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Introduction

À partir de la possibilité offerte à chacun par le Web 2.0 de créer et partager du contenu technolangagier (Paveau, 2019), des émissions en baladodiffusion réalisées avec des façons de faire, des moyens et des objectifs très diversifiés par des agentes et agents sociaux aux profils forts variés d’amateurs et de professionnels sont développées en Acadie[1], comme ailleurs dans le monde. Alors que la baladodiffusion connait un certain succès[2], elle demeure un objet moins étudié dans l’espace acadien où les travaux se sont surtout intéressés à la presse écrite (Boudreau et Urbain 2013) ou à la radio communautaire (Boudreau et Guitard, 2001; Guitard, 2003). Pourtant, le podcasting est assurément un instrument de prise de parole publique investi par des voix que l’on entend moins. En contexte linguistique minoritaire, cela revêt un intérêt à double titre en donnant accès à la parole publique à des personnes minorisées du fait de leur appartenance à une communauté acadienne et francophone, mais aussi à des pratiques linguistiques locales rarement présentes dans les médias plus officiels. En effet, l’écologie linguistique du Nouveau-Brunswick – en particulier dans certaines régions – fait que les francophones y sont en butte à une double minorisation. L’une se vit face à l’anglais, langue numériquement, historiquement, socialement majoritaire, et l’autre face à des formes de français tenues pour plus légitimes et souvent incarnées par les médias traditionnels (Boudreau, 2016, 2022; Violette, 2018). Les médias traditionnels reposent sur une professionnalisation des métiers de la communication qui ont entraîné une certaine standardisation des contenus produits en français. Cette standardisation a été possible parce que la population est de plus en plus diplômée, et par le fait même, une partie de celle-ci est plus réceptive au français standard. Ainsi, parler et produire du contenu dans « son » français en Acadie plutôt que dans un français standard sont des choix pleinement assumés, voire revendiqués par une série d’acteurs et d’actrices qui multiplient les prises de parole dans l’espace médiatique et numérique.

L’objectif de notre contribution est d’examiner d’un point de vue sociolinguistique une forme de production médiatique potentiellement ouverte à tous et toutes : le podcast, ou émission en baladodiffusion[3] (natif et indépendant, voir infra), au sein d’une communauté linguistique en situation minoritaire, l’Acadie du Nouveau-Brunswick.

Dans un tel contexte, nous visons à montrer que le monde de la baladodiffusion acadienne s’avère un marché médiatique alternatif (un marché franc au sens où l’entend Bourdieu, 1982) qui laisse largement place au local, dans les thèmes traités et les personnes invitées, mais aussi et surtout dans les façons de parler.

Étudier le podcasting au sein de la communauté acadienne permet ainsi de comprendre en quoi ce média constitue un outil glottopolitique pour la communauté, offrant une forme d’émancipation linguistico-médiatique grâce à une prise de parole, qui est une prise de pouvoir, dans sa langue, non pas seulement « en » français, mais dans « son » français.

Dans cette optique, nous proposons ici un panorama de l’offre en la matière en mettant l’accent sur la place publique donnée au vernaculaire par l’intermédiaire de ce nouveau média en nous intéressant à un site Internet regroupant les « podcasts acadiens », AcadiePod. Après ce premier bilan, nous nous concentrerons sur le cas particulier d’une émission (Cosser t’en penses?) qui s’est construite autour de la revendication d’une pratique linguistique stigmatisée : le chiac[4].

Nous verrons que dans un paysage médiatique dominé par l’anglais et un français standard, le Web social 2.0 peut offrir, notamment par ce type de création numérique, un espace de diffusion pour des sujets et des enjeux locaux, mais surtout pour des pratiques linguistiques locales. Les balados étudiés[5], en phase avec la démarche du « par et pour » prisée des groupes minoritaires relevant de principes d’autogestion, voire d’autodétermination, offrent souvent aux membres du groupe un safe space[6] linguistique où l’usage de traits de langue minorés sert d’outil de différenciation, d’inclusion, et donc inéluctablement d’exclusion. Il en sera particulièrement question dans le podcast que nous décrirons plus longuement en fin d’article : Cosser t’en penses?.

1. Mise en contexte, tour d’horizon et réflexions initiales

Afin de mettre en contexte notre propos, nous traiterons très brièvement d’espaces francophones en Acadie du Nouveau-Brunswick et nous préciserons le type de balado qui retient notre attention. De plus, dans le but de souligner la valeur communautaire que peut revêtir la pratique du podcasting, nous rappellerons succinctement l’importance pour une communauté d’avoir des médias conçus non seulement pour elle, mais aussi par elle.

1.1 Les espaces francophones de l’Acadie du Nouveau-Brunswick 

Au Nouveau-Brunswick, 41,9 % de la population provinciale déclare être capable de soutenir une conversation en français (Statistique Canada, 2021). Cette province, où coexistent entre autres les groupes francophone et anglophone[7], est devenue officiellement bilingue en 1969. De plus, depuis 1981, le français et l’anglais ont un statut égal[8]. En dépit de nombreux gains politiques, les rapports entre les deux communautés linguistiques restent déséquilibrés (LeBlanc, 2009). Ce faisant, chez de nombreux francophones, le sentiment d’être minoritaires demeure saillant (Boudreau, 2016; Violette, 2018). Les conséquences sociolinguistiques de cette minorisation (telles que l’insécurité linguistique et identitaire, l’asymétrie du taux de bilinguisme et le sentiment de petitesse et de précarité face à l’anglais) ont été illustrées par de nombreux travaux[9] (Arrighi, 2016; Boudreau, 2016; Violette, 2018).

Des luttes passées et actuelles ont permis à des institutions de voir le jour, notamment un réseau scolaire de langue française indépendant du réseau anglophone ainsi que plusieurs organes médiatiques (des journaux, des radios, la télévision communautaire et celle du diffuseur public). L’on note par exemple un quotidien, L’Acadie Nouvelle, un hebdomadaire, L’Étoile, une station de radio et de télévision du télédiffuseur public national, Radio-Canada, basée à Moncton et portant le nom de Radio-Canada Acadie ainsi que plusieurs radios communautaires locales[10] qui s’assurent de porter une certaine voix citoyenne en français (Guitard, 2003). De telles réalisations sont des piliers pour le maintien et l’épanouissement de la communauté (Breton, 1985; Cardinal et Léger, 2017). Comme l’ont montré Forgues et al. (2020), les espaces institutionnels francophones sont autant de lieux de pratique et de développement du français. À leur suite, nous comprenons « la notion d’espace francophone […] plutôt [comme] un espace social, voire un espace de gouvernance, où se construit le projet francophone » (p. 31) et comme eux nous envisageons que « [l’] épanouissement de la francophonie canadienne à l’extérieur du Québec […] [pourrait] se jouer sur la capacité de cette dernière à préserver, à développer et à contrôler des espaces francophones » (p. 29).

Nous proposons que les nouveaux espaces issus du Web 2.0 puissent aussi concourir assez efficacement à assumer une telle fonction, qu’ils constituent littéralement des espaces francophones. Et parmi toutes les possibilités de prise de parole offerte aux individus sur les réseaux et médias sociaux, la baladodiffusion – plus précisément un certain type de baladodiffusion – retient notre attention pour diverses raisons.

1.2 Le podcast : définition et typologie

Un podcast est un contenu audio ou vidéo numérique diffusé grâce à la technologie du flux RSS (Really Simple Syndication)[11]. Cette technologie permet de rendre accessible une partie d’un site sur d’autres sites. Autrement dit, elle permet la syndication de contenu, et ce, de manière simple, ce que veut dire RSS. Cette simplicité pourrait notamment expliquer la progression très marquée que va connaitre la pratique de la baladodiffusion à partir de la fin de la décennie 2010[12]. Parce que le phénomène est somme toute récent, il existe actuellement peu de données de type « médiamétrie » pour mesurer sa popularité. Toutefois, The Canadian Podcast Listener, firme-conseil de la baladodiffusion au Canada, indique qu’en 2021, environ un adulte sur trois écouterait au moins un podcast (natif et non-natif [voir plus bas]), par mois (2021, p. 7 en ligne). En termes de production, à la fin de l’année 2023, ce sont plus de 4 millions d’émissions en baladodiffusion qui sont disponibles dans le monde et l’expansion se poursuit (The Canadian Podcast Listener)[13].

Le type d’émission en baladodiffusion qui nous intéresse relève de ce que l’on appelle des podcasts natifs du Web, c’est-à-dire des « productions langagières élaborées en ligne […] et non portées, après numérisation, à migrer d’espaces […] prénumériques vers des espaces numériques connectés » (Paveau, 2019, p. 12). Pour retenir notre attention, ces balados doivent aussi être indépendants, c’est-à-dire être des productions d’individus et non de maisons de production qui sont souvent à l’origine de podcasts commandités par de grands médias pour être déposés sur leur site Web.

Les balados natifs et indépendants se trouvent notamment sur la plateforme leader YouTube ou encore sur des sites dédiés : Google podcast, Apple podcast, Castbox, Overcast, Pocket Casts, Spotify, ou par l’obtention d’une copie RSS… Il existe également des sites qui les recensent et bien souvent les diffusent. C’est ce que l’on appelle des agrégateurs, comme AcadiePod, qui nous a servi de plateforme initiale pour notre recherche. Comme nous le verrons plus bas, AcadiePod semble être le seul agrégateur de podcasts se basant sur l’acadianité des baladodiffusions, ce qui en faisait un point de départ tout désigné pour notre propos.

En Acadie, comme ailleurs, la baladodiffusion augmente l’offre médiatique. Il en change aussi au moins en partie la nature et ouvre la porte à de nouveaux joueurs, tels que des individus qui ne sont pas nécessairement déjà des professionnels des médias. Par le biais des podcasts natifs et indépendants, cette pratique s’inscrit ainsi dans la démarche du par et pour dont nous avons déjà mentionné l’importance en milieu minoritaire.

1.3 Des médias et des langues en milieu linguistique minoritaire

Pour les Acadiens et les Acadiennes, à l’instar de bien des groupes minorisés linguistiquement ou selon d’autres paramètres, la possession de médias propres a été et demeure une préoccupation de taille (Johnson et Esslin, 2006; Bernier et al., 2013, 2014; Lysaght, 2013). Pour la situation de l’Acadie, plusieurs études ont illustré cette quête et ses résultats dans le domaine de la presse écrite (Beaulieu, 1993, 1997; Watine, 1993, 1994; Eddie, 2011, 2015). Posséder ses propres médias, pour un groupe social, c’est en effet prendre le contrôle de son image et faire connaitre son point de vue. La mise sur pied d’organes de presse écrite en Acadie a été ainsi l’un des pivots de la construction d’une conscience nationale (Boudreau et Urbain, 2013). Sans média à soi, un groupe ne peut, comme l’indiquent Bernier et al., « se reproduire dans sa spécificité » (2014, p. 83). Ces derniers nous rappellent aussi que 

[l]a socialité contemporaine est inconcevable en dehors de l’intervention des médias. […] C’est dans les médias […] qui s’adressent à elle dans sa langue et qui retransmettent ce qui se vit dans son environnement qu’une collectivité se représente à elle-même et à autrui. Les médias sont essentiels à sa reproduction, à son développement et à ses interactions avec les autres collectivités : une collectivité qui ne dispose pas de médias en propre est soumise aux messages qui ont été fabriqués par et pour d’autres populations, ce qui la rend perméable à l’ensemble des valeurs, des choix, des symboles autres que les siens. Elle n’a donc pas de base solide de visibilité pour elle-même et ne peut participer à la conversation interactive qui la ferait exister aux yeux des autres.

2013, p. 121

Le rôle de premier plan des médias dans la sociabilité des individus et dans la production et la reproduction de communautés minoritaires est notable. Il a été plusieurs fois souligné pour les médias traditionnels (presse écrite, télévision et radio) en contribuant non seulement à informer les communautés, mais en témoignant de leur histoire à travers leurs débats de société, leurs rassemblements communautaires, leurs évènements culturels et artistiques, etc. Les médias participent aussi à une certaine littératie en renforçant les compétences linguistiques des communautés. Pour ce qui concerne les minorités linguistiques, on peut citer par exemple les travaux de Lysaght (2013, 2015) sur la télévision en irlandais, en maori et en breton ainsi que le travail de Davies sur l’effet de la disponibilité de médias en gallois sur les jeunes (2020). Dans cette fonction, les médias socionumériques sont appelés à jouer et jouent déjà un rôle majeur.

Le podcast peut ainsi apparaitre comme un espace de préservation, de visibilité et avant tout un lieu où pratiquer et écouter la langue minorée, lui donner une place. Ce qui est particulièrement important dans le contexte de la francophonie canadienne où les médias traditionnels favorisent plutôt un standard régional (Bigot, 2021) et où le paysage médiatique est largement dominé par l’anglais. Dans ce milieu, les choix de langue ne sont pas neutres (Boudreau, 2016) et l’emploi de tel ou tel trait linguistique peut être longuement débattu : quels choix linguistiques font les concepteurs et conceptrices des balados acadiens? C’est à un repérage, une catégorisation et une description des pratiques linguistiques qui se donnent à voir dans des émissions en baladodiffusion locales que nous consacrons la partie suivante.

2. Panorama de la baladodiffusion en Acadie : se différencier, inclure et exclure par la langue

Dans cette recherche, nous nous sommes intéressés à la communauté des personnes qui créent du contenu numérique recensé comme « podcast acadien » avec comme point d’entrée le site AcadiePod qui est un agrégateur de contenu (https://acadiepod.wordpress.com/). Le site AcadiePod propose à ces personnes, dans la mesure où leur balado a cumulé 10 épisodes ou que leur émission[14] compte plus de 100 abonnés sur un média social relié à celle-ci, de voir cette émission être recensée et diffusée sur sa plateforme, nul autre critère ne semble requis, ni thématique, ni géographique, ni « ethnique », ni même linguistique. Le site est bilingue et une citation mise en exergue empruntée à Calixte Duguay, artiste acadien, rappelle que « [l’]Acadie ce n’est pas un territoire, c’est un pays sans frontière ». Précisons que les émissions recensées sur AcadiePod se retrouvent aussi sur d’autres plateformes dans une démarche de multiplication des réseaux de diffusion et relève d’une stratégie de découvrabilité[15]. Toutefois, le fait d’être présent sur AcadiePod offre la possibilité à des créatrices et créateurs de contenu de se positionner comme des joueurs du marché du balado acadien. Nous avons donc navigué à partir de ce site pour arriver aux résultats de notre exploration et établir des choix méthodologiques.

Nous allons voir que plusieurs de ces émissions (11/20) mettent à l’honneur le local et que la langue est un des ingrédients majeurs mobilisés pour indexer l’acadianité[16] des émissions. Nous verrons comment se construisent de concert, par l'usage d'un vernaculaire longtemps stigmatisé, une recherche de différenciation ainsi qu'une volonté d'inclusion de voix moins audibles, car vernaculaires.

2.1 Se différencier par la langue

Comme vu dans la première partie, la pratique de la baladodiffusion est en pleine expansion dans le monde, et l’Acadie n’est pas en reste. Le site AcadiePod recense en juillet 2022 vingt titres d’émissions comportant plusieurs épisodes. Bien que la langue du podcast (français ou anglais) ne soit pas un critère pour être indexé sur AcadiePod (nous rappelons que le site se présente dans les deux langues, c’est-à-dire d’abord en français et ensuite en anglais), on note que la vaste majorité des émissions sont faites en langue française, de fait, sur les vingt podcasts acadiens, deux seulement sont en anglais. Produire une émission en baladodiffusion en français alors qu’il arrive que les créateurs ou les créatrices aient la capacité de le faire en anglais[17], c’est faire un choix qui a des répercussions en termes de public, mais surtout d’audience. En effet, si l’on se fie à l’anglodominance dans le monde actuel, on peut supposer que l’usage du français fait diminuer l’audience potentielle par rapport à celui de l’anglais. Au-delà de la province et du pays, étant donné la dimension « sans frontière » de la diffusion numérique et la dimension mondiale de la langue anglaise, la différence est notable, car même si la langue française occupe le 4e rang de tous les contenus consultables sur Internet, la langue anglaise occupe une première place incontestée (https://www.francophonie.org/la-langue-francaise-dans-le-monde-305). En Acadie, le choix du français apparait plus judicieux qu’on ne le pense en raison de sa capacité à ouvrir vers un certain marché de niche, un marché que semblent viser plusieurs des concepteurs et conceptrices d’émissions en baladodiffusion acadiennes (voir plus bas).

En matière d’audience, plusieurs éléments au sein de notre corpus permettent d’avancer que l’on vise avant tout un public local. Presque tous nos podcasts ont un intérêt pour les sujets locaux, les gens d’ici, leur parcours, les questions qui les touchent. Mentionnons les podcasts Brin de jasette, Ça reste dans la cave, Cosser t’en penses? et l’Acadjonne qui invitent régulièrement des individus oeuvrant au jour le jour dans leur région, qu’ils soient artistes (Ép. 22, L’Acadjonne), travailleurs et travailleuses du communautaire (Ép. 10, saison 2, Yousque t’es rendu?), chercheurs et chercheuses (épisode spécial dans le cadre du festival Frye, Yousque t’es rendu?) ou simplement des gens qui viennent partager leurs passions et leurs intérêts. Plus précisément, on y retrouve des bénévoles provenant de divers organismes, des humoristes (Ép. 43, Cosser t’en penses? Ép. 5, L’Acadjonne), des agentes et agents immobiliers (Ép. 34, Cosser t’en penses?), des spécialistes du sommeil pour les bébés (Ép. 59, Cosser t’en penses?) et des entrepreneurs et entrepreneuses en tout genre (Ép. 47, 48, 52, Cosser t’en penses?, Ép. 24, L’Acadjonne).

L’un des paramètres qui marquent le plus cette orientation locale est la dimension linguistique. Choisir entre français et anglais n’est pas le seul élément à considérer quand il s’agit de langue en Acadie, il faut également se positionner quant à la variété de français à adopter. Dès le titre, pour plusieurs des émissions, on notre le recours au vernaculaire. Bien que cela n’implique pas nécessairement son utilisation préférentielle dans chaque balado, l’identité acadienne s’illustre presque toujours par le recours à un trait linguistique tenu pour acadien dans le titre[18]. Ce trait linguistique régional peut être un élément du lexique, un ou quelques mots, une expression telles Un brin de jasette ou Entre chums, des mots et expressions qui sont répandus en Acadie. Ce peut être aussi un trait phonétique, souvent un fait de prononciation relevant essentiellement du français populaire, mais conçu comme régional : ainsi les élisions pour des titres comme Parle-moi d’ça ou Vie d’couple. Ce peut être encore un fait à la rencontre des deux précédents : une unité linguistique issue d’une prononciation lexicalisée, comme c’est le cas pour Yousque t’es rendu? et Cosser t’en penses?. Cette façon d’indexer son acadianité par la mobilisation d’un trait linguistique est déjà une stratégie adoptée hors du monde du podcast. Pour s’en tenir à Internet, notons que le webzine Astheure, un pionnier de la présence acadienne sur la toile, a procédé ainsi. On peut se demander si cela participe d’une stratégie de découvrabilité. Le titre accroche quiconque s’intéresse à l’Acadie, en connait ses caractéristiques langagières, ses codes, voire est intrigué par ce titre original, car différent, méconnu.

Miser sur le local, le spécifique peut en effet s’avérer gagnant. En étudiant le cas précis de l’émission Cosser t’en penses? (CTP), on apprend que les concepteurs ont avant tout bénéficié des conseils d’une agence locale spécialisée en publicité et marketing (voir épisode 40). Il s’agit d’un podcast conçu, réalisé et animé par Frank et Lee, deux amis âgés d’environ 35 ans, natifs du Sud-Est de la province. Ils discutent avec une personne de la région qui a une carrière professionnelle inspirante, un parcours de vie exemplaire et à qui il est explicitement demandé d’en parler en chiac. Ce faisant, CTP prend délibérément et explicitement le contre-pied de la politique linguistique de nombreux médias traditionnels et place les usages vernaculaires acadiens au coeur de l’émission.

Quoi qu’il en soit, on peut comprendre qu’à l’instar de tout concepteur de produits, nos joueurs médiatiques ont conscience de la force du nom, de la possibilité qu’il offre de donner une image de marque à son produit, de le positionner sur un marché compétitif. Une autre émission joue l’acadianité et la connivence de concert en utilisant comme titre une expression toute faite : Ça reste dans la cave. Cette expression renvoie à l’entre nous (comme le titre Entre chums), on va voir que l’entre-soi est souvent un élément déterminant[19].

Ce que nous considérons comme une stratégie de découvrabilité en est aussi une de distinctivité, les deux allant de pair. Ces deux stratégies[20], que nous décrivons davantage ci-dessous, partagent en commun le fait qu’elles permettent de se différencier, et dans le monde hyperconcurrentiel des médias sociaux, c’est une question cruciale. Lors d’un entretien accordé par les deux concepteurs de CTP à Radio-Canada Acadie[21], l’animatrice conclut en leur souhaitant de réaliser de nombreux épisodes et surtout de « garder [leur] signature bien locale », ajoutant ce conseil : « C’est souvent ce qui va réussir à vous distinguer dans le grand bassin de tout ce qui est accessible maintenant à travers les balados. »

À l’instar de Frank et Lee, d’autres concepteurs d’émission affichent leurs couleurs locales par un moyen linguistique. Un a choisi pour titre un glossonyme local : L’acadjonne[22]. Ce nom renvoie à un parler local. D’autres, tel Le Thoughtful Podcast, incluent de l’anglais, ce qui constitue un reflet de l’hybridité qui a cours en Acadie et qui marque le quotidien de nombreuses personnes. Plus largement, il faut sans doute y voir, à la suite de Melanson Breau et Violette (2023), la preuve d’une certaine normalisation de la transgression linguistique que constituerait le métissage linguistique, ce qui rend à l’heure actuelle cette façon de faire « habituelle, voire attendue et désirée[23] » (p. 7). En effet, le recours à des touches de vernaculaire (métissées ou non) est aussi devenu une stratégie commerciale en Acadie qui permet de promouvoir de nombreux biens et services. Ce recours joue également le rôle de clin d’oeil, d’indice de connivence et de solidarité. L’usage promotionnel et communautaire de touches de vernaculaire se retrouve dans plusieurs situations sociolinguistiques (p. ex. dans la région occitane en France, voir Alén Garabato et Boyer, 2021 et Lamarre, 2014).

Les concepteurs de contenu qui misent sur une langue locale et ses sujets locaux sont tout à fait conscients des enjeux de diffusion et du pouvoir d’attraction du contenu qu’ils produisent sur le développement micro-économique de leur communauté[24]. Dans le même entretien donné à Radio-Canada, Frank et Lee s’expriment ainsi à ce sujet :

Animatrice : ça va évoluer comment parce que/bon vous parlez du chiac que ça prend vraiment toute son essence si on veut à travers la façon de vous exprimer/est-ce que vous avez l’impression que ça attire les gens ou que ça peut au contraire restreindre votre auditoire
Lee : ça dépend je veux dire/pour sûr le chiac est pas/partout
Animatrice : compris de tous
Lee : on est limités sur notre audience/mais/si qu’on peut/aller chercher du monde qui l’a jamais entendu/d’ailleurs pis les intéresser ben c’est un/but pour nous autres
Frank : c’est une différente manière aussi d’intéresser les gens/je veux dire comme il va toujours avoir des sujets intéressants comme les restaurants la Parley Beach les différents spectacles qu’il y a à Moncton ou à Shédiac des choses comme ça/mais nous on passe à travers du chiac pour essayer d’attirer les gens à nous écouter pis à en apprendre plus sur des petits restaurants comme le Moque-Tortue qu’on a fait un (l’italique est de nous).

Ainsi, plusieurs des émissions en baladodiffusion recensées sur AcadiePod, c’est-à-dire au moins onze sur vingt, présentent ce point commun de mettre à l’honneur le local. Une exploration au-delà des titres va nous montrer la complicité qui est de mise dans une volonté bien marquée d’inclusion communautaire.

2.2 Inclure par la langue : le balado comme « safe space linguistique »

Jusqu’ici, nous avons essentiellement ramené le podcast à son rôle de média au même titre que d’autres médias, pourtant il est capital de rappeler que le virage numérique des techniques de diffusion et de consommation médiatiques ne peut être appréhendé simplement comme le recours à un nouveau support offrant les mêmes possibilités aux mêmes personnes de faire la même chose, mais ailleurs, sur une autre plateforme, un autre média. La transformation numérique de l’espace public (Cardon, 2019) a contribué à son élargissement au moins dans deux dimensions. Elle a augmenté le nombre de personnes qui peuvent prendre la parole en public[25] et, corollairement, elle a transformé la manière de prendre la parole, de parler en public.

Tel que nous avons déjà pu l’observer (voir Arrighi et Berger, 2020-2021 et 2023), les espaces virtuels du Web participatif peuvent être pensés comme des espaces offrant une place aux usages locaux du français alors même que les francophones minoritaires du Canada sont non seulement immergés dans un océan anglophone, mais aussi en butte à une domination linguistique symbolique face à un français légitime qui, pour des raisons sociohistoriques, diffère sensiblement des pratiques ordinaires de cette langue en Acadie. Ce français légitime, peu ou prou le français standard, est en Acadie la langue de bien des institutions : médias officiels en première ligne. Il existe en effet plus ou moins explicitement une sorte de « police de la langue » pour accéder à certains espaces de prises de parole. Ces « policiers de la langue » ouvrent ou ferment l’accès à certains espaces discursifs. Signalons que dans la francophonie canadienne, cette image de gatekeepers sur base linguistique ou celle de patrouilleurs de frontières (linguistiques) ont été proposées par Heller dès 1994 et reprises récemment par Breton-Carbonneau et Heller (2021). Plus largement, l’idée du contrôle de l’accès à certains biens et services par la langue renvoie aussi à la notion d’hygiène verbale développée par Cameron (2012). Dans la situation qui est la nôtre, ces « policiers de la langue » agissent sur plusieurs fronts et font en sorte que seule la variété de langue légitime, le français standard (éventuellement teinté de quelques canadianismes), soit celle utilisée dans la plupart des journaux, chaines de radio ou de télévision. En effet, les médias officiels ont longtemps participé à l’invisibilisation du vernaculaire. Il faut toutefois noter qu’à l’orée du 21e siècle, les stations de radios communautaires ont diversifié le paysage linguistique médiatique (Boudreau et Guitard, 2001). Dans ce contexte, le Web participatif permet désormais à certaines personnes – mais pas à toutes en toutes circonstances – de s’exprimer publiquement sans avoir soumis son propos, et surtout pour la situation qui nous intéresse, la forme de son propos aux filtres de gatekeepers médiatiques. Ce faisant, la présence du vernaculaire dans les médias, rendue possible par l’existence des médias sociaux alternatifs, suit une tendance déjà marquée dans d’autres domaines (LeBlanc et Boudreau, 2016, White, 2006). En Acadie, le milieu de la création a largement travaillé à légitimer le vernaculaire et à en tirer profit. À partir des années 1970, nombre de pratiques artistiques et culturelles qui ont comme médium la langue (poésie, roman, théâtre, bande dessinée, chanson, chronique ou spectacle humoristique, etc.) mettent à l’honneur et avec grand succès une certaine représentation de traits linguistiques locaux (Boudreau, 2016).

À l’instar de ce qui a été fait en art et au sein de certaines radios communautaires, nous proposons que l’utilisation du vernaculaire dans plusieurs balados produits en Acadie puisse être une forme de réappropriation de la parole publique, qu’il serve une démarche d’inclusion. Ces podcasts misent en effet d’emblée sur le vernaculaire pour installer la connivence. Sur AcadiePod, en plus du titre, nous avons accès à une brève description du contenu de chaque émission qui correspond à un court texte que les créateurs de contenu réutilisent de plateforme en plateforme pour présenter leur émission. Cette série de courts textes montre plusieurs parentés. La première d’entre elles est de présenter l’émission comme une simple conversation que l’on pourrait avoir avec des pairs ou des amis. C’est notamment ce que l’on peut lire dans le répertoire du site AcadiePod qui présente chacun des podcasts. En voici une sélection :

Brin d’jasette Podcast, c’est tout simplement moi qui vous jase de tout et de rien en même temps! D’accord ou pas, le but est de s’amuser c’est tout!

Ça reste dans la cave. Deux Acadiens dans une cave, assis à une table beaucoup trop belle pour cette cave, qui jase de ce qui se passe dans leur vie, soit en compagnie ou non, mais toujours avec un café.

Cosser t’en penses, c’est un podcast acadien avec Frank pis Lee pis on review du stuff, pis on parle de d’autre stuff. Simple assez, hein? #EnChiac

Entre Chums, c’est Guillaume, Kevin et leurs chums qui jasent d’actualité, de sciences, de technologie et de musique.

Le Thoughful podcast. Juste un gars du nord-est du Nouveau-Brunswick, qui veut s’extérioriser de sa coquille, se sortir de sa zone de confort en vous partageant ses paroles, pensées et opinions!

M show. Mathieu Lewis reçoit les gens de la communauté artistique pour parler de leurs expériences et anecdotes funky.

On relève de présentation en présentation des champs lexicaux largement communs : ceux de la simplicité et de l’intimité, ces deux notions qui vont souvent de pair sont en effet à l’honneur. L’objectif est « de s’amuser, c’est tout », juste de parler de soi, de sa vie ordinaire en incluant de petites anecdotes, il s’agit de s’extérioriser, de partager, de « jaser » « entre chums »… Bien au-delà du cas étudié, la projection vers un public d’une certaine intimité que l’on construit en reprenant les codes et attributs est au coeur de la notion d’extimité si présente sur les médias et réseaux sociaux (Tisseron, 2011[26]).

En étudiant la constitution physique des émissions (pour celles qui sont en vidéodiffusion[27]) d’un point de vue proxémique, on remarque que tout est fait dans l’organisation de l’espace, la décoration, la faible distance physique entre les personnes pour donner une impression d’intimité, de confort. La cave devient un lieu intime, la table évoque les repas en famille ou entre amis ou le party de cuisine acadien, le café joue le même rôle de lieu amical (p. ex. plusieurs CTP sont enregistrés depuis le bar à jeux Le Moque-Tortue). Plus généralement, les podcasts se construisent comme des zones sans gêne ni jugement, tels des espaces sécuritaires. Tout cela concourt à créer une situation de communication indiquant que dans ces espaces on parle comme on parlerait dans une situation ordinaire, entre pairs[28]. Un espace sécuritaire se doit d’être discursivement présenté comme tel, selon la logique de l’acte performatif, c’est la condition de son existence. On utilise la formule « On est entre nous autres ». L’objectif de ces déclarations répétées par quasiment tous les concepteurs de balados étudiés se comprend pour nous comme une volonté de construction d’un espace sécuritaire, en l’occurrence, un espace sécuritaire linguistique. Ces déclarations visent le désamorçage des insécurités : elles permettent de mettre sur pied un environnement où chacun se sent à l’aise pour parler, où l’on peut participer « tel que l’on est », sans avoir la crainte d’être critiqué, moqué, jugé. Le vernaculaire, le chiac, est même à l’honneur.

Dans une démarche de retournement du stigmate[29], certains de nos podcasts adoptent une stratégie de contre-légitimité : non seulement ils font du chiac un outil de différenciation et de sécurisation, mais ils en font également le coeur de leur émission, la condition pour y prendre part. C’est le cas du balado Cosser t’en penses?, qui se présente comme « une émission tout en chiac ». C’est en raison de ce choix langagier et de ce positionnement sociolinguistique explicite que nous nous intéresserons particulièrement à cette émission. En revenant pour finir sur le cas de cette émission, nous verrons qu’une émission qui se revendique (exclusivement?) vernacularisante est conduite à faire des choix concernant les personnes invitées et les propos qu’elles peuvent tenir, ce qui induit alors certaines exclusions.

2.3 Exclure par la langue

Le balado Cosser t’en penses? présente un seul mot-clic[30] : #enchiac. Cette mobilisation du glossonyme est une prise de position. Chaque épisode débute sur une explicitation du chiac comme choix langagier par les deux animateurs qui se déroule habituellement ainsi :

Lee : Bonjour et bienvenue à Cosser t’en penses?
Frank : Un podcast acadien avec Frank.
Lee : Pis Lee, pis guess what?
Frank : C’est-tu ben toute en chiac?
Lee : Je pense que oui.
Frank : Right on!

Plusieurs personnes invitées soulignent alors souvent leur adhésion enthousiaste à cette initiative, et si le sujet de la langue est peu discuté, le chiac est largement loué[31], comme dans cette introduction de l’épisode 30 :

Lee : Hi Justine!
Justine : Allô!
Lee : Comment ça va?
Justine : Ça va super bien.
Lee : On est super excités de t’avoir.
Justine : Je suis comme super excitée que c’est en français, faut je dise.
Lee : Pas rien qu’en français, en chiac.
Justine: Encore/encore mieux.

Nous avons donc cherché à cerner le profil du chiacophone tel qu’il se dessine d’épisode en épisode. Nous montrerons que dans la mesure où le vernaculaire repose sur des bases ethniques, cela induit nécessairement une certaine sélection sur ces bases.

Boudreau et Dubois dans leur travail sur les radios communautaires et leur politique en matière de langues avaient souligné que certaines « fondent la légitimité de l’Acadien sur un seul modèle de langue (le vernaculaire qui exclut les autres variétés) » (2003, p. 283). Dans le cas qui nous occupe, l’inverse est aussi vrai : ce qui fonde dans l’émission la légitimité du chiacophone, c’est d’être Acadien (y compris si l’invité n’est finalement pas chiacophone ni même francophone, comme on le verra).

Les 62 épisodes de CTP nous montrent que Frank et Lee invitent des personnes[32] qui souvent proviennent de leur propre région, soit Shédiac/Cap-Pelé. Il semble pertinent de noter la symbolique que revêt la ville de Shédiac pour un podcast tout en chiac. Ce glossonyme, selon une étymologie populaire, proviendrait de la transformation du nom de cette localité (Boudreau, 2009). Plus largement, cette origine participe nécessairement à construire l’authenticité des personnes invitées comme locuteurs et locutrices du chiac, car cette région est connue comme un haut lieu de cette variété linguistique. Le choix du vernaculaire, de la langue du groupe est, comme nous l’avons vu, une stratégie de différenciation, un signe de convivialité, d’inclusion, il est aussi considéré comme garant de l’identité du groupe, de son authenticité. Violette propose qu’auprès de certains, « le chiac s’inscrit dans une logique d’authenticité selon les termes de Woolard (2016) » (2021, p. 144), c’est-à-dire que

[l]orsqu’une langue est jugée authentique, son usage est conçu comme restreint à un certain groupe et tend donc à avoir une portée davantage indexicale que référentielle : il devient emblématique d’une identité localisée et renseigne avant tout sur qui est le locuteur.

Violette, 2021, p. 144-145[33]

Dans le balado CTP, l’acadianité des invités participe d’un processus visant à construire l’authenticité de leur langue, de leur chiac. En effet, « l’acadianité est intimement liée aux variétés non standards de français; la langue française comme pilier de l’identité collective tire sa légitimité de son authenticité, par la singularité de ses usages par rapport au reste de l’espace francophone » (Violette, 2021, p. 142). Les animateurs, Frank et Lee, font toutefois au moins une exception à ce principe implicite. Celle-ci pourrait sembler contredire notre propos, mais en fait elle vient appuyer ce dernier. Pour un total de 62 épisodes, l’un de leurs invités (celui de l’épisode 16) a des origines géographiques qui l’éloignent du chiac. Il est en effet issu de la communauté acadienne du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse qui est une région synonyme d’une acadianité singulière. Cette région est associée à l’identité acadjonne, que nous avons identifiée précédemment, et constitue donc un espace non chiacophone. Elle possède toutefois une identité linguistique marginale, à l’instar des espaces chiacophones. Le fait d’inviter une personne à la périphérie de l’espace acadien, si l’on reconnait son centre actuel comme situé à Moncton, permet d’inclure des variétés linguistiques marginalisées. En revanche, on ne semble pas retrouver de représentants ou représentantes du français laurentien ou d’une variété de français européen, toute personne représentant des variétés souvent considérées comme plus légitimes (et qui sont par ailleurs sont des pratiques langagières occupant déjà largement l’espace médiatique acadien). De plus, on retrouve très peu de locuteurs du nord-est de la province (et qui y vivrait encore[34]) dont la variété de français acadien est aussi souvent considérée comme plus légitime que le français acadien parlé dans le sud-est de la province. Ainsi, le podcast agit comme un espace de contre-légitimité linguistique, au sens où Bourdieu (1983, p. 103) l’entend avec l’expression « marché franc », un espace où les dominants sont de fait exclus, au moins symboliquement et où la langue officielle n’a effectivement que peu de place, voire en est absente.

Un cas de figure intéressant vient de la place accordée à une autre langue, l’anglais. Si l’anglais est présent dans le chiac par les emprunts et le recours au code-mixing (mélange des codes) qui en est une pratique courante, l’usage de cette langue comme langue unique d’échange est attesté dans un seul épisode, le 35e. L’invité de cet épisode utilise presque exclusivement l’anglais, mais il est décrit comme un « vrai de vrai Acadien ». Interviewé le 15 août, journée de la fête nationale de l’Acadie, Lee précise en le présentant « [qu’être] Acadien, ça dérange pas qu’est-ce qu’est ton nom, ça dérange pas la couleur de ta peau parce qu’être Acadien c’est qu’est-ce qui est dans toi [Frank et Lee se pointent le coeur simultanément]. ». Toutefois l’invité en question ne correspond pas à cette définition d’un « Acadien de coeur ». Au contraire, il est né de parents acadiens qui, dit-il, ont grandi au coeur de l’Acadie à Cocagne, mais l’ont élevé en anglais uniquement quand, après leur mariage, ils sont partis à Montréal. Tardivement dans sa vie, il a appris le français (dans l’entretien, il l’utilise minimalement et thématise son incapacité à mener un échange en français) et s’est installé dans les Maritimes où il a élevé ses propres enfants en anglais, en précisant ainsi avoir répété « l’erreur » de ses parents. Il vit dorénavant à Wolfville en Nouvelle-Écosse, tout près du site de Grand-Pré qu’il décrit comme étant sa « place zen » personnelle. L’invité de cet épisode se présente ainsi :

L : Qu’est-ce que l’Acadie veut dire pour toi?
I : Merci Lee et Frank eh. So yeah, I’ll start off in English and we’ll/we’ll see why.
L: Go ahead.
I: Un Acadien, très, très fier. But I was born in Montreal as my siblings were. Ah, my parents are Acadians, Cocagne, Bouctouche.
L: Shoutout!
I: The Heart of Acad/Shoutout! Cocagne, Bouctouche!
L et F: [Rire]
I: Ah, moved to Montreal, they moved to Montreal. We were born and raised in Montreal, we are Montreal kids and we went to English school. My dad insisted. He really believed that the French school were not as good/which they were’nt I think/I believe at that time. So/and he didn’t want us to have what he thought was the handicaps that he went through when he was, you know through the war and you know the poor little French kid from Cocagne that doesn’t speak English or learnt to speak English during the war and had to to get along and all that stuff. He didn’t want us to have what he so called, the handicaps, typical “acadien” in that sense. And so, we went to English school and the little French we learnt on the streets, you know when you are three in those days, in Montreal. […]
I: The friends that we happen to make on those streets were English. We came back home and my brother as well and we are speaking English before you know it. And my parents who are bilingual, ah well, we’ll just speak English so we can be understood with kids. So, we lost our French. So, I had to learn it all back again, so by the time I was a teenager, that’s about it. Guy Breau, a proud French Canadian, living in a city that’s French and English, ah, and but because I hang out with des anglais and I am hearing all this stuff that is just not true. What they are saying about that side and of course the other side are saying it about this/so I am kind of caught in the middle and I realise: “well they are both right and they are both wrong”. And/but it kind of give me that position. But still at about 16 I thought: “That’s kind of ridiculous, I gotta speak French”. And I understood it, like they all say. But also because I would come here in New Brunswick every other summer, you know, “going home” as my mom said. And eh/and we’d do all those things right? Live lobsters in the cabin and we all standing on chairs and dad like: “I got this”. You know. And we’d cook them up. And blueberries and digging clams and/[NOM] making pancakes in the old house in Bouctouche.
L: The typical Acadian eh/
I: Ah, that was the life. Right there.
L: C’est ça, c’est ça qu’on faisait là.

Il est intéressant de noter qu’alors que tout français non acadien est exclu, l’anglais s’avère une option. Cette situation exemplifie le fait que « la possibilité de se dire Acadien sans parler français […] s’offre [donc] dans les discours [ou plutôt dans les faits, en l’occurrence] […] aux descendants d’Acadiens assimilés à l’anglais » (Violette, 2010, p. 235), mais pas, si l’on se fie à la liste des invités à l’émission, aux personnes qui ne sont pas issues de l’Acadie (ou au moins du Canada français). Ainsi, alors que Lee construit discursivement une identité acadienne ouverte qu’il décrit comme « sentie et vécue » et qui se caractériserait par une appartenance culturelle subjective (Gallant, 2007, p. 328), il proclame ce discours pour introduire un invité qui justement est tenu pour un « Acadien 100 % pur » en raison de ses origines et en aucun temps de ses compétences linguistiques. Les deux animateurs construisent donc dans leurs discours une « Acadie du coeur » selon une définition de l’identité qui s’éloignerait d’une conception ethnicisante autour de la filiation généalogique et de l’ancrage historique, une acadianité qui n’est pas synonyme de couleur de peau ou de nom de famille, alors même que les profils des personnes invitées répondent finalement davantage à cette conception ethnicisante de l’acadianité.

Dans ce même ordre d’idées, d’épisode en épisode, les personnes invitées construisent souvent leur authenticité en tant qu’Acadien ou Acadienne et légitime locuteur ou locutrice du chiac sur leur filiation généalogique et leur ancrage « historique » dans la communauté acadienne. Leur présentation du soi inclut souvent leur localité d’origine, typiquement des localités du Sud-Est du Nouveau-Brunswick, et parfois des apartés généalogiques. L’un de ces exemples se trouve à l’épisode 40 lorsque l’invitée se présente:

C’est ça mon nom c’est […] Cormier, je suis la propriétaire de […] qui est une entreprise qui spécialise dans les médias sociaux, dans le marketing. J’ai grandi à Dieppe, je suis chiac, je suis acadienne, man, comme Léger, Cormier, LeBlanc, Després, toute, toute le kit.

Son acadianité, son identité et sa langue s’appuient sur une filiation, une généalogie, des ancêtres. Le recours aux patronymes acadiens ne peut qu’évoquer les noms des Acadiennes et Acadiens « de souche » inscrits sur les drapeaux acadiens le 15 août. Le nom de famille fonctionne dans cette émission comme un gage d’acadianité[35]. Dans l’épisode 37, les animateurs interrogent leur invité sur son nom qu’ils jugent sortant de l’ordinaire. L’invité explique alors que ce nom est à la fois un nom de scène et un middle name, il s’agit du prénom de son huitième arrière-grand-père qui s’est enfui durant la Déportation. Son nom de famille est un « vrai » nom acadien, un patronyme issu de l’ancêtre cité qui serait, entre autres, fondateur de la localité de Beresford. Son nom s’inscrit ainsi dans tout un récit et une historicité qui le construit comme résolument Acadien.

Force est de constater aussi qu’aucun des invités de Cosser t’en penses? n’est issu d’une minorité visible[36]. Le chiac demeure la langue d’un groupe circonscrit et le podcast en est un miroir probant. L’exclusion demeure tout à fait implicite au sein de l’organisation de l’émission en baladodiffusion. Il s’avère cependant qu’en matière d’origine ethnique, tous les invités sont des Acadiens, Acadiennes au sens historique, généalogique, et donc par définition des « locuteurs natifs ». Il convient de souligner que si sur ce marché de niche, les personnes néo-acadiennes ne trouvent pas encore place, les francophones venus d’ailleurs qui possèdent des pratiques linguistiques différentes peuvent être en revanche plutôt favorisés sur le marché de l’emploi plus officiel[37]. Au terme de cette analyse, nous pouvons avancer que les notions d’ethnonationalisme minoritaire et de nationalisme institutionnel proposées par Heller (2021) pour caractériser des pratiques implicites à l’oeuvre au sein de communautés francophones en situation minoritaire au Canada s’avèrent utiles si l’on veut comprendre ce qui se joue sur le marché du balado acadien, certes pour le cas particulier envisagé[38]. Ces notions renvoient à la création d’espaces culturellement et linguistiquement homogènes, ce qui semble en effet se réaliser dans le podcast Cosser t’en penses? d’un point de vue linguistique (le chiac comme principale langue d’usage) et ethnique (ancestralité acadienne des invités).

Conclusion

Quelles avenues la pratique du podcasting ouvre-t-elle aux communautés linguistiques minoritaires? Dans ce tour d’horizon qui visait, par l’exemple de la situation acadienne néo-brunswickoise, la compréhension du rôle de la baladodiffusion en tant que forme de diffusion médiatique alternative précieuse pour une petite communauté, nous avons pu voir que ce nouveau média, à l’instar d’autres, dote ces communautés d’un outil de production d’un discours sur elles, pour elles et surtout par elles. La baladodiffusion donne une voix au sens où l’entend Hymes (1996), c’est-à-dire la capacité d’un ou d’une agente sociale à se faire entendre. Il s’agit par une prise de parole sur soi-même de « sortir des cases » dans lesquelles on enferme toute minorité. La notion de voix (de capacité à se faire entendre) est aussi à prendre au sens littéral : les podcasts donnent une place aux pratiques linguistiques vernaculaires, leur permettent de se diffuser hors du cercle de la famille et des pairs. Pour certains podcasts, en l’occurrence CTP, le vernaculaire est de rigueur[39]. Ce dernier qui se définit in fine à partir de critères ethniques et culturels fait que tout le monde ne peut prétendre entrer sur le marché du podcast acadien. Un travail d’exploration des productions acadiennes en ligne nous laisse supposer que l’inclusion des francophones qui ne sont pas d’origine acadienne est pour l’instant très peu répandue (Arrighi et Berger, 2020-2021). Cela peut se comprendre étant donné que ce sont souvent des locuteurs qui dans l’imaginaire linguistique collectif acadien sont plus légitimes et ne manquent pas d’espaces où ils peuvent s’exprimer, ce qui n’est pas tout à fait juste non plus, comme en témoignent les travaux de Leyla Sall (2020, 2021; Sall et al., 2022) à propos de l’expérience des immigrants francophones au Nouveau-Brunswick.