se rattache souvent une sorte de « défense culturelle » où il s’agirait, en définitive, de faire prévaloir une certaine vision sociale. Le droit est alors instrumentalisé au profit d’un idéal politique.

Conscient de ces enjeux, le fort pragmatisme des institutions anglaises établies à la suite de la Conquête nous est rapidement apparu comme une évidence. Loin des préoccupations de nature politique, le droit français trouve alors naturellement à s’appliquer dans la pratique malgré les intentions initialement contraires des administrateurs anglais. Loin de la nouvelle métropole, la réalité l’emporte sur la volonté du conquérant. Le pragmatisme s’impose tandis que les parties elles-mêmes cherchent avant tout à faire prévaloir leurs propres intérêts. Éventuellement, elles s’appuient à cette fin tant sur le droit français qu’anglais pour satisfaire les besoins de leurs causes. Si le droit échappe partiellement à l’emprise du politique, il est alors à son tour instrumentalisé pour répondre à des objectifs conjoncturels.