Abstracts
Résumé
Cet article aborde l’influence de la culture au sein du droit processuel québécois, prenant appui sur la récente réforme du Code de procédure civile. L’auteur affirme que la spécificité du droit processuel québécois réside dans la mixité de sa culture. Celle-ci résulte de la superposition de perspectives différentes sur les valeurs et symboles attachés au traitement des litiges par les institutions de l’État.
Ainsi, la culture juridique officielle se compose de trois strates : culture politique, professionnelle et normative. La culture politique du contentieux et de son économie est nord-américaine par certaines caractéristiques, telles que la marginalisation, la désacralisation, la logique marchande et les fins politiques de la justice civile. La culture des professionnels du droit s’inscrit clairement dans la culture de common law. L’approche procédurale est en effet libérale et individualiste, avec un processus contradictoire et en grande partie oral. La culture normative véhicule quant à elle une résurgence de la tradition civiliste. Le fondement identitaire à l’origine de l’inscription de la procédure civile québécoise dans une tradition d’interprétation civiliste accorde une place importante au Code de procédure civile dans l’arrimage du droit processuel au droit substantiel.
L’auteur conclut à une pluralité des cultures au sein du droit processuel québécois, plutôt qu’à l’existence d’une culture intégrée. Il en appelle à une étude plus approfondie de l’interaction entre ces trois strates culturelles juridiques différentes.
Abstract
This article considers the influence of culture within Quebec’s procedural law, building upon the recent reform of the Code of Civil Procedure. The author affirms that the distinctiveness of Quebec’s procedural law resides in its mixed culture, which is the product of the superimposition of different perspectives on the institutional values and symbols of the state’s dispute-processing mechanisms.
Thus, official legal culture is composed of three spheres: political culture, professional culture, and normative culture. The political culture of litigation and its economy is North American by virtue of certain characteristics, such as marginalization, secularization, the market-based provision of legal services, and the mobilization of civil justice for political goals. The culture of legal professionals is clearly a common law culture. The procedural approach is, in effect, liberal and individualist, with an adversarial and largely oral trial process. The normative culture promotes a resurgence of the civilian tradition. Quebec’s national and cultural roots explain the inscription of its civil procedure within a civilian interpretative tradition, which accords a role of primacy to the Code of Civil Procedure in the reconciliation of procedural and substantive law.
The author concludes that there exists a plurality of cultures within Quebec’s procedural law, rather than an integrated culture. He calls for a deeper study of the interaction of these three distinct spheres of legal culture.
Article body
Introduction
Le droit processuel est-il culturel ? La procédure[1], après tout, est une affaire de spécialistes, au premier chef les juges et les avocats, qui la gèrent dans une perspective éminemment pragmatique. Il est difficile d’imaginer qu’il se trouve, dans la liste des délais de rigueur, dans les détails de la procédure écrite et de l’audience ou dans l’organisation verticale et horizontale des juridictions, un quelconque indice de la spécificité culturelle d’une communauté juridique donnée. Faut-il plutôt chercher la culture dans la mondialisation d’une certaine représentation de la justice civile ? À défaut d’une culture locale du droit processuel, peut-on se rattacher à une culture occidentale de la procédure ? Certes, le droit processuel est animé, au Québec et ailleurs, par quelques aspirations et principes fondamentaux : l’équité du processus, l’efficacité du traitement des réclamations, la bonne foi des parties et l’impartialité des décideurs. L’émergence de ces principes fondamentaux favorise d’ailleurs des efforts importants d’harmonisation de la procédure civile à l’échelle transnationale[2]. Cependant, ce cadre de référence est somme toute abstrait, et plus on s’élève dans l’abstraction, moins l’idée de culture a de prise. Alors, entre les abstractions à vocation universelle et l’assemblage éclectique qui organise le quotidien des palais de justice, cherchons-nous en vain l’âme du droit québécois ? Le traitement qui est fait de la réforme de la procédure civile au Québec ces dernières années confirme cette première impression. En effet, dans le discours des juristes, le droit processuel n’exhale pas les mêmes parfums identitaires que le droit substantiel.
D’un côté, la réforme du Code civil s’est étalée sur près de trente ans. Le droit substantiel a été revu de fond en comble. L’ancien texte, qui datait de 1866, a été remplacé par une rédaction nouvelle et réorganisée, de facture contemporaine[3]. Tant par la forme que par le fond, le comité de révision a cherché à conférer au Code civil du Québec tous les traits d’un nouveau départ, même s’il n’est pas certain qu’il y soit parvenu, ni que l’imaginaire des juristes soit si différent de ce qu’il était avant 1994. Il reste que l’ensemble de l’opération de renouveau du droit civil québécois a pris des proportions proprement culturelles et identitaires, faisant du nouveau code civil «la trame sur laquelle se construit le tissu social» du Québec contemporain[4].
De l’autre côté, on a pris acte du fait que la réforme de la procédure devait aller de pair avec le changement du droit substantiel. Ainsi, une révision du Code de procédure civile a été mise en oeuvre dans la foulée de l’entrée en vigueur du Code civil du Québec. Fruit de trois refontes successives (en 1866, en 1897, puis en 1965) et de centaines d’amendements, le «vieux» Code de procédure civile n’a pourtant pas été reconfiguré dans la même mesure que le droit substantiel à cette occasion. De nouveaux principes ont été insérés, les voies procédurales ont été simplifiées et harmonisées et la porte a été ouverte à un rôle nouveau pour le juge, mais pour y arriver, le législateur a procédé par ajouts et retranchements[5]. Au final, il ne s’agit pas tant d’une recodification que du lissage d’un code de procédure vieillissant. Le titre prometteur du rapport du comité chargé de la réforme parle bien de culture[6], mais c’est la culture du contentieux qui est évoquée, une culture bureaucratique et professionnelle, en marge des enjeux identitaires traditionnels du droit québécois. Le Code de procédure civile n’y acquiert jamais valeur de symbole et la problématique d’un ordre juridique de tradition civiliste ou mixte dans l’espace nord-américain n’y est pas centrale.
Cela dit, on a tort de ne pas voir la culture qui se cache dans les replis de la procédure civile. Comme le souligne Antoine Garapon, «la procédure se présente comme le conservatoire de l’esprit national plus encore que le fond du droit»[7]. L’histoire, la tradition et les valeurs communes y laissent nécessairement des traces. La manière dont le conflit social est reconfiguré par le droit processuel, la mise en scène du différend qui s’y accomplit, la conception de la vérité qui s’y manifeste, les finalités politiques du litige qu’autorise la procédure, le rôle attribué aux juges, aux avocats et aux parties, la conception même de l’État qui en émerge : tous ces aspects du droit processuel ne peuvent faire autrement que d’exposer les caractères culturels propres à un ordre juridique ou son rattachement à une tradition culturelle plus vaste[8]. Il existe donc certainement une culture du droit processuel au Québec. En fait, il en existe plusieurs.
À ce titre, on a dit du droit processuel québécois qu’il était hybride, issu du rassemblement de notions de common law et de droit civil. Les sources historiques du droit processuel québécois se trouvent en effet dans l’Ordonnance (française) de 1667, largement métissée d’emprunts issus du droit anglais et profondément transformée par la législation locale et les coutumes des acteurs juridiques du dix-neuvième siècle[9]. Maintenue au vingtième siècle dans les réformes successives de la procédure, la mixité du droit processuel québécois s’affirme encore aujourd’hui[10]. À cette mixité d’origine, qui touche d’abord les sources du droit positif et qui a peut-être été exagérée, s’ajoute aujourd’hui une mixité d’une forme différente.
S’agissant de décrire la culture contemporaine du droit processuel au Québec, on pourrait, dans un premier registre, s’intéresser à la culture populaire de la procédure. J’entends ici, non pas l’ensemble des représentations de la justice étatique dans la culture populaire, que cela soit dans la littérature, le cinéma, la télévision et les autres médias, mais plutôt les caractéristiques processuelles du traitement des différends tel qu’il est vécu en dehors des institutions étatiques. Le droit processuel, en effet, ne se limite pas nécessairement à la gestion du procès au sein de l’ordre judiciaire. De nombreux modes de résolution des conflits opèrent en marge de celui-ci et sont autant de lieux de manifestation d’une ou de plusieurs cultures de la procédure. La manière dont la résolution des conflits internes est organisée dans les écoles, les associations, les communautés culturelles ou religieuses, les immeubles en copropriété ou les syndicats, offrirait la matière première de cet examen d’une culture populaire de la procédure, qui permettrait de mesurer la distance entre le différend social et sa mise en forme institutionnelle[11]. On y trouverait, sans doute, les indices d’une mixité toute contemporaine, issue du pluralisme social et culturel. Cependant, la mixité qui m’intéresse ici est autre. Elle réside au sein même de la culture juridique au sens étroit du terme, sinon dans la culture officielle du litige civil. Elle résulte de la superposition de perspectives différentes sur les valeurs et symboles attachés au traitement des litiges par les institutions de l’État[12].
Premièrement, on reconnaîtra que le droit processuel contemporain au Québec appartient à une culture qui dépasse ses frontières. Vient tout de suite à l’esprit la convergence des cultures du procès à l’échelle occidentale ou la convergence des règles de procédure elles-mêmes. Sans doute, le Québec participe aussi à ce mouvement. Toutefois, là n’est pas mon propos. En fait, ce qui mérite plus d’attention, c’est l’insertion du droit processuel national dans un contexte social, économique et politique transfrontalier[13]. Ce contexte fixe les limites de la justice étatique. Il en prescrit les formes et la finalité sociale. Il organise et circonscrit le «bon usage» du procès. Il identifie ceux qui peuvent agir en justice, ceux qui le font et ceux qui ne le font pas. Toutes ces représentations mises ensemble constituent une culture politique du contentieux, transnationale et diversement transposée dans le cadre local. Nous verrons ce qu’il en est au Québec et à quelle culture politique peuvent être rattachées les conceptions québécoises du domaine et de la finalité de la justice civile.
Deuxièmement, de manière plus classique, la quête d’une culture du droit processuel québécois exige aussi qu’on s’attarde aux acteurs du droit et aux institutions judiciaires et qu’on cherche leurs points d’ancrage identitaires. En particulier, où ces acteurs trouvent-ils leurs symboles et leurs représentations des éléments fondamentaux du processus civil ? En ce qui concerne les valeurs incarnées par le traitement des différends devant les instances officielles, à quelles racines les juristes et juges québécois se rattachent-ils ? Est-il possible de circonscrire une culture professionnelle du droit processuel au Québec ?
Troisièmement, le tableau ne serait pas complet sans un examen de la manière dont le discours juridique exprime l’arrimage du droit processuel à la «mentalité» du droit national. Ainsi, la procédure civile au Québec est codifiée, même si ses sources sont plurielles. Quel est l’impact de cette facture du droit positif sur l’appartenance du droit processuel québécois à l’une ou l’autre des traditions juridiques de droit civil et de common law ? Comment coordonne-t-on le droit substantiel et le droit processuel dans ce cadre ? À quelle source les juristes doivent-ils puiser les méthodes de la procédure civile, le langage par lequel elle s’exprime et les procédés par lesquels elle se transforme ?
Culture politique, culture professionnelle et culture normative constituent donc les trois strates de la culture juridique officielle. La spécificité culturelle du droit processuel québécois, sa singularité et son caractère hybride s’expriment dans l’intégration parfois hasardeuse de ces trois cultures parallèles. Au Québec, la culture politique du contentieux et de son économie est résolument nord-américaine. Elle s’inscrit aujourd’hui de manière un peu inconfortable entre, d’une part, la culture des acteurs du droit, qui peut aisément être située dans l’univers de la common law, et, d’autre part, une culture normative qui affirme le rattachement des sources de la procédure civile québécoise à la tradition civiliste.
J’envisagerai donc, tour à tour, la culture politique et l’économie du contentieux au Québec (I) ; la culture professionnelle du procès et des institutions de justice au Québec (II) ; et la culture normative du droit processuel au Québec (III).
I. La culture politique et l’économie du contentieux au Québec : perspectives nord-américaines
Avant d’aborder la procédure civile du point de vue des sources, des acteurs ou des institutions, il faut mettre en lumière certains caractères de la justice civile québécoise. C’est donc aux représentations du contentieux lui-même qu’on s’intéressera d’abord. Sur ce terrain, d’autres ont fait un portrait nuancé de la situation contemporaine du contentieux civil au Québec, qu’il n’est pas utile de répéter ici[14]. Qu’il suffise de dire que le Québec appartient à l’ensemble nord-américain, avec lequel il partage des caractéristiques que j’évoquerai, en quelques constats.
A. La marginalisation de la justice civile
Tous s’accordent à le dire : le recours aux institutions de justice civile est en déclin marqué au Québec. Malgré une augmentation de la population, le nombre de dossiers ouverts devant les instances judiciaires chute depuis plusieurs années, y compris devant la division des petites créances[15]. Ce déclin du contentieux ne se traduit cependant pas par une réduction de la tâche des juges, qui disent qu’ils doivent maintenant traiter des dossiers plus complexes s’étalant sur un plus grand nombre de jours[16].
La marginalisation de la justice civile est un phénomène à géométrie variable à l’échelle de l’Amérique du Nord, qui est mesuré et interprété différemment selon les juridictions[17]. Aux États-Unis, par exemple, c’est la chute du ratio entre dossiers ouverts[18] et dossiers se rendant au procès qui attire l’attention et qui amène les auteurs à s’intéresser aux conséquences démocratiques de la disparition du droit derrière les transactions ; la justice négociée est aussi, bien souvent, une justice occulte[19]. Au Québec, l’inquiétude vient plutôt de l’effritement du contentieux, ou plus précisément de la chute des dossiers ouverts devant les tribunaux, qui serait le signe du désengagement ou de la désaffection des citoyens à l’égard de la justice civile[20].
Les facteurs avancés pour expliquer ce phénomène opèrent aussi à l’échelle nord-américaine. Au Québec, ces explications ne peuvent être appuyées solidement sur les faits, faute de données vérifiables. Il est possible que la marginalisation des institutions de justice civile au Québec s’explique entre autres par le fait que leur fonctionnement est complexe et difficilement compréhensible du point de vue du profane ; par la méfiance de certaines communautés envers les institutions étatiques ; par la lenteur et le coût élevé des recours portés devant les tribunaux ordinaires ; par l’accroissement du mandat conféré aux tribunaux administratifs ; et par l’émergence de modes alternatifs de règlement des différends[21]. À ces explications devenues classiques, il faudrait aussi ajouter la possibilité que le citoyen évite le différend ou le règle sans l’assistance des juristes, avant même que le litige n’ait acquis sa consistance[22].
Si ces facteurs jouent sans doute tous un rôle dans la marginalisation de la justice civile, il est difficile d’évaluer le poids respectif qui doit leur être accordé. Il est certain, par exemple, que le mouvement nord-américain, sinon occidental, favorisant les modes extrajudiciaires de résolution des conflits a eu un impact réel sur la culture du contentieux au Québec depuis une vingtaine d’années. La médiation et la conciliation y jouissent d’une image très positive et ont été intégrées au processus judiciaire lui-même. L’arbitrage privé, hors des institutions de justice civile, est une option réelle, particulièrement en matière commerciale. À la limite, sur le plan de la culture du contentieux, l’intervention juridictionnelle d’un juge civil apparaît maintenant comme une solution de dernier recours. Cependant, les données empiriques manquent pour évaluer de manière satisfaisante l’impact de ce phénomène sur le plan quantitatif. En dehors des occasions de conciliation et de médiation soutenues par l’État à un titre ou à un autre (et qui appartiennent en ce sens à une justice civile redéfinie, plutôt que marginalisée), les citoyens «ordinaires» se tournent-ils vraiment vers d’autres modes de résolution de leurs conflits ? Renoncent-ils plutôt à porter leurs recours devant un juge faute de moyens[23] ? Quelles que soient les causes de ce phénomène, il reste que les tribunaux consacrent de plus en plus de ressources à répondre aux besoins d’un nombre de plus en plus restreint de personnes.
B. La logique marchande de la justice civile
Le deuxième constat se manifeste aussi à l’échelle nord-américaine, sinon occidentale : l’avocat québécois est aujourd’hui moins un officier de justice qu’un prestataire commercial de services juridiques[24]. Le discours d’autolégitimation des ordres professionnels s’est déplacé du service public vers la possession d’un savoir exclusif. Ainsi, de gardien de la primauté du droit, le Barreau est devenu gardien des intérêts du public-client.
Au Québec, les avocats monopolisent l’offre de services juridiques, y compris la représentation devant les tribunaux. Les modes de facturation sont variables et sujets à des contrôles extérieurs, mais les avocats et leurs clients négocient sans peine la facturation à l’heure ainsi que les pactes d’honoraires conditionnels, sources potentielles de conflits d’intérêts entre les uns et les autres. Alors que les rapports entre avocats et clients s’inscrivaient autrefois dans la durée et se fondaient sur l’appartenance à une même classe sociale, la démographie des professions juridiques a changé et les services juridiques sont aujourd’hui mis sur le marché, bien que sobrement, comme produits de consommation. Les clients, souvent des avocats à l’emploi d’une entreprise, cherchent le meilleur service au meilleur prix dans un marché fortement concurrentiel. Au Québec, comme ailleurs, plusieurs cabinets d’avocats opèrent à l’échelle nationale, sinon internationale. En milieu urbain, en particulier, l’activité professionnelle est fortement spécialisée et hiérarchisée[25]. Ainsi, tant la gestion des cabinets que l’offre de services juridiques obéit à une logique marchande. Le droit se trouve placé hors de la portée des citoyens ordinaires, qui comparaissent de plus en plus sans l’assistance d’un avocat, exerçant du mieux qu’ils le peuvent leur droit de se représenter eux-mêmes.
C. La désacralisation de la justice civile
Le troisième constat est lié aux deux premiers : dans cet univers où l’éventuelle résolution d’un conflit par le juge au terme d’un procès est de plus en plus rare, faut-il changer la donne ? Faut-il offrir autre chose, c’est-à-dire un processus plus convivial, moins intimidant, moins coûteux et mieux contrôlé ? S’arrimant à une logique bureaucratique et administrative chargée de mesurer les coûts et les délais et d’améliorer l’efficacité des institutions de justice civile, les juges au Québec reconfigurent leur rapport aux parties. La figure du juge passif, du juge-arbitre qui regarde de haut (littéralement) le bras de fer entre les parties, cède le pas au juge actif, spécialiste de la gestion des conflits, qui n’hésite pas à s’asseoir à la même table qu’elles pour régler les problèmes. La dernière réforme du Code de procédure civile a ainsi conféré au juge plusieurs pouvoirs de supervision et de gestion du litige, qui s’exercent de manière plus ou moins formelle, s’appuyant néanmoins toujours sur l’image d’autorité du juge. Ce dernier encourage la coopération entre les parties, favorise l’identification des questions qui posent réellement problème et propose des moyens de circonscrire le débat et de parvenir plus rapidement à la solution du litige[26]. Surtout, au Québec comme ailleurs en Occident, les modes participatifs de résolution des conflits, comme la conciliation et la médiation, sont de plus en plus judiciarisés. Du moins, le discours des juges change : ils ne voient plus nécessairement l’adjudication comme leur mode d’action privilégié[27]. L’État, à ses frais, met ainsi son poids derrière les mécanismes de conciliation menés par les juges, en première instance comme en appel, dès lors que les parties y consentent[28]. Là encore, l’image du juge s’en trouve immanquablement transformée.
D. La mobilisation de la justice civile à des fins politiques
Dernier constat, celui-là plus proprement nord-américain[29] : dans un paradoxe étonnant, alors que la justice civile est soit inaccessible, soit boudée par les citoyens ordinaires, le recours en justice reste néanmoins le véhicule d’une certaine mobilisation politique du droit. Dans une mesure beaucoup moins marquée qu’ailleurs en Amérique du Nord, mais néanmoins bien réelle, le Québec est touché par ce que Robert Kagan décrit comme l’«adversarial legalism»[30].
La culture politique au Québec s’accommode assez bien de l’idée que le recours en justice est un moyen d’action sociale parmi d’autres et que le juge peut être amené à juger de questions politiques à partir de normes juridiques ouvertes. Les indices d’une instrumentalisation politique du droit se trouvent notamment dans les contentieux constitutionnels fondés sur la Charte canadienne des droits et libertés[31]. Dans la direction opposée, la trace du phénomène est également perceptible dans la pratique (encore assez limitée) des poursuites-bâillons, par lesquelles le recours civil est utilisé pour faire taire les opposants politiques[32]. Plus largement, des recours collectifs émergent dont la finalité première est moins la réparation d’un préjudice minime répété à grande échelle que la sanction de comportements illégaux dont l’État semble se désintéresser[33]. Il y a ainsi au Québec une prolifération de recours collectifs portés par des représentants financés tant par l’État[34] que par des tiers, qui visent à assurer la mise en oeuvre de politiques publiques en matière de consommation, de soins de santé, de services financiers, de relations de travail ou d’environnement. Le litige civil devient alors, tout naturellement, un outil de gouvernance publique.
En somme, sur des questions comme le «bon usage» du procès, l’importance respective de la conciliation et de la décision judiciaire, la place accordée en justice à l’expression des intérêts collectifs, la fonction politique de la justice, la bureaucratisation du pouvoir judiciaire et la commercialisation de l’offre de droit et du statut d’avocat, le droit processuel du Québec se rattache étroitement à l’ensemble nord-américain. Ce premier axe de la culture juridique du procès croise les deux autres axes mentionnés plus tôt : la culture du procès que partagent les acteurs du droit et la culture normative des sources du droit processuel.
II. La culture professionnelle du droit processuel : un air de common law en pays de droit civil
Si l’on s’intéresse aux représentations que se font les juristes québécois du procès et des institutions de justice civile, le rattachement de leur culture à la tradition de common law ne fait pas de doute. La vision traditionnelle est libérale et individualiste[35]. Dans cette conception du contentieux, les parties conservent le choix de mettre en oeuvre ou non les droits dont elles disposent et le choix des moyens pour y parvenir. Elles maîtrisent le déroulement du litige, sous la supervision éventuelle d’un juge qui dispose de moyens de contrôle, mais qui n’a que peu ou pas d’initiative. Le processus est contradictoire et dans sa partie cruciale, oral[36].
Bien que la très grande majorité des litiges se terminent sans qu’il y en ait une, l’audience, ou le procès au sens strict du terme, constitue l’image la plus forte de cette culture professionnelle. À la différence de ce qui se passe dans les régimes processuels civilistes, le procès de common law demeure un moment dont l’unicité n’est pas découpée en morceaux d’enquête, bien qu’il puisse s’étaler sur plusieurs jours. L’audience est l’aboutissement d’un travail de préparation mené par les parties, la mise en scène devant le juge des témoignages, des expertises et des autres éléments de preuve accumulés jusqu’alors, l’occasion d’un face-à-face où les versions contradictoires sont mises à l’épreuve. Bien qu’il n’existe pas d’étude empirique qualitative sur le sujet au Québec, il est probable que cette image d’un tournoi entre parties autonomes colore aussi les pratiques des avocats en dehors de la salle d’audience. Les interrogatoires préalables et la communication des preuves documentaires, par exemple, se déroulent souvent dans un cadre antagoniste. Les pratiques de négociation des avocats québécois mériteraient aussi un examen serré, qui permettrait de mesurer l’équilibre entre coopération et affrontement dans la résolution négociée des différends[37].
L’autre image forte de cette culture professionnelle est celle du juge. Dans la culture juridique québécoise, comme dans les cultures de common law, le juge jouit d’un statut privilégié et d’une identité propre. On est loin du juge anonyme et fonctionnarisé à la française. Bien au contraire, l’autonomie du juge par rapport à l’État est une valeur fondamentale et le judiciaire s’affirme comme pouvoir indépendant et comme contrepoids au pouvoir politique. À l’issue du procès, le juge délibère et tranche. Le jugement est motivé et discursif. Le langage n’y est pas codé en forme de syllogismes et le juge est libre de s’y exprimer dans le style qui lui appartient. La vision traditionnelle au Québec place donc l’audience, la représentation des parties par un corps professionnel et le juge-arbitre au coeur même de ses images de la justice[38]. Les racines de cette culture professionnelle sont profondément enfoncées dans le terreau de la common law.
Cela dit, cette culture professionnelle n’est pas immuable. Elle fait, depuis une quinzaine d’années, l’objet de transformations significatives, dont la trace et l’origine se trouvent dans toutes les traditions de common law et peut-être dans l’émergence d’une conception occidentale du procès et du juge. Ainsi, les derniers efforts de réforme de la procédure civile au Québec accordent un rôle actif au juge, qui passe de son siège d’arbitre passif à celui de gestionnaire de conflit, balisant l’autonomie des parties. La logique bureaucratique s’installe, dans la recherche de modes de gestion du contentieux qui en accélèrent le traitement et réduisent les abus. Les parties et les juges sont invités à embrasser le principe de proportionnalité, qui impose la retenue dans le choix des moyens mis en oeuvre pour réaliser les droits, à la mesure de la valeur de l’enjeu litigieux[39].
Dans ces efforts de réduction des coûts et des délais de la justice civile, le Québec ne s’éloigne pas beaucoup du monde de la common law. L’inspiration de la plupart des réformes de la procédure mises en oeuvre en 2003 est venue, au premier chef, du modèle proposé par Lord Woolf dans son rapport de 1996[40]. Plus largement, et bien que des sources internationales et de droit civil y soient envisagées, les sources de common law dominent parmi l’éventail des réformes et rapports examinés par le comité chargé de la révision du Code de procédure civile du Québec[41].
Il est trop tôt pour dire si les virages proposés par la récente réforme changeront vraiment la culture du droit processuel au Québec[42]. Les vagues de réformes précédentes sont parvenues, dans une certaine mesure, à atténuer le formalisme procédural[43] et à améliorer l’efficacité des institutions de justice. Toutefois, le principe fondamental de l’autonomie des parties et de leur contrôle du litige reste la trame sur laquelle se dessinent toutes les réformes, sinon l’écueil sur lequel elles se brisent l’une après l’autre.
Ainsi, par exemple, si le Barreau se déclare généralement favorable aux mesures destinées à améliorer l’efficacité de la justice et à toutes les formes de justice participative, il s’inquiète néanmoins à l’idée que les parties se voient imposer un expert unique ou soient privées de leur droit de faire valoir des expertises contradictoires[44]. Au nom de l’autonomie des parties, le Barreau affirme ainsi une conception classique du procès, où la vérité n’est pas transcendante et où elle n’apparaît jamais aussi bien que dans la confrontation de versions opposées. Sur le même fondement d’autonomie des parties, il s’oppose aussi aux mesures de contrainte visant à favoriser le dépôt d’une défense orale plutôt qu’écrite[45]. De même, du point de vue du Barreau, l’aspect le plus controversé de la réforme de la procédure semble résider dans l’imposition d’un délai de rigueur assez court entre le moment de l’introduction de l’action et l’inscription pour enquête et audition, qui entrave l’autonomie des parties dans les phases initiales du litige[46]. Le Québec est encore loin d’une nouvelle culture de la procédure civile et encore plus loin de changements profonds qui puissent freiner le désengagement des citoyens à l’endroit de la justice civile.
De leur côté, les juges affirment vaillamment la nécessité d’un changement fondamental de culture, invitant les parties à passer du mode antagoniste au mode coopératif, mais encore très peu de jugements font une application musclée du principe de proportionnalité. Si les excès commis de mauvaise foi sont souvent punis, les parties peuvent néanmoins déterminer par elles-mêmes la vigueur avec laquelle elles entendent faire valoir leurs droits. L’idée que la justice puisse constituer un service public, dont tout le monde fait les frais, ne chemine que bien lentement[47]. Le changement de culture processuelle qu’annonçait le rapport Woolf a pour l’instant beaucoup moins de prise au Québec qu’au Royaume-Uni et on y demeure à cet égard plus common lawyers que les Anglais.
III. La culture normative du droit processuel : la résurgence de l’héritage civiliste
Reste une dernière strate à la culture juridique du droit processuel, soit celle qui émerge du discours savant sur les sources et la méthode de la procédure civile. Premier constat à cet égard : le droit québécois produit peu de théorisation du droit processuel. Il existe bien plusieurs manuels pratiques et de répertoire, mais leur vocation première est pragmatique. Le droit processuel n’intéresse qu’une poignée d’universitaires, à telle enseigne que le corpus doctrinal se trouve assez éparpillé, couché dans quelques monographies, dans un certain nombre de rapports de comités de révision de la procédure et de mémoires déposés auprès de l’Assemblée nationale du Québec, et aussi, de manière non négligeable, dans les décisions judiciaires[48].
À ce chapitre, la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada comporte des passages très significatifs sur le cadre normatif, les sources et les procédés d’interprétation du droit processuel, qui marquent le rattachement de la procédure civile québécoise à la tradition de droit civil :
D’origines fort diverses, les règles de la procédure civile québécoise font partie d’un Code de procédure. À ce titre, elles s’inscrivent dans une tradition juridique différente de la common law. Le droit fondamental en matière de procédure civile demeure celui qu’édicte l’Assemblée nationale. Ses règles se retrouvent dans un code rédigé en termes généraux. La création des règles de droit appartient ainsi principalement au législateur.
[...] La loi prime. Les tribunaux doivent baser leurs décisions sur celle-ci. Sans nier l’importance de la jurisprudence, ce système ne lui reconnaît pas le statut de source formelle du droit, malgré la légitimité d’une interprétation créatrice et ouverte sur la recherche de l’intention du législateur telle que l’expriment ou l’impliquent les textes de loi. [...]
Un tribunal québécois ne peut décréter une règle positive de procédure civile uniquement parce qu’il l’estime opportune. À cet égard, dans le domaine de la procédure civile, le tribunal québécois ne possède pas le même pouvoir créateur qu’une cour de common law, quoique l’intelligence et la créativité de l’interprétation judiciaire puissent souvent assurer la flexibilité et l’adaptabilité de la procédure. Bien que mixte, la procédure civile du Québec demeure un droit écrit et codifié, régi par une tradition d’interprétation civiliste[49].
Cette inscription de la procédure civile du Québec dans une tradition d’interprétation civiliste a très certainement un fondement identitaire et, partant, une portée culturelle. Elle emporte deux conséquences.
Elle marque, d’abord, la place centrale occupée par le Code de procédure civile, qui acquiert en quelque sorte le même statut que le Code civil, l’un sur le terrain procédural, l’autre sur le terrain substantiel. Dans cette représentation, le Code de procédure ne doit pas être envisagé comme un assemblage éclectique de solutions pragmatiques, sujet à des amendements fréquents et à une adaptation continue. Il devient, plutôt, le lieu d’expression cohérente de principes fondamentaux et d’une architecture conceptuelle relativement stable. Il ne s’agit pas simplement d’encadrer la création de normes jurisprudentielles en marge de la loi : il s’agit, plus généralement, de faire du Code de procédure civile un véritable code[50].
Il n’est pas certain que le texte actuel du Code de procédure civile comporte la cohérence requise pour acquérir une telle charge symbolique dans l’ordre juridique québécois. S’il est possible que cette vision prenne racine, il faudra sans doute, pour y arriver, faire une plus grande place aux principes fondamentaux ajoutés au Code de procédure civile en 2003 (la maîtrise du litige par les parties, le pouvoir de gestion du tribunal, la bonne foi des parties, la conciliation et la proportionnalité)[51] et leur donner une véritable portée normative. Il faudra, en particulier, préciser dans quelle mesure le principe d’autonomie des parties est affecté par les principes de conciliation et de proportionnalité et par le pouvoir de gestion du tribunal. Il faudra accepter que ces principes puissent servir de sources autonomes dans l’élaboration de règles subsidiaires non écrites, comme c’est le cas pour les principes fondamentaux du droit substantiel énoncés dans le Code civil. Pour l’instant, la lecture faite par les tribunaux de ces principes de la procédure civile ne leur accorde pas beaucoup de force de traction au-delà de leur concrétisation explicite ailleurs dans le Code.
L’inscription du droit processuel dans une tradition d’interprétation civiliste emporte une seconde conséquence, soit celle du nécessaire arrimage du droit processuel (mixte) au droit substantiel (mixte lui aussi dans ses sources, mais se détachant peu à peu de cette mixité)[52]. Le droit processuel se trouvant rattaché, tant par sa culture politique que par sa culture professionnelle, à la tradition de common law, la question de savoir comment intégrer au droit québécois les transformations de la procédure civile émergeant du reste du continent nord-américain se pose avec acuité. Ici encore, la jurisprudence récente offre certaines directives méthodologiques qui affirment la singularité du droit québécois dans cet espace. En particulier, elle impose la prémisse suivante : en matière de droit judiciaire, comme en matière de droit substantiel, le droit québécois se suffit à lui-même et dispose en son sein des moyens d’assurer son développement et son adaptation[53].
Ainsi, le droit judiciaire québécois reconnaît désormais le principe de la confidentialité des interrogatoires préalables, non pas parce que ce principe serait hérité des traditions de common law qui entourent le Québec, mais bien parce qu’il s’accorde avec la finalité de l’interrogatoire préalable à l’intérieur même du droit québécois et avec les principes de droit substantiel relatifs à la vie privée au Québec[54]. De même, bien que le critère de détermination de la juridiction internationale des tribunaux québécois ressemble à celui qui est appliqué dans les autres provinces canadiennes, il trouve son expression définitive dans les dispositions du Code civil relatives au droit international privé[55]. Dans une tradition d’interprétation civiliste, les deux codes doivent être envisagés comme un tout cohérent et s’interpréter l’un par rapport à l’autre. La transposition de nouvelles institutions issues de la common law, comme l’ordonnance de type Anton Piller[56], doit se faire par la recherche de principes qui puissent leur servir de point d’appui dans le Code civildu Québec et dans le Code de procédure civile, afin de s’y intégrer sans affecter la cohérence de l’ensemble.
Cela dit, l’intégration du droit processuel au droit substantiel ne se fait pas sans heurts, même si les tensions entre droit civil et common law sont souvent souterraines. Pose problème, par exemple, la pratique établie en matière d’injonction au Québec, qui continue d’évoquer des notions de common law (comme la doctrine des «mains propres») en s’appuyant sur l’origine de cette voie de recours dans la juridiction d’equity du droit anglais. Envisagée du point de vue procédural, en ce qui a trait aux pouvoirs du juge et leur limite, l’injonction a bien des racines en equity. Envisagée plutôt comme l’une des voies possibles de l’exécution forcée en nature des obligations civiles, l’injonction, du moins l’injonction permanente, devrait s’intégrer au droit substantiel de tradition civiliste, sans les restrictions qui lui sont attachées en equity. Sur ce terrain, l’intégration n’est pas achevée.
De même, les conceptions différentes de la frontière entre questions de fait et questions de droit, en droit civil et en common law, conduisent à une norme de révision en appel qui varie selon les juridictions canadiennes[57]. Alors que les provinces canadiennes de common law acceptent assez bien de restreindre le pouvoir de révision des cours d’appel quant à l’application par le premier juge d’une norme juridique à des faits particuliers (une question mixte de fait et de droit), les juridictions d’appel au Québec[58] interviennent souvent sans réserve sur les questions de «qualification juridique» opérées par le premier juge. La question de savoir, par exemple, si un certain comportement constitue une faute civile est révisée, dans les dossiers en appel au Québec, sans déférence particulière pour le jugement de première instance, alors qu’elle ne serait révisée en common law qu’en présence d’une erreur manifeste et dominante du premier juge. Ici encore, l’intégration reste à faire et les divergences restent cachées sous la surface.
Conclusion
C’est donc à la pluralité des cultures du droit processuel qu’il faut conclure, plutôt qu’à l’existence d’une culture intégrée qui expliquerait les caractéristiques procédurales du système national au regard de la culture du Québec. Opèrent en parallèle une conception nord-américaine des finalités de la justice civile et de son économie, une conception du procès et des acteurs du droit ancrée dans la tradition de common law et l’espoir d’une intégration du droit judiciaire au grand oeuvre civiliste issu des codifications de la dernière décennie.
La mécanique de l’interaction de ces trois cultures est sans doute un terrain d’exploration très fertile, mais ce terrain est encore en friche. Il y a encore beaucoup à faire pour saisir comment les pratiques, les valeurs et les sources du droit processuel s’articulent entre elles. Ainsi, par exemple, il est possible que le rattachement du contentieux québécois à l’ensemble nord-américain soit favorisé non seulement par l’intégration de plus en plus grande des cabinets d’avocats et de l’offre de services juridiques, mais aussi par la présence d’une culture professionnelle libérale et individualiste, qui fait du Québec une terre de common law, du moins quant au droit processuel. On a vu que ce rapprochement a probablement favorisé l’émergence de recours collectifs dont la finalité politique dépasse de loin l’indemnisation d’un groupe de victimes pour rejoindre la mise en oeuvre de politiques publiques au moyen d’initiatives menées par la société civile. Or, il se trouve que ce phénomène, aux États-Unis, est parfois expliqué en fonction d’une culture politique populiste, caractérisée par la méfiance à l’égard des autorités politiques. Faut-il s’inquiéter de voir apparaître au Québec ces recours publics d’initiative privée, alors que la culture politique québécoise est historiquement plus sensible au rôle de l’État comme vecteur de réalisation des aspirations collectives et plus proche, en ce sens, des sensibilités politiques européennes ?
De même, on a vu que la culture libérale et individualiste du droit processuel s’oppose aux transformations du contentieux et des institutions de justice qui caractérisent les dernières réformes. Qu’en est-il de ce discours normatif qui impose maintenant l’intégration du droit processuel dans la grille civiliste ? Sera-t-il source de nouvelles résistances ? Les modes de production et d’interprétation des normes qui caractérisent le droit civil priveront-ils le juge québécois de la souplesse requise pour adapter l’ordre juridique aux transformations du contentieux[59] ? Faudra-t-il recodifier le droit judiciaire à court terme[60] ? Verrons-nous apparaître, à côté d’un code de procédure sclérosé, une série de pratiques, sinon de règles de pratiques nouvelles, comme autant de réponses à l’effritement des principes traditionnels de la procédure civile ? Ou doit-on, au contraire, voir d’un bon oeil cette résurgence de la méthode civiliste dans le droit processuel ? S’accompagnera-t-elle d’une nouvelle influence du droit processuel de tradition civiliste, dans la quête d’un juste équilibre qui redonnerait leur vigueur aux institutions de justice civile ?
L’avenir nous dira comment le droit processuel québécois répondra à ces questions et parviendra à mettre en dialogue ses différentes cultures juridiques.
Appendices
Remerciement
L’auteur tient à remercier les professeurs Frédéric Bachand, H. Patrick Glenn et Roderick A. Macdonald, de même que Me Catherine Piché, qui ont bien voulu lui offrir des commentaires sur une version antérieure du texte.
Notes
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[*]
Ce texte est une version remaniée du rapport présenté à l’occasion des Journées louisianaises de l’Association Henri Capitant des amis de la culture juridique française tenues en mai 2008. Les lecteurs québécois voudront bien excuser les aspects descriptifs de ce rapport, qui était d’abord destiné à un auditoire étranger.
-
[1]
Je m’en tiendrai ici à la procédure civile, mais l’examen de la transposition au Québec du régime de procédure pénale canadien révélerait sans doute une culture processuelle propre à cette juridiction.
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[2]
ALI et UNIDROIT, Principles of Transnational Civil Procedure, New York, Cambridge University Press, 2006.
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[3]
Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64, entré en vigueur le 1 janvier 1994.
-
[4]
C’est l’expression retenue par le ministre de la Justice et reproduite dans l’avant-propos des Commentaires du ministre de la Justice. Voir Québec, Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice : le Code civil du Québec, t. 1, Québec, Publications du Québec, 1993.
-
[5]
Loi portant réforme du Code de procédure civile, L.Q. 2002, c. 7.
-
[6]
Québec, Ministère de la Justice, Comité de révision de la procédure civile, La révision de la procédure civile :Une nouvelle culture judiciaire, Québec, Publications du Québec, 2001 [Rapport sur la révision].
-
[7]
Voir Antoine Garapon, Bien juger : Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Odile Jacob, 2001 à la p. 149 ; Antoine Garapon et Ioannis Papadopoulos, Juger en Amérique et en France, Paris, Odile Jacob, 2003. L’idée que le droit processuel est un lieu de manifestation de caractères culturels très marqués est un thème bien connu aux États-Unis. Voir Oscar G. Chase, «American “Exceptionalism” and Comparative Procedure» (2002) 50 Am. J. Comp. L. 277.
-
[8]
Pour un examen de ce lien étroit entre la culture et le droit processuel, voir notamment Mauro Cappelletti, «Social and Political Aspects of Civil Procedure—Reforms and Trends in Western and Eastern Europe» (1970-71) 69 Mich. L. Rev. 847. Sur le lien entre organisation sociale et droit processuel, voir William L.F. Felstiner, «Influences of Social Organization on Dispute Processing» (1974-75) 9 Law & Soc’y Rev. 63.
-
[9]
Voir Jean-Maurice Brisson, La formation d’un droit mixte : l’évolution de la procédure civile de 1774 à 1867, Montréal, Thémis, 1986. Il existe bien une certaine mixité dans les différents codes de procédure civile successifs du Québec, mais si on met de côté l’organisation de la matière (qui devait imiter le Code de procédure civile français mais qui s’en est néanmoins écarté), une terminologie d’origine française (exception, reconventions, interrogatoire sur les faits et articles, péremption d’instance, etc.) et quelques institutions inconnues du droit anglais (comme le séquestre), le droit québécois, y compris l’institution du procès par jury jusqu’en 1976, a un régime processuel contradictoire à l’anglaise.
-
[10]
Voir Sylvio Normand, «De la difficulté de rendre une justice rapide et peu coûteuse : une perspective historique (1840-1965)» (1999) 40 C. de D. 13.
-
[11]
Voir Pierre Noreau, «La justice est-elle soluble dans la procédure ? Repères sociologiques pour une réforme de la justice civile» (1999) 40 C. de D. 33.
-
[12]
J’emploie ici l’expression «traitement des litiges» au sens de «dispute processing» tel que retenu dans Felstiner, supra note 8, en opposition à «dispute resolution». La culture du droit processuel ne se trouve pas tant dans le règlement des litiges que dans leur traitement ou leur mise en forme.
-
[13]
Il faudrait ajouter à ce contexte les effets de la «nouvelle sociabilité judiciaire internationale», selon l’expression fort heureuse tirée d’Antoine Garapon et Julie Allard, Les juges dans la mondialisation : la nouvelle révolution du droit, Paris, République des Idées, Seuil, 2005. Les auteurs révèlent l’intensité de la conversation transfrontalière entre les juges, qui devient à la fois lieu d’échange et de luttes d’influence entre cultures judiciaires.
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[14]
Voir Noreau, supra note 11 ; Jean-Guy Belley, «Une justice de la seconde modernité : proposition de principes généraux pour le prochain Code de procédure civile» (2000-01) 46 R.D. McGill 317.
-
[15]
Entre 1977 et 2007, le nombre de dossiers ouverts en Cour supérieure (chambre civile) est passé de 54 163 à 15 851. Pendant la même période, la Cour du Québec (chambre civile) est passée de 96 235 à 49 163 dossiers. À la division des petites créances, le déclin est encore plus marqué : de 96 048 dossiers en 1977 à 23 681 dossiers en 2007. En matière civile, seule la chambre de la famille de la Cour supérieure échappe à ce phénomène : le nombre de dossiers y augmente de 1977 à 2001 avant de connaître une baisse à partir de 2002. Voir Rapport sur la révision, supra note 6, ann. 2, Tableau I ; Hubert Reid, «Rapport d’évaluation de la loi portant réforme du Code de procédure civile : Mémoire à la Commission des institutions» (31 janvier 2008) à la p. 8, en ligne : Wilson & Lafleur <http://www.wilsonlafleur.com/wilsonlafleur/wl-images/cat/Memoire.pdf>. Il convient cependant de noter que le rapport public de la Cour du Québec pour 2008 compte plutôt 62 034 dossiers ouverts en chambre civile, ce qui suggère que les méthodes de calcul peuvent varier selon les concepts utilisés. Voir Bureau du juge en chef de la Cour du Québec, Cour du Québec : Rapport public 2007-2008, Québec, Cour du Québec, 2008 à la p. 22, en ligne : Cour du Québec <http://www.tribunaux.qc.ca/c-quebec/CommuniquesDocumentation/RapportPublicInternet_07_08.pdf> [Cour du Québec : Rapport public 2007-2008].
-
[16]
À la Cour du Québec, par exemple, le nombre de causes au rôle est passé de 7 348 en 2005–06 à 7 212 en 2007–08. Pendant ce temps, le nombre de dossiers entendus est passé de 5 103 à 5 519. Entre 2006 et 2007, le nombre d’heures d’audience est passé de 13 531 à 14 592 en chambre civile de la Cour du Québec. Voir Cour du Québec : Rapport public 2007-2008, ibid. aux pp. 22-23.
-
[17]
À titre comparatif, le dernier rapport annuel en Ontario fait état d’une augmentation de 8 pour cent du nombre de dossiers ouverts en matière civile entre 2005–06 et 2007–08. Voir Ontario, Ministère du Procureur général, Division des services aux tribunaux : Rapport annuel 2007-2008, Toronto, Imprimeur de la Reine pour l’Ontario, 2008, ann. B. La méthode de calcul a changé après 2005 en Ontario et les statistiques pour la période antérieure ne sont pas comparables, mais le rapport de 2004–05 faisait néanmoins état d’une augmentation de 11 pour cent du nombre de dossiers ouverts en matière civile entre 2000–01 et 2004–05. Voir Ontario, Ministère du Procureur général, Division des services aux tribunaux : Rapport annuel 2004-2005, Toronto, Imprimeur de la Reine pour l’Ontario, 2006, ann. B.
-
[18]
Le nombre de dossiers ouverts devant les instances fédérales américaines est en légère croissance. D’après les rapports annuels sur les cours fédérales américaines, le nombre de dossiers est passé de 229 850 à 267 257 entre 1993 et 2008. Voir É.-U., Administrative Office of the U.S. Courts, 1997 Annual Report of the Director: Judicial Business of the United States Courts par Leonidas Ralph Mecham, Washington, D.C., United States Government Printing Office, 1998 à la p. 12 ; É.-U., Administrative Office of the U.S. Courts, 2008 Annual Report of the Director : Judicial Business of the United States Courts par James C. Duff, Washington, D.C., United States Government Printing Office, 2009 à la p. 13, en ligne : U.S. Federal Judiciary <http://www.uscourts.gov/judbus2008/JudicialBusinesspdfversion.pdf>. Le nombre de dossiers ouverts devant les tribunaux des États, en matière civile, est lui aussi en croissance de plus de 10 pour cent depuis 1997. Voir Robert C. LaFountain et al., Examining the Work of State Courts, 2007: A National Perspective from the Court Statistics Project, National Center for State Courts, 2008 à la p. 17, en ligne : National Center for State Courts <http://www.ncsconline.org/D_Research/csp/2007_files/Examining Final - 2007 - 1 - Whole Doc.pdf>.
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[19]
Voir par ex. Judith Resnik, «Migrating, Morphing, and Vanishing: The Empirical and Normative Puzzles of Declining Trial Rates in Courts» (2004) 1 J. Empirical Legal Stud. 783 ; Marc Galanter, «The Hundred-Year Decline of Trials and the Thirty Years War» (2004-05) 57 Stan. L. Rev. 1255.
-
[20]
Noreau, supra note 11 à la p. 42.
-
[21]
Ibid. aux pp. 42-47. Le Rapport sur la révision invoque par ailleurs le rôle des médias qui se portent à la défense des consommateurs et les modes de règlement internes des plaintes mis en place par les grands acteurs commerciaux et financiers (supra note 6 aux pp. 10-11).
-
[22]
Sur la notion d’évitement du différend, voir Felstiner, supra note 8 («By avoidance I mean limiting the relationship with the other disputant sufficiently so that the dispute no longer remains salient. [...] [A]voidance, unlike exit behaviour, does not necessarily imply a switch of relations to a new object, but may simply involve withdrawal from or contraction of the dispute-producing relationship» à la p. 70).
Sur les étapes de la transformation d’un différend en litige, voir la grille d’analyse proposée dans William L.F. Felstiner, Richard L. Abel et Austin Sarat, «The Emergence and Transformation of Disputes: Naming, Blaming, Claiming...» (1980-81) 15 Law & Soc’y Rev. 631.
-
[23]
De l’avis général, l’aide juridictionnelle est largement insuffisante au Québec et la question de l’accessibilité à la justice est un thème récurrent, comme ailleurs en Occident. Voir Québec, Groupe de travail sur l’accessibilité à la justice, Jalons pour une plus grande accessibilité à la justice : Rapport Synthèse, Québec, Ministère de la Justice, 1991 (Président : Roderick A. Macdonald). Par ailleurs, les frais judiciaires qui peuvent être récupérés par la partie gagnante, par le biais d’une ordonnance judiciaire relative aux dépens, sont hors de proportion avec le coût véritable des litiges. Voir Comité ad hoc sur les frais du Barreau de Montréal, Les modifications requises aux régimes de l’attribution des coûts de litiges, des dommages exemplaires, de l’incitation aux règlements raisonnables et expéditifs, et de financement de litiges, Montréal, 2004, en ligne : Barreau de Montréal <http://www.barreaudemontreal.qc.ca/loads/Rapport Comité sur les frais.pdf>.
-
[24]
La commercialisation de l’offre des services juridiques est un thème largement débattu aux États-Unis. Voir notamment Anthony T. Kronman, The Lost Lawyer: Failing Ideals of the Legal Profession, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 1994. En ce qui concerne l’Europe, Mathias Reimann évoque «l’émergence de gros cabinets et la transformation concomitante de la pratique juridique d’une profession libérale en activité commerciale». Voir Mathias Reimann, «Droit positif et culture juridique : L’américanisation du droit européen par réception» dans F. Terré, dir., Archives de philosophie du droit : L’américanisation du droit, t. 45, Paris, Dalloz, 2001, 61 à la p. 71. Les mêmes questions sont maintenant soulevées en France, où le Président Sarkozy a mandaté une commission sous la direction de l’avocat Jean-Michel Darrois pour étudier les «mutations qui ont bouleversé la profession d’avocat» et qui «menacent son unité». Voir Lettre de mission de Nicolas Sarkozy à Maître Darrois, Paris, 30 juin 2008, en ligne : Commission Darrois <http://www.commission-darrois.justice.gouv.fr>.
-
[25]
Sur la progression des jeunes avocats au sein de ces structures hiérarchisées, voir Marc Galanter et William Henderson, «The Elastic Tournament: A Second Transformation of the Big Law Firm» (2008) 60 Stan. L. Rev. 1867.
-
[26]
Sur les pouvoirs de gestion du juge, voir art. 151.6 et 151.11 C.p.c. Voir aussi Québec, Ministère de la Justice, Rapport d’évaluation de la Loi portant réforme du Code de procédure civile, Québec, Publications du Québec, 2006 à la p. 36, relativement à la sous-utilisation par les parties des conférences de gestion de l’instance menée par le juge [Rapport d’évaluation].
-
[27]
Voir art. 151.14-23 C.p.c. (première instance) et 508.1 C.p.c. (appel), qui prévoient la possibilité d’une conférence de règlement à l’amiable menée par un juge. Cependant, il ne faut pas exagérer l’importance quantitative de cette voie de résolution des litiges. Compte tenu des ressources disponibles et de la proportion somme toute limitée de dossiers traités par cette voie, il serait inexact de décrire la conciliation judiciaire comme un vecteur privilégié de la justice civile au Québec. Pour des statistiques récentes, voir Rapport d’évaluation,ibid. aux pp. 51-57.
-
[28]
Le poids de l’État ne pèse pas bien lourd. Bien que ces conférences semblent conduire à des résultats favorables quand elles sont organisées, il n’est pas certain que des ressources suffisantes y aient été affectées par le gouvernement. Voir Rapport d’évaluation qui indique que les parties doivent souvent attendre plus de trois mois après leur demande pour obtenir enfin une séance de conciliation et que les conférences de règlement sont assez rarement organisées en dehors des grands centres urbains, faute de ressources (ibid. aux pp. 51-57).
-
[29]
Encore que pour certains, il s’agisse d’un phénomène occidental. Voir par ex. supra note 13 ; voir aussi Terré, supra note 24.
-
[30]
Robert Kagan, Adversarial Legalism: The American Way of Law, Cambridge, Harvard University Press, 2001 à la p. 3 :
To encapsulate some of the distinctive qualities of governance and legal process in the United States, I use the shorthand term “adversarial legalism”, by which I mean policymaking, policy implementation, and dispute resolution by means of lawyer-dominated litigation. Adversarial legalism can be distinguished from other methods of governance and dispute resolution that rely instead on bureaucratic administration, or on discretionary judgment by experts or political authorities, or on the judge-dominated style of litigation common in most countries.
-
[31]
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11.
-
[32]
Les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique — les poursuites-bâillons (SLAPP) : Rapport du comité au ministre de la Justice, Montréal, Ministère de la Justice, 2007 (Président : Roderick A. Macdonald), en ligne : Justice Québec <http://www.justice.gouv.qc.ca/francais/publications/rapports/pdf/slapp.pdf>. Voir aussi Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens aux débats publics, L.Q. 2009, c. 12.
-
[33]
Sur le recours collectif comme vecteur de transformation sociale au Québec, voir Pierre-Claude Lafond, Le recours collectif, le rôle du juge et sa conception de la justice : impact et évolution, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2006.
-
[34]
Le Québec, en 1978, a été la première province au Canada à adopter une loi autorisant les recours collectifs. Elle est aussi la province où le régime d’autorisation des recours collectifs est le plus ouvert et où le financement du recours par l’État est le plus généreux. Voir Loi sur le recours collectif, L.R.Q. c. R-2.1.
-
[35]
Voir Belley, supra note 14.
-
[36]
Mis à part les interrogatoires préalables, la phase qui précède le procès est à bien des égards dominée par l’écrit. Au Québec, les procédures écrites (la requête introductive d’instance, la défense, la demande reconventionnelle, la réplique) sont normalement assez détaillées, à la différence du droit américain. Elles servent d’abord à circonscrire le litige entre les parties et délimiter la preuve pertinente et la portée des interrogatoires à faire. Bien que la défense orale soit permise et qu’elle ait été favorisée par la réforme récente de la procédure civile, les statistiques indiquent que la très grande majorité des défenses continuent d’être formulées par écrit. Voir Rapport d’évaluation, supra note 26 aux pp. 46-49.
-
[37]
Voir Robert Dingwall et al., «Firm Handling: The Litigation Strategies of Defence Lawyers in Personal Injury Cases» (2000) 20 L.S. 1. Les auteurs montrent comment les pratiques de négociation sont affectées par des variables multiples, telles que la conception de l’avocat de son indépendance par rapport au client, la culture institutionnelle du client, le caractère routinier ou exceptionnel du dossier et la participation occasionnelle ou répétée du client à des matières contentieuses (repeat player ou one-shot player). Néanmoins, les pratiques non coopératives de négociation (hard bargaining) semblent bien établies dans plusieurs matières contentieuses.
-
[38]
Même la justice administrative semble tentée par ce paradigme. Malgré un régime juridique qui leur impose une procédure souple et informelle, bien des juges administratifs associent la procédure contradictoire et la relative passivité du juge à un statut plus proche du judiciaire et de ses garanties d’indépendance par rapport à l’État.
-
[39]
Voir art. 4.2 C.p.c.
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[40]
Lord Harry Woolf, Access to Justice: Final Report to the Lord Chancellor on the Civil Justice System in England and Wales, Londres, Her Majesty’s Stationery Office, 1996. L’idée du juge gestionnaire qui émerge de ce rapport n’est pas entièrement étrangère à la conception du rôle du juge dans les pays de droit civil. Inversement, quelques mesures destinées à favoriser la coopération entre les parties font aujourd’hui surface en France. Voir France, Mission Magendie, Célérité et qualité de la justice : La gestion du temps dans le procès : Rapport au Garde des Sceaux, ministre de la Justice, Paris, Ministère de la Justice, 2004 (Président : Jean-Claude Magendie), en ligne : Ministère de la Justice <http://www.textes.justice.gouv.fr/art_pix/rapport-magendie.pdf>. Visiblement, les modèles circulent en aller-retour.
-
[41]
Voir Rapport sur la révision, supra note 6, ann. 5.
-
[42]
Voir Rapport d’évaluation, supra note 26, qui constate le peu de succès de plusieurs mesures liées à la gestion de l’instance, comme l’imposition d’un délai maximum de cent quatre-vingts jours entre la requête introductive d’instance et l’inscription pour enquête et audition, l’obligation de présenter la requête introductive d’instance à un juge dès le début des procédures, l’obligation de négocier une entente sur le déroulement de l’instance et la possibilité d’obtenir une conférence de gestion de l’instance.
-
[43]
Voir par ex. art. 2, 20 C.p.c.
-
[44]
Voir Barreau du Québec, Mémoire sur le document intitulé«Rapport d’évaluation de la Loi portant réforme du Code de procédure civile», Québec, Barreau du Québec, 2008 aux pp. 22-27, en ligne : Barreau du Québec <http://www.barreau.qc.ca/pdf/medias/positions/2008/2008-reforme-code-procedure-civile.pdf>. L’idée d’une expertise unique est bien admise, mais seulement avec le consentement des parties. Un projet pilote en ce sens est en marche à la Cour supérieure du Québec, dans le district de Québec, depuis le 1 avril 2008.
-
[45]
Ibid. aux pp. 28-30.
-
[46]
Ibid. aux pp. 4-13.
-
[47]
C’est ce que le Rapport d’évaluation, supra note 26 à la p. 38 décrit comme le principe de «proportionnalité sociale» :
Même si les tribunaux ont déjà la responsabilité d’assurer le bon déroulement de l’instance et de forcer le respect de la règle de la proportionnalité, il ne serait peut-être pas superflu d’ajouter à l’article 4.2 (C.p.c.) que la règle de la proportionnalité vise non seulement les parties au litige mais également l’utilisation qu’elles font des services judiciaires publics par rapport à celle qu’en fait l’ensemble des citoyens.
-
[48]
Voir notamment Denis Ferland et Benoît Emery, dir., Précis de procédure civile du Québec, 4e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2003. Cela dit, il n’existe pas encore au Québec d’ouvrage doctrinal qui propose une théorisation globale du droit processuel, comme il y a en France ou au Royaume-Uni. Voir par ex. Loïc Cadiet et Emmanuel Jeuland, Droit judiciaire privé, 5e éd., Paris, Litec, 2006 ; Adrian Zuckerman, Zuckerman on Civil Procedure: Principles of Practice, 2e éd., Londres, Sweet & Maxwell, 2006.
-
[49]
Lac d’Amiante du Québec ltée c. 2858-0702 Québec, 2001 CSC 51, [2001] 2 R.C.S. 743 aux para. 35, 37, 39, 204 D.L.R. (4e) 331 [Lac d’Amiante].
-
[50]
L’idée de codification s’accorde mal avec une lecture figée des textes, mais inversement, le caractère fondamental d’un code dans l’ordre juridique emporte le risque que les arguments d’ordre pragmatique aient moins de prise. Pour l’instant, la procédure demeure «la servante du droit», selon la formule maintes fois répétée.
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[51]
Voir art. 4.1-4.2-4.3 C.p.c. La numérotation en forme d’ajout au Code existant contredit l’importance première qui devrait être accordée à ces principes.
-
[52]
Voir Daniel Jutras, «Regard sur la common law au Québec : perspective et cadrage» (2008) 10 R.C.L.F. 311.
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[53]
Le même langage «autonomiste» se trouve en droit substantiel, où les emprunts à la common law sont écartés en affirmant la complétude du droit civil québécois. Il est possible d’y voir une version nouvelle du thème récurrent de la protection de l’intégrité du droit civil au Québec, qui prend un élan plus assuré depuis l’entrée en vigueur du nouveau Code civil du Québec. Voir par ex. Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663, 221 D.L.R. (4e) 115.
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[54]
Voir Lac d’Amiante, supra note 49.
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[55]
Voir Spar Aerospace ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, 220 D.L.R. (4e) 54.
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[56]
L’ordonnance de type Anton Piller, du nom de la décision anglaise qui lui a donné forme, est une mesure provisionnelle qui permet au demandeur d’obtenir la saisie d’éléments de preuve lorsqu’ils sont en possession du défendeur et qu’il y a des raisons de croire que ce dernier s’apprête à les faire disparaître pour des raisons frauduleuses. Elle est rendue ex parte, c’est-à-dire en l’absence du défendeur, et exécutée d’urgence et sous des conditions très strictes. Bien qu’elle ne soit pas mentionnée explicitement dans le Code de procédure civile, son existence en droit québécois a été reconnue par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Raymond Chabot S.S.T. c. Groupe A.S.T. (1993), [2002] R.J.Q. 2715 (C.A.).
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[57]
Au Québec, comme ailleurs au Canada, l’appel d’un jugement final est formulé de plein droit à partir d’un certain seuil monétaire (50 000 $) et est assujetti à l’obligation d’obtenir l’autorisation d’en appeler dans les autres cas (jugement interlocutoire ou valeur du litige inférieure à 50 000 $). Voir art. 26, 29 C.p.c. À ces obstacles explicites à l’intervention de la Cour d’appel s’ajoute une norme de révision jurisprudentielle dont la Cour suprême du Canada assure l’uniformité et qui empêche les cours d’appel d’intervenir pour corriger une erreur de fait ou une erreur mixte de fait et de droit en première instance, à moins qu’elle n’ait une certaine gravité et un caractère décisif. Voir Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, 211 D.L.R. (4e) 577 ; Daniel Jutras, «The Narrowing Scope of Appellate Review: Has the Pendulum Swung Too Far ?» (2006-08) 32 Man. L.J. 61.
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[58]
Il faut entendre ici la Cour d’appel du Québec, mais aussi la Cour suprême du Canada, lorsqu’elle siège en révision d’une décision issue du Québec.
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[59]
À ce titre, l’idée que le pouvoir créateur du juge québécois est circonscrit par les termes du Code de procédure civile est-elle compatible avec les principes constitutionnels qui déterminent le pouvoir inhérent des juges des cours supérieures ? Comment cette idée que «la loi prime» et que la «création des règles» de procédure «appartient principalement au législateur» se coordonne-t-elle avec l’art. 46 C.p.c. ?
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[60]
C’est un enjeu d’autant plus important que les règles de procédure civile au Québec sont essentiellement consignées en forme législative, au sein du Code de procédure civile, alors que le régime juridique des autres provinces canadiennes permet l’élaboration souple et dynamique de règles de pratique jouant le même rôle.